IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

Mnémoniques
La bibliothèque virtuelle

Alain Giffard

Résonance n°10, mai 1996
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1996


La bibliothèque électronique prolongeait et informatisait la bibliothèque classique. Au contraire, la bibliothèque virtuelle, émanation du réseau et de l'hypertexte, bouleverse l'économie de la lecture et de la publication. Alain Giffard, conseillerscientifique de l'Imec (Institut mémoires de l'édition contemporaine), analyse ces deux figures de la bibliothèque d'aujourd'hui. Sa réflexion nous sert de prélude et d'exergue à l'inauguration de la nouvelle médiathèque de l'Ircam.

Alde Manuce décide, en 1576, de s'établir à Venise pour lancer son grand programme d'édition savante. Il compte bien s'appuyer sur la qualité des imprimeurs locaux, mais il compte aussi tirer parti de la prestigieuse bibliothèque rassemblée par le cardinal Bessarion et conservée dans les locaux du sénat vénitien.

Alde Manuce put employer les meilleurs éditeurs (Erasme) et les meilleurs graveurs (Griffo); il réussit à fusionner le programme intellectuel de l'édition humaniste et le programme technologique de la typographie. Mais il n'obtint jamais de pouvoir utiliser les manuscrits de Bessarion et il dut collecter ses textes dans toute l'Europe.

Cette petite fable a valeur de méthode. Alde Manuce et les conservateurs du fonds Bessarion s'intéressaient aux mêmes textes. Tout les rapprochait pratiquement et, cependant, leurs activités ne se sont pas même croisées. Et de même il y aurait aujourd'hui deux figures de la bibliothèque moderne : la bibliothèque électronique, continuation de la bibliothèque classique par d'autres moyens ; et la bibliothèque virtuelle, émanation du réseau.

Électronique ou virtuel

On peut distinguer ces deux modèles du point de vue de leurs composantes techniques : la bibliothèque électronique, c'est l'informatisation de la bibliothèque classique et la numérisation des textes ; la bibliothèque virtuelle, c'est la bibliothèque électronique plus le réseau, plus l'appropriation individuelle. La bibliothèque électronique correspond à l'état de l'art du début des années 90. L'informatique est professionnelle pour l'essentiel ; autour du catalogue, elle vise à l'automatisation des différentes fonctionnalités de la bibliothèque et de son architecture logique. La formule célèbre, « une bibliothèque, c'est un catalogue », devient : « Une bibliothèque informatisée, c'est un catalogue informatique ». La recherche repose sur une association toute particulière de la vision professionnelle et du développement de « l'information secondaire » (la description des documents) avec les perspectives de l'intelligence artificielle et du traitement automatique de la langue. En ce qui concerne le lecteur, la question posée est : « Comment faire en sorte qu'il obtienne l'information dont il a besoin ? »

Cette orientation provoque très vite des critiques, devenues classiques, comme celle de Winograd : « Si on admet l'importance du contexte et du "projet", il est clair que les rencontres inattendues peuvent avoir plus d'importance que les recherches précises. »

Autour de Ted Nelson, les promoteurs de l'hypertexte tournent carrément le dos à la bibliothèque informatisée et à l'intelligence artificielle. Il est plus facile de le constater rétrospectivement : ce modèle se caractérisait par un oubli du texte au profit de l'information produite par la bibliothèque et par une définition purement fonctionnelle du lecteur comme « usager » ou « utilisateur ».

La seconde composante de la bibliothèque électronique, à savoir la numérisation des textes (ou, dans le jargon, « la fourniture électronique de documents »), ne modifie pas réellement ce modèle. Car il s'agit de transférer purement et simplement le texte imprimé sur un nouveau support. Les raisons en sont utilitaires : il faut gagner de la place (archivage électronique), du temps (diffusion électronique), de l'argent (édition électronique « à la demande »). La technique d'automatisation de la circulation des documents s'impose pour ses bienfaits présumés, cependant que sa signification profonde -- culturelle et technologique --reste opaque. Les documents électroniques prennent la place des imprimés, sans modifier la bibliothèque. Pas plus que la photocomposition n'a modifié le livre. Au fond, tout se passe comme s'il n'était pas question de lire, d'écrire, d'étudier ni d'accomplir un quelconque travail intellectuel à partir des écrans.

