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Le compositeur et l'instrument, Ircam, Paris, 18-23 février 1980
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Pour traiter un tel sujet dans les perspectives actuelles de l'évolution de la musique, je me propose de donner une définition du piano à partir de ses composantes et d'examiner comment celles-ci ont été plus ou moins développées pour en arriver aux possibilités du piano d'aujourd'hui, celui qu'emploient les compositeurs de notre temps.
Le piano, un des instruments dont le registre est le plus étendu, se joue avec un clavier dont les
touches actionnent des marteaux frappant des cordes. Il peut faire entendre des sons simultanés
dans les limites imposées par les possibilités des mains du pianiste, lequel peut en modifier le
son, soit par son toucher, soit par l'action des pédales.
L'extension du régistre du piano commence dès le temps de Beethoven et peut se lire en filigrane au fur et à mesure que l'on avance dans les
sonates. Lors des dernières, on remarque particulièrement l'exploration des graves et des aigus
nouvellement conquis et certains développements se fondent sur l'opposition des registres. Il
semble que le piano ait atteint son étendue actuelle du temps de Liszt, soit donc 88 notes du la-1 au do-7.
On sent que cette limite, du moins vers la basse, a gêné Ravel soit dans les « Jeux d'eau », soit
dans le dernier accord du piano dans le « Concerto en sol » et le compositeur a remplacé les notes
dont il avait besoin par le « la » le plus grave, espérant que l'oreille de l'auditeur ne ferait pas la
différence. Aussi la firme « Bösendorfer » a essayé de reculer les limites vers le bas et le « grand
impérial » descend jusqu'au do-1. Seul, à ma connaissance, Bartok,
qui possédait un Bösendorfer atteignant le fa-1, en a tenu compte et on trouve dans les seconds mouvements de la
« Sonate » (1926) ou du
« 2e Concerto de piano » (1931) sol dièse et fa d'une part, sol dièse
de l'autre. Mais les compositeurs actuels n'ont pas poursuivi dans cette voie. En ce qui concerne
l'aigu, l'amélioration a été qualificative, ce qui a permis une extension de l'écriture dans les notes
hautes. Ce n'est que depuis que les « Steinway » actuels sont répandus dans le monde entier que les
compositeurs ont pu demander et obtenir des attaques fortes et précises dans l'aigu de
l'instrument; on imagine difficilement l'oeuvre pianistique de Boulez ou de
Stockhausen sur les
pianos du début du siècle.
Après ces quelques mots sur le registre du piano, il convient de s'attarder un peu plus sur son « accord ». Les cordes ont des longueurs constantes et une fois le piano « accordé », les hauteurs ne sont plus modifiables. Ordinairement le piano est accordé selon le système tempéré dont la plus petite valeur est le demi-ton chromatique. Mais cette donnée a été remise en question lorsque certains compositeurs ont voulu explorer des micro-intervalles et le problème s'est posé de l'utilisation du piano dans des musiques de ce type. La tentative la plus radicale fut certainement celle de Julian Carillo (1875-1965) : il a fait accorder une série de pianos, non plus en demi-tons mais selon l'unité qu'il désire obtenir : le tiers, le quart, le huitième ou le seizième de ton. A ceci on peut objecter que la forme de la lyre du piano a été calculée en fonction des tensions qu'elle doit supporter et que l'accord selon Carillo ne tient aucun compte de ces données. Plus conforme à la nature de l'instrument semble l'utilisation par Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) de 2 (ou multiples de 2) pianos. Ceux-ci sont accordés de façon normale (en demi tons) mais à un quart de ton de distance. Le compositeur répartit entre les 2 (ou multiples de 2) instruments ses micro-intervalles.
Le jeu normal du clavier consiste à poser un doigt par touche. Assez rapidement, on s'est aperçu
que, de par sa structure, le pouce pouvait assez facilement jouer les notes d'une seconde
(Ravel,
« Jeux d'eau »), voire trois notes
(Bartok, Sonate). Prokofieff a continué dans cette voie en faisant
jouer deux touches blanches à chaque doigt (3e Concerto de
piano, dans les mesures qui suivent 137). Maintenant des doigtés faisant appel à ce type de
possibilités se rencontrent particulièrement dans la « 3e Sonate »
de Boulez (Constellation-Miroir, Blocs 1).
Plus radicale est la tentative d'utilisation de la paume de la main, ou même de
l'avant-bras pour faire entendre un « tone-cluster », plus simplement
« cluster » (appelé aussi bande de fréquence), c'est-à-dire tous les sons du clavier contenus entre deux notes extrêmes. Les premiers exemples se
trouvent chez un compositeur américain, qui a fait un peu figure d'inventeur :
Henry Cowell (1897-1965).
A quinze ans il compose « The Tides of Manaunaun » où la main gauche n'est composée
que de « clusters » et ce sont ces agrégats que Varèse utilise à la fin
d'« Ionisation ». Quant à
Stockhausen, dans sa
« Klavierstück X », il propose des « glissandi » de clusters mais il est alors
demandé au pianiste de porter des sortes de mitaines. Pour un usage plus limité,
Charles Ives
consacre quelques mesures du second mouvement de la Sonate « Concord » (1909-1910) des clusters sur les touches noires et pour les faire, il faut se munir d'une règle plate d'une
longueur déterminée que l'on pose puis déplace sur le clavier.
Si l'usage normal du piano consiste à utiliser le clavier, il peut venir à l'idée de mettre une main
ou même les deux mains de l'instrumentiste au niveau des cordes. La première tentative semble
venir (une fois de plus) de Henry Cowell et dans son recueil de pièces de piano on peut
découvrir : « Aeolian Harp » (1923) dans laquelle des accords sont enfoncés silencieusement dans le
clavier d'une main pendant que l'autre glisse sur les cordes à l'intérieur de l'accord, de bas en haut
ou de haut en bas, sans oublier l'usage des pizzicati. Une autre pièce, The Banshee (1925) utilise
des « glissandi » sur les cordes soit transversalement, soit longitudinalement.
Mais une fois les mains posées sur les cordes, pourquoi ne pas effleurer du doigt l'endroit adéquat d'une des cordes
en sorte que, lorsque le marteau frappe, on entende une harmonique de rang 2 ou 3... jusqu'à 7.
Ma première expérience de telles harmoniques date d'une pièce d'Earl Brown jouée au « Domaine
Musical » en 1958 : « Pentathis ». De même on peut étouffer avec le doigt le son que l'on
vient d'émettre, ou, au contraire, (l'effet est possible dans les basses), en appuyant préventivement
sur la corde au niveau des étouffoirs, lâcher brusquement lorsque la corde est frappée. Beaucoup
de ces effets « spéciaux » savent s'intégrer au langage habituel dans le
« Cryptophonos » (1974) de
Philippe Manoury.
Evidemment, il peut y avoir des gênes dues aux barres transversales, différentes d'ailleurs non
seulement selon les marques du piano, mais aussi selon les types d'une même marque ;
ainsi ce qui est écrit n'est pas toujours possible sur n'importe quel piano. A la limite, on peut
utiliser des baguettes pour frapper directement les cordes, auquel cas, le piano fait double emploi
avec le cymbalum hongrois utilisé par Stravinsky dans « Renard » puis par
Boulez dans « Eclat »
(1965).
Enfin, à la suite de John Cage, on a essayé de se servir des infrastructures ou des
superstructures du piano comme objet de percussion (Cage, « Concerto pour piano et orchestre »
1957-1958) et dans son Concerto, Bruno Maderna prend comme point culminant la fermeture brutale
du couvercle du clavier.
Jusqu'ici nous avons supposé que chaque touche du piano donnait naissance à un seul son déterminé correspondant à ce qui est écrit sur la partition. John Cage a eu l'idée, pour augmenter la richesse et la variété de l'instrument d'insérer entre les cordes, à une place bien précise, différents corps étrangers, tels que vis, écroux, morceaux de bois, de métal, de caoutchouc... Le son est ainsi transformé de façon radicale et la partition ne donne plus aucune idée de ce que l'on peut entendre. C'est en ce sens qu'il faut parler de « piano préparé » pour lequel sont écrits notamment « Bacchanale » (1938), « Sonates et Interludes » (1946 1948), un Concerto pour piano préparé et orchestre ainsi que « A Book of Music » pour deux pianos préparés.
Si l'on revient maintenant au jeu normal qui fait correspondre un doigt à chaque touche, et si on
se borne ici à considérer le problème d'un piano joué à deux mains, on constate que les limites du
jeu sont imposées par la forme des mains du pianiste et par les possibilités d'indépendance des
doigts à l'intérieur de ces mains. Ces limites, évidemment, le compositeur, consciemment ou
inconsciemment, cherche à les reculer.
Citons tout de suite le cas le plus extrême, celui de Xenakis qui écrit sans se soucier des limites. Ainsi dans la partie de piano de « Synaphai » (1969),
la polyphonie s'étend parfois sur tous les registres du piano ; le compositeur la note sur des
systèmes comprenant beaucoup plus que les trois ou quatre portées auxquelles les compositeurs
de notre temps nous ont habituées (par moment, onze portées !) et dans l'avant
propos, Xenakis demande au pianiste de jouer selon ses possibilités : c'est d'ailleurs un fait
d'expérience que les possibilités s'accroissent au fur et à mesure que l'on travaille, abandonne,
puis retravaille l'oeuvre. Mais, si on généralise, il est à remarquer que le jeu d'un instrument a
souvent consisté à donner l'impression que l'on entendait des lignes sonores qui n'étaient pas
jouées. Cela se vérifie spécialement pour Chopin et pour Brahms et tel trait dans le final de la
« 3e Sonate, op.5 » donne l'illusion que l'on joue une succession de
sixtes alors que l'on emprunte des sons tantôt à leurs parties supérieure ou inférieure. Dans le cas
des impossibilités relevées chez Xenakis, c'est à l'interprète de trouver petit à petit selon ses
moyens et non sans un effort considérable, ce qui permet de rendre compte de l'ensemble. Ceci
est particulièrement vrai pour certaines parties de « Synaphai » déjà cité, d'« Evryaly » (1973) et
d'« Erikhthon » (1974). Il faut ajouter que la pédale droite, dont il sera question beaucoup plus
longuement par la suite aidera à ce travail.
Une fois traité ce cas extrême, il faut remarquer depuis les oeuvres de l'Ecole de Vienne, un développement des possibilités du piano dans le sens de la
polyphonie et il faudra s'interroger sur quelques-unes des raisons qui ont poussé à ce choix. Cette polyphonie s'étant beaucoup perdue depuis des
oeuvres comme la Fugue de l'opus 106 de Beethoven et on la retrouve dans la première pièce
pour piano du Viennois qui est la « Sonate, opus l »
de Berg précédant de peu les « Pièces opus 1 »
de Schönberg (dont Busoni dans le cas de la deuxième a voulu amplifier le côté pianistique). Puis
il faut mentionner l'opus 23 tout entier de Schönberg pour arriver à la «
2e Sonate » de Boulez qui pousse aux limites extrêmes mais toujours
possibles le côté polyphonique du piano. Certains passages du « Concerto pour piano et orchestre »
(1967) d'Elliott Carter vont dans le même sens.
