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Résonance n° 13, mars 1998
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« Les sons sont comme des objets volants », déclare Karlheinz Stockhausen, « des objets invisibles ». En février 1996, pendant les répétitions de Vendredi de Lumière à Leipzig, Cécile Gilly avait enregistré ces propos du compositeur pour le programme musical de France-Culture. Lentretien a été diffusé du 28 juillet au 2 août 1996, dans la série « Nocturne ». Les extraits que nous en publions ont trait à des questions auxquelles lIrcam est exemplairement confronté : la mise en espace de la musique, la sonorisation, lacoustique des salles, mais aussi la notion de « musique dart » et sa place dans la société...Quelle est la place de la musique contemporaine en Allemagne aujourdhui ?
On a perdu cette tradition qui consistait à commander de nouvelles oeuvres pour certaines occasions de la vie culturelle. Par exemple, pour le quarantième anniversaire de la Rhénanie, on a engagé un groupe de musiciens pop. Aucun politicien ne sest intéressé à une première mondiale de Stockhausen dans les quarante-cinq années passées. Les orchestres ne veulent pas de ma musique, et cest la même chose pour les ensembles spécialisés qui ne mont commandé aucune pièce depuis dix-huit ans. Jai travaillé en studio, jai composé plus de deux cent cinquante trois oeuvres. Tous les jours, je reçois plus de trente lettres de gens qui me demandent des disques compacts et des partitions. Cest toute une nouvelle culture musicale qui se crée et qui ne repose plus sur des commandes pour orchestre ou pour choeur. Je veux dire par là que toute la vie musicale est en train de changer, ainsi que sa diffusion. Bientôt, on arrivera à une situation où un nouveau Stockhausen aura son propre studio. Il pourra venir avec une équipe pour exécuter ses oeuvres, mais il ne sera plus dans le cas de figure où il attend une commande dun opéra ou dun ensemble. Cela commence très lentement, mais on voit apparaître une nouvelle pratique musicale, une nouvelle tradition.
Vous dites souvent quaucun opéra allemand ne veut jouer votre musique ?
Cest exact, mais pas seulement pour des raisons financières. Dans mes opéras, il ny a pas dorchestre, sauf dans le deuxième acte de Jeudi de Lumière, et cela pose déjà un problème énorme. Les règles syndicales sont très strictes. Vous ne pouvez pas faire jouer des musiciens au-delà dun certain temps, sinon il faut payer le double.
Cela sest déjà produit à la Scala de Milan, où le choeur a refusé de chanter le troisième acte parce quil y avait quelques syllabes à enchaîner librement. Le choeur a demandé à être payé avec un cachet de soliste. Cétait impossible, et lon na donc pas joué ce troisième acte. Il y a de grands problèmes dans les maisons dopéra, parce quelles sont obligées dutiliser un choeur et un orchestre. Alors quand vous arrivez avec trois chanteurs qui chantent tous par coeur, cest déjà trop cher et cest la même chose avec les haut-parleurs et la technique. Il nont pas le budget et, surtout, ne peuvent pas offrir assez de répétitions techniques, car le lendemain, on doit jouer un autre opéra. Cest le problème de tous les opéras -- et nous en avons plus de cent en Allemagne. Ils ne veulent pas de ce genre de travail. On a reconduit, même après la guerre, lhéritage culturel de lAllemagne du XIXe siècle. Mais cétait bien pire avant, avec la musique électronique qui exigeait des espaces particuliers. Je me suis battu comme un fou pour réaliser ma musique à huit pistes, avec des solistes, une percussion énorme. Gruppen, pour trois orchestres exige douze percussionistes, cent dix neuf musiciens -- ça coûte un argent fou !
La musique daujourdhui vous semble-t-elle complètement coupée du public ?
Non. Pas la mienne. Quand je donne des concerts, les salles sont archi-combles et avec un très bon public. Je suis très surpris, car ce nest pas le public qui va à la Philharmonie de Cologne. Cest probablement en raison de ces quarante années de travail que le public sest formé. Alors il faut savoir attendre et un jour, ça arrive... Il y a certains compositeurs qui font ce que les orchestres demandent, qui écrivent à lintérieur des données dun orchestre -- ils font cela pour vivre. Tout le monde joue les pièces de Ligeti parce quelles ne demandent pas de technique trop compliquée ni trop chère. Mais tous les musiciens que je connais ont du mal à jouer ma musique, car ils disent : « Pour faire vos pièces, il faut arriver deux jours avant, et rien que pour installer la technique, il faut une répétition » Je ne peux pas supporter les compromis sur la qualité dexécution, je ne les accepte jamais. Je prépare tout à avance pour avoir des conditions de travail exceptionnelles. Et si je ne les ai pas, je refuse. Cest pour cette raison que mes oeuvres dorchestre ne sont absolument pas jouées. Jai écrit plus de trente oeuvres pour orchestre et je nai eu -- en quarante-cinq ans, avec cent quatre-vingt dix orchestres en Allemagne -- que quatorze exécutions ! Mais il y a toujours sur cette planète des possibilités de faire du bon travail. Il faut toujours travailler au bord de lavancement du langage musical de son époque, sinon cela na pas de sens. Ce que jappelle la musique dart, cest autre chose que la musique dameublement. Et il faut que la musique dart puisse continuer dévoluer.
Les différents types de spatialisation sonore sont au coeur de votre travail depuis toujours. Comment les avez-vous intégré dans Vendredi de Lumière, le dernier opéra achevé du grand cycle Licht que vous composez depuis près de vingt ans ?
Dans Vendredi de Lumière, jai composé douze scènes sonores -- chacune dentre elles est composée pour une voix de soprano et une voix de basse. Pour bien clarifier les différentes scènes sonores, jutilise douze directions dans lespace, cest-à- dire un enregistrement réalisé sur vingt-quatre pistes (douze fois deux), chaque piste étant diffusée sur deux haut-parleurs. Ainsi, la projection spatiale permet découter clairement les douze fois deux voix. Il y a aussi la musique électronique en huit pistes, pendant cent quarante cinq minutes. Je lai composée en studio pendant très longtemps, en faisant des expériences tous les jours, avec les huit haut-parleurs dans la même configuration spatiale. Jai créé des mouvements avec certains appareils électroniques. Je bouge les sons en écoutant les couches les unes après les autres. Ce sont différents mouvements spatiaux projetés à différentes vitesses. Ce sont véritablement des objets volants dans lespace, dans le studio. Ensuite, jessaie de les transporter dans un lieu précis. Nous avons joué la musique électronique dans le Théâtre Goldoni à Venise, un théâtre à litalienne. Ce théâtre était fantastique pour cette musique spatiale verticale parce quon pouvait placer une colonne de haut- parleurs de quatorze mètres de haut sous le plafond.
Dans ce processus très complexe concernant la spatialisation, peut-on percevoir distinctement toutes ces couches ?
Jai toujours travaillé ainsi. Avec Kontakte, jai réalisé des mouvements sonores horizontaux, circulaires, des rotations de toutes sortes, des triangles, des carrés, etc. Mais dans Hymnen, cétait déjà plus vivant parce que jai trouvé des mouvements plus rapides. Lorsquon fait bouger un son en rotation plus que six fois par seconde, on ne peux plus deviner exactement doù provient la source. Les haut-parleurs nexistent plus, on sent une vibration sonore à lintérieur du corps. Dans Sirius, je suis arrivé à lextrême de ce que lon peut faire avec huit haut-parleurs. Jai fait construire une table spéciale avec un haut-parleur au centre et huit microphones autour. Jai diffusé un son sur le haut-parleur du centre et jai pu télécommander le mouvement de cette table jusquà vingt-quatre rotations par secondes. Cest une force centrifuge qui est énorme. Avec cette vitesse, on arrive à des effets sonores inouïs. Les sons sont comme des objets volants, ce sont des objets invisibles ; le son, pour moi, cest comme un oiseau transparent. Depuis le début de mon travail, jécoute le mouvement des sons dans un espace intérieur que jessaie de réaliser ensuite pour un auditorium. À Osaka, lors de lExposition Universelle de 1970, jai fait cela pendant six mois, tous les jours, six heures par jour, dans une sphère dun diamètre denviron vingt-huit mètres qui a été spécialement construite pour ma musique. Ensuite, on a détruit cet espace qui a coûté une fortune à lépoque. Je nai jamais pu retrouver un tel espace, pourtant je cherche toujours... Dès mes premières oeuvres, je me suis interessé à la position des musiciens, jai fait des dessins très précis pour avoir une projection sonore qui corresponde directement à la structure de loeuvre. Lespace, pour moi, cest le paramètre primordial : espace et dynamiques sont les paramètres les plus importants, parce que la direction du son et sa vitesse sont aussi importantes que les hauteurs.
La musique spatialisée par les haut-parleurs pose quand même le problème de larchitecture des salles. Peut-on, dans lavenir, imaginer une évolution dans ce domaine ?
Ce sera la prochaine étape. Il y a eu une évolution énorme depuis les années cinquante en ce qui concerne la technique, la technologie et la pratique musicale. On construira certainement des auditoriums tout à fait nouveaux dans lavenir pour toute sorte de spectacles multimédia, et les salles de concert que nous connaissons feront partie de lhistoire. Je sais que notre temps ne nous offre pas encore ce qui serait nécessaire, mais cela va venir. Ce sont les oeuvres qui changent lhistoire. Je rêve, jai des visions intérieures, et ce monde est aussi réel que la salle de concert de lopéra de Leipzig. Je vis dans ce monde, je vole entre les planètes, toutes les nuits, et quand je ferme les yeux je ne suis plus lié à cette terre. Je vois des espaces qui nexistent pas matériellement, mais je les vois très clairement, je pourrais les dessiner.
Ce sont aussi des visions sonores ?
Cest toujours très lié : les sons volent dans ma tête ou dans mon imagination, mais je sais que je ne pourrais jamais réaliser ces rêves sur cette terre. Jai même imaginé un lieu où lon pourrait constuire sept auditoriums dans un parc. Ainsi, on pourrait donner simultanément plusieurs journées de Licht que le public pourrait choisir.
Aujourdhui, chacun doit faire son choix dans la jungle de linformation. Cest lavenir, et cela va prendre deux siècles avant quun certain nombre dhommes sachent ce quils veulent. Vous aurez un grand catalogue avec toute la musique du passé et du présent. Vous choisirez, comme avec un numéro de téléphone, et dans une pièce de votre appartement équipée de haut-parleurs et décrans de télévision, vous aurez, à partir du grand ordinateur de la ville, linformation visuelle, acoustique, que vous voulez, avec des conditions bien meilleures que dans les salles de concert. Ainsi, chacun créera son propre monde culturel. Jaime beaucoup cette idée : la formation personnelle de chaque individu. Le devoir de notre vie, cest que chacun trouve sa voie...
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