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Les comportements musicaux des adolescents

Anne-Marie Green

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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Vers une sociologie de la musique

La présence de la musique dans notre vie quotidienne est si importante que nous pouvons la considérer comme un fait social à étudier avec les méthodes de la sociologie.

La sociologie de la musique est cependant une branche récente de la sociologie. Il y a peu de sociologues spécialisés dans l'étude du fait musical, particulièrement en France. On dénombre actuellement quelques ouvrages de sociologie de la musique en langue française et quelques articles dans des revues spécialisées. Pour ce qui est des oeuvres étrangères nous ne pouvons ignorer l'oeuvre de Max Weber qui n'est toujours pas traduite en français. On connaît aussi des réflexions de Karl Marx mais elles n'ont pas donné lieu à une étude détaillée et ce sont surtout ses disciples qui ont précisé sa pensée dans le domaine musical. Il est donc impossible de s'appuyer sur une tradition sociologique pour analyser le fait musical.

On peut noter cependant que des historiens de la musique et des philosophes -- particulièrement à la fin du XIXe siècle -- se sont parfois attaché à mettre en évidence les aspects sociologiques de leur objet d'étude (les encyclopédies musicales les plus récentes contiennent presque toujours des tableaux chronologiques mettant en évidence les repérages sociaux des événements musicaux). Ils ont montré l'influence de telle condition sociale sur telle forme musicale, ou les relations qui peuvent s'établir entre musique et société. L'ensemble de ces analyses reste cependant trop peu sociologique, est très éparpillé et trop fragmentaire.

Nous sommes donc en face d'une branche de la sociologie qui reste à créer et les rares sociologues qui s'en sont occupés sérieusement ne trouvent d'accord ni sur la définition des concepts ni sur une réflexion méthodologique, à l'exception des travaux d'Adorno et de Supičič, qui ont adopté la démarche la plus systématique en essayant de mettre en valeur à la fois « les fonctions sociales et les fonctions purement artistiques de la musique ».

C'est ainsi, que pour l'instant, il n'existe aucune position précise pour savoir si le sociologue de la musique doit se placer de préférence sous l'angle des compositeurs ou sous celui des auditeurs, c'est-à-dire s'il faut envisager au préalable les aspects de la production ou de la consommation musicale. Parfois, certains sociologues, voulant tout expliquer et tout étudier des faits musicaux, placent sur le même plan les genres musicaux, la vente des disques, la composition musicale, l'édition musicale. C'est en ce sens qu'Adorno étudie le concept de « force productive ».

Quelles pourraient être alors les questions préalables à une sociologie de la musique ? Dans un premier temps, il est peut-être plus intéressant et plus éclairant d'interroger l'absence de toute sociologie de la musique ou plus précisément l'absence de toute définition de concepts sociologiques appliqués à la musique.

Dans la plupart des cas les oeuvres musicales sont considérées en elles-mêmes, en dehors de tout contexte social et hors de tout contexte psychique. On écarte toute destination sociale ou psychologique au fait musical ; seule l'oeuvre musicale achevée, devenue objet autonome, compte.

Ce refus provient également d'une tradition plus ancienne donc très tenace et très significative. Le fait musical semble bénéficier d'une sorte de respect, commun à tous les faits de pensée et de création en général, il serait incompréhensible dans sa genèse et imprévisible dans son destin. Il est entouré d'un certain mystère. Par rapport au compositeur, au créateur, c'est le don qui surgirait, inattendu et inexplicable. En d'autres termes, c'est la théorie de l'inspiration, qui ne peut être liée ni à une intention, ni à une destination, ou bien si une signification ou une finalité sont perçues, elles n'ont plus rien de commun avec une création humaine réelle.

Cette théorie du don rend donc a priori impossible toute tentative d'explication sociologique car celle-ci serait vécue, d'une certaine manière, comme un outrage au musicologue. Ainsi, Marcel Belviannes tente-t-il de prouver que toute histoire de la musique est en soi « sociologique » parce que la musique est mêlée à tous les actes de la vie, mais en fait seule une transcendance implicite de l'esthétique musicale est prise en compte.

Tout se passe donc comme si la sociologie de la musique, dès qu'elle tente de se définir, crée un mécanisme de défense s'ignorant et empêchant toute progression. Pourtant une sociologie de la musique est possible car rien ne peut interdire a priori que la musique échappe à une interrogation scientifique, mais il faut chercher à échapper au tabou et à l'impossibilité : toute tentative d'explication scientifique entraîne la destruction de la musique, la musique est un fait intouchable et toute explication scientifique est réductrice. Or, si la sociologie reste fidèle à sa vocation, si elle respecte certains critères de vérité scientifique, elle doit, pour définir une sociologie de la musique, s'intéresser à la spécificité de la musique, comme fait social, et aux problèmes d'une méthodologie adaptée.

La musique en tant que fait social spécifique

Voyons donc brièvement comment le sociologue peut aborder la musique en tant que fait social spécifique. Si nous admettons comme Adorno que la musique se caractérise comme un élément lié dialectiquement à un ordre social donné, il ne faut pas perdre de vue qu'il est objet à la fois produit et perçu qui peut varier d'une société à l'autre, mais qui reste cependant dans cette société, à un moment donné, une unité globale. Nous ne pouvons toutefois comprendre le lien entre le fait musical et la société qu'à travers la notion de langage, langage spécifique « qui réunit les caractères contradictoires d'être à la fois intelligible et intraduisible1 », c'est-à-dire qu'« on ne peut traduire la musique qu'en autre chose qu'elle-même2 ». La musique se distingue alors de la communication et du sens proprement linguistiques, mais reste toutefois « communication réelle et échange selon la personnalité de chaque auditeur, (d')une série illimitée de contenus significatifs différents », et « naît entièrement libre de liens représentatifs3 ». Le sociologue alors ne doit pas oublier que la musique a des significations multiples mais intraduisibles dans les énoncés de la langue. Et si la musique doit être considérée comme un langage polysémique, on ne peut négliger sa fonction symbolique : « Le sens de la musique n'est pas seulement déterminé par le compositeur mais aussi par l'auditeur, qui en tant que sujet psychologique et social, s'investit, (re)compose, (re)constitue l'oeuvre musicale4. » Ainsi le sociologue ne pourra étudier le fait musical que s'il le considère aussi comme une communication à un autre niveau, un niveau sensoriel, symbolique, affectif qui peut être sous-jacent à la conscience. En effet, la musique, non conceptuelle par nature, « permet dans une large mesure aux auditeurs de se sentir des êtres sensibles en sa compagnie, de faire des associations d'idées, d'imaginer ce qu'à la minute ils souhaitent5 ». Elle crée ainsi un plaisir qui a un lien évident avec la sociologie du fait musical, puisque « à l'égard de la musique, l'homme garde ce trait de caractère enfantin : il ne se lasse jamais d'entendre certaines musiques, le plus souvent celles du groupe social auquel il appartient6 ».

Ainsi, il n'existe pas d'objet musical indépendamment de sa constitution comme tel par un sujet. Naissent donc d'un côté, le monde des oeuvres musicales (qui ne sont pas des entités universelles et qui se développent dans des conditions particulières liées à un ordre culturel donné), de l'autre, chez des individus, des dispositions acquises ou des conduites musicales influencées par les normes de la société.

La musique est donc un fait culturel inscrit dans une société donnée, et pour ma part c'est le rapport entre la musique et les adolescents de notre société que je cherche à étudier. Ma problématique consiste à mettre en évidence l'accord qui existe entre le comportement musical des adolescents et la culture musicale de leurs origines sociales ainsi qu'avec l'idéologie sous-jacente aux programmes scolaires.

Les pratiques musicales des adolescents

Pour répondre aux hypothèses liées à cette problématique, il importe de connaître les pratiques et les véritables rapports culturels et émotionnels qui s'inscrivent entre les adolescents et la musique.

J'ai donc cherché par l'intermédiaire de deux enquêtes, l'une quantitative (auprès de 1100 jeunes scolarisés après la classe de troisième, de quinze à vingt ans), l'autre qualitative (interviews non directives), à répondre aux questions suivantes :

En procédant à l'analyse des enquêtes7 j'ai pu constater que la musique tient une place importante dans la vie et l'imaginaire des adolescents. Tous ou presque montrent, par leur approche des faits musicaux, qu'ils aiment la musique même si l'on remarque que c'est à des titres divers.

Dans l'enquête quantitative, c'est l'étude systématique de certaines variables (sexe, âge, origine scolaire, catégorie socioprofessionnelle de la famille, pratique musicale de la famille) qui permettent de définir un profil de comportement musical : elles mettent en évidence des nuances ou de nettes différences de comportement entre les adolescents.

La variable sexe met en lumière des différences traditionnelles assez bien connues car conformes aux modèles familiaux et à ceux véhiculés dans la société. Ainsi les filles se montrent-elles dans leurs goûts plus proches de la méditation et de l'imagination, plus actives pour d'autres tâches pendant l'écoute musicale, et moins autonomes pour avoir accès aux faits musicaux en dehors du foyer familial. Elles ont une pratique musicale, particulièrement en ce qui concerne les instruments, à la fois plus conforme aux modèles familiaux et à ceux véhiculés dans la société.

Si l'âge ne montre aucune variation significative, en ce qui concerne l'approche quantitative des faits musicaux, il montre que les aînés (de dix-sept à vingt ans) manifestent une plus grande autonomie face aux goûts parentaux et un fort penchant pour la sociabilité même s'ils écoutent fréquemment seuls la musique. Les plus jeunes (quatorze à seize ans) écoutent plus fréquemment la musique en présence de leur famille et moins souvent en dehors de leur foyer ou en présence de leurs copains.

L'origine scolaire met en évidence des différences significatives entre les jeunes scolairement les plus défavorisés et les autres. Les premiers, curieusement, ont les mêmes goûts musicaux et sont plus nombreux à suivre un enseignement musical, à pratiquer un instrument, à créer des chansons, à lire des magazines musicaux. Ils semblent vouloir compenser l'enseignement musical qu'ils n'ont pas eu à l'école (un cinquième). Leur curiosité est plus grande que celle de leurs camarades qui, tout en étant plus nombreux à avoir reçu un enseignement musical à l'école, semblent se détourner de tout ce qui pourrait établir un lien entre didactique et musique.