Je n'oublie pas que dans la définition que j'ai donnée du piano, il est écrit : « les touches actionnent des marteaux frappant des cordes ». Or s'il y a frappe, il y a percussion, aspect que le XIXe siècle a eu tendance à ignorer et qu'un compositeur comme Debussy a voulu nier : « jouer de manière à faire oublier que le piano est un instrument à percussion » disait-il en substance. Et ce fut justement en dehors des courants français et germanique que fut mis en valeur le côté percussif de l'instrument, avec même des titres étrangement évocateurs comme « suggestion diabolique » (Prokofieff, 1910-1912) et « allegro barbaro » (Bartok, 1911). Ces pièces correspondent à une conception du temps qui devient uniquement un temps pulsé. Du côté de Bartok, cet aspect percussion ne fera que s'amplifier dans le « 1er Concerto » (1926) et dans les premier et troisième mouvements du « 2e Concerto » (1931). Cette utilisation du piano comme instrument de percussion va le rapprocher d'autres instruments de ce type et deux directions vont être prises. L'une consiste à confronter le piano avec ces autres percussions pour qu'il y ait complément et enrichissement mutuel (Bartok, andante du « 1er Concerto de piano », « Sonate pour deux pianos et percussions », 1937). L'autre direction va dans le sens d'une re-création avec le piano de la sonorité d'autres instruments. A titre d'exemple on peut citer : la première pièce de la suite « En plein air » (1926) de Bartok. (« Avec des fifres et des tambours ») Dans la troisième pièce de la même suite (« Musiques nocturnes ») on peut remarquer plusieurs fois une percussion extrême aiguë faite par un « cluster » de la main droite. La troisième pièce du « Mana » (1935) de Jolivet, « la princesse de Bali » met en relief des percussions graves et spécialement à la fin une résonance de gong.
Le son donné par le piano n'est pas un son tout fait comme celui de l'orgue, il dépend à la fois du
jeu du pianiste et de sa façon d'utiliser les pédales de l'instrument.
En effet un des premiers intérêts de la création du piano fut de pouvoir jouer à la fois le « forte » et le « piano ». La
différenciation des intensités fut une conquête très rapide, presque achevée au temps de
Beethoven. Celle des attaques, permettant d'obtenir des sonorités différentes, fut plus longue à
s'établir, mais déjà chez Beethoven on distingue le jeu « legato », le jeu « staccato » et de façon
intermédiaire le jeu « portato » sans parler du jeu normal, ne portant aucune indication. Le système
d'accentuation se cherche et Beethoven utilise plutôt le sf ; pourtant dans l'opus 106, on
trouve déjà le signe > qui ne semble pas encore un signe d'attaque mais plutôt
celui d'un sf atténué. En revanche, au début du XXe siècle, les
signes d'attaque sont très précis et pour varier les attaques, Debussy utilise des combinaisons des signes: ^ > - . ;
chez lui le signe ^ semble représenter un accent percuté tandis que dans la musique germanique
(il y en a des exemples chez Schumann et une explication dans les avant
propos de Schönberg) ce signe veut dire : ne pas laisser faiblir le son. Les combinaisons de tous ces signes, employées par
Debussy, reprises par Bartok, et maintenant plus ou moins généralisées, sont des combinaisons de deux signes (entre
autres ( ^, - etc...) ou même de trois ( ^) il y a même un cas, dans les « Epigraphes antiques » où
Debussy,
influencé par les coups d'archet des instruments à cordes note le signe pour signifier que l'attaque doit se faire en
« poussant » le doigt vers l'intérieur du clavier.
Dans la lignée de Debussy,
Messiaen codifie ces modes d'attaques pour
les faire participer à ses « modes de valeur et d'intensité » (1949). Voici les différentes attaques qu'il propose :
« avec l'attaque normale, sans signe, cela fait 12 » Plus près de nous dans la « Klavierstück XI » (1957), Stockhausen indique ses modes d'attaque ; pour des raisons d'équilibre avec les autres paramètres il en a besoin de six et il indique :
. - Ce dernier signe demande quelques explications car on trouve cette attaque pour la
première fois chez Bartok. En effet, dans le deuxième mouvement de la
« Sonate » (1926), la
dernière note de la main gauche à la 2e ligne de la page 15 est un
« ré » avec un sf suivi d'un « piano subito » ; un renvoi indique : étouffer subitement
par la pédale et la touche ; Stockhausen explique plus clairement : staccato suivi
d'un enfoncement immédiat de la touche.
Modifié par l'attaque, le son peut être aussi transformé par le jeu des pédales. Dans la plupart des pianos actuels il y en a trois. Si on enfonce celle qui est
le plus à gauche, le clavier se déplace de quelques millimètres vers la droite et le marteau ne
frappe plus les trois cordes mais seulement deux. Le déplacement étant plus grand du temps de
Beethoven, ce qui explique les indications que l'on voit apparaître à partir de l'« andante con moto »
du « 4e Concerto de piano » : una corda, due corde, tre
corde. Les compositeurs actuels n'ont rien eu à ajouter dans cet ordre d'idées et n'explicitent pas
toujours l'usage de cette pédale.
La pédale la plus à droite permet de soulever tous les étouffoirs d'un seul coup, faisant du piano un instrument de résonance. Ce phénomène a été maintes fois
utilisé, déjà par Beethoven (les grandes pédales de la « Sonate Waldstein » et de « L'Appassionata »,
l'introduction à la fugue de l'opus 106) mais surtout par Chopin et Debussy. A notre époque,
Boulez est celui qui a exploré le plus rationnellement toutes les possibilités de résonance du
piano. En premier lieu il sait noter avec précision la manière de mettre la pédale droite (ou pédale
tout court). Il découvre que si on l'enfonce avant de jouer un ou plusieurs sons, puisque les
étouffoirs sont déjà soulevés, non seulement les cordes frappées vont résonner mais aussi toutes
celles qui sont dans des rapports d'harmoniques. Le timbre est donc différent de celui obtenu en
mettant la pédale seulement après avoir enfoncé les touches. Il est possible aussi de mettre la
pédale une fraction de seconde après avoir lâché les touches, en ne captant ainsi qu'une partie de
la résonance ainsi provoquée. De même on peut graduer l'enfoncement de la pédale
(déjà Bartok notamment dans la
« Sonate pour deux pianos et percussions » avait noté des 1/2
pédales). On peut aussi, après avoir enfoncé la pédale, la laisser remonter en plusieurs fois, la
faire vibrer, etc... Un inventaire de toutes les possibilités pourrait être fait à partir de la partie
centrale de la « 3e Sonate » (publiée dans le sens « Constellation
Miroir » en 1963).
Nous avons déjà remarqué que c'est probablement grâce à cette pédale que le piano a la possibilité de suggérer des lignes dont on ne joue que quelques notes, mais la pédale peut aussi faire surgir de grands blocs sonores alors qu'on n'exécute que des lignes ou des notes isolées : ceci est vrai aussi bien pour « l'Etude op. 10, n°1 » de Chopin que pour l'« Herma » (1961) de Xenakis.
Reste la pédale du centre, appelée communément troisième pédale, ou pédale Sostenuto. Elle
existe sur les pianos américains depuis 1860 mais là encore, Boulez est le premier à l'avoir
employée rationnellement dans « Eclat » (1965). Rappelons que cette pédale, enfoncée après que
l'on ait joué un ou plusieurs sons laisse levés uniquement les étouffoirs des notes que l'on vient de
jouer, les autres retombant normalement. Au début de la partition, le piano, jouant avec les autres
instruments prend un accord dans sa troisième pédale avant de développer une cadence en soliste.
Chaque fois que les doigts retrouvent des sons de cet accord, ces sons surgissent à nouveau et
ainsi l'accord tout entier se trouve continuellement réactivé ainsi que ses harmoniques.
