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L'instrument extra-européen, le compositeur, l'interprète

Andreas Gutzwiller

Le compositeur et l'instrument, Ircam, Paris, 18-23 février 1980
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L'utilisation d'instruments extra-européens dans le contexte de la musique contemporaine est perçue, au vrai sens du mot, comme « problématique ».

A première vue, la chose ne va absolument pas de soi. En effet, qu'une culture emprunte à une autre des instruments de musique, que ceux-ci se transforment en passant de l'une à l'autre, remplissent des fonctions nouvelles et continuent à se développer, représente un processus tout à fait normal dans l'histoire universelle de la musique. D'ailleurs, la plupart des instruments qui composent aujourd'hui un orchestre occidental ne se sont pas développés, à l'origine, en Europe de l'ouest, mais ont été empruntés à des inventions extra-européennes. En soi, par conséquent, l'adoption le cas échéant d'instruments extra-européens serait la continuation de nos jours d'une pratique millénaire.

Mais avec l'adoption d'instruments extra-européens par des compositeurs contemporains, nous avons manifestement affaire à quelque chose d'autre. Si le niveau technique des moyens sonores disponibles vers la fin du XIXe siècle pouvait à la rigueur expliquer que l'on utilisât des instruments extra-européens pour obtenir certains effets musicaux que ne permettait pas de produire le matériel instrumental de l'orchestre d'alors, le niveau qu'ont atteint à présent les instruments de musique « électroniques » ne justifie pratiquement plus l'utilisation d'instruments extra-européens à seule fin de produire des effets sonores nouveaux. Les moyens techniques dont dispose aujourd'hui un compositeur pour créer des sons se trouvent être de loin supérieurs, quant à leur capacité « productive », à n'importe quel instrument naturel -- de quelque univers culturel qu'il provienne.

Cependant, il me semble que l'utilisation de moyens sonores techniques n'est pas sans rapport avec l'emploi occasionnel d'instruments extra-européens. L'une comme l'autre tirent leur origine de la recherche de nouvelles possibilités de production et d'organisation sonores, et reflètent la démarche compositionnelle selon laquelle tout -- et pas seulement l'instrument traditionnel -- représente un matériau de base musicalement exploitable.

Il existe pourtant une différence. Alors que les moyens sonores techniques constituent un matériau neutre, musicalement non hypothéqué, les instruments extra-européens portent déjà l'empreinte de l'utilisation qui en est faite dans la musique de leur culture d'origine. Ceci entraîne nécessairement des difficultés car le compositeur qui utilise de tels instruments doit d'abord se familiariser avec eux.

Dès lors que le compositeur occidental veut inclure un instrument extra européen dans ses compositions, il devrait aller de soi qu'il ait de l'instrument, de ses possibilités et de sa technique de jeu tout à la fois, une connaissance intime -- comme on l'attend de lui lorsqu'il utilise des instruments traditionnels européens.

Mais c'est précisément là que se rencontrent des difficultés inconnues du compositeur occidental qui travaille dans sa sphère culturelle propre, historiquement définie. Celui qui met sur le même pied un instrument extra-européen et un instrument occidental présuppose déjà, consciemment ou non, une évolution qui n'a pas eu lieu dans la plupart des cultures musicales extra-européennes, à savoir l'évolution menant d'un instrument de musique -- un instrument destiné à produire une musique déterminée -- à un « outil » sonore, un outil destiné à produire des sons déterminés, dont les rapports sont établis par le compositeur d'une manière à chaque fois nouvelle.

Il s'agit d'une différence fondamentale, que tout musicien qui s'occupe de musique extra-européenne doit avoir présente à l'esprit. Le compositeur qui utilise un instrument extra européen de la même façon qu'il emploie un instrument occidental sépare le premier de son contexte historico-culturel à un double point de vue : d'abord, il le sépare de son strict contexte musical et social, du fait que dans la plupart des cas l'instrument -- même dans la sphère culturelle qui lui est propre -- ne constitue pas un « outil » sonore librement utilisable, comme le sont les instruments traditionnels dans la pratique occidentale d'aujourd'hui ; deuxièmement, il le sépare de sa patrie culturelle au sens large. Il faudrait vraiment que ceci soit vite compris de tout musicien occidental qui s'intéresse sérieusement à la musique d'une culture extra-européenne. « S'intéresser sérieusement », cela devrait consister pour lui à apprendre un instrument déterminé et, à mesure qu'il étudie, à se rendre de mieux en mieux compte qu'il fait là quelque chose d'entièrement différent que celui qui étudie aujourd'hui un instrument occidental traditionnel.

Quelqu'un qui apprend le piano, par exemple, apprend avant tout, avec des matériaux assez hétérogènes, à maîtriser techniquement l'instrument. L'acquisition de cette maîtrise, dans le meilleur des cas, devrait lui permettre de jouer toute la littérature du piano, même s'il se spécialise -- comme cela est probable -- sur la littérature d'une époque déterminée.

Celui qui apprend un instrument extra-européen fait en général tout autre chose. Au sens strict, il n'apprend absolument pas à « jouer d'un instrument » ou à « chanter » ; ce qu'il apprend essentiellement, c'est à connaître une musique donnée, strictement définie, et la maîtrise technique de l'instrument ou de la voix est exclusivement orientée vers cet objectif.

Il y a là une pratique pédagogique qui reflète et renforce le lien extraordinairement étroit, presque indissoluble, entre l'instrument et sa musique : la musique n'est pas plus séparable de l'instrument que celui-ci ne l'est de sa musique. Dans la musique japonaise, par exemple, cela a conduit à un rapport si étroit entre la musique et l'instrument que la musique et la technique de jeu spécifique de l'instrument se confondent presque totalement : technique de jeu et musique sont indiscernables.

Dès lors, me semble-t-il, on voit clairement apparaître les problèmes que pose l'utilisation d'un instrument extra-européen par un compositeur contemporain. Que peut-il véritablement emprunter à un instrument qui est dans une large mesure identique à sa musique, et au regard duquel musique et manière de jouer se mêlent inextricablement ? S'il utilise l'instrument extra-européen uniquement comme moyen de produire des sons nouveaux, il est clair -- conformément à ce que nous venons de dire -- que l'enrichissement superficiel qu'en tirera éventuellement sa musique ne pourra avoir lieu qu'au prix de pertes considérables pour l'instrument en question. (1) De telles expériences encourent à bon droit le reproche d'exotisme, celui d'enrichir la musique de manière superficielle en important d'autres cultures des sons inhabituels. Mais par contre, s'il essaie d'adopter l'instrument avec des éléments de sa technique de jeu -- laquelle, comme nous l'avons vu, est en même temps sa musique --, le problème de l'emprunt se pose dans un contexte nouveau. La question devient alors : le compositeur contemporain peut il utiliser des éléments de musique extra-européenne ? Disons le tout de suite : je ne tiens pas cela pour impossible, mais je considère néanmoins que c'est extrêmement difficile. La difficulté consiste en l'occurrence a rendre justice à deux domaines, d'une part celui de la musique extra-européenne que l'on introduit, d'autre part celui de la composition contemporaine. Il est rare que cela réussisse. Dans la grande majorité des cas, le compositeur se retrouve assis entre deux chaises, situation dont l'élément extra-européen, le plus souvent, est le premier à pâtir, du fait qu'en richesse et en complexité, il reste nettement en deça de ce que cette musique possède dans son cadre originel, plein et entier.

A quoi cela tient-il ? L'une des raisons principales me semble liée au fait que dans la musique extra-européenne (2) et -- indépendamment de l'existence de gammes, de rythmes et de timbres différents -- se manifeste une attitude autre envers la musique et la production musicale. Pour réduire cela à un dénominateur simple : en général, dans les traditions musicales extra-européennes, l'instrumentiste est lui-même pleinement responsable de la musique qu'il joue, alors que l'activité musicale contemporaine de l'occident se caractérise par la dualité, souvent l'antagonisme, entre un compositeur qui décrète et contrôle et des musiciens qui exécutent, ces derniers n'ayant souvent plus avec leur travail -- la musique qu'ils jouent -- qu'un rapport d'aliénation.

C'est pourquoi il me semble inévitable que des éléments appartenant à la musique extra-européenne -- laquelle représente une attitude musicale totalement autre -- ne puissent être insérés qu'au prix de difficultés et de pertes dans une musique composée selon la conception occidentale traditionnelle. Les difficultés se manifestent de manière frappante lorsque les musiciens extra-européens sont associés au processus d'élaboration de la musique occidentale contemporaine.

Le compositeur qui emprunte des éléments de musique extra-européenne, même s'il utilise les instruments, se trouve dépendre jusqu'à nouvel ordre des musiciens extra-européens. Ceux-ci sont acculés à un type de comportement musical qui leur est étranger, car ils ont alors affaire à un matériau composé selon les critères occidentaux. Cette situation, indépendamment du style particulier de chaque musique, est on ne peut plus familière aux instrumentistes occidentaux. Mais pour le musicien extra-européen -- abstraction faite également du contexte stylistique spécifique de telle ou telle musique -- elle est nouvelle.

Au fond, remarquons-le, l'instrumentiste d'un orchestre occidental appelé à jouer de la musique contemporaine se trouve dans une situation qui n'est pas entièrement différente de celle du musicien extra-européen jouant des compositions contemporaines. Les instruments de l'orchestre n'ont pas non plus été créés pour la musique contemporaine ; ils ont atteint l'état de développement que nous leur connaissons actuellement avec la musique du XIXe siècle, et on leur demande aujourd'hui beaucoup de choses pour lesquelles ils n'ont pas été conçus. Cependant les musiciens occidentaux sont préparés aux tâches nouvelles et inhabituelles du fait que leur mission fondamentale : s'approprier quelque chose d'étranger, qui a été composé par quelqu'un d'autre n'a guère changé pour l'essentiel depuis le XIXe siècle.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le musicien extra-européen fasse l'effet d'un corps étranger dans le contexte des compositions contemporaines, puisque à peu près rien, dans la musique qui est authentiquement la sienne, ne le prépare au rôle que lui impartit la musique contemporaine. Dans sa musique, on ne trouve pas trace de la division du travail qu'opère la tradition musicale occidentale entre le compositeur qui « prescrit » et l'instrumentiste qui exécute.

Mais justement, à tout compositeur qui aborde sérieusement une tradition musicale extra-européenne, cette situation devrait pouvoir offrir l'occasion de réfléchir sur son rôle. On peut imaginer, alors, que l'idée qu'il se fait de lui -- celle d'un créateur qui décrète et contrôle -- s'en trouverait ébranlée ; cette idée, qui a son origine au XIXe siècle, caractérise aujourd'hui encore l'image du compositeur. On peut imaginer aussi qu'en s'appliquant à la connaissance de traditions musicales extra-européennes le compositeur finirait par abandonner sans regret ses « droits » de contrôle musical illimité, et ce en faveur d'une modestie nouvelle. (3)

On peut imaginer, en outre, que l'instrumentiste -- qui se voit ordinairement assigner comme seule tâche de savoir manier son instrument sous l'autorité du compositeur et de son représentant, le chef d'orchestre pourrait lui aussi apprendre de ses collègues extra-européens à assumer la responsabilité de son travail, à jouer sa propre musique.

Assurément, cela nécessite du courage des deux côtés. Le compositeur doit trouver le courage de renoncer à l'« image professionnelle » qu'on lui connait habituellement et d'abandonner au musicien une bonne part de « sa » musique. Quant à l'instrumentiste, il lui faut se départir de l'attitude confortable qui consiste à se sentir uniquement responsable de l'exécution, et prendre lui même des décisions musicales, en vertu de son propre sens de la musique.

(traduit de l'allemand par Michel Vallois)


Notes

  1. Ceci ne vaut naturellement que pour les instruments qui ont développé une musique propre. Les simples idiophones, par exemple, qui se trouvent dans les cultures les plus variées, sont depuis longtemps déjà intégrés à l'arsenal du percussionniste moderne.
  2. Avec retard, l'auteur réclame ici quelque indulgence pour l'emploi continuel du 'slogan' « musique extra-européenne », comme si la musique se divisait en « l'Europe et le reste ». A vrai dire, il faudrait parler de manière différenciée des conditions propres à chaque culture. Mais d'une part, le cadre assigné ici ne le permet pas, et d'autre part l'accord des points de vue sur la présente argumentation semble suffisant pour autoriser certaines généralisations.
  3. A celui qui entend exercer un contrôle absolu, les développements techniques les plus récents offrent désormais la possibilité de se passer complètement de l'interprète.

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