L'ordinateur dans la bibliothèque

La transformation de l'ordinateur en « machine à lire et à écrire, à voir et à écouter », bref en médium, constitue un processus, une invention aussi spectaculaires que méconnus. Le même dispositif semble s'être métamorphosé : le calculateur permettant l'automatisation des tâches est devenu un moyen de communication universel, entrant dans la même catégorie d'objets techniques que le film de cinéma ou le livre imprimé. Le débat autour de cette question forme un chapitre important du roman familial de l'informatique.

Allan Kay, l'inventeur du Dynabook, est un des défenseurs les plus connus de la conception du médium : « L'ordinateur, dit-il avec emphase, est un média ! Moi qui l'avais toujours considéré comme un outil, voire comme un véhicule, je trouvai d'un coup ma vision bien étriquée Par son caractère éminemment interactif et prenant, le micro-ordinateur s'apparentait à une antiparticule qui avait le pouvoir d'annihiler cette passivité teintée d'ennui amenée par la télévision. Mais il promettait également de supplanter le livre en annonçant une nouvelle Renaissance qui nous ferait passer des images inanimées aux simulations dynamiques. »

L'effet de cette transformation est radical. Car l'ordinateur métamorphose non seulement la composante fondamentale de la bibliothèque -- le livre -- mais aussi l'activité même des lecteurs. Beaucoup plus qu'un appendice de la bibliothèque, il est un appareillage du lecteur, dont il exprime les besoins, les méthodes, les initiatives.

Par sa tendance à un certain universalisme technique, l'ordinateur multimédia donne accès à des textes, à des images, à des enregistrements sonores. Et il bouleverse donc l'organisation matérielle des collections. Il émousse les spécialisations par support, faisant de toute bibliothèque une « iconothèque », une « sonothèque », une « mediathèque ». Se trouve ainsi posée la redoutable question des principes génériques de travail sur des sources de natures différentes. Mais, d'autre part, l'ordinateur multimédia propose des capacités de traitement qui, par leur destination (assister la lecture, la consultation), correspondent et recouvrent logiquement certaines activités du lecteur ou certaines fonctionnalités de la bibliothèque. La constitution d'un espace informatique individuel de lecture est l'embryon de la bibliothèque virtuelle.

Il y a là le germe d'une transformation de la conception même des systèmes techniques de bibliothèque. La bibliothèque électronique se caractérise par un équipement spécialisé et parcellisé : terminaux d'interrogation des bases de données, consoles de consultation des catalogues, bornes d'orientation, lecteurs de CD-Roms et de vidéodisques, etc. Chaque équipement concentre l'automatisation d'une sous-partie de la bibliothèque et l'ensemble ignore l'activité essentielle de lecture. L'ordinateur dédié à l'accès aux données n'est qu'un terminal de plus, il se limite à une excroissance rassurante des fonctionnalités de la bibliothèque. Au contraire, l'ordinateur-médium, c'est l'irruption dans la bibliothèque d'une technologie culturelle qui ne lui doit rien. Et, dès lors, la bibliothèque virtuelle est l'ordinateur se réalisant comme moyen de communication.

Lire, écrire, écouter, voir-visionner : l'organisation informatique de ces activités forme un seul et même projet technologique et culturel, dont l'ordinateur personnel multimédia, le poste de lecture et la publication électronique représentent les différentes variations.

Ubiquités

Si l'ordinateur est le premier vecteur de virtualisation de la bibliothèque, le réseau constitue le cadre dans lequel s'imagine et se met en place le modèle de la bibliothèque virtuelle. Le thème de l'ubiquité est ancien dans le monde des bibliothèques. Mais, s'il a accompagné un élargissement de la république silencieuse des lecteurs, une accélération de la circulation de l'information à l'aide de catalogues collectifs et de fonds numériques, le régime d'autorité des textes demeurait inchangé.