A la suite d'« Eclat »,
Berio a développé ces possibilités dans la
« Séquenza IV » pour piano. La pièce se
déroule ainsi sur deux plans, celui des sons réels que l'on joue, et celui des sons « virtuels » qui
sont le produit réactivé d'accords pris dans la « Sostenutoe ».
Nous avons déjà évoqué les possibilités de tirer directement des harmoniques des cordes du piano, mais il s'est avéré qu'on pouvait en faire surgir à partir du clavier. Schumann avait peut tre pressenti une telle possibilité à la fin du Paganini du « Carnaval, opus 9 ». Des tierces fa la bémol fortissimo sont jouées dans le grave du piano et pendant qu'elles résonnent le pianiste effleure un accord de septième de dominante du la bémol majeur qui va suivre. Une fois la pédale enlevée, cet accord surgit avec une sonorité d'harmoniques. La réalisation était tout à faire empirique et les notes de l'accord ne sont pas toutes de véritables harmoniques. Il faut attendre Schönberg dans l'opus 11 n°1 pour avoir de véritables résonances d'harmoniques (autres exemples dans le « Pierrot Lunaire » et le « Concerto, op.42). La main droite enfonce un accord en muettes et cet accord va être activé par ce que joue la main gauche deux octaves en dessous. Là encore l'exploration systématique est faite dans le « Constellation-Miroir » de Boulez.
A partir d'une seule note (et on peut facilement généraliser) les résultats suivants peuvent être obtenus :
Par analogie avec les instruments à cordes, on peut faire surgir des harmoniques
artificielles : d'abord à la quinte (prendre sol en muette, frapper et lâcher
le do à la quinte en dessous, le sol à l'octave au-dessus se fait entendre ; ensuite à la quarte (prendre fa en muette, frapper et lâcher le do à
la quarte en dessous, le do à la double octave supérieure surgit) etc...
Les résultats sont les mêmes si en prenant do en muette on frappe et lâche la quarte, la quinte, etc...
Des réseaux de correspondance entre des sons réels et ces sons virtuels que sont les harmoniques peuvent
s'établir. Le compositeur canadien Gilles Tremblay
les a systématiquement explorés dès 1958 dans une pièce intitulée justement « Réseaux » et il a même fait surgir des phénomènes de
battement entre des harmoniques de rang 5 et 6 provenant de fondamentales dans un rapport de
tierce mineure (par exemple un fa dièse 1 et un la 1 qui ont en commun une harmonique do dièse
3). Toujours dans le domaine des sons virtuels, il faut signaler les « sons quittés ». Schumann une
fois de plus les avait pressentis à la fin des « Papillons, op. 2 » ; le pianiste joue un accord et
en lâche les sons un par un du bas vers le haut: alors surgit comme un arpège imaginaire. Un
emploi plus rationnel de ces sons quittés se trouve aussi. dans « Constellation
Miroir » avec une notation spéciale pour les écrire. Signalons que cette exploration des virtualités
du piano n'est possible que dans certains registres bien déterminés.
C'est donc ainsi, par cette exploration des phénomènes de résonance que progressent les recherches sur le timbre que
Debussy avait su mettre en valeur dès l'Etude pour les sonorités opposées (1915).
Les pages qui précèdent ont permis l'examen des possibilités actuelles du piano. Je l'ai fait en
prenant comme exemples des oeuvres que je connais et que j'ai jouées personnellement, espérant
n'avoir pas commis d'oublis impardonnables.
Ainsi donc il ne semble pas qu'il y ait eu récemment de révolution notable dans l'emploi de l'instrument, mais, en revanche, il y a eu des prises de
conscience, il y a eu des élargissements. On peut maintenant s'interroger sur le sens de son
développement : instrument a percussion ? instrument de résonance ?
l'équilibre atteint par exemple dans le premier mouvement de la « 1ère Sonate » (1946) de
Boulez
est toujours à remettre en question -- instrument polyphonique ? instrument harