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Entretien avec Ilya Prigogine

Andrew Gerzso

Résonance nº 9, octobre 1995
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Prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique des processus irréversibles, Ilya Prigogine est l'une des grandes figures scientifiques de notre temps. Il aborda dès 1945 l'étude des processus irréversibles, qui l'ont amené à développer un intérêt récurrent pour le concept de temps. Il est professeur émérite à la faculté des sciences de l'Université Libre de Bruxelles, dont il dirigeait le service de chimie-physique depuis 1951. Il dirige également depuis 1959 les Instituts Internationaux de Physique et de Chimie Solvay, et depuis 1967 le Centre de Mécanique Statistique et de Thermodynamique de l'Université du Texas. Auteur de nombre d'articles et de communications, il a recueilli les conclusions épistémologiques de ses travaux dans La Nouvelle Alliance, écrit en collaboration avec Isabelle Stengers. Un nouveau titre, La fin des certitudes, temps, chaos et lois de la nature doit paraître prochainement.

On peut dire, en regardant l'ensemble de vos travaux, que le temps constitue l'un des axes majeurs de votre effort scientifique.

Je crois en effet que le temps, avec la distinction passé et futur, est un élément décisif pour la compréhension de l'univers, et qu'il faut l'introduire dans la physique fondamentale. La physique classique, la mécanique quantique et la relativité considéraient le temps comme réversible, cherchant à bâtir un modèle géométrique de l'univers dans lequel le temps jouerait un rôle quelque peu parallèle à celui de l'espace. Pour Einstein, la durée ne relève pas du domaine de la physique, mais de celui de la subjectivité. Einstein restait très attaché à un monde déterministe, où le temps n'est pas orienté dans le sens passé/futur.

Conception que partage encore nombre de physiciens actuels.

Absolument. Pourtant, mon premier article sur le non-équilibre a été publié en 1945. Dès cette époque j'avais compris que le non-équilibre pouvait jouer un rôle organisateur. C'est-à-dire que l'irréversibilité pouvait conduire à des structures spatio-temporelles. C'est cette idée qui m'a guidé. J'ai compris dès ce moment que le temps, en tant que durée, qu'irréversibilité, apparaît avec le complexe. Dans des problèmes simples (le problème à deux corps classique, ou le pendule sans friction), il n'y a pas de flèche du temps. Ce problème n'intéresse pas seulement des scientifiques. Le temps est notre dimension existentielle. Comment la physique pourrait-elle dès lors continuer d'accepter une conception du monde où cet aspect du temps résulterait d'approximations introduites dans des lois fondamentales qui, elles, demeureraient hors du temps, ou, plutôt, seraient considérées dans un temps symétrique ?

Les découvertes de la thermodynamique ont par ailleurs introduit depuis longtemps la notion d'évolution dans les sciences.

La thermodynamique développe en effet une image évolutive de l'univers, tandis que les lois dites fondamentales ignorent cet aspect du temps. Il y a donc à l'intérieur même de la physique une contradiction qui, aujourd'hui, isole la physique des autres sciences cosmologie (biologie, sciences humaines) qui, toutes, contiennent un élément narratif, donc une distinction passé/futur. Mon propos a toujours été de donner à la physique une dimension temporelle conforme aux aspects évolutifs que nous observons à tous les niveaux. Cela conduit à des questions très difficiles. Ou bien le temps est une illusion, comme le pensait Einstein, ou bien il faut réviser les lois de la physique. Il m'a fallu vingt ans pour oser penser à cette solution radicale. Mes recherches ont successivement porté sur deux domaines. D'abord, la thermodynamique du non-équilibre. La conclusion essentielle était que la flèche du temps avait un rôle constructif, puisque, comme je l'ai déjà dit, elle conduisait à de nouvelles structures spatio-temporelles. Il était significatif aussi qu'un élément aléatoire, probabiliste, s'y introduise (pensez aux points de bifurcation). C'est tout cela qui conduit à l'idée de structures dissipatives, à l'auto-organisation. Ce sont ces éléments nouveaux qui m'ont donné le courage d'envisager la possibilité d'une extension des lois fondamentales de la physique. Mais pour quels systèmes ? Il apparut qu'il fallait un élément essentiel : l'instabilité.

Sans doute est-ce cette notion d'instabilité qui a le plus frappé les compositeurs qui se sont intéressés à vos travaux, étant continuellement confrontés eux-mêmes à la nécessité d'inventer leur propre langage.

Peut-être parce que la musique est l'exemple même d'un système instable. La moindre pièce de Bach fait appel à des règles et à des surprises. En cela la situation est comparable à celle des systèmes loin de l'équilibre. On y rencontre une succession de points, de bifurcations. Entre les points de bifurcation, nous pouvons faire appel à une description déterministe (ce sont les « règles de Bach »). Au point de bifurcation même, nous avons une description probabiliste. D'où l'élément d'imprévisibilité ou de surprise. Cette apparition de nouveauté s'apparente à la notion de créativité. Cette notion, je crois, s'applique autant au domaine des sciences qu'au domaine des arts et de la littérature. C'est d'ailleurs l'opinion de Paul Valéry, qui définissait la créativité en écrivant : « Mon esprit cherche à bâtir quelque chose qui lui résiste. » J'ai toujours été intéressé par les contradictions qui se font jour chez les grands créateurs. Einstein a cru à un déterminisme absolu de l'univers, mais il croyait aussi au rôle créateur de l'imagination. Pour lui, une théorie physique résultait du libre jeu de l'imagination. Comment réconcilier ces deux approches ? Car s'il y a libre création due à notre vie spirituelle et cela dans un univers déterministe, alors nous nous trouvons hors de l'univers. Nous arrivons dès lors à un dualisme difficile à accepter. J'ai eu récemment l'occasion de lire les écrits de René Magritte. Là aussi on trouve une conception curieuse de la créativité. Magritte, tout comme Einstein, insiste sur le fait que le créativité vient de l'étonnement, d'un sentiment de malaise. Mais pour lui, toute tentative d'explication du mystère dégrade le mystère. Il faut le prendre comme un tout. Chez Einstein aussi, l'étonnement est le point de départ et la créativité la réponse. Il y a dans les deux cas un sentiment du mystère de l'univers. Mais la réponse est différente. Pour Einstein, ce mystère doit être analysé. La théorie de la relativité générale due à Einstein est basée sur le fait que la masse inerte est égale à la masse gravifique. C'était un fait connu depuis Galilée (tous les corps tombent avec la même vitesse dans le vide) et qui a abouti à la mécanique classique de Newton. Ce fut pour Einstein le point de départ de l'une des plus belles constructions intellectuelles de l'histoire. En prenant l'exemple de Magritte et celui d'Einstein, je veux souligner la variété des attitudes que l'on trouve devant le phénomène de la créativité.

Certains ont parlé du désir émotionnel qu'Einstein avait de trouver une explication à l'univers. Dans La Nouvelle Alliance, vous donnez l'exemple étonnant de Newton, qui, à l'origine, s'occupait d'alchimie...

C'est en effet très étonnant. En lisant sa correspondance, on peut conclure que Newton aurait accepté l'idée d'un univers temporel évolutif, puisqu'il écrivait que pour comprendre la permanence du système planétaire, il fallait que de temps à autre Dieu (ou un « agent ») vienne le réparer. C'est dire qu'il savait que le système était instable. Mais comme l'instabilité lui paraissait inconciliable avec la sagesse du Créateur, il faisait appel à Dieu pour maintenir la stabilité du système planétaire. Leibniz, à l'inverse, trouvait inconcevable de penser que Dieu revenait réparer son univers, parce que cela signifiait que Dieu aurait commis des erreur dans sa Création. Pour Leibniz, l'univers était le meilleur possible. Dans La Nouvelle Alliance, Isabelle Stengers et moi avons longuement discuté la controverse Newton/Leibniz. C'est le point de vue de Leibniz, conduisant finalement à la conception d'un univers déterministe et réversible dans le temps, qui l'a emporté. Cette conception conduit à la notion de « loi de la nature ». La formulation de ces lois a ainsi été fortement influencée par des considérations théologiques. Car pour Dieu il n'y a ni passé, ni présent, ni futur. Pour Dieu aussi, il n'y a pas de doute ; il n'y a que des certitudes. Déjà dans La Nouvelle Alliance nous envisagions une nouvelle formulation des lois de la nature qui comprendrait la flèche du temps et exprimerait des probabilités et non des certitudes. C'est pourquoi La Nouvelle Alliance a rencontré tant d'opposition. René Thom a été scandalisé ; en parlant de probabilités, de temps, on détruisait le déterminisme, qui, pour lui, était le fondement de toute science. Lorsque la traduction anglaise de La Nouvelle Alliance a paru, le cosmologiste Heinz Pagels a posé la question : « Est-ce que l'irréversibilité est une propriété fondamentale de l'univers ? » Sa réponse a été que tout le monde savait bien que non, puisque les lois fondamentales sont réversibles. Dans son livre sur le chaos, David Ruelle, que j'admire beaucoup, écrit que le chaos est une propriété qui donne l'apparence de l'aléatoire, mais que les lois fondamentales sont déterministes. De sorte que pendant longtemps mes élèves et moi nous nous sommes sentis isolés. Ce n'est qu'au cours de ces dernières années que nous avons pu donner une forme mathématique rigoureuse à l'extension de la dynamique classique et quantique aux systèmes instables et incorporer ainsi irréversibilité et probabilité dans les lois fondamentales. En bref, nous avons montré que pour les systèmes instables, les lois fondamentales doivent se formuler au niveau statistique et conduisent ainsi à des solutions nouvelles irréductibles à des trajectoires classiques ou à des fonctions d'ondes quantiques.

Il est vrai que nous perdons la notion de certitude. Mais la certitude n'a jamais fait partie de notre vie. Je ne sais pas ce que sera demain. Pourquoi penser que la certitude est la condition même de la science ? L'incertitude est inhérente au comportement humain. Toute prise de décision à l'échelle humaine comporte un élément aléatoire. Il n'existe pas, au niveau de l'homme, d'équation de Newton qui vous permette de décider s'il est préférable ou non de prendre votre parapluie. La science traditionnelle identifiait raison et certitude, et ignorance et probabilité. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui.

La certitude dans la décision se révèle donc une illusion.

Incontestablement. C'est pour cette raison que l'idée d'une science économique autonome est aujourd'hui battue en brèche, car le comportement économique fait partie du comportement social et les valeurs économiques ne peuvent pas être traitées indépendamment du comportement humain. Vous avez dans les sciences humaines une richesse de modélisation inconnue dans la physique. La prise de décision humaine implique une mémoire du passé et une anticipation de l'avenir. Dans cette seconde moitié du XXe siècle, il apparaît une certaine unité, ou plutôt un élément de non-contradiction. A tous les niveaux nous trouvons cet élément narratif, ce besoin de voir l'univers dans sa complexité, dans sa temporalité, dans son instabilité. La première moitié du XXe siècle restait encore attachée à l'idée de permanence, de stabilité, d'équilibre.

Quel lien voyez-vous entre vos conceptions scientifiques et votre intérêt pour l'art pré-colombien ?

J'ai toujours été frappé par la conception pré-colombienne de l'univers.Dans la vision classique, tant grecque que chrétienne, Dieu est tout puissant. Le mouvement est gratuit. Pour les Mayas, à l'inverse, l'univers est biologique. Tout repose sur une consommation d'énergie. Il faut nourrir les dieux pour que l'univers se maintienne. C'est une conception différente à la fois de la conception biblique et de la physique newtonienne. Là, l'univers est stable et l'homme y aura toujours sa place. Dans la conception pré-colombienne, au contraire, l'univers est instable et incertain. Pour assurer sa permanence, les hommes doivent nourrir les dieux et les dieux doivent être nourris par les hommes. L'homme a besoin des dieux, mais les dieux ont besoin de l'homme.

Mais nous sommes encore au début de la compréhension de l'univers. Le temps a-t-il une origine -- le big-bang -- et peut-être une fin ? Ou, au contraire, le temps est éternel et le big bang un simple épisode correspondant à une instabilité de l'espace-temps ? Ces questions donnent le vertige. Ce qui me frappe, c'est que plus nous avançons dans notre description de l'univers instable, plus nous sentons le lien qui nous unit à l'univers. Dans la conception déterministe de l'univers, le résultat était opposé, car l'homme se trouvait alors en quelque manière en dehors de l'univers. Aujourd'hui, l'interaction entre l'homme et l'univers est plus étroite que jamais, même si cet univers paraît chaque jour plus étonnant.

Peut-on parler ici d'optimisme ?

Mon optimisme vient tout d'abord de ce que j'ai vu évoluer la science. Lorsque j'ai commencé mes travaux, il y a cinquante ans, personne ne parlait d'instabilité ni de temporalité. Puis ces questions ont peu à peu pénétré dans les sciences. J'ai donc assisté à cette évolution inattendue, qui aboutit à une certaine unité de conception de l'univers. Il y a d'autres aspects. On pourrait parler des possibilités que donne la science dans la lutte contre l'inégalité, la possibilité de bâtir une civilisation qui éviterait la violence caractéristique des civilisations historiques. Mais cela nous entraînerait trop loin. Peut-être ce serait l'objet d'un autre entretien.

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