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Voyage musical parmi les neurones

Hervé Groscarret

Résonance n° 15, juin 1999
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1999

Que deviennent trois petites notes de musique lorsqu'elles se glissent à l'intérieur du pavillon de l'oreille ? Et les paroles qui les accompagnent, suivent-elles le même chemin cérébral ? Nombreux sont ceux qui, depuis plus d'un siècle, cherchent à comprendre les relations unissant la fonction musicale au cerveau. Différente du langage, mais proche de lui en raison de sa structure séquentielle bien organisée, la musique suscite des recherches considérables de la part des psychologues, des neurobiologistes, des neurologues et des psycho-acousticiens... Aucun point de vue n'est épargné : la compréhension du traitement cérébral de la musique prend en considération des attributs tant physiques, acoustiques, psychologiques, biologiques que culturels. Intensité, fréquence, tonalité, enveloppe spectrale, timbre, structure des instruments, rythme, mélodie, mode, émotion, vocalisation, textes chantés : autant de variables qui sont analysées jour après jour, car elles contribuent toutes à leur manière à peindre le tableau des relations cerveau-musique.

La carte du voyage des sons

Trois petites notes, puis dix ou vingt... En voici enfin des milliers qui dansent dans les airs ! Elles se bousculent, s'assemblent, se marient ou se devancent ; elles s'infiltrent, les unes après les autres ou par paquets harmonieux, dans les méandres de l'oreille. Leur but : qu'elles soient toutes perçues puis traitées dans les règles de l'art. Pas question de changer leur ordre d'arrivée. Les instruments de musique ont généré dans le temps et dans l'espace une chorégraphie vibratoire que nul facteur ne doit modifier.

Chaque note suit un chemin type (voir fig. 1) : passage dans le pavillon et évolution dans le canal auditif, vibration tympanique, progression, amplification à travers la chaîne des osselets et enfin atterrissage au coeur de la cochlée, organe récepteur des vibrations sonores. Chaque ondulation, caractérisée par sa fréquence et son intensité spécifiques, s'infiltre dans l'escalier spiralé de la cochlée pour y être traitée par les cellules ciliées tapies sur la membrane basilaire.

Figure 1. Coupe de l'oreille
coupe de l'oreille

© Michel Gilles

L'organisation de ces dernières forme le véritable organe récepteur des sons : l'organe de Corti. La membrane basilaire détecte dans l'ordre d'arrivée, une à une et en simultané, toutes les gammes de fréquences sonores. De la base à l'apex du colimaçon, la membrane est programmée pour répondre à des fréquences types. La vibration de ce tapis pour chaque nouvelle onde se transmet aux cellules ciliées internes via une amplification par les cellules ciliées externes. En fin de parcours, dans le nerf auditif, le signal est ainsi codé en message électrique. C'est la phase dite de transduction, que l'on retrouve dans tout traitement sensoriel, qui consiste à traduire un quelconque message, visuel ou olfactif par exemple, en message électrique.

Une fois ces étapes parcourues, l'information contenue dans le nerf auditif peut alors cheminer jusqu'au cortex cérébral, via différents relais (voir fig. 2). Tout au long du trajet, le message subit des transformations afin d'être traité efficacement par les neurones cérébraux auditifs. Le cortex primaire -- celui qui reçoit directement les informations électriques -- se subdivise en différentes zones qui répondent chacune de manière spécifique à des fréquences auditives données. C'est ce que les spécialistes appellent la tonotopie (de tonos : fréquence, et topos : espace).

Ainsi, dans le temps et dans l'espace, la réalité physique des sons assemblés est préservée au niveau périphérique et central. Le traitement cérébral de la musique (et plus globalement celui des sons) implique différentes aires cérébrales, que les scientifiques s'accordent à cartographier en fonction de leur rôle (voir fig. 3).

Maintenant familiarisés avec les données anatomiques et physiologiques du traitement sonore, plongeons-nous au coeur du cerveau musical, de ses fonctionnements et... dysfonctionnements (tout aussi riches d'enseignements).

Figure 2. Du nerf auditif au cortex : des traitements complexes
du nerf auditif au cortex

© Michel Gilles

Quand émotion rime avec physique...

Rares sont les recherches visant à comprendre les bases perceptives du jugement émotionnel. Pourtant, la musique transmet à ses auditeurs un affect que ces derniers sont capables d'apprécier. On dira d'airs musicaux qu'ils sont plutôt joyeux, reposants ou tristes. Mais sur quelles bases reposent ces jugements de valeur ? Isabelle Peretz et ses collaborateurs du département de psychologie de l'université de Montréal ont montré que le jugement de la valeur émotionnelle de la musique pouvait se faire indépendamment de l'analyse consciente de sa structure. Leurs expériences ont été menées chez une patiente amusique nommée I. R. À la suite d'un accident vasculaire cérébral, des parties de ses lobes frontaux et temporaux ont été endommagés, ces derniers n'étant alors plus considérés comme fonctionnels. Dès lors, I. R. n'est plus capable de reconnaître, de discriminer des airs musicaux familiers. Cependant, ses capacités langagières sont intactes à l'exception d'un petit défaut d'articulation. Dans une série d'expériences, I. R. se doit de juger de la valeur émotionnelle d'une série de morceaux de musique alors que des caractéristiques physiques telles que le mode, le tempo, la qualité des instruments ou la longueur des extraits sont manipulées.

Contrairement aux idées reçues, la composante émotionnelle de la musique n'est pas essentiellement liée à l'interprétation du musicien ni même à l'instrument ; elle est plutôt sous-tendue par la structure de la musique : le mode et le tempo, notamment. On savait intuitivement ce que les travaux de Hevner ont démontré expérimentalement en 1935 : à savoir qu'un mode mineur couplé à un tempo lent véhicule un sentiment de tristesse. Cependant, il est impératif de rester vigilant car nul n'est en mesure de quantifier la part culturelle d'une pareille constatation ! En outre, le jugement émotionnel de la musique se fait immédiatement dès les premières notes. Ainsi, la totalité du morceau n'est pas utile pour un tel jugement.

Toujours est-il que les composantes émotionnelles et cognitives du traitement de la musique semblent distinctes en partie. Cela est corroboré par le fait, très curieux, qu'I. R. n'est plus capable de détecter des changements de tempo ou de mode lorsque les règles expérimentales ne reposent plus sur des valeurs émotionnelles : un changement de rythme ou de tempo dans un morceau se traduisait chez la patiente par un changement de l'appréciation de la valeur triste ou gaie de ce dernier.

Reconnaître des sons et des notes

D'une manière générale, la reconnaissance des stimulations sonores demande différents niveaux de traitements successifs. Dans le nerf auditif, chaque fibre nerveuse code de manière temporelle et spatiale les caractéristiques fréquentielles (nombre de cycles par seconde d'une vibration sonore) et intensives (intensité des sons) du message. Si ce dernier émane de sources sonores de natures variées, une phase de groupement perceptif prend place. Les événements sonores ainsi intégrés par groupes permettent à l'auditeur de percevoir les sources comme différentes. Suit une phase dite d'« analyse de propriétés et de traits », au cours de laquelle les éléments invariants de la source liés à sa structure ou à ses transformations, ainsi que ceux relatifs au rythme de l'événement sonore ou à sa texture sont identifiés. L'avant-dernière phase ajuste et compare ces propriétés auditives à celles préservées en mémoire. La dernière, enfin, active le lexique verbal : l'événement sonore est reconnu, identifié.

Si bien que, lors d'une interprétation musicale, les auditeurs savent percevoir, au sein d'une polyphonie complexe, lequel des instruments joue telle ou telle partie. Les indices acoustiques génèrent des représentations mentales cohérentes, d'abord grâce à l'extrême finesse du couple organe de Corti-membrane basilaire, puis au moyen de la confrontation cérébrale des similarités et des dissemblances de constitution dans l'événement musical.

Perception et imagination : convergence et divergence

Le cerveau est doué d'imagination : il peut alors « revivre » d'une manière interne un trajet perceptif. En effet, nombre de personnes sont en mesure d'imaginer des musiques ou des attributs de celles-ci. Quels sont donc les mécanismes cérébraux qui sous-tendent l'imagination et la perception ? L'équipe de recherche du Pr Robert J. Zatorre, à l'institut neurologique de Montréal et à l'université McGill, s'est penchée sur la compréhension de ces phénomènes au moyen de l'imagerie cérébrale fonctionnelle. La bonne résolution de cette méthode d'expérimentation n'est cependant pas parvenue à mettre en évidence l'anatomie fine et complète des zones cérébrales activées lors des tâches d'imagination et de perception musicales. Le réseau à la base de ces processus cognitifs est très complexe. Toutefois, ces expériences ont permis de soutenir l'hypothèse selon laquelle perception et imagination font l'objet d'une certaine similarité de traitement. Les lobes temporaux droit et gauche semblent impliqués tous deux dans ces types d'activité, même si les données obtenues sont en faveur d'une spécialisation hémisphérique du traitement.

Les chercheurs s'accordent à dire que l'aspect tonal de la musique se situe plutôt dans le cerveau droit et l'aspect phonétique relatif aux textes chantés plutôt dans le cerveau gauche, près de l'aire du langage, découverte au XIXe siècle par Wernicke. Mais qu'en est-il de l'imagination et de la perception d'une même mélodie chantée ? Il semble que seul le lobe temporal droit joue véritablement un rôle crucial dans le traitement cognitif de l'imaginaire. De plus, autre différence, la modalité perceptive paraît impliquer conjointement le cortex primaire (donc celui qui réceptionne directement les afférences sensorielles via le nerf auditif et les noyaux auditifs du tronc cérébral) et le cortex associatif ou les aires cérébrales secondaires qui l'entourent. Alors que, lors d'une tâche imaginaire, seuls les neurones du cortex associatif semblent être mis à contribution (ce qui paraît normal en l'absence d'entrées sensorielles). A noter aussi qu'une petite aire du cortex moteur s'active lors des tâches imaginaires et perceptives. L'imagination d'une mélodie chantée ressemblerait davantage à l'activité motrice interne (« se rechanter à soi-même ») qu'à une réécoute passive de signaux musicaux stockés.

L'imaginaire musical comporte toutefois une composante mnésique. A ce titre, des aires frontales connectées à des structures du traitement de la mémoire sont stimulées à chaque tâche « imaginaire ». Sont-elles alors la matérialisation de cette mémoire que l'on réactive physiquement quand on chante silencieusement pour soi une mélodie ? Globalement, l'imaginaire auditif garde encore beaucoup de ses mystères. Mais il a été démontré que des attributs musicaux tels que la tonalité, les informations liées aux harmoniques, le timbre ou encore le tempo laissaient une trace sous forme d'images. Quant à savoir si chaque modalité sensorielle a son propre réseau de neurones, c'est une autre histoire ! L'hypothèse qui prévaut actuellement ne va pas dans ce sens : un même substrat neuronal serait responsable de l'intégration des différentes représentations sensorielles.

Le cerveau mélodique

L'équipe de recherche constituée par Séverine Samson, à l'université de Lille-III, et par Robert J. Zatorre, à Montréal, a effectué des tests expérimentaux chez des patients souffrant de lésions unilatérales temporales ou frontales, dans le cerveau droit comme dans le gauche. La comparaison des résultats obtenus pour chaque grand groupe anatomoclinique est une source de renseignements précieux sur la spécialisation fonctionnelle des zones cérébrales droite et gauche. Les trois grands outils expérimentaux appliqués à ces patients permettent de mesurer l'activité cérébrale en surface (technique dite des « potentiels évoqués »), de recueillir simultanément deux messages auditifs différents dans chaque oreille (technique dite d'« écoute dichotomique ») ou de recourir à l'anesthésie cérébrale locale.

Ces tests ont montré que la discrimination d'une mélodie (percevoir deux suites de notes différentes comme telles) ne requiert pas les mêmes aires cérébrales qu'une tâche de discrimination d'accords (c'est- à-dire de notes émises simultanément). La distinction mélodique, bien que faisant appel au cortex auditif gauche, semble dépendre largement du bon fonctionnement du lobe temporal droit. Décidément, contrairement à ce que certains spécialistes pensaient, il y a beaucoup d'arguments en faveur d'un cerveau musical plutôt à droite. En revanche, distinguer des accords se ferait sans préférence hémisphérique.

Une série de travaux ayant trait à la mémoire et à l'apprentissage mélodique a montré que ces deux facultés étaient altérées en cas de lésions cérébrales droite et gauche et que, suivant la nature des signaux inhérents aux stimulus, les résultats divergent. Chaque hémisphère a sa propre spécialisation mnésique. Il apparaît que les patients souffrant d'une lésion droite parviennent néanmoins, après la perte des facultés correspondantes, à améliorer les tâches de reconnaissance mélodiques à force d'apprentissage ; tandis que ceux souffrant d'une lésion gauche sont susceptibles d'améliorer leur mémoire verbale.

Dans le cas d'une mélodie chantée (avec texte), le mode d'enregistrement de la mélodie semble dépendre de son contexte, c'est-à-dire de son association ou non à des attributs verbaux. Les deux lobes temporaux paraissent intervenir dans la représentation intégrée « parole et musique », mais toujours avec un certain degré d'asymétrie. La composante « texte » est bien localisée dans le cerveau gauche, tandis que la mélodie est plus ou moins située à droite ou à gauche suivant qu'elle est couplée ou non à des paroles.

L'intensité sonore

On sait depuis longtemps que l'intensité des vibrations sonores (ou sonie) module le codage fréquentiel des cellules ciliées internes. Dans le cortex auditif, la sonie fait également l'objet d'un traitement fin. L'électrophysiologie a permis de montrer que l'intensité sonore module le niveau de décharge des neurones auditifs. Avec les progrès de l'imagerie cérébrale fonctionnelle, l'équipe de recherche réunie autour de Stephen McAdams, Séverine Samson et Yves Samson (au centre hospitalier Frédéric Joliot à Orsay) a mis en évidence une région, située dans la partie postérieure du lobe temporal droit, qui entre en scène à chaque fois qu'un changement d'intensité survient. L'activité de cette zone n'est pas corrélée au degré de difficulté de la tâche perceptive, c'est-à-dire au degré d'attention mobilisé, qui affecte plutôt quant à lui d'autres régions neuronales ; (fig. 3). Ces neurones-ci détectent simplement de manière spécifique tout écart de sonie, que celui-ci soit grand ou petit.

Les prouesses de l'imagerie cérébrale n'ont pas fini de nous étonner. Il est nécessaire cependant, en parallèle, d'avoir recours à d'autres techniques, car, par exemple, la communication chimique neuronale à la base de tout processus psychique ne découle pas d'une étude d'imagerie cérébrale.

Figure 3. Carte anatomique et fonctionnelle des régions du cortex gauche
carte anatomique et fonctionnelle des régions du cortex gauche

© Michel Gilles

L'énigme du timbre

Le timbre, enfin, reste peut-être la dimension musicale la plus énigmatique. À l'Ircam, depuis plus de vingt ans, les chercheurs s'attachent à percer les structures et les représentations perceptives liées à ce paramètre. Ils tentent ainsi de déterminer les facteurs acoustiques et psychoacoustiques qui sous-tendent sa représentation mentale. Quel rôle attribuer au timbre dans l'organisation et la création de matériaux musicaux ? Est-il à l'origine des tensions ou des détentes ressenties à l'écoute de mélodies ou de rythmes dans la musique orchestrée ?

À l'Ircam, l'équipe de recherche en perception et cognition musicales, dirigée par Stephen McAdams, cherche à détecter les paramètres acoustiques sous-tendant l'identification du timbre. On a ainsi pu observer que la qualité d'attaque d'un instrument ou sa structure spectrale (ses différentes fréquences sonores) jouaient un rôle clé dans la reconnaissance de la source. Les propriétés acoustiques semblent donc contribuer fortement aux dimensions perceptives. L'expérience révèle que certains paramètres sont essentiels pour distinguer deux instruments de musique : notamment l'enveloppe spectrale d'un son (c'est-à-dire sa « brillance », faible pour les sons « doux » et « veloutés » des violoncelles, par exemple) ainsi que son degré de fluctuation (la manière dont évoluent les différentes fréquences), ou encore le contour temporel du son (attaque rapide et chute exponentielle pour les sons frappés et pincés, attaque plus douce suivie d'une phase d'entretien de la vibration pour les sons soufflés et frottés...). En résumé, des caractères physiques intrinsèques sont à la base des processus de perception du timbre.

Des expériences psychoacousiques de jugements de dissemblances entre paires de timbres ont permis d'esquisser un « espace du timbre » (fig. 4). Ce dernier est défini selon des dimensions spectrales (de fréquence) et temporelles relatives aux sons. En ce sens, des jugements tels que « rond, grave, large » émanent de l'allure du centre de gravité spectral, tandis que d'autres, comme « pincé, soufflé », sont en relation avec le temps d'attaque. Une autre dimension intervient dans cet espace : l'évolution de l'enveloppe spectrale (ou contour des fréquences). En faisant varier ces trois dimensions, les chercheurs obtiennent des variations de jugements de similarités entre paires de timbres.

Figure 4. Un espace du timbre
un espace du timbre

© Michel Gilles

Des imbrications complexes

Il existe parfois des différences de structure entre les représentations sémantiques (sens des mots qualifiant les sons) et perceptives. Rappelons à ce sujet le « cas » du compositeur russe Shebalin, qui souffrait d'une aphasie sans amusie : il n'était plus en mesure de comprendre le langage, ni même de parler de manière intelligible, et pourtant il continua à composer sa musique. La littérature scientifique spécialisée regorge de cas inverses, c'est-à-dire de patients souffrant de défauts dans la reconnaissance d'airs ou de passages musicaux, sans aucune atteinte du langage.

Cerveau et langage, cerveau et musique : que d'imbrications complexes ! Toujours est-il que, dans une salle de concerts ou dans un salon, les mécanismes cachés de la perception et de la cognition musicales sont destinés à être oubliés, pour fonctionner d'autant mieux à notre insu...

Pour en savoir plus:
La Musique et les sciences cognitives, sous la direction de Stephen McAdams et Irène Deliège, Mardaga, 1989.
Penser les sons. Psychologie cognitive de l'audition, sous la direction de Stephen McAdams et Emmanuel Bigand, Presses universitaires de France, 1994.

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