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InHarmoniques nº 2, mai 1987 : Musiques, identité
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G. L. : Lorsqu'en février 1957, j'arrivai à Cologne, je fus tout
naturellement intégré dans le cercle des compositeurs de Cologne,
bien que n'en faisant jamais complètement partie. J'étais
toutefois très influencé par l'idéologie de ce cercle, et
la théorisation était pour moi quelque chose de très
évident, théorisation aussi bien sur les compositions des autres
que sur ma musique. J'ai publié pas mal de choses dans Die
Reihe,dans les Darmstadter Beitrage, et ailleurs. C'était,
pour ainsi dire, un élément du rituel. Quoi qu'on fasse, il ne
faut pas oublier qu'on ne peut se situer en dehors de certaines conventions
sociales; il y a toujours une sorte de décorum, et une tradition existe,
qui remonte à Schumann, c'est-à- dire à la fondation de la
Neue Zeitschrift fur Musik. On a l'impression que, chez Wagner, les
commentaires font pour ainsi dire partie de l'oeuvre. Ils ne sont pas plus
importants que la musique, mais ils informent sur les idées du
compositeur et sur les décisions compositionnelles induites par ces
idées.
Au reste, c'était dèjà le cas chez Schumann, où
l'idée du poétique était essentielle : elle s'incarne
concrètement dans les compositions, dans le Carnaval,dans les
Davidsbundler,ou dans les Kreisleriana.Cette idée du
poétique en musique, la conception selon laquelle la musique n'est plus
une forme abstraite mais véhicule un contenu poétique, rapproche
grandement la musique de la littérature. En général, on
peut voir au XIXe siècle une forte symbiose entre les arts, à
l'exception de l'architecture, qui reste historique. Et cela conduisit ainsi
à la conception wagnérienne de l'oeuvre d'art totale. Mais
lorsqu'une telle idée apparaît, elle appelle aussitôt son
contraire. On peut le voir par exemple chez les compositeurs français,
bien que Debussy soit un écrivain au moins aussi important que Schumann.
Cependant, chez M. Croche antidilettante, le « discours » langagier
sur la musique et surtout sur sa propre musique n'était pas aussi
important que chez Wagner. Il n'entrait pas dans le processus de composition.
Tant dans le cercle de Boulez et de Stockhausen - pour évoquer les deux
protagonistes - que d'une autre manière dans le cercle de John Cage en
Amérique, l'activité consistant à écrire sur la
musique reçut à nouveau une tout autre signification. Les
commentaires sont en effet, comme les partitions, un élément de
l'oeuvre d'art. Les partitions le furent également mais dans un autre
sens, en prenant un caractère de plus en plus calligraphique, ce qui
aboutit au graphisme musical, comme par exemple chez Bussotti. Ceci a
commencé dans le cercle de Cage, je crois que Feldman a fait l'un des
premiers graphismes musicaux, ou bien est-ce Earle Brown, auparavant avec
December 52?
Assurément, cette tendance provient uniquement d'Amérique.
Certes, cela n'a guère à voir avec les commentaires sur la
musique, mais la littérature sur la musique n'est certainement pas aussi
éloignée du graphisme musical qu'il apparaît. Cage est le
graphiste par excellence, et lui-même et son cercle vivaient en symbiose
continuelle avec différents peintres. Cette symbiose fut, surtout pour
Cage et Morton Feldman, déterminante. Même plus tard, dans les
années 60 et 70, à Greenwich Village et à Soho,
c'est-à-dire dans ces quartiers sud de Houston Street à New York,
de tels cercles persistèrent, il s'agissait de groupes de peintres, de
musiciens, d'artisans d'art, d'auteurs de happening, de danseurs, et
d'écrivains, ces derniers plus faiblement représentés. On
ne doit pas seulement penser aux commentaires littéraires, mais avoir
également présent à l'esprit l'ouverture de la musique aux
arts plastiques.
Au cours des deux dernières décennies, tel un pendule, cette
tendance semble s'être inversée. De nombreux jeunes compositeurs
éprouvent de l'aversion pour le commentaire des oeuvres. Il s'agit
là certainement d'une réaction aux commentaires
théorisants, apologétiques, fortement structurés
idéologiquement des années 50 ou 60. Qu'il faille
l'interpréter dans le sens d'une musica pura, je ne le crois pas,
parce que dans la musique contemporaine, les tendances renvoient plutôt
à des formes de musique avec un contenu d'idée programmatique.
Personnellement, j'ai, en son temps, accepté la nécessité
du commentaire sans réfléchir là-dessus de façon
critique. Quand on est plus jeune, on émet moins d'objections et l'on
est plus facilement enclin à accepter les normes d'un groupe.
Aujourd'hui, j'ai tendance à ne pas trop théoriser. Mais cela ne
veut pas dire que mes oeuvres soient moins construites. Tout comme avant, je
suis un constructiviste. Je trouve cela très important, bien que je
sache que la musique est plus essentielle que la question de savoir en fonction
de quelle méthode elle a été produite. Les aspects
constructifs, que j'ai plutôt tendance à considérer comme
des affaires privées, sont pour moi essentiels, ainsi que d'unifier
chaque oeuvre en soi comme avec un lacet de soulier afin qu'elle soit
complètement en ordre, tels des rouages qui s'engrènent. Je parle
toujours, bien qu'avec réticence, de cet aspect du travail en
laboratoire; d'autre part, je trouve très prétentieux et
grandiloquent de déclarer comme certains : « Pas de commentaires
» ou bien « Aucune explication ». Je trouve cela snob. Quand on
vous interroge, il faut repondre sereinement, mais le commentaire ne peut pas
remplacer l'oeuvre.
Je voudrais ajouter quelque chose à la phrase : « les rouages
s'engrènent ». C'est pour moi quelque chose d'essentiel, et de pas
trop théorique car en grande partie inconscient. Comme je te l'ai dit
lorsque je compose, je prends en considération les aspects
constructivistes, mais pas au sens d'une série ou d'un algorithme, comme
dans la musique de Xénakis, où c'est très souvent un
algorithme ou un calcul qui joue le rôle décisif. Même chez
Stockhausen, il y a cette tendance à projeter abstraitement un certain
processus, comme dans Plus-Minus et dans de très, très nombreuses
autres oeuvres. Après avoir changé de style, Stockhausen continue
en fait à penser en formules mélodiques à partir desquelles la composition s'épanouit
organiquement, telle une plante. A propos de Stockhausen, je pense davantage
à la seconde moitié des années 60 et au début des
années 70, à l'époque de sa composition en processus. Ma
voie est complètement différente. Il n'y a rien d'abstrait chez
moi. Je ne pars pas d'un quelconque processus réflexif, d'une
méthode de pensée, ces réflexions sont
immédiatement reliées à ma conception musicale.
L'élément constructif n'est pas refoulé, il est toujours
présent, ne devient jamais abstrait, mais est toujours pensé avec
le phénomène du son. Le conscient et l'inconscient
s'interpénètrent réciproquement. Ces dernières
années, je travaille beaucoup avec des développements formels
polymétriques et complexes et, très consciemment, j'ai introduit
davantage de calcul, mais il s'agit là d'un calcul très simple,
d'arithmétique et de géométrie rudimentaires.
Je ne tiens absolument pas à le décrire dans la mesure où
je ne le considère pas comme essentiel pour la compréhension de
mes oeuvres. Pour composer, de telles choses sont toutefois importantes.
Lorsque j'ai une oeuvre en projet, la première phase est le plus souvent
naive, c'est-à-dire plus intuitive que constructive. Je me
représente la musique telle qu'elle sonne. En même temps,
j'éprouve une aversion pour cette forme naive de la composition. La
transcription de l'idée ne peut être que le premier pas. Je pense
que les idées m'arrivent assez facilement et que je peux aussi les
transcrire très facilement. Mais arrive alors un mois de rumination, les
rouages ne s'engrènent pas encore.
Cela signifie ceci : pour cette musique intuitive que je me représente,
musique qui est toute en sensations, immédiate, quelque chose de
très important doit encore s'ajouter (je dirais qu'il s'agit là
d'un désir concernant le travail en laboratoire, ce n'est pas
conçu pour autrui), à savoir, trouver une loi, des proportions,
un processus, que je ne dois pas ou ne peux pas formuler vertialement, qui
demeure à l'intérieur de la musique. Cela peut être la
question de savoir comment les événements sonores isolés
se transforment en une suite de phénomènes ou deviennent une
simultanéité, comment un lien constructif très
étroit peut être trouvé entre les idées intuitives.
Mais comme ce ne sont pas des pensées verbales, et qu'elles sont au
contraire musicales, je ne peux que difficilement les décrire avec des
mots. Dans cette voie, j'atteins le point où j'ai le sentiment que les
rouages s'engrènent et que le mécanisme de la forme musicale
s'est mis en branle - « mécanisme » n'est pas un terme exact,
parce qu'il n'y a rien là-dedans de mécanique, c'est plutôt
organique, « végétal » ou « animal », cela
évoque les liens compliqués entre organique et chimique, par
exemple de très grosses molécules de protéines où
tout est lié à tout, et même de façon très
conséquente, en apparence, mais précisément pas de
façon logique, de manière, au contraire, musicale. Et lorsque je
sens que les rouages s'engrènent, je commence alors les esquisses
valables. Quand je compose, c'est pour moi le point décisif.
C. G. : On se plaint, aujourd'hui plus que jamais, du ghetto dans lequel se trouve la nouvelle musique, de cette calamité que sont les cercles d'initiés subventionnés par les stations de radio. Les compositeurs sont en nombre incroyable mais peu se font entendre. On pourrait en conclure que dans une société entièrement rationalisée, ou bien un numerus clausus limite le nombre des compositeurs à un seuil correspondant à la demande, ou bien la production s'ajuste aux besoins effectifs ou fictifs : ce qui serait la tâche orgueilleuse et honnie de l'art pour l'art. Mais ces « solutions » ne conduiraient- elles pas alors à de plus grandes apories, par exemple en mettant un terme à l'exigence de vérité ou en freinant les forces productives, le syndrome Chostakovich ?
G. L. : Mon ami Kagel répondit un jour quelque chose de très joli
lorsqu'on lui demanda: _ Pour qui composez-vous véritablement? Qui
voulez-vous toucher avec votre musique? » Et, je ne le cite pas maintenant
mot à mot, Kagel a déclaré carrément : « On n'a pas
besoin de nous. La société n'a pas besoin de nous, compositeurs.
Notre musique n'est pas bienvenue. » Je crois qu'il a dit là
quelque chose de très important. La fonction sociale que
possédait la musique jusqu'à Wagner, même jusqu'à
Debussy, et peut-être encore jusqu'à Stravinsky et Bartök,
elle ne l'a plus aujourd'hui. Cela signifie qu'il faut être tout à
fait clair sur ce point : si l'on voulait composer pour « quelqu'un
», il faudrait renoncer à la composition et écrire de la pop
musique ou de la musique fonctionnelle. J'ai dit très sciemment qu'il
faudrait renoncer à la composition parce que je considère que la
composition, c'est quelque chose de tout autre que fabriquer des succès.
Mais s'il est important pour quelqu'un d'élaborer certains
édifices, certains complexes, c'est-à-dire,
précisément, une composition musicale, à partir de signaux
sonores, indépendamment de savoir si l'on en a besoin ou non, alors il
compose.
J'admets, et je ne veux pas le minimiser, qu'il y a ce fossé entre la
production de la nouvelle musique et sa réception. Elle
représente vraiment un très petit cercle, un cercle à part
qu'on entend seulement pour des raisons liées à la mode, dans les
concerts et les festivals d'avant-garde. Mais il ne faut pas se faire
d'illusions et croire que cette musique a besoin d'un public plus vaste.
L'esthétique de la réception est un point de vue,
l'esthétique de la production en est un autre. Je ne considère
pas comme tragique qu'on n'ait pas besoin de nous. Je ne compose pas pour
quelqu'un, ni même pour moi, je compose pour la chose elle- même.
Si l'on pense au travail des scientifiques, à ces savants qui font de la
recherche fondamentale, et non pas aux sciences appliquées, pour
praticiens, ingénieurs, alors personne n'en a besoin. Qui a besoin de la
géométrie fractale, de l'espace noneuclidien, ou bien de la
physique des particules élémentaires? Que plus tard, elles
reçoivent une application utilitaire, c'est une tout autre question.
Mais lorsqu'on fait soi-même de la recherche, on ne se pose pas la
question de l'utilisation immédiate. Ni Max Planck, ni Einstein, ou, si
loin que je remonte, ni Newton, ni Leibniz ne se sont posé cette
question.
Même la composition qui, au cours des siècles antérieurs de
l'histoire européenne était souvent très fortement
fonctionnalisée, fut toujours plus ou moins l'affaire de connaisseurs,
une musica riserverta - mais historiquement
cela veut dire tout autre chose. Il y a eu bien assez
d'époques où la composition se produisait dans des cercles
à part, où les oeuvres n'étaient guère
reçues. C'était certainement le cas chez Philippe de Vitry ou
Machault qui, sans doute, et comme il a vécu longtemps, devint plus ou
moins populaire au cours du temps, mais sûrement pas populaire dans le
sens de Josquin ou Lasso, plus tard. Et ce qu'a fait Gesualdo était
aussi totalement hermétique et réservé à un petit,
très petit cercle de connaisseurs. Puis il y a la très grande
musique qui n'a jamais trouvé la voie conduisant à un vaste
public. Si Joseph Joachim n'avait pas tant diffusé les derniers quatuors
de Beethoven, ils seraient probablement inconnus de nos jours. Mais trente ans
après la mort de Beethoven ils connaissent une actualité
inattendue. A l'époque de Brahms, il y avait déjà un petit
auditoire cultivé qui pouvait plus ou moins comprendre le quatuor en ut
dièse mineur ou en la mineur. Il avait suffi tout d'abord que Joseph
Joachim les comprenne et les joue avec ses gens. Mais nous savons que
même des contemporains éminents de Beethoven les ont
rejetés, par exemple, Carl Maria von Weber, qui avait déjà
quelques difficultés avec les dernières sonates pour piano.
Quand je regarde la situation actuelle de la nouvelle musique, on peut dire
qu'une part de Stravinsky est devenue populaire, et curieusement non pas les
pièces néo-classiques dont on pouvait supposer qu'elles
étaient les plus accessibles à un public de concert
conditionné par Haydn et Mozart, mais les premiers ballets, et parmi eux
des oeuvres aussi audacieuses que le Sacre. Dans le cas du Sacre,
c'est je pense, l'incroyable éclat des couleurs impressionnistes qui
a facilité l'accueil. Ce n'est pas tant la forme musicale ni la nature
du processus musical qui ont été acceptées que
l'instrumentation virtuose : comme par exemple l'introduction du basson, au
début. Mais le détail de ce qui se passe dans la rythmique, dans
le phrasé, dans l'articulation des formes, cela n'intéresse que
les spécialistes. A ce niveau, Stravinsky est aussi abstrait que Webern
ou Boulez.
Dans cette situation, il nous faut accepter le fossé entre producteurs
et récepteurs. Nous savons que ce que nous faisons n'a pas vraiment de
fonction immédiate, et qu'on n'a pas besoin de notre musique. Mais le
fait que notre travail n'ait pas de valeur en soi ne signifie absolument pas
qu'il n'ait pas d'auditeurs. L'acceptation de la nouvelle musique dure
peut-être un peu plus longtemps qu'en peinture ou en littérature,
parce que la musique est le plus abstrait de tous les arts. Les oeuvres
musicales représentent un ensemble de signaux acoustiques, sans
fondement sémantique. Mais les grandes oeuvres musicales, malgré
leur degré d'abstraction, sont les témoins de la dignité
spirituelle de l'humanité - j'emploie ici de très grands mots -
qui, bien qu'on n'ait pas besoin d'elles directement, déterminent
fondamentalement la culture d'où elles sont issues.
C. G. : J'aimerais revenir à nouveau sur l'exigence de
vérité de l'art. Sur ce point central, la position d'Adorno me
semble pleinement contradictoire. Tandis que dans la Philosophie de la
nouvelle musique la possibilité de livrer une vérité
sociale, ou une vérité sur la société,
avec un matériau déterminé qui se présente à
l'histoire sans si et sans mais, semble avoir disparu, en revanche, dans son
ouvrage sur Mahler il concède pleinement la possibilité de faire
apparaître la vérité précisément grâce
à un matériau qui n'est pas du tout à la pointe dé
son temps, mais qui, bien plus par citation, réminiscence et ton, se
solidarise avec ce qui pourrait être désuet selon le strict
critère avantgardiste. Pour citer à nouveau Trojahn :
Il est certainement injuste de réduire l'attitude mahlérienne
à la résignation, il me semble pourtant que l'art et la
manière spécifique dont Mahler se confronte à son
matériau musical sont empreints de résignation face à
l'évolution qui s'annonce à son époque, musicale ou bien
sociale, et dont il eut conscience. Partant de ce fait, la résignation
est compréhensible qui, dans les années 70, conduisit une
poignée de jeunes auteurs à un langage musical dont la technique
ne se laisse pas relier à ce qui s'était développé
auparavant, mais qui' avec sa « référence rétroactive
», renvoya à une mise en question de ces développements.
G. L. : Cette partie de la question possède de très nombreuses
ramifications et aspects annexes. J'aimerais relever l'un de ces aspects,
notamment celui de l'idéologie de la référence au
passé qui se manifeste notamment dans la musique de la
génération récente en Allemagne, comme
référence au romantisme tardif, particulièrement à
Mahler et à l'expressionnisme, au sens d'Alban Berg. On peut voir
exactement la même chose dans la peinture des Nouveaux Fauves,
dans laquelle s'est exprimée une nette référence à
l'expressionnisme allemand, et plus encore à l'expressionnisme nordique
de Munch, par exemple, qui était en Norvège l'artiste le plus
important et le plus grand représentant de cette tendance. Tout ceci
semble être un phénomène, non pas seulement allemand, mais
en tout cas du nord de l'Europe centrale tandis qu'il ne joue guère de
rôle dans les pays méditerranéens, en France, en Italie -
je connais un peu moins bien la musique des autres pays. Je ne sais si cela a
quelque chose à voir avec l'idéologie de l'hostilité
envers la technique en général, avec le rejet de l'énergie
nucléaire, ou bien avec l'idée que la nature est bonne et la
technique mauvaise. Il y a ce ressentiment envers la technique, et il en
résulte un ressentiment envers la modernité, tout à fait
visible dans l'architecture de ces quinze dernières années, qu'on
appelle postmoderne, et qui est le retour d'un historicisme
médiatisé parce que les modèles auxquels elle se
réfère étaient eux-mêmes historisants : Schinkel,
Semper et le style Ringstrasse viennois.
Ce n'est pas totalement limité à l'Allemagne, comme on pourrait
le penser à propos de la musique, mais, venant d'Amérique, cela
s'est internationalisé. Il s'agit simplement d'un aspect partiel d'une
idéologie universellement répandue à laquelle on peut
acquiescer ou que l'on peut refuser. Je la refuse, je suis contre, même
si certains aspects traditionalistes émergent dans mon travail de
composition de la seconde moitié des années 70 et du début
des années 80, je pense au Grand Macabre et au Trio pour cor.
Cependant, je considère plutôt cela comme une phase de
transition personnelle. J'en suis arrivé à
adopter la voie suivante. Ce que j'ai fait dans les années 50 et 60
(micropolyphonie, sonorités complexes et statiques, réduction du
mélodique et de la rythmique en faveur d'une nouvelle structure
musicale), engendra chez moi, dès les années 70, une sorte
d'attitude de protestation : je voulais cesser de ressasser ce que j'avais
déjà fait, ce que j'avais déjà assimilé.
Je pense que toute personnalité reste la même, elle change mais
demeure malgré tout identique, tel un fleuve, toujours différent
et toujours semblable cependant. Mais le risque subsiste de développer
un certain type et de ne cesser de redévelopper des variantes de ce
type. On trouve cela, par exemple, en peinture. La peinture, même la plus
moderne, est davantage assujettie à des aspects commerciaux, elle
devient, sans le vouloir, directement une marchandise, un objet vendable. Une
tendance s'instaure alors consistant à toujours reproduire le même
procédé parce que cela favorise la reconnaissance. Le bleu d'Yves
Klein était une marque de ce type. Ce n'est pas une critique, parce que
je l'estime beaucoup, mais il y a, dans le monde des arts plastiques, une sorte
d'exigence non dite. Il faut se fixer, on est soit expressionniste ou
minimaliste, hard-edge ou pop-art. Il existe en effet un énorme
pluralisme des styles, mais il n'est pas bon de changer totalement de style.
Dans la mesure où la musique n'est pas soumise à ce type de
pression commerciale - la musique pop, certes, mais pas la « musique
sérieuse » - je ne me sens absolument pas contraint de
répéter toujours la même chose. C'est pourquoi il y a eu
chez moi une tendance permanente au changement; je considère toute
composition comme une sorte de solution à un problème; quand j'ai
résolu quelque chose pour mon compte, les solutions mènent
à de nouveaux problèrmes que j'ai à coeur de
résoudre. C'est ainsi que l'élimination des formes
mélodiques et rythmiques me conduisit, dans la deuxième
moitié des années 60, à me demander comment on pouvait
inscrire les formes mélodiques et rythmiques dans un contexte totalement
différent de celui qui existait antérieurement sans retomber dans
le traditionnel. J'ai fait plusieurs expériences. Le Grand Macabre est
l'une de ces tentatives, dont je peux dire aujourd'hui que certains
problèmes que j'avais émis en projet n'ont pas été
résolus. Je suis aujourd'hui quelque peu critique vis-à-vis de ma
pratique de la citation d'alors, qui est certes incroyablement neuve chez Ives,
mais qui dans le Grand Macabre, et telle que je l'ai utilisée,
hérite fatalement de celle d'Ives, un retour à certaines
caractéristiques de l'opéra du XIXe siècle. Dans mes
attaques contre le théâtre musical traditionnel, dans
Aventures, par exemple, j'ai aussi involontairement
régressé - pour reprendre le terme de régression, cher
à Adorno - dans l'opéra traditionnel. Cela aussi, c'était
une expérience, mais je suis allé dans une direction totalement
différente. Je crois - à partir des pièces pour 2 pianos
(Monument - Autoportrait- Mouvement), que je co
nsidère comme une oeuvre clef de ma nouvelle période - avoir
largement réussi à trouver des formes mélodiques et
rythmiques qui ne sont absolument pas la répétition des types de
la musique antérieure et qui, en soi, n'ont rien de néo.
Dans les dernières oeuvres, les Six Etudes pour piano et le
Concerto
pour piano, j'ai, en ce qui concerne l'imagination de la forme, tenté
d'être pleinement moi-même; c'est-à-dire non plus de penser
sous la forme de processus, mais davantage en objets clos, qui veulent
être non pas des objets sonores, mais des objets de composition. Ces
sortes d'objets se trouvent déjà dans Apparitions, ou
peut-être même avant. Cette propriété, à
savoir la spatialisation totale de l'événement temporel, je l'ai
toujours conservée. Mais j'ai nettement renié
l'élimination de l'harmonie, de la rythmique et de la mélodie. Il
y a, surtout dans la première et la sixième étude, une
polyrythmique très complexe qui n'a rien à voir avec les formes
rythmiques telles qu'elles se présentaient dans le travail par
thèmes et motifs, ou bien dans les techniques de développement
classiques ou romantiques. J'espère avoir fait quelque chose qui m'est
propre, et pour lequel il ne faut pas oublier qu'il s'agit là d'une
très forte réaction contre moi-même. Dans le Trio pour cor,
j'ai reconnu certains aspects traditionnels que j'avais évités
dans les Etudes pour piano et dans le Concerto pour piano, par exemple la forme
A-B-A. Mais, dans le Trio pour cor - cela dit pour son crédit - j'avais
fait certaines expériences avec une rythmique et des mélodies
plus complexes; en outre, j'avais tenté d'écrire une musique qui
n'était ni tonale, ni atonale, qui représente en somme une
diatonique non tonale. Sans doute suis-je allé fondamentalement plus
loin dans le 1er et le 3e mouvement du concerto pour piano. Ce que je dis sonne
un peu apologétique, comme si j'avais à me défendre du
reproche de traditionalisme. En fait, on a très explicitement
formulé ce reproche à mon encontre. Et ce reproche porte dans la
mesure
où, dans le Grand Macabre et dans le Trio pour cor, on trouve encore
peu ou prou des aspects traditionnels. Cependant, ceux-ci ne se situent pas
dans la ligne du néo-romantisme, ni du néo- expressionnisme.
C. G. : Voilà qui entraîne naturellement la question de l'accueil réservé à ce type de musique empreinte de tradition. D'après ton expérience, cette réception s'est-elle quelque peu modifiée vis-à-vis de tes oeuvres, disons le mot, constructivistes? As-tu rencontré un autre accueil à propos du Trio pour cor? Ou bien, pour être plus précis, cette sobriété dans le langage musical a-t-elle, d'une quelconque manière, influencé la réception de cette musique?
G. L. : Je n'en sais rien. Au demeurant, j'aimerais bien en savoir plus sur la réception de cette musique. Mais, lors d'un des derniers concerts auxquels j'ai assisté, quelque chose m'a surpris. C'était à Kiel en avril 1986. On y joua de façon très compétente mes deux Quatuors à cordes, et précisément le Trio pour cor. Des difficultés de réception peuvent évidemment provenir d'exécutions imparfaites. Mais ce ne fut pas le cas à Kiel. Il suffit de nommer les interprètes pour exclure cette hypothèse : le quatuor Arditti et Gawriloff, Besch et Neuenecker. A la fin, il y eut une petite discussion qui me permit de noter des réactions curieuses de la part du public. Ce qui fut le mieux compris, ce fut le Deuxième Quatuor à cordes que je considère comme une de mes oeuvres les plus abstraites et ésotériques, tandis que mon oeuvre prétendument conservatrice, le trio pour cor, entraîna de beaucoup plus grandes difficultés auprès des auditeurs. Je ne parlerai pas de mon premier quatuor, dans la mesure où il se situe encore trop dans la ligne de bart&o. Mais, manifestement, il est plus difficile de suivre le développement formel du Trio pour cor que les oeuvres beaucoup plus compliquées comme leDeuxième Quatuor ou Apparitions, Et je crains que ranger le Trio pour cor dans les oeuvres traditionnelles ne soit une classification très superficielle; car ce qui se passe dans le Trio pour cor- je pense à la polymétrique du 2e mouvement - est en vérité beaucoup plus compliqué que dans les oeuvres apparemment plus abstraites des années 60. Cette expérience m,a rendu méfiant vis-à-vis des clichés ayant cours dans les cercles avant-gardistes, disant que mon trio pour cor est une oeuvre banale. Ce n,est pas ce que démontre l'accueil qui lui est fait. Mais peut-être faudrait-il une expérience plus longue, des tests et des statistiques pour dire quelque chose de valable a ce sujet.
C. G. : Mais ton expérience comcide du moins avec ce que j'observe,
à savoir qu'il est devenu plus facile, chez les plus jeunes
compositeurs, d'ajouter des notes. Cela va bien plus vite que dans les
années antérieures mais, en fait, cet assouplissement n'a pas du
tout été reconnu par le public de la façon dont il avait
été tout d'abord reçu. Les surprises qu'a vécues
Wolfgang Rihm avec le public et les orchestres ne sont pas du tout
différentes de celles qu'a dû collectionner Helmut Lachenmann. Les
assouplissements qu'ils ont accordés ou qu'ils accordent à la
musique n'ont pas du tout été payés de retour de la part
du public de la manière souhaitée.
On pourrait revenir peut-être sur un autre point. Il est frappant que de
nombreux jeunes compositeurs s'arrêtent au fait que la musique est de
nature sociale, c'est-à-dire que sa genèse et sa réception
obéissent à des conditions sociales. Ils sont évidemment
contraints de s'en tenir à cela, sinon leur polémique contre
l'art pour l'art de la musique des années 50 et 60 perdrait de sa
crédibilité. Mais, par ailleurs, ils se prévalent de leur
subjectivité, de leur droit, pour ainsi dire privé, sur tout
matériau, ce par quoi ils pensent se distinguer de façon critique
des plus anciens, qu'ils situent, grosso modo, sous le diktat du
matériau et de l'histoire, et donc dans un état de servitude.
Vois-tu dans leur musique une résolution de ces contradictions?
G. L. : Bien que j'aie une classe de composition et connaisse une partie des
jeunes compositeurs, j'hésite un peu à répondre à
ta question. Je crains d'être mal informé. Mes informations sont
trop partiales. Je ne suis ni musicologue ni critique. Ce que je connais est
plus ou moins le fait du hasard. Dans la mesure où je compose, je suis
déformé par des préjugés; ce qui m'intéresse
dans ma propre musique, m'intéresse aussi dans la musique des autres et
ce qui se situe au-delà de mon horizon m'intéresse moins. C'est
pourquoi il est toujours risqué pour un compositeur de porter jugement
sur le travail d'autres compositeurs. Je sais aussi comment mon opinion s'est
souvent fondamentalement transformée au cours de ma vie. Par exemple,
dans ma jeunesse, j'étais très antiromantique et n'avaient de
valeur, pour moi,
que le baroque et le classique, et à côté de cela, un peu
de nouvelle musique. Je connaissais d'ailleurs véritablement très
peu la nouvelle musique, seulement bart&o et un peu de Stravinsky. Et ce n'est
que plus tard qu'advint la découverte progressive de Schumann, de Chopin
et de Mahler. Et aujourd'hui même, beaucoup de choses changent encore, et
je suis hérétique au point de considérer Tchaikovsky comme
un grand compositeur : les trois dernières symphonies sont, à mon
avis, de la très grande musique. J'ai une aversion instinctive envers
l'expressionnisme bien entendu, envers le néo-expressionnisme. Je n'aime
pas tellement les oeuvres excessivement expressionnistes de Berg et de
Schönberg, notamment Erwartung. J'admets qu'Erwartung soit une oeuvre
éminente, mais l'aspect wagnérien, le gestus wagnérien me
dérangent, bien que j'aie un grand respect pour Wagner, surtout pour
Tristan et Parsfial. Respect oui, amour non. Mais je crois que je suis trop peu
allemand pour cela. C'est pourquoi le néo- romantisme actuel m'irrite et
que, dans le néo-expressionnisme, ce n'est pas tant la tonalité
qui m'irrite que le gestus. Chez Steve Reich, rien ne me dérange; car
l'enjeu n'est pas la tonalité, ni le rétablissement de la
consonance. Ce qui me gêne, chez les néo- romantiques, c'est cette
affectation pathétique. Il s'agit chez moi d'une idiosyncrasie contre
toute forme de pathos. Il se peut que cela résonne de façon
contradictoire lorsque je dis que j'aime Tchaikovsky, car, aussi bien chez lui
que chez Mahler, on trouve un incroyable pathos. Mais ce pathos se
développe à partir d'un contexte social totalement
différent; il provient d'un contexte artistique tout autre. Partant du
contexte culturel actuel, je ne peux pas accepter cette forme de gestus
grandiloquent.
J'admets toutefois qu'il s'agit là d'un jugement subjectif. Mais, sur la
manière dont il faut prêter attention aux jugements, je pourrais
raconter une petite histoire qui m'est arrivée à Darmstadt,
peut-être en 1959. Par hasard, je me trouvai un après-midi
à la même table qu'Adorno et Boulez. Je connaissais
déjà Boulez à l'époque, mais Adorno, je ne
l'admirais que de loin, car je ne m'étais évidemment jamais
trouvé à table avec lui auparavant. Il y eut une longue
conversation pendant laquelle je restai muet le plus souvent, Adorno parlant le
plus. Et il m'apparut alors clairement qu'Adorno - bien qu'il eût
publié des réflexions importantes sur la nouvelle musique
à Darmstadt, à Cologne, à Paris, sur ce qu'on appelait
alors le sérialisme, et sur tout ce qui lui était lié -
était très peu informé de ces choses, des oeuvres. Il
connaissait le Marteau, et Gruppen, et je serais tenté de dire :
c'est tout. Les jugements étaient toutefois très
imprégnés de subjectivité et profondément
influencés par l'idéologie de l'Ecole de Vienne. Et malgré
quelques remarques décisives, ces jugements n'atteignaient pas leur
objet, à savoir la musique sérielle. Mais il s'agissait
peut-être, là encore, d'un débat historique. Car, au cours
de cette conversation entre Adorno et Boulez, où j'assistai sans dire
mot, vinrent à l'esprit d'Adorno les idées qu'il consigna
quelques années plus tard dans son essai « Vers une musique
informelle ». Lorsque je lus cet article au cours des années 60, je
me souvins de cet entretien de Darmstadt, et surtout du désir
exprimé par Adorno d'une musique
informelle par analogie avec la peinture informelle. Adorno, à
l'époque, ne pouvait pas savoir que cette « musique informelle » existait déjà sous la forme de mes Apparitions,qui
déjà étaient achevées.
Traduction: Marc Jimenez
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