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Le compositeur et l'instrument, Ircam, Paris, 18-23 février 1980
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Les instruments d'orchestre dont nous disposons ont pratiquement atteint leurs formes définitives au siècle dernier : un piano, un violon, une clarinette, un tuba ne diffèrent que très superficiellement de leurs homonymes d'il y a 100 ans et hormis quelques instruments de percussion et le saxophone, aucun nouvel instrument acoustique important n'a été inventé et adopté par l'orchestre depuis un siècle. C'est pourquoi il n'est pas étonnant d'entendre les compositeurs se plaindre souvent que les instruments acoustiques hérités ne correspondent plus à la réalisation de leur vision sonore, qu'il faudrait donc en inventer de nouveaux. Ceci soulève évidemment beaucoup de questions auxquelles nous essaierons de répondre.
Dans ce contexte nous ne parlerons pas de la nouvelle lutherie électro-acoustique et chaque fois qu'il sera question d'instruments, il s'agira d'instruments acoustiques sans amplification.
Vouloir expliquer pourquoi tel instrument dans l'histoire a été abandonné, pourquoi tel prototype curieux a été soudainement développé et admis, supposerait une analyse profonde de la vie d'une époque avec toutes ses implications sociales, artistiques, religieuses, philosophiques, techniques etc... Mais en général, l'invention, l'amélioration ou la transformation des instruments sont très étroitement liées à l'évolution du langage musical. Le langage tonal des XVIIIe et XIXe siècles était commun à tous, et c'est bien lui qui a engendré une sélection parmi les instruments, pour les réunir dans un orchestre, exigeant d'eux une intonation tempérée parfaite, un timbre unique et reconnaissable, un contrôle de la dynamique et de l'articulation. C'est la raison pour laquelle chaque instrument d'orchestre n'a qu'un rôle bien défini et extrêmement limité. Le langage tonal a idéalisé les instruments, provoquant la cristallisation d'une seule technique de jeu propre à chacun d'eux, ainsi qu'une seule sonorité, idéale, unique.
Aujourd'hui, nous n'avons plus de langage musical commun, il n'y a plus de normes uniques, et plus de règles qui permettraient ou interdiraient un certain emploi d'un instrument. Nous nous trouvons en face d'un pluralisme musical, devant une diversité de tendances, qui exigent chacune leur matériau instrumental, leur manière de produire les sons. Nous sommes arrivés à un point A chaque compositeur doit trouver ses propres solutions et, finalement, manipuler le monde instrumental en utilisant des instruments « vulgaires » qui étaient jusqu'à présent bannis de notre musique occidentale savante, en transformant les instruments déjà existants, en empruntant à l'instrumentarium oriental ou africain, en changeant la manière d'utiliser nos instruments traditionnels, ou finalement en inventant ses propres instruments.
Pourquoi n'invente on plus, dans ce siècle, d'instruments qui seraient adoptés par la majorité des compositeurs, donc des instruments qui feraient partie de notre vie musicale ? Seulement parce qu'il n'y a plus de langage musical unique. Le pluralisme des tendances débouche sur une invention qui devient un acte privé, adressé peut être à un petit groupe pensant comme l'inventeur.
Depuis fort longtemps, rien n'est venu s'ajouter à nos instruments traditionnels d'orchestre ; pourtant ces dernières décennies, une quantité énorme de nouveaux instruments a vu le jour. Mais soulignons tout de suite que celui qui invente l'instrument est pratiquement seul à le jouer et que cet instrument existe en un seul exemplaire. Les inventeurs sont généralement des gens qui improvisent; ils jouent dans la rue, sont plutôt des musiciens « non professionnels » inventant en même temps que l'instrument leur propre musique située en dehors de l'esthétique de la musique dite « contemporaine ».
La plupart du temps, ces instruments ne sont que des variations d'instruments connus, basés sur des principes courants, par exemple des instruments à cordes à résonance sympathique, des instruments agrandis ou légèrement transformés, des instruments de percussion avec des matériaux nouveaux (plastiques etc... ). La technique appliquée à nos instruments traditionnels. Elle n'en est souvent qu'une simplification.
Parallèlement, nous trouvons des objets en forme de sculptures, remplissant deux fonctions : d'une part celle d'être un objet visuel esthétique, et d'autre part celle d'être un producteur de son. Ces sculptures sonores ne correspondent évidemment pas aux normes de nos instruments d'orchestre (contrôle des hauteurs, du timbre) c'est pourquoi elles remplissent souvent un rôle social, une personne même sans connaissances musicales pouvant les mettre en vibration. Elles ne sont pas employées dans des « oeuvres » mais plutôt dans des contextes publics, comme les animations, expositions, happenings, environnements sonores. Dans ce cas, chaque « instrument » dicte de par sa construction, une certaine esthétique et ne peut être adapté à d'autres styles de musique.
Le langage musical découlant de la tradition de notre musique savante est caractérisé par un contrôle parfait des paramètres musicaux ; contrôle des fréquences, des durées de résonnance, contrôle d'une multitude d'articulations etc... Comme ces instruments sont inventés par des gens « marginaux » par rapport au courant « central » que nous nommons musique contemporaine, on s'aperçoit qu'ils sont inutilisables pour le compositeur contemporain, qui aurait en tête une pièce basée uniquement sur le contrôle parfait, la combinaison et la structuration formelle des paramètres musicaux habituels.
Par contre, le compositeur, qui a, à la base de son oeuvre une idée extra-musicale (politique, littéraire, sociologique etc... ) et qui emploie donc la musique comme un moyen pour décrire, analyser ou transposer la signification de ce thème extra musical, sera à la recherche des moyens les plus fonctionnels, les plus adéquats pour le traitement du sujet choisi, et déterminera en fonction de celui-ci la technique et les instruments nécessaires. Donc il aura recours à toute cette panoplie d'instruments « imparfaits » s'ils s'avèrent utiles pour son propos.
Cette philosophie musicale fonctionnelle provoque d'une part l'extension de « l'instrumentarium » qui peut désormais inclure n'importe quel objet, matériau ou matière en tant que producteur de son (cailloux, jouet en plastique, réveil, eau, ressort, vitre, marteau-piqueur etc ... et d'autre part l'extension des techniques de chant ou de jeu sur les instruments traditionnels d'orchestre dont nous disposons.
« Ne maltraitez pas les instruments, faites leur faire ce pourquoi ils ont été construits ! » Pour s'opposer à cette injonction courante, il suffit de comprendre que les instruments d'orchestre ne sont pas aussi limités dans leurs possibilités qu'on pourrait le croire et que l'extension des techniques de jeu et, à travers celles-ci, l'largissement du produit sonore ne sont qu'un ajout, un moyen supplémentaire pour voyager entre le simple et le complexe, entre le « normal » et « l'inhabituel », entre le son et le bruit. Cette prospection de l'instrument ne nuit en rien, ni à l'acoustique de l'instrument, ni à la technique instrumentale traditionnelle de celui qui cherche. D'ailleurs cette recherche a toujours existé de façon plus ou moins active selon les époques.
Mais il est évident que l'apparition de la musique électronique et de ses nouvelles possibilités sonores ont donné une forte impulsion au compositeur soucieux d'obtenir des instruments acoustiques ce qu'ils pouvaient produire avec l'appareillage électronique. La caractéristique essentielle de la musique électronique est la continuité : passages sans escalier entre les fréquences, subdivisions en micro-intervalles, continuité ininterrompue dans la production du son, voyages progressifs entre les différents timbres, donc possibilités d'une fluidité continue, d'une mouvance subtile entre les situations sonores. Vouloir obtenir cette même continuité sur nos instruments traditionnels, construits au départ comme des unités très spécifiques, pose évidemment des problèmes durs mais -- disons le fermement -- jamais insolubles.
Evidemment, il existe au départ certaines lois acoustiques, donc certaines impossibilités, mais l'invention du compositeur et aussi de l'instrumentiste sont justement là pour contourner ces obstacles et, ce faisant, découvrir ainsi de nouveaux phénomènes.
Il est très difficile d'élargir le registre d'un instrument vers le grave, mais celà est quand même possible si les besoins le dictent impérativement : on peut par exemple, détendre une corde, ou combiner deux sons aigus afin qu'ils produisent en interférence un son situé en dessous de la fondamentale des deux instruments générateurs. L'extension du registre vers l'aigu est, par contre, chose beaucoup plus courante. L'obtention des micro intervalles (plus petits qu'un demi-ton), semblent poser des difficultés de réalisation, car nos instruments ne sont pas construits pour leur production. Je ne pense pas que la difficulté réside dans leur production mais plutôt dans leur perception.
L'oreille du musicien instrumentiste, pendant tout son apprentissage, a été formée au système tonal et il est évident que pour pouvoir produire des micro intervalles, il faut d'abord les entendre en soi. Le musicien capable d'une écoute fine, sachant distinguer les micro-intervalles, pourra toujours détendre les lèvres, appuyer sur une peau, « baisser » la pression du souffle pour obtenir ce qu'il « entend » intérieurement. Pourtant ce n'est pas dans le domaine du registre des fréquences ou du rythme, que les découvertes fleurissent, mais surtout dans ceux de l'articulation des sons et du timbre. On est allé jusqu'à imposer douze manières différentes d'articuler un son de piano, mais chez un instrument plus directement « physique », sans mécanique intermédiaire, comme le violon ou le cor, les différentes manières d'articuler un seul son sont bien plus nombreuses encore.
Parler de différenciation de timbres et de contrôle systématique de ce paramètre est chose assez récente. En variant les techniques de jeu, il est possible d'obtenir une grande variété de timbres différents sur un seul instrument, mais la question est de savoir comment les décrire. Les solutions ne peuvent être que très spécifiques, cas par cas ; mais citons en un exemple : nous pouvons très bien supposer que le son d'un trombone sonne comme un « a » . En employant une sourdine Plunger, et en fermant progressivement le pavillon, on obtient des sonorités semblables à (ouvert), à (fermé), u (ou), et même y (ü), donc a, , , u, y. En procédant de la même manière avec une trompette, on obtient des sons similaires aux sonorités des voyelles y (ü), e (é), (è), (in), et.
Dans le cas des cuivres, il est donc possible de contrôler globalement leurs différents timbres, en travaillant par analogie avec le langage parlé. Avant la « découverte » de cette technique de description, on parlait du timbre en employant des mots vagues comme son présent ou lointain, sombre ou clair, donc en des termes extrêmement subjectifs.
La musique électronique nous a aussi appris qu'il était possible de passer progressivement du son pur au bruit. Sur nos instruments traditionnels à hauteurs définies, l'obtention d'une palette de bruits est évidemment possible mais de nouveau, c'est leur classification qui pose un certain problème. Toutefois en prenant la sonorité des consonnes comme moyen de description, nous arrivons de nouveau à y introduire un certain ordre : l'obtention et la classification de bruits semblables à f, s, sch, h, r, t (a), p (a), fl (a) etc... devient alors aisée.
N'importe quel bruit peut être utile à condition qu'il puisse faire partie d'un système de classification et que, nous arrivions à le contrôler en l'approchant et le quittant d'une manière progressive. Dans le cas contraire nous avons à faire à des « objets trouvés », à des évènements isolés sans aucun lien apparent entre eux qui prennent très vite le caractère d'un cliché (fermeture du clavier du piano, bruit d'archet sur le pupitre, frappe de la main sur l'embouchure du tuba etc... )
Nos instruments à vent (à part quelques exceptions comme l'harmonica ou la cornemuse) sont des instruments mélodiques donc monodiques. En électronique, la modulation de deux sources produit un son complexe car l'addition et la soustraction de leurs fréquences s'ajoutent aux deux sons. Sur nos instruments à double-anches (hautbois, bassons), à anche simple (clarinettes, saxophones) et sur les cuivres, on a récemment découvert qu'il était possible d'obtenir le même résultat qu'en électronique, c'est à dire de produire des accords sur des instruments monodiques, tout simplement en divisant la colonne d'air à l'intérieur d'un tube unique ou en jouant un son et en en chantant simultanément un autre. Ces instruments qui, par leur nature même, étaient monodiques prennent subitement, après des siècles d'existence, une fonction harmonique, bien que cette dernière ne puisse évidemment être considérée que comme marginale.
Sans beaucoup exagérer, on peut dire que toute notre musique instrumentale occidentale est basée sur la « gestique » du chant -- le phrasé musical étant contrôlé par des respirations -- et qu'elle est basée sur des longueurs de souffle plus ou moins longues. La musique indienne ou arabe n'a pas ce caractère ; la musique électronique, de par sa possibilité de produire un monde sonore continu, non plus. Ce n'est que récemment qu'on a commencé à employer sur nos instruments à vent la technique de la respiration circulaire, (consistant à aspirer par le nez pendant qu'on continue d'expirer par la bouche) qui permet de tenir un son continu sans interruption aucune pendant plusieurs minutes. J'ai moi-même commencé à découvrir une technique de jeu sur les cuivres, qui consiste à obtenir en expirant le même résultat sonore qu'en aspirant, technique qui à ma connaissance n'a jamais été utilisée dans aucune musique. Dans les deux cas, l'obtention de la continuité peut provoquer un changement de l'esthétique musicale, car elle permet de faire abstraction du découpage du temps physique, basé sur la longueur de l'expiration et ouvre la possibilité de produire des formes monolythiques continues, évitant l'esthétique de la tension/détente, (ou action/repos).