La variable catégorie socioprofessionnelle permet de retrouver certains faits bien connus tels que pratiques et appropriations musicales qui dépendent des choix et des habitudes culturelles des parents, même si ce ne sont parfois que des nuances. Toute l'enquête nous montre que les adolescents ne sont pas initiés de la même manière aux faits musicaux et qu'elle dépend des valeurs culturelles spécifiques aux milieux sociaux.

La pratique musicale de la famille (pratique inexistante pour soixante pour cent des adolescents) particulièrement la pratique du père, met en évidence, tout au long de l'enquête, qu'elle est déterminante dans le rapport à la musique, plus que l'origine socioprofessionnelle. Les jeunes dont le père a une pratique musicale sont plus actifs, plus curieux, manifestent de l'intérêt pour d'autres genres musicaux que ceux diffusés par la radio.

En ce qui concerne la pratique musicale et l'appropriation des faits musicaux par d'autres sources que les mass media, elles dépendent des choix et des habitudes culturelles des parents, même si l'enquête n'introduit que des nuances, parfois plus qualitatives que quantitatives mais qui semblent très caractéristiques. Bien que la musique soit obligatoire, dans la scolarité du premier et du second cycle, on compte un cinquième des enquêtés qui n'ont jamais reçu d'enseignement musical. Il faut noter cependant une influence nulle de cet enseignement sur le désir d'en poursuivre un approfondissement en dehors du cadre scolaire puisque près de quatre-vingt-quinze pour cent des adolescents n'ont plus du tout accès à un quelconque enseignement musical (le deuxième cycle de l'enseignement n'a pas d'enseignement musical obligatoire). Les cinq pour cent qui y ont accès sont pour la majorité d'entre eux des jeunes qui ont des parents pratiquant eux-mêmes la musique. De plus, si un peu plus des 2/3 possèdent au moins un instrument de musique il faut noter qu'il s'agit de la flûte, la guitare sèche et l'harmonica. En dehors de la flûte qui est l'instrument obligatoire pour l'école, les deux autres instruments sont plus proches des genres musicaux appréciés par les jeunes. Mais posséder un instrument ne signifie pas qu'il est utilisé, même si les 2/3 l'ont acheté eux-mêmes librement, puisque plus de la moitié ne l'utilisent que rarement ou jamais. Ceux qui l'utilisent le font plus fréquemment seul qu'avec des copains ; ces derniers n'ont pas eux-mêmes une activité musicale très intense. Cette rareté d'utilisation et son aspect individualiste ne permettent pas de considérer que l'instrument de musique soit pour la majorité des adolescents un objet d'échanges sociaux.

N'oublions pas qu'1/3 ne possède pas d'instrument et que les raisons majeures sont le manque d'envie d'en jouer ou les moyens financiers insuffisants, rares sont les refus des parents ou la crainte de ne pas réussir à en jouer.

L'absence de pratique instrumentale n'implique pas systématiquement passivité devant le fait musical. En effet, les 3/4 des adolescents déclarent chanter fréquemment (chantonner est mis sur le même plan dans les questionnaires), tous les jours au moins ou plusieurs fois par semaine. Il s'agit d'une activité vécue plus souvent solitairement qu'en présence des copains ou de la famille, en particulier pour les filles. Chanter est lié au mouvement ou à l'affectivité car ce sont les « chansons à danser » et les « chansons d'amour » qui sont privilégiées. Ce n'est toutefois pas une activité qui les incite à créer des chansons ou à souhaiter le faire ; celle-ci est déterminée par la famille qui pratique un instrument ou qui valorise l'activité musicale.

Par rapport à ces comportements musicaux, quels sont donc les genres musicaux les plus appréciés ? Précisons d'abord que les genres proposés dans le questionnaire ont été ceux cités par les jeunes eux-mêmes au cours de la préenquête. Les termes « musique Disco et musique Pop » recouvrent des styles différents (Hard Rock, Rock, Funky, etc.) qui ne sont toutefois pas définis par les musicologues avec les mêmes critères. Les jeunes toutefois reconnaissent leurs goûts derrière ces termes qui signifient pour eux liberté d'expression, changement. Alors que les Variétés représentent pour les passionnés le reflet fidèle de leurs préoccupations, les chanteurs étant leur porte-parole, elles représentent pour les passionnés de la Pop, « le bavardage » dans lequel il n'y a ni recherche musicale ni évolution.

Les genres les plus appréciés sont le reflet exact d'une pratique instrumentale très faible au bénéfice d'un équipement d'appareils de reproduction sonore. Tous les foyers possèdent au moins une radio, une télévision, un électrophone ou un magnétophone et 9/10 des jeunes possèdent des disques ou cassettes qu'ils écoutent souvent et qu'ils achètent assez fréquemment. Leurs principaux prescripteurs d'achat de disques sont la radio et la télévision (celle-ci venant comme renforçateur parce qu'elle permet de connaître l'aspect physique des vedettes) puis les copains. Près de neuf jeunes sur dix utilisent personnellement un poste de radio qu'ils écoutent presque quotidiennement à différents moments de la journée, comme bruit de fond, et sans choix délibéré du programme musical. Par rapport à la télévision les émissions de Variétés et de musique Pop ont la troisième place des émissions regardées. Il n'est pas étonnant que ce soient les Variétés et la musique Pop qui ont les suffrages des adolescents. L'écoute de ces genres leur permet d'imaginer qu'ils communient à l'émotion de leurs pairs ou à celles des musiciens qu'ils aiment. Ainsi vibrent-ils à la vue des mêmes vedettes, à l'audition des mêmes chansons, participent-ils aux mêmes admirations et aux mêmes identifications. La situation géographique, le niveau économique, l'environnement social et culturel qui pourraient séparer ces jeunes sont gommés parce que ces genres leur permettent de se sentir un groupe et en groupe. C'est ainsi qu'il y a instauration d'une mentalité collective qui véhicule ensuite un mythe de la jeunesse et qui contribue à son homogénéité. L'adhésion à ces genres échappe quasi totalement à l'influence des parents et ne subit quasiment pas l'influence des autres variables.

Le Folklore et le jazz sont à la limite de la zone des genres négligés ou rejetés. Pour la musique Classique seuls deux jeunes sur cent la situent au premier rang de leurs préférences et les 3/4 affirment n'en écouter jamais ; c'est néanmoins le genre qui varie le plus en fonction de l'origine socioprofessionnelle. Les autres genres musicaux (musique traditionnelle, chansons des régions françaises, art lyrique, musique contemporaine, musique du Moyen Age) sont négligeables dans les goûts de ces jeunes.

Les genres musicaux mettent en évidence que le conformisme peut être un refuge sécurisant où les modèles parentaux retrouvent droit de cité. Les adolescents se rassurent en effet par la répétition d'actes, de paroles, qu'ils ont pu observer chez ceux qui les ont jusqu'alors protégés, mais en même temps leur besoin d'affirmation tout aussi important les pousse à l'encontre de cette tendance conformiste : pour s'affirmer, quoi de mieux que de se différencier.

Compte tenu de l'engouement pour la musique Pop et les Variétés, on pourrait imaginer que nombreux sont ceux qui sont allés au moins une fois au concert (le terme a été employé comme étant un lieu où la musique, quel que soit son genre, est jouée par des musiciens professionnels pour éviter que les réponses soient limitées à la seule musique classique ou « grande musique »). Or nous constatons que plus de la moitié n'est jamais allée une fois à un concert et il y a une dépendance avec l'origine socioprofessionnelle privilégiée et la pratique passée ou présente d'un instrument. Cette expérience du concert, passée ou récente est néanmoins dans la plupart des cas liée à la musique Pop et aux Variétés.

D'une manière générale, on voit que la différenciation en fonction des variables précédemment citées n'affecte que certaines pratiques musicales. Y a-t-il donc homogénéisation croissante du comportement musical dans une société où le rapport à la musique est d'abord consommation ? On note que l'intérêt porté à la musique est très lié à l'équipement en appareils de reproduction sonore actuellement répandu, même si les différences de niveau de vie entraînent une différenciation dans la qualité des biens possédés. Il serait cependant erroné de traiter les adolescents comme une masse homogène. En effet, s'ils ont des pratiques musicales qui les unifient, ils sont aussi profondément marqués par l'héritage de leur milieu socioculturel et par l'expérience musicale de leur famille.

On doit donc admettre que le comportement musical des adolescents est au carrefour de deux influences : ils ont les pratiques et les goûts musicaux de leur âge et en même temps de leurs origines socioculturelles.

C'est pourquoi apparaît nettement, dans toute cette enquête, que le fils de « cadre supérieur », le fils de « cadre moyen » et le « fils d'ouvrier » sont liés par un goût commun pour la musique. Mais si certains goûts ou certains comportements les rapprochent fortement (genres appréciés, écoute des disques et de la radio), d'autres les éloignent (concerts, presse) et l'appropriation des pratiques musicales les divise (pratique instrumentale, enseignement musical, composition de chansons). L'un ira au concert et jouera d'un instrument, l'autre n'aura accès à la musique que par les mass media. On peut donc constater que séparés par leur milieu familial et aussi par les catégories d'établissements scolaires qu'ils fréquentent, ces jeunes ont en face de la musique des attitudes spécifiques.

Aussi mettre en évidence que les phénomènes de la musique diffusée par les mass media entraînent une certaine homogénéisation des goûts et des comportements musicaux ne doit pas conduire à méconnaître les divisions très anciennes que les structures sociales maintiennent et parfois renforcent, contrebalançant l'influence de massification de la radio, de la télévision et de la presse.

Il est donc nécessaire de repérer comment les adolescents parviennent à modeler leur comportement musical aux attentes de leur milieu d'origine -- systèmes de valeurs musicales dont ils héritent sans les avoir personnellement choisis -- et à leurs milieux d'orientation -- systèmes de valeurs musicales dans lesquels ils s'insèrent par un choix plus ou moins libre --. C'est pourquoi, j'ai considéré que mon étude ne pouvait se limiter à une étude de la pratique ou de la consommation musicales, uniquement par le contenu ou le genre de musique écoutée et appréciée, mais qu'il était nécessaire de définir les relations que les adolescents entretiennent avec la musique.

Les adolescents et les relations entretenues avec la musique

L'enquête qualitative a donc permis d'individualiser le discours des jeunes sur la musique.