Ainsi, dans la bibliothèque électronique classique, la société des auteurs et lecteurs s'organise autour des collections de supports. L'imprimé s'auto-identifie de manière univoque (titre, auteur, éditeur), il se classe a priori : livres, périodiques, archives. Les listes d'enregistrements organisent les collections : catalogues, inventaires, listes d'auteurs, index, thésaurus.

Internet a totalement bouleversé cette vision. Le réseau modifie d'abord la temporalité de la publication. Il pulvérise les datations, rassemblant et mélangeant sur le même support la lettre, la brève d'agence, le tract, le quotidien, la revue, l'ouvrage... Il supprime à peu près tout délai de communication, il délie la périodicité et le volume de toute limitation matérielle a priori.

Cette modification du cadre temporel déplace les formats qui répartissent les textes en grandes classes (littéraires et physiques) et auxquels correspondent les différents « contrats » qui lient l'auteur à ses lecteurs. Les objets textuels écartés de la diffusion officielle font florès sur le réseau : multiplication des versions, textes annotés, fichiers de travail bruts, séminaires permanents, « zines »de toutes sortes, points de vue individuels « non autorisés ».

Aux yeux de certains, cette explosion de la quasi-publication -- cette remontée de la littérature souterraine ou « grise » -- n'est qu'une publicité pour les écrits vulgaires. Le bas étage prolifère, comme ces pamphlets pas même brochés dont parle Swift dans le Récit de la Bataille entre les Livres en la Bibliothèque, les désignant comme de la valetaille, comme des « Colones » : « En dernier lieu venait l'essaim infini des Colones, foule en désordre menée par L'Estrange ; brigands et fripons, qui ne suivaient l'armée que pour piller ; tous sans manteau pour les couvrir. » Le topos est bien ancré ; il date de Platon et pourra encore servir : les Colones électroniques sont innombrables, inclassables, difficiles à identifier.

Quant au pillage, sujet d'actualité, il semble difficile de soutenir qu'il y aurait purement et simplement déréglementation de la circulation des textes. Leur statut semble se négocier, comme relations entre l'auteur et le lecteur sur le réseau, et se codifier progressivement, au lieu d'être établi en amont dans le cadre de l'édition et sanctionné par la bibliothèque. L'« éthique Internet » jouerait comme contrôle bibliographique universel.

Le réseau est donc un collectif de lecteurs-auteurs. Dans cette société, toute publication est une communication. Le lecteur a une adresse, comme l'auteur, et l'association de ces adresses compose le lieu virtuel de la bibliothèque. Ce collectif dispose d'une technologie spécifique : l'hypertexte. Poser un lien, c'est organiser un droit d'accès, de citation, de réponse. L'écriture électronique déplace du côté de l'auteur non seulement l'usage des techniques graphiques, mais aussi celui de rudiments de programmation. Tout auteur sur Internet est « auteur multimédia » et le réseau, plutôt qu'un réseau de textes ou d'images, est un atelier d'écriture collective avec partage des techniques.

Hypertextes

Du point de vue d'une bibliothèque, l'hypertexte est un mode de lecture-écriture non séquentiel permettant de parcourir de larges corpus de textes. Il peut être utilisé dans le cadre d'une lecture extensive -- comme c'est le cas sur le réseau -- en facilitant la vitesse d'accès et de consultation. Mais il peut aussi être combiné à d'autres ressources informatiques, du type de celles que propose le poste de lecture assisté par ordinateur, et favoriser une lecture approfondie, intensive. Il procure au total une nouvelle économie de lecture.

En général, la méthode de l'hypertexte est connue du public par sa forme, par son interface de « nuds » et de « liens » : le lecteur, en cliquant sur un point du texte, active un lien qui le conduit à une autre unité textuelle. Cette manuvre s'appuie sur la reconnaissance par le système informatique de caractéristiques à différents niveaux : la langue, le texte lui-même, les différentes lectures et interprétations. En théorie, plus la connaissance du texte par le système informatique est riche, plus les possibilités d'un parcours hypertextuel sont effectives.

