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Si l'oreille m'était contée

Amina Hammoutène-Saada

Résonance nº 4, juin 1993
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Instrument de contrôle pour le musicien, objet d'étude pour le scientifique, centre de plaisir pour chacun d'entre nous, l'oreille est sans doute le plus subtil des systèmes sensoriels de l'homme. Si les dimensions psychologiques de la perception acoustique sont souvent voilées, les mécanismes de l'audition sont aujourd'hui mieux connus et constituent la base de la connaissance des phénomènes psychoacoustiques. Observation de l'oreille en action.

Si l'oreille pouvait parler, que nous dirait-elle ? Elle nous raconterait l'histoire de cet homme qu'un rêve a miniaturisé l'espace d'une exploration aux confins de l'incroyable révélé chaque jour par la science.

Dans son récit, le périple commence au seuil d'une caverne. L'homme s'y engage et entreprend de descendre le long d'un tunnel aux parois et au sol luisants, enduits d'une matière visqueuse, jaunâtre, qui ralentit considérablement sa progression. Au bout de sa course, il est arrêté par un écran circulaire, mobile et translucide, au travers duquel apparaît une forme oblongue qui excite sa curiosité. Mais, l'objet est derrière et il ne semble pas y avoir de passage. Le temps d'un flottement et l'homme se retrouve de l'autre côté : il n'est pas de barrière qui résiste aux rêves...

Là, l'inattendu : une forge, ou ce qui en a l'apparence, en pleine activité. La forme oblongue devinée à travers l'écran n'est autre que le manche d'un marteau lié, fait inhabituel, à une sorte d'enclume, articulée elle-même à un troisième instrument semblable à un étrier. L'ensemble se meut au gré des vibrations de la muraille, à laquelle le relie le manche du marteau. Traversant la forge, l'homme aperçoit, le surplombant, une fenêtre ovale obstruée par l'étrier, qui en occupe la surface. En contrebas, plus accessible, une autre fenêtre, ronde celle-là, attire son regard. A travers elle, on ne distingue que de l'eau, beaucoup d'eau, sorte de bassin au fond duquel un hublot d'observation aurait été placé. L'accès par ce biais est impossible. L'homme grimpe alors sur l'étrier, pour voir sur quel panorama ouvre la fenêtre ovale. Toujours de l'eau et, suspendue au-dessus des flots, une passerelle qui se perd dans les profondeurs de la caverne. Le balancement qui l'agite en permanence rend les pas de l'homme incertains. Le parcours se poursuit en colimaçon. Au fur et à mesure de sa marche, le voyageur constate avec inquiétude que le tunnel se rétrécit. Sous ses pas, les flots ondulent au rythme des coups de boutoir que l'étrier assène à la fenêtre ovale. Le couloir, lui, n'en finit pas de se rétrécir...

Ainsi pourrait commencer l'aventure qu'eût pu imaginer Jules Verne, si l'idée lui était venue d'entreprendre un voyage au centre de l'ouïe.

Les trois oreilles

Au-delà du rêve, c'est l'oreille que nous venons de traverser, ce merveilleux organe sensoriel dont des années d'études n'ont pu tout à fait élucider les mystères. C'est cette oreille qui reçoit les sons, puis les traduit en signaux que le cerveau va comprendre et interpréter en termes de hauteur, d'intensité, de durée et de timbre, mais aussi d'émotion, de plaisir ou de désagrément.

Qu'est-ce que l'onde sonore ? Une simple variation de pression de l'air qui, progressivement, va se transformer. Cette énergie vibratoire, en mettant successivement en branle des matières différentes, prendra finalement la forme d'une énergie électrique que le cerveau va pouvoir décrypter. Par quels phénomènes successifs passe le stimulus sonore ? Qui est responsable de son traitement ? De l'oreille, nous connaissons tous cet appendice apparent, parfois petit et parfois grand, qui contribue grandement à l'esthétique de notre visage : c'est le pavillon, la partie émergée de l'iceberg de l'audition. L'oreille humaine se compose, en fait, de trois cavités successives : l'oreille externe (le pavillon et le conduit auditif externe), l'oreille moyenne et l'oreille interne.

Un réceptacle pour les sons

En 1967, Wayne Batteau révolutionna les connaissances relatives au rôle du pavillon, alors jugé de peu d'importance pour l'audition. Il eut l'idée de combler les plis ou circonvolutions du pavillon de sujets cobayes avec de la cire. Ceux-ci montrèrent alors une certaine difficulté à localiser les sons dans l'espace. Les conclusions s'imposèrent d'elles-mêmes : le cerveau utilise le relief du pavillon pour déterminer la localisation des sources sonores, les sons réfléchis accusant un retard par rapport aux sons directs ; il interprète cette transformation des sons en terme de directionnalité. La chauve-souris effectue l'opération inverse : elle utilise les sons qu'elle émet pour se rendre compte du relief des lieux et des obstacles à éviter. La rareté ou l'absence de circonvolutions chez certaines espèces animales, réputées pour leur ouïe fine, est compensée par la mobilité de leur pavillon.

Le rôle du conduit auditif externe est de recevoir les vibrations sonores et de les transmettre au tympan, cette membrane translucide, fine et résistante, qui le sépare de l'oreille moyenne. Toute la cavité agit en caisse de résonance passive, augmentant la pression sonore transmise de 10 décibels, dans une bande de fréquence comprise entre 200 et 7000 hertz. Le tympan est ensuite atteint par l'onde sonore ainsi amplifiée, qui lui imprime un mouvement vibratoire dont l'amplitude est fonction de la fréquence. Ainsi, il vibre comme une plaque rigide pour des fréquences inférieures à 2000 hertz, et par segments au-delà de cette limite fréquentielle. Au-dessus de 3000 hertz le déplacement du tympan devient indépendant de la fréquence ; le son agit alors directement sur le marteau, le tympan servant de baffle.

La forge

Le marteau forme avec l'enclume et l'étrier la chaîne ossiculaire de l'oreille moyenne. Ces trois osselets, articulés entre eux, ont pour rôle principal de transformer l'énergie vibratoire transmise par le tympan en énergie mécanique et d'en assurer le transfert à l'oreille interne. La vibration du tympan va imprimer à la chaîne ossiculaire un mouvement qui agit directement sur la fenêtre ovale, point de communication avec l'oreille interne. Imaginons un levier plus ou moins rigide qui, dans un mouvement de va-et-vient vertical, déprime cette fenêtre et provoque des remous dans les liquides en aval, transformant ainsi la variation de pression de l'air en déplacement des liquides. Par de nombreux mécanismes, l'efficacité de la transmission de la vibration aérienne vers le milieu liquide est encore amélioré. L'un de ces mécanismes est la différence de surface tympano-ovalaire : l'énergie sonore collectée au niveau du tympan, membrane large, est ensuite concentrée au niveau de la fenêtre ovale, surface nettement plus petite, permettant une augmentation de la pression sonore au niveau de l'étrier.

Le rôle principal de l'oreille moyenne peut se résumer en quelques mots : sans elle, 99,9 % de l'énergie sonore seraient perdus. Ajoutons, pour terminer, que la meilleure transmission se situe entre 1000 et 2000 hertz.

En colimaçon

Tube enroulé en spirale, la cochlée (ou limaçon) est la portion de l'oreille interne qui nous intéresse dans cet exposé. Toute l'oreille interne est remplie de liquides. Signalons toutefois que les liquides de la cochlée, comme ceux du vestibule, sont de composition électrochimique différente. Sur toute la longueur de la cochlée court la membrane basilaire, qui va en s'élargissant de la base au sommet de la spirale. De la même manière, sa rigidité va en s'amoindrissant. Sur elle repose l'organe de Corti, véritable organe sensoriel. Il est recouvert d'une substance gélatineuse, la membrane tectoriale. Comparons l'ensemble à un tapis dont la membrane basilaire serait la trame, l'organe de Corti, les poils et la membrane tectoriale, la housse de protection.

La théorie de l'onde se propageant le long de la cochlée, de la base vers l'apex, a été émise par Hurst en 1894 et fut expérimentée par Georg von Békésy, en 1924, sur des cochlées de cadavres humains frais. Ces expériences macabres permirent de décrire le phénomène : une onde transversale, perpendiculaire au plan de la membrane basilaire, change d'amplitude au cours de son déplacement, augmentant peu à peu pour atteindre son maximum avant de décroître rapidement. Imaginons les cordes d'une harpe ou d'un piano et comparons les aux fibres de la membrane basilaire : les cordes aiguës, courtes et très tendues se situent près de la base de la cochlée ; les graves, longues et moins tendues, se rapprochent du sommet. Une onde de fréquence basse atteindra son amplitude maximale près de l'apex ; en revanche, une onde de plus haute fréquence trouvera son point d'amplitude maximale près de la base. Autrement dit, au fur et à mesure que l'on monte dans l'échelle des fréquences, la position de ce maximum d'amplitude se déplace de la base vers l'apex de la membrane. Dans la région médian, la fréquence préférentielle est de 1600 hertz. Ce phénomène s'explique par la variation de la rigidité des fibres basilaires de la base au sommet : ce gradient de rigidité explique notre sensibilité au continuum des hauteurs A la lumière de tout ce qui précède, il apparaît que la membrane agit en analyseur fréquentiel mécanique représenté par une série de filtres passe-bande spatialement répartis. En outre, cette membrane est capable d'effectuer une analyse spectrale divisant un son complexe en ses composantes fréquentielles.

Le codage de la fréquence

La sélectivité fréquentielle de la membrane basilaire est identique à celle des cellules ciliées internes qui, avec les cellules ciliées externes, forment l'organe de Corti. Leurs cils, que l'on appelle aussi stéréocils, sont de longueur variable. Le déplacement vers le haut de la membrane basilaire et les mouvements liquidiens intra-cochléaire sont excitateurs. Seules les cellules ciliées internes sont sensitives. Le rôle des cellules ciliées externes semble être de moduler l'excitabilité de ces dernières. La flexion des cils, par le déplacement de la membrane, modifie la résistance électrique, permettant au potentiel cochléaire de conduire l'influx nerveux à travers elles : c'est la dépolarisation. Selon sa position sur la membrane basilaire, chaque cellule réagira à une fréquence caractéristique pour laquelle elle se dépolarise préférentiellement à un très faible niveau d'intensité.

Ainsi pourrait-on résumer le passage et le traitement de l'onde sonore par l'oreille interne : les vibrations de l'étrier sont transmises, par l'intermédiaire de la fenêtre ovale, aux liquides intra-cochléaires qui se déplacent vers la fenêtre ronde. Le flux ainsi produit donne naissance à une onde vibratoire qui se déplace le long de la membrane basilaire. Ce mouvement est à la base de la stimulation des cellules ciliées. La première étape de l'analyse fréquentielle semble résulter de la distribution spatiale des mouvements de la membrane basilaire. Les cellules ciliées internes dépolarisées créent un influx nerveux, message électrique à la destination des centres nerveux supérieurs. Elles entrent ensuite en contact, par leur pôle inférieur, avec les terminaisons des cellules nerveuses (ou neurones) du tronc cérébral, qui vont véhiculer le message partiellement analysé vers le cerveau. Ces fibres nerveuses qui, groupées, forment le nerf auditif, vont transporter une information sonore en forme d'impulsions codée selon différents paramètres, tels que la fréquence, l'intensité et les intervalles temporels existant entre chaque impulsion. Le codage de cette information est représenté par la distribution temporelle et spatiale de la décharge des fibres au sein du nerf auditif. Le signal sonore sera transmis au cerveau sous forme de courant électrique empruntant un réseau de neurone précis.

Ultime destination

Voici notre son décortiqué, emballé et en partance vers le cerveau. Les fibres du nerf auditif présentent un arrangement selon les fréquences, dit tonotopique, telles que celles provenant de l'apex de la cochlée (fréquences graves) soient au centre, entourées par celles issues de la base (fréquences aiguës). Avant d'atteindre le cortex, destination ultime du voyage, l'influx généré par le stimulus sonore va effectuer de nombreux relais dont le plus important est le thalamus. Le nerf auditif pénètre dans le tronc cérébral au niveau de la jonction bulbo-protubérantielle et y chemine jusqu'au cortex auditif. Au cours de ce périple imposé, plusieurs nouveaux paramètres seront analysés, affinant le message et préparant son intégration par le cortex. Entre autres traitements, citons principalement les informations liées à la localisation spatiale et à la binauralité (comparaison des messages provenant des deux cochlées). Le décodage complet des différentes variables musicales telles que la fréquence, l'intensité, la durée et la localisation spatiale, s'achève avant que le message n'atteigne le cortex, laissant à celui-ci des tâches plus complexes et encore mal définies. Le mystère plane toujours autour de la manière dont le cerveau organise les messages sonores et les rythmes transmis par l'oreille, les inscrits en des tracés indélébiles et gère toute une gamme d'émotions qu'il génère et que l`être humain ressent et exprime. Jusque dans les années 1970, la perception des sons musicaux, par analogie aux sons verbaux, était supposée siéger dans le lobe temporal gauche. Les contestations qui suivirent plus tard mirent sous les feux des projecteurs le lobe temporal droit, qui demeure cependant moins connu. Mais c'est déjà une autre histoire...

De mystérieux mécanismes

L'oreille moyenne est le siège de mécanismes dont on a longtemps pensé qu'il servait à protéger l'oreille des agressions sonores trop importantes. Les modes de vibration de la chaîne ossiculaire comptent parmi les premiers de ces mécanismes. A de faibles intensités sonores, cette dernière vibre comme un tout, tandis que pour des intensités plus fortes, il se produit des mouvements inter-ossiculaires qui dissipent l'excès d'énergie. Selon cette hypothèse, l'action des muscles maintenant en équilibre cette chaîne ossiculaire, en particulier celles des muscles du marteau et de l'étrier, constituerait le second mécanisme de défense de l'oreille. En effet, lors de stimulations intenses de celle-ci, les deux muscles se contractent de manière réflexe, réduisant l'efficacité de la transmission sonore. Ce rôle présumé connut cependant beaucoup de controverses. D'abord parce que ces muscles mettent un certain temps à se contracter et ne peuvent par conséquent réagir à temps lors d'agressions sonores subites. Ensuite parce qu'ils se fatiguent rapidement en présence d'un son soutenu et maintenu pendant un certain temps. L'existence des surdités professionnelles dues au bruit prouve que l'oreille ne jouit en vérité d'aucun système de protection adéquat. Certains chercheurs supposent aujourd'hui que ces mystérieux mécanismes musculaires de l'oreille moyenne servent à masquer les bruits de basses fréquences liés à la déglutition et à la mastication...

Les potentiels cochléaires

Le système de communication inter-neuronal est à la fois électrique et chimique. Le signal est produit par un neurone et est acheminé vers un autre neurone sous forme d'impulsions électriques. Il est également transmis d'une cellule à l'autre par des molécules d'une substance chimique qui s'écoule à travers la jonction inter-neuronale appelée synapse. Cette substance chimique, le neurotransmetteur, va modifier la perméabilité de la membrane cellulaire à certains ions, ce qui a pour effet de dépolariser celle-ci. La cellule ciliée réagit comme une cellule nerveuse. Il existe initialement au niveau de la cochlée un potentiel électrique de repos de 80 millivolts. L'arrivée d'un stimulus sonore, en dépolarisant la membrane des cellules ciliées, produit ce que l'on appelle le potentiel microphonique. Celui-ci reflète les mouvements de la membrane basilaire et dépend de l'intensité et de la fréquence du stimulus. A 500 hertz, il peut être enregistré dans tous les tours de spires de la cochlée avec un maximum à l'apex alors qu'à 8000 hertz, il n'est présent qu'au niveau du tour basal. La dépolarisation des cellules ciliées internes génère le potentiel de récepteur. Reflet de l'activité de ces dernières en particulier, il rend compte d'une sélectivité en fréquence précise. L'activité globale des fibres du nerf auditif est le potentiel global auditif. Il correspond à la sommation des activités électriques de ces fibres.

Les voies auditives

Les impressions auditives sont recueillies dans la cochlée et conduites aux centres nerveux supérieurs par trois séries de neurones qui sont : les neurones cochléaires bulbaires, les neurones bulbo-thalamiques et les neurones thalamo-corticaux. Les neurones cochléaires bulbaires ou neurones ganglionnaires prennent naissance au niveau du ganglion de Corti situé dans la cochlée, puis s'acheminent vers le tronc cérébral dans lequel ils pénètrent au niveau de la jonction entre le bulbe, partie supérieure de la moelle épinière, et la protubérance, au-dessous du cervelet. Avec les neurones bulbo-thalamiques commence la voie auditive centrale. Leurs projections vers le thalamus prend le nom de lemnisque latéral, faisceau de fibres qui croise la ligne médiane, véhiculant les informations vers le côté controlatéral. Le thalamus est le plus volumineux des noyaux gris du cerveau. Il se divise lui-même en plusieurs noyaux dont le corps genouillé interne, qui sert de relais aux fibres auditives. Aux neurones bulbo-thalamiques font suite les neurones thalamo-corticaux qui vont conduire les paramètres musicaux jusqu'au cortex auditif -- gyrus tranverse de Heschl et aires associatives --. Le XXe siècle a permis à de nombreux chercheurs la mise en évidence d'une tonotopie dans les aires auditives corticales d'autant meilleure que l'espèce était évoluée. Chaque petite section fréquentielle de la membrane basilaire y est représentée de manière précise.

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