Dans cette enquête, non seulement ils ont précisé leur rapport à la musique mais ils ont mis en évidence les formes que peut prendre leur plaisir musical. L'analyse de ces discours -- qui répondaient à la consigne « Que représente pour vous la musique dans votre vie ? » -- m'a donc permis de passer de l'abstraction des chiffres à des représentations concrètes de situations individuelles et d'appartenance à un groupe. L'analyse qui s'est faite en deux temps, typologique et sémiologique, a mis en relief des faits qui ne sont pas mis en évidence dans l'enquête quantitative.

Il apparaît, en effet, que seule une petite proportion des enquêtes limite ses goûts aux genres musicaux diffusés par les mass média et l'analyse typologique montre les intérêts variés portés aux différents genres musicaux, les conduites différentes au regard du fait musical ainsi que leurs évolutions.

Proposer cette analyse typologique c'est montrer qu'une étude sociologique ne peut pas séparer l'étude de groupes sociaux des activités symboliques qu'ils produisent, en l'occurrence la représentation du fait musical par l'intermédiaire d'un discours.

J'ai donc repéré trois catégorisations spécifiques. Une première catégorie d'adolescents -- « les exclus » -- limite strictement ses goûts musicaux aux genres qu'ils connaissent par l'intermédiaire de la radio ou de la télévision. Ils ne participent à aucun degré à la culture musicale « légitime » et appartiennent souvent aux milieux populaires. Cette exclusion semble liée à une acceptation ou à une adhésion à un genre musical qu'ils considèrent comme représentatif de leur origine sociale ou de leur mode de vie. Ces mêmes jeunes imaginent mal pouvoir avoir régulièrement une pratique instrumentale et ils réagissent comme s'ils en étaient exclus a priori du fait de leur appartenance sociale ou culturelle. Ils perçoivent donc le fait musical strictement comme une audition. Leur univers de la musique (Pop et des Variétés) est structuré, Il y a des noms, des genres, des préférences. Ils opposent par exemple, la chanson à texte (B. Lavilliers, Léo Ferré, Brassens, Brel) au vulgaire (par exemple Dalida), les chanteurs anglais aux français ou les chanteurs engagés aux chanteurs « superficiels » (ceux qui chantent toujours les mêmes chansons d'amour). Par contre l'univers de la musique classique est monolithique et anonyme : il est rejeté. Il s'agit bien d'un goût très vif pour la musique, sous sa forme de Variétés ou de Pop, et d'une aptitude réelle à une « culture » dans ce domaine ; l'amateur exclusif de « grande musique » n'a-t-il pas parfois le même comportement au regard de la musique contemporaine ?

Par contre, une deuxième catégorie -- « les aspirants » --, la plus importante en nombre, met en relief un désir de connaître d'autres genres musicaux ou de participer à une pratique instrumentale. Généralement ils croient ne pas pouvoir y accéder. Ils peuvent vivre cette impossibilité parfois comme une frustration douloureuse, voire une infirmité tragique, ou bien comme une simple lacune.

S'ils tirent un plaisir incontestable de l'écoute musicale de genres diversifiés et de la pratique instrumentale lorsqu'ils en ont l'expérience, ils éprouvent néanmoins des difficultés à élargir le champ de leurs goûts musicaux et à maintenir une pratique instrumentale régulière. Ils ne savent pas toujours dans quelle direction aller, ou bien ils ne sont pas suffisamment motivés pour le faire d'autant plus que cela leur paraît a priori difficile. Une autre recherche actuellement en cours semble montrer que ce sont les musiques utilisées dans les spots publicitaires qui leur permettent le plus facilement d'avoir accès à des genres diversifiés et c'est pourquoi ils ne disposent à l'égard de la musique « légitimée » que de quelques repères (noms de quelques compositeurs, de quelques oeuvres) tout en ressentant néanmoins une émotion musicale très forte à l'égard des oeuvres les plus connues parce que les plus diffusées dans ces spots publicitaires.

Enfin une troisième catégorie représente l'exception -- « les élus ». Ces jeunes pensent être doués pour la musique, que ce soit pour une pratique ou une audition raffinée ; ils considèrent qu'une certaine sensibilité musicale est innée. Pour une partie d'entre eux, il s'agit de gérer un capital musical acquis une fois pour toutes que ce soit pour des genres musicaux diversifiés ou spécifiques. Pour les autres, il s'agit de maintenir une attitude d'activité ou de curiosité qui permet d'augmenter un capital musical qu'ils ont naturellement en eux.

Ces trois catégories montrent bien que le comportement musical des adolescents n'est pas homogène. C'est l'analyse sémiologique des discours qui permet de mieux cerner ce comportement musical : elle montre comment et pourquoi ils ont été inconscients de la signification sociale de leurs discours, quelle fonction certains « personnages » peuvent tenir dans leur rapport à la musique, de quelle manière le plaisir musical est énoncé ou déplacé dans la structure de la narration.

Ce qui frappe à l'écoute de ces discours, c'est qu'ils sont axés sur l'aspect formel de la musique (genre écouté ou apprécié, instrument joué, moments et lieux d'écoute). Il y a donc apparence d'un déplacement (par rapport à la consigne) même si les rapports qui s'établissent envers la musique sont spécifiques et se révèlent par l'analyse de la modalisation (temps grammaticaux) et des univers spatiaux qui ne sont jamais identiques ni jamais fixes.

Le présent est le temps pendant lequel se déroule l'entretien, il est toujours lié à un passé ou à un futur. Pour le passé on repère deux fonctions : l'une de valorisation, parce qu'il est lié aux bons souvenirs ou à un passé mythique ; l'autre de dévalorisation parce qu'il est lié au temps d'une jeunesse non autonome, dépendante du pouvoir parental ou professoral. Le futur, quant à lui, est toujours lié à une expérience.

« ... par exemple, le Rock and Roll, c'est assez rapide, puis ça représente..., enfin la musique m'oriente vers une certaine époque que j'aime bien, qui est bien, j'aurais aimé vivre dans cette époque-là quoi ! c'est-à-dire les années 1955, 60, par là ; oui c'était les bonnes années... »
« ...je mets un disque, bon. Après le jour de l'an on s'était bien marré, je mets le disque et ben ça me rappelait ces bons moments, je m'y revoyais... »
« ... oui, surtout que en grandissant, ça me dit plus rien ces machins-là.
-- en grandissant ?
-- oui, enfin je veux dire par rapport à.... y a une certaine époque ça me disait, ça chauffait, c'était le ton de l'époque... »
Les déplacements dans l'espace correspondent aux lieux où la musique est écoutée ou pratiquée, soit chez soi (l'adolescent peut être seul donc libre, ou en présence de sa famille, il change alors son comportement par rapport à la musique), dans les lieux publics : « boîtes », cafés, disquaires (leur fonction principale n'est pas alors la musique, mais la distraction, la discussion, la danse), dans les concerts (on y célèbre un acte musical pour des initiés), chez les autres (copains, conservatoires, professeurs de musique) qui discutent, distraient, conseillent, donc qui perturbent le rapport à la musique. Il y a toujours un lieu priviligié pour l'activité musicale privilégiée (chambre pour l'écoute individuelle, l'Opéra pour l'amateur d'opéra).
« ... quand je rentre du lycée, euh..., bon j'aime bien me retrouver toute seule dans ma chambre, éteindre la lumière et tout, et puis écouter la musique tranquillement... »
« ... disons chez moi, c'est assez dur parce que à partir de sept heures et demie, quand mes parents rentrent, ben disons que je peux plus mettre de disques, c'est ça... tandis qu'à la campagne, on peut y aller..., fort..., on ne gêne personne quoi. Quelquefois j'ai l'impression de gêner mes parents... parce que ça fait du bruit... »
« ... j'en écoute (de la musique classique), le soir parce que mes parents sont là... »
« ... on va dans les boîtes pour écouter, mais c'est pas pareil, on danse et tout, tandis que chez moi je danse pas, j'écoute c'est tout, je fredonne, je chantonne, c'est tout... »
« ... mais enfin disons qu'on lui pardonnera si elle rate un aigu, comme on sait que c'est une chanteuse en fin de carrière, on ne lui dira rien ; tandis que si par exemple Isolde rate un aigu, toute la salle se mettra à hurler... »
« ... chez les copains, des fois on va boire un café, pour couper l'après-midi, bon, on met deux, trois disques, mais histoire d'écouter quand même des disques... »
« ... au cours, jouer avec les autres, en général, c'est toujours le même truc c'est pas tellement intéressant. »
Chaque changement spatiotemporel s'effectue en référence et en interaction aux personnes tierces qui déterminent la dynamique des situations musicales virtuelles (espoirs idéalisés) ou réelles. Mais si un ordre du plaisir est néanmoins énoncé, les adolescents ne se mettent pas en scène comme sujets percevant ses effets. C'est précisément la fonction des personnes tierces qui leur permet de prendre leurs distances par rapport au plaisir musical, soit en le rendant indicible parce que toujours ailleurs, soit en le limitant par une adaptation de leur comportement aux jugements que portent ces personnes tierces à leur égard (les parents ou ceux qui en assurent la fonction).
« ... j'ai appris avec un professeur pendant trois ou quatre ans, ça m'a rendu sûr de moi, le prof qui était déjà assez élevé, qui avait plus de vingt ans de musique, il nous apprenait tous les petits trucs de la musique. »
« ... parce que la guitare, je ne connaissais pas du tout ; parce que je connaissais pratiquement rien, vu que j'étais enfermée dans mon milieu familial. Et puis, depuis cette connaissance (« mon copain ») le milieu familial a bien voulu me laisser partir à la découverte. Donc, j'ai appris à aimer la guitare, à aimer la flûte et tout ça, j'ai aimé la flûte et j'ai trouvé ça formidable et je préférais ça... la guitare à Claude François. »
« ... pour moi, Mick Jagger, disons que rien qu'à la manière de se tenir, on sent la révolte quoi ; l'agressivité aussi... Pour moi, c'est des mecs valables qui ne se laissent pas embobiner par tout ça, par toute l'organisation... On veut leur faire prendre un chemin comme ça, droit.... toi tu fermes ta gueule, mais eux, non pas bêtes, ils le bifurquent... rien qu'à écouter sa musique, ça m'aide... »
Aussi lorsque le plaisir s'exprime comme étant possible (dans un ailleurs imaginaire) les adolescents transforment leur univers spatiotemporel en un chemin sur lequel ils se fixent les limites du plaisir. Ce qu'ils trouvent entre ces limites, ce sont les jugements portés à leur égard par leurs pairs, ou des personnes tierces. Ce chemin, ils le tracent avec le « personnage initiateur » à la musique (réel ou mythique) qui donne l'assurance que l'on peut se dire différent de ses parents, de ses copains et permet de justifier que la pratique ou le genre privilégiés sont les meilleurs. Il n'est donc pas étonnant de constater que l'instauration de relations d'opposition vis-à-vis de la famille a pour conséquence immédiate l'instauration de relations d'identification avec le personnage initiateur (ou de relations d'égalité avec « les copains »).