Il y a bien sûr, comme nous le disions, des limites découlant de la construction de l'instrument. Mais c'est justement en voulant les transgresser que de nouvelles découvertes se font. Le compositeur prescrit l'impossible ; l'interprète essaie de le réaliser quand même, n'y arrive pas, mais en l'essayant, découvre une chose intermédiaire qu'il n'imaginait pas auparavant et qui fera désormais partie de son répertoire de possibilités. Je ne pense pas que le compositeur doive trop tenir compte de ce qui est « possible » à un moment donné. L'histoire nous démontre que certaines exigences instrumentales pratiquement irréalisables au moment où le compositeur les demande, deviennent monnaie courante une décennie plus tard, d'autant plus aujourd'hui, où l'échange d'informations est tellement plus rapide qu'autrefois.
Les découvertes de nouveaux timbres, de nouvelles articulations, de nouveaux phénomènes sonores sur nos instruments traditionnels, sont provoqués par des facteurs très divers. Il y a d'une part le compositeur, qui à sa table de travail, imagine les traitements les plus fous, voulant par exemple, transposer une technique de jeu caractérisant une famille d'instruments, à une autre famille. Les moyens qu'il emploie peuvent être musicaux ; il décrit alors minutieusement le résultat qu'il veut obtenir, forçant l'interprète à devenir progressivement capable de produire ce qu'il lui a prescrit. Mais peut aussi opérer d'une manière « psychologique », en posant à l'interprète des problèmes qui ne sont pas directement techniques, et en faisant plutôt appel à sa capacité d'invention. Par exemple, il fournira à l'instrumentiste plus de matériel qu'il n'est capable d'en jouer, ce dernier devant trouver le moyen de donner une idée globale de ce qui est proposé ou il lui imposera simultanément des actions de caractère opposé, créant par celà une situation de blocage, où il ne peut y avoir que cassure, produits bruts, (l'interprète devrait être capable de se dédoubler, « jouant » plusieurs personnages simultanément).
A l'opposé du compositeur, il y a le musicien-instrumentiste. Beaucoup d'instrumentistes provenant surtout du Jazz, aiment expérimenter et se créent leur propre langage, leur propre technique, pour jouer leur propre musique. Ce qu'ils découvrent est souvent très personnel, privé, car intimement lié à ce qu'ils sont en tant que personne. Quand une collaboration s'instaure entre un tel instrumentiste et un compositeur à la recherche de moyens pour agrandir son champs d'expression, il peut y avoir échange fructueux, extension, découverte de nouvelles manières d'approcher l'instrument. Mais j'insiste sur le fait que telle technique, tel monde sonore impliquent automatiquement telle pensée musicale ou inversement et qu'il serait aberrant de croire qu'on puisse habiller n'importe quoi avec n'importe quoi.
Quand on parle de nouvelles découvertes sonores ou articulatoires sur les instruments, nous devons tout de suite penser notation, afin de pouvoir les transmettre d'une manière compréhensible. Nous disposons de moyens assez clairs pour codifier les conventions instrumentales du passé, mais comme nous nous trouvons devant des problèmes d'extension, devant des phénomènes de continuité vers « autre chose », nous sommes bien obligés d'inventer des signes. Là aussi, il n'existe pas de convention commune, si fait que chaque petit effet reçoit sa notation individuelle, et comme ces effets apparaissent au même moment, un peu partout, chez différentes personnes, dans différents contextes, nous nous trouvons devant une multitude de signes différents pour le même produit .
Ce n'est donc que très lentement, dans la pratique, que ces nouveautés se stabilisent et deviennent communes, font partie du consensus musical, (ou alors meurent, parce que trop superficielles... )
Le compositeur curieux, aventureux, se heurte constamment aux problèmes de réalisation, car aussitôt qu'il prescrit un traitement un peu inhabituel de l'instrument, il ne rencontre que refus, énervement, de la part de la majorité des musiciens. Faudrait-il en conclure que hurler dans un cuivre au lieu de souffler, que grincer sur un tam-tam au lieu de le frapper, que frapper sur la table d'un violon au lieu de le jouer, ne sont que des anomalies, des phénomènes « contre nature » ?
Si une idée profonde et réfléchie (qu'elle soit littéraire, politique, musicale ou 'sociale), est à la base de l'oeuvre ou du processus, alors la technique de jeu de l'instrument ou l'instrument lui même ne remplissent qu'une fonction subordonnée. Ils sont au service d'une pensée philosophique génératrice plus globale.
Finalement, il n'y a pas de limites au traitement d'un instrument, à condition que les raisons pour telle ou telle approche soient pleinement justifiées. Du moment qu'il cherche, le musicien conscient sera toujours prêt à en porter l'entière responsabilité.
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