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60e Parallèle

Antoine Gindt

Résonance n° 11, janvier 1997
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Attendu depuis de nombreuses années, dévoilé en partie lors de la création de son prélude alors titré La Nuit du sortilège, l'opéra de Philippe Manoury trouvera enfin, en mars prochain, sa conclusion au Théâtre du Châtelet. Et si, en page de garde, la partition indique explicitement une triple parternité, c'est moins pour rompre avec la traditionnelle et solitaire prééminence du compositeur que pour rendre compte d'une association essentielle...

Il se pourrait en effet que Philippe Manoury n'ait jamais pu aboutir son projet d'opéra si Pierre Strosser puis Michel Deutsch n'avaient été conviés à reprendre à zéro un travail déjà largement avancé. Situation initiale très particulière où préexistent quelques éléments : bien qu'ayant été écrite pour un autre sujet, l'ouverture, créée en février 1993 par l'Orchestre national de France sous la direction de David Robertson, était ainsi donnée à l'auteur du livret et au metteur en scène-décorateur comme la base musicale de leur projet. Il est rare qu'une partition déjà débutée, de surcroît déjà produite en concert, puisse donner le ton et influencer un nouveau plan dramaturgique. Non sans quelques hésitations, c'est pourtant ce qui fut décidé et Philippe Manoury insiste sur ce moment où fut regagnée la confiance sur la base d'une tabula rasa, qui l'obligeait, pourtant, à renoncer à plusieurs années de travail. Le prélude, une valse - pastiche de celle de Maurice Ravel - et une comptine : aucun autre élément musical n'était conservé, aucune distribution vocale imposée à Michel Deutsch pour l'écriture du nouveau livret.

Huis clos

Dès les premières réunions de travail, destinées à fixer les grandes lignes, c'est l'idée du huis clos qui s'impose. Sur la grand-route d'Anton Tchekhov sert de repère : éléments hostiles implicitement évoqués sans pour autant être concrètement perceptibles, personnages abandonnés dans une situation précaire. Le lieu de l'action (de l'inaction ?), une salle d'aéroport (transposition de la gare de Tchekhov), est vite adopté comme une géographie symbolique de notre modernité où vont se croiser les protagonistes rassemblés ici par le hasard des vols internationaux. Cette population hétérogène, contrainte à l'attente par le fait de conditions climatiques défavorables, offre le spectacle familier de la juxtaposition de caractères que tout oppose, indifférents les uns aux autres, en situation de neutralité relative. Une douzaine de personnages constituent cette assemblée cosmopolite, dont les rôles vont s'affirmer et se préciser au fur et à mesure des versions successives du livret, lui-même aménagé en fonction des exigences musicales.

Ce parti pris d'adapter le texte à la musique est à souligner comme un des processus même de la composition de l'oeuvre. L'intervention de Pierre Strosser a été alors très importante : en quelque sorte médiateur entre l'auteur et le compositeur, il aura à l'esprit la pertinence des situations dramaturgiques, leur intensité scénique, et même les positions relatives des personnages dont l'ordre d'apparition, par exemple, n'aura été décidé qu'a posteriori. Le travail de composition aura donc été effectif dans toutes les directions que suppose la conception de l'opéra.

À partir d'un épicentre constitué autour des rôles de Rudy Link (baryton-basse) et de Wim Kossowitch (basse), dont l'intrigue court tout au long de l'ouvrage, s'organisent des situations scéniques à la fois parallèles et décalées. Duo symétrique au précédent, les rôles de femme, Anja Larson (contralto) et Maria Bertini (soprano), ont pris une importance accrue au fur et à mesure de la réécriture du livret, jusqu'au monologue d'Anja qui offre une caractérisation particulière au sein du troisième interlude ; le docteur Wittkopp (ténor) rappelle dans sa posture vocale le médecin du Wozzeck de Berg, l'homme au transistor (baryton) introduit un anachronisme musical, sur lequel l'orchestre entre en commentaire de la musique rock, avec son côté menaçant délibérément archétypique... Le huis clos fonctionne alors en un inquiétant suspense, qui s'inspirerait de manière lointaine des Oiseaux d'Alfred Hitchcock ou du Shining de Stanley Kubrick. Chaque développement contribue à épaissir le mystère, crée une fausse piste, tend à augmenter l'angoisse.

Un travail d'atelier

Le dispositif musical retenu par Philippe Manoury se déduit de la dramaturgie et la provoque à la fois : le huis clos exclut le choeur, mais l'aéroport suppose presque naturellement l'utilisation d'un système électroacoustique, la valse impose une scène précise, la comptine contribue à l'étrange, de même que le traitement des annonces faites aux passagers en transit... La masse orchestrale (quatre-vingt-dix musiciens, nomenclature établie dès l'écriture du prélude) recrée l'ambitus géographique, le hors champ scénique, le climax dramatique de l'opéra.

Le prélude est la pierre angulaire de cette partition de près de quatre-vingt-dix minutes, construite de manière à ne donner aucun sentiment de rupture ou de scène. Au contraire, c'est un long développement musical d'un contexte scénique, qui, lui, n'évolue pas, un quasi-temps réel de la scène où le prélude est sans cesse réécrit, son matériau réinvesti, reconsidéré, où trois interludes orchestraux sont méthodiquement tuilés avec les situations vocales.

Toujours individualisées, celles-ci privilégient la compréhension grâce à un phrasé proche de la prosodie du texte. L'attention portée aux tessitures, aux accents toniques, au poids à apporter à certains mots, l'écriture de la partition vocale - que le compositeur situe volontiers entre Richard Strauss et Alban Berg - en fonction des solutions dramaturgiques retenues, la gestion du temps ont été facilitées par un travail d'atelier avec les chanteurs tout au long de la composition. En effet, l'orchestration définitive n'est intervenue qu'après une première écriture sommaire, sa réduction au piano et les corrections qui pouvaient être reportées après audition des parties ainsi testées en présence de l'équipe entière.

Concurrencer l'orchestre

Philippe Manoury a par ailleurs enrichi la partition de sa longue expérience avec l'Ircam (commanditaire de l'oeuvre avec le Théâtre du Châtelet) : traitement des voix où il mèle, par exemple, l'harmonie de l'orchestre aux formants de voyelles, spatialisation du son en huit points de diffusion dont la configuration restera ouverte jusqu'à la fin des répétitions, afin d'adapter au plus juste le son aux caractéristiques de la salle. Les voix, amplifiées pour concurrencer l'orchestre dans certains effets, ne pourront cependant être traitées en temps réel, ultime contrainte de la technologie vis-à-vis de l'aléa scénique, rencontre encore impossible entre la précision numérique et la liberté théâtrale.

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