Ces entretiens nous permettent donc de comprendre que les relations dominantes des adolescents avec la musique sont aussi les relations avec la famille ou le « personnage initiateur » ; elles règlent leur implication personnelle pour la musique. Ces entretiens sont donc bien le reflet de leurs relations familiales et sociales.

L'indicible plaisir est l'expression du plaisir interdit dans une société où ces adolescents connaissent des contraintes de comportement et des situations de dépendance. A partir du moment où ils ne joueraient plus sur l'apparence de l'adhésion à un comportement normé et de la conformité à ce que l'on attend d'eux il ne pourrait plus y avoir de plaisir indicible mais uniquement un plaisir réifié parce qu'une fois dit il pourrait être récupéré. Ils en seraient donc dépossédés.

En ne parlant pas de leurs relations à la musique et de leur plaisir, ces adolescents cherchent à conjurer le déterminisme de leur « moi », de leur avenir lié à l'adhésion aux normes sociales. Ce refus s'exprime par le moyen dont ils disposent : l'imaginaire. Il est l'outil qui leur permet d'avoir une certaine liberté dans une société qui la leur refuse. C'est leur mode de communication (peut-être la marque de leur identité culturelle comme classe d'âge) dans des pratiques sociales qui les réduisent au silence. C'est l'expression de leur rêve.

Les adolescents et la musique : une double identité culturelle

Ces enquêtes ont permis de mettre en relief qu'il serait erroné de traiter les adolescents au regard de la musique comme une masse homogène sous prétexte qu'ils ont les pratiques musicales de leur classe d'âge.

Ainsi, si les musiques Pop/Rock et Variétés constituent une réponse particulièrement valable aux traits qui caractérisent cette période de l'évolution des jeunes : attitude généralisée d'opposition et prise de conscience nouvelle du moi, les enquêtes confirment néanmoins les démonstrations de Pierre Bourdieu mettant en évidence que l'importance du déterminisme social dans le goût et les pratiques musicales n'est contestée que par ceux qui ramènent au seul mérite de leur don ce qu'ils doivent à un contexte culturel favorable.

Ajoutons que la problématique posée au départ apparaît dès lors fondamentale dans une démarche de sociologie de la musique, car ayant démontré qu'il n'y a pas un « naturel » de la musique et que toute oeuvre musicale s'inscrit dans une production sociale et culturelle, obéissant à un ensemble de règles qui la définissent à un moment donné dans un domaine ou dans un genre, nous pouvons observer que celui qui pratique ou écoute de la musique importe dans son rapport à l'oeuvre musicale des pré-savoirs à travers lesquels elle va prendre son sens. Ainsi tout rapport à la musique pour les adolescents est la manifestation d'une identité culturelle. Cette identité culturelle s'est révélée avoir une double appartenance, celle de la classe d'âge et celle du milieu social. En ce qui concerne cette dernière, nous avons pu constater que l'école n'a pas atténué les privilèges culturels en matière de musique, que rien n'est venu compenser cette inégalité et surtout pas les moyens modernes de communication de masse. Adorno avait déjà envisagé les conséquences de « l'industrie culturelle » musicale qui repose sur les principes suivants : rationalisation, standardisation, syncrétisation par récupération de bribes de styles variés, homogénéisation de ces styles par une réécriture musicale et par des arrangements dont le rôle est de « prédigérer la musique8 » pour mieux la vendre. Cette « industrie culturelle traque les masses, ne permet guère d'évasion et impose sans cesse les schémas de leur comportement9 ». C'est pourquoi les enquêtes du ministère de la Culture, Pratiques culturelles des Français, montrent que si la « musique savante » reste à l'usage presque exclusif d'une minorité sociale, la musique en général (tous les genres réunis) voit le volume de sa diffusion augmenter considérablement chaque année.

Ce qui caractérise les genres musicaux appréciés par les jeunes c'est leur correspondance aux tendances latentes et aux pulsions les plus vigoureuses de leur âge : ascension sociale, bonheur, jeunesse, sexualité, réussite affective ou financière, critique de la société. Les adolescents peuvent donc y trouver tout ce qui émane du rêve et du sentiment, c'est-à-dire tout le contraire des objectifs de l'école dont l'apport est essentiellement intellectuel, voué à la rationalité et à l'objectivité. La faveur des genres musicaux diffusés par les mass média vient de ce qu'ils donnent à rêver et développent le plaisir de l'ambivalence, être en soi et hors de soi (projection de soi-même sur un autre et évasion hors de la vie quotidienne). Ces genres semblent ainsi compenser un manque de liberté que les adolescents ressentent dans leurs rapports avec leurs milieux familial et scolaire. De plus, ils participent au processus de socialisation par les relations sociales qui se créent à leur propos, relations qui sont librement choisies et qui revêtent aux yeux des adolescents une importance supérieure à celles qu'ils attachent aux relations « obligées » de la famille. C'est pourquoi l'adolescent qui est presque toujours aussi un élève ressent une impression de liberté avec ces genres.

Cependant, et malgré tout, nous avons pu constater que l'adhésion à ces genres est superficielle et qu'elle n'est en fait que le résultat d'une absence totale de liberté d'un choix musical. L'industrie culturelle utilise en effet le besoin qu'ont les adolescents à s'opposer et à se démarquer d'un certain nombre de modèles familiaux ou scolaires, et fabrique des stéréotypes envers lesquels ils vont être dépendants. Aussi, sans vouloir nier l'importance de la musique produite par l'industrie culturelle dans le comportement des adolescents et bien que sachant que « dans la dépendance le plaisir est toujours présent10 » il est difficile d'imaginer qu'elle puisse être porteuse d'un monde nouveau puisque n'ayant pas fait un choix libre de cette musique ils ne l'abordent que superficiellement car « la dépendance est cette étonnante machine à deux visages : obligation et désir, nécessité et satisfaction11 ».

L'école alors peut d'autant moins envisager de donner accès à une « culture industrialisée » qu'elle ne légitimise que l'idéologie dominante et ses valeurs culturelles (même si pour la musique elle ne propose qu'un enseignement superficiel) et qu'en plus elle suspecte le plaisir ou une pratique culturelle qui pourrait être plaisir et liberté, car pour elle la transmission du savoir reste effort, peine, domination de soi. Ceci peut s'expliquer car « il est facile de savoir pourquoi le plaisir n'a pas bonne presse. (L'a-t-on remarqué à chaque plaisir correspond un péché). C'est une part de l'individu qui échappe au groupe, lequel s'efforce de contrôler tout entier chacun de ses membres. Le plaisir sans contrôle social risque de contredire les fins collectives12 ».

Il y aurait peut-être, alors, en prenant en compte l'univers musical des adolescents avec ses rites propres, un risque que ce plaisir provoque des désirs trop intenses qui pourraient aboutir à une explosion sociale. L'évasion musicale et son plaisir donnant accès à une anticipation des possibilités rendent plus difficile le retour au quotidien. Donc, laisser ces jeunes dépendants de ce que l'industrie culturelle leur propose, c'est maintenir et préserver l'ordre social existant dans lequel ils doivent s'insérer.

Les adolescents ont montré au sociologue que participer à des activités musicales et éprouver du plaisir à le faire n'est pas acte spontané. Dès lors, le sociologue souhaiterait que l'école, plutôt que de laisser jouer un déterminisme social et culturel, aide les adolescents à découvrir que la musique est avant tout source d'émerveillement, de réflexion personnelle, et aussi à comprendre qu'avec la musique toute découverte de beauté rend exigeant, donc plus critique face au monde.


Notes

  1. Claude Lévi-Strauss, L'Homme nu, Plon, 1971, P. 578.
  2. Id., ibid.
  3. Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Plon, 1904, p. 30.
  4. Françoise Escal, Musique, Langage, Sémiotique musicale, polycopié Université de Nanterre, 1978.
  5. Jacques Attali, Bruits, PUF, 1977, P. 7.
  6. Jacques Attali, op. cit., p. 105.
  7. Pour des données chiffrées détaillées et des extraits d'interviews, se reporter au livre d'A.M. Green, Les adolescents et la musique, éditions E.A.P., Issy-les-Moulineaux, France.
  8. Theodor W. Adorno, L'industrie culturelle, Communications n° 3, Le Seuil, 1964.
  9. Id., ibid.
  10. Albert Memmi, La dépendance, Gallimard, 1979, p. 86.
  11. Albert Memmi, op. cit., p. 88.
  12. Albert Memmi, op. cit., p. 84.

Références

Adorno T.W.
« Réflexions en vue d'une Sociologie de la Musique », Musique en jeu n° 7, Le Seuil, 1972.
Adorno T.W.
« Sociologie de la musique », Musique en jeu n° 2, Le Seuil, 1971.
BELVIANNES M.
Sociologie de la Musique, Payot, 1951.
BOURDIEU P.
«Disposition esthétique et compétence artistique », Les Temps Modernes, février 1971.
BOURDIEU P.
La Distinction, Les éditions de Minuit, 1979.
ESCAL Françoise
Espace sociaux -- Espace musicaux, Payot, 1979.
GREEN Anne-Marie
Les adolescents et la musique, Editions E.A.P., 1986.
SILBERMANN A.
Introduction à une Sociologie de la Musique, PUF, 1955.
SILBERMANN A.
Les principes de la Sociologie de la Musique, Droz, 1968,.
SUPICIC I.
Musique et Société, Perspectives pour une Sociologie de la Musique, Académie de Musique de Zagreb, 1971.

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