Dans le cadre d'une bibliothèque électronique, ces descripteurs sont souvent puissants et systématiquement organisés. Le catalogue et son thésaurus constituent un des chemins de base de ce type de parcours permettant de sauter d'un mot à un autre. Si le catalogue est enrichi d'extraits significatifs -- comme les tables des matières ou les abstracts --, la navigation hypertextuelle gagne considérablement en efficacité. Par ailleurs, une structuration des documents électroniques est bien souvent nécessaire pour en faciliter l'accès. Le système permet de distinguer les différentes parties logiques d'un texte : chapitres d'un traité, textes d'un recueil, texte original et appareil critique, etc. Cette structuration permet d'appliquer les traitements automatiques de manière pertinente aux seules parties concernées.

Mais elle favorise aussi l'hypertexte. Le lecteur, ayant repéré une notion significative dans le corps d'un texte, peut ainsi interroger les tables des matières des autres ouvrages du même auteur, lancer un logiciel d'indexation sur un chapitre d'un autre livre, élargir sa recherche à l'ensemble du catalogue, utiliser des dictionnaires électroniques, etc. La connaissance informatique de chaque texte et celle de l'ensemble de la bibliothèque s'associent pour constituer -- essentiellement dans le cadre d'une navigation -- une nouvelle architecture logique.

Jacques Virbel et Yannick Maignien ont récemment évoqué la possibilité d'utiliser une telle architecture hypertextuelle de la bibliothèque pour créer des « espaces heuristiques virtuels ». Ces espaces permettraient au lecteur non seulement de constituer à bon escient sa bibliothèque numérique personnelle, mais aussi de s'en représenter la place logique dans l'ensemble des fonds. Le programme américain Digital libraries et le programme européen Memoria vont dans ce sens.

Il s'agit là du stade le plus avancé de la bibliothèque électronique, qui n'existe guère qu'à l'état de prototype ou sur de petits ensembles. Mais il convient toutefois d'en souligner les différences avec le modèle de la bibliothèque virtuelle, tel qu'il se dessine sur le réseau. Pour l'essentiel, elles tiennent à la relation bibliothèque-lecteur. Dans le premier cas, il s'agit en définitive d'une préparation du travail du lecteur, en vue d'une lecture assistée par ordinateur. La révélation d'une hypertextualité au niveau d'un texte ou d'un ensemble est l'élément clé de cette préparation.

Dans le modèle de la bibliothèque virtuelle, en revanche, l'accent est mis sur le processus d'hypertextualisation, comme mode de lecture-écriture non séquentiel. À la différence de la bibliothèque électronique, on ne parie pas ici sur la conservation de traits hypertextuels stables et identiques, réutilisables dans une infinité d'actes de lecture individuels. C'est au contrairele déplacement, l'invention de ces traits et leur corrélation à l'écriture qui sont visés. La bibliothèque virtuelle dresse alors un répertoire de ces lectures comme autant de nouvelles acquisitions, d'enrichissements de son fonds. Les lecteurs peuvent non seulement se suivre, emprunter les mêmes chemins, mais ils peuvent aussi intervenir, critiquer, commenter, agir sur les parcours des autres. Sur le réseau, la lecture hypertextuelle est nécessairement interactive : le lecteur (les lecteurs-auteurs) s'adresse à l'auteur (aux auteurs-lecteurs).

Lecture assistée par ordinateur

Dans un article paru en 1993 (What is a virtual library ?), Corrado Pettenati donne, comme exemple du « point de vue du lecteur » et de la bibliothèque virtuelle, le « poste de lecture assistée par ordinateur » de la Bibliothèque de France. Jacques Virbel, un des principaux artisans de ce projet, propose d'en regrouper les fonctionnalités sous la formule du « complexe MAPS ». Le marquage (ou structuration par l'auteur) revient à placer des balises qui explicitent les différentes unités logiques du texte. L'annotation associe à des passages du texte des caractéristiques ou des commentaires et permet ainsi une relecture guidée. La prospection utilise toutes les possibilités d'investigation informatique du texte. La structuration (ou organisation) permet le regroupement des différents textes étudiés et produits, pour de nouvelles opérations. Avec ce projet, nous cherchions, d'une part, à mettre en place une bibliothèque électronique effective, convenant à une grande bibliothèque classique, et, d'autre part, à créer un espace d'anticipation, d'expérimentation de la bibliothèque virtuelle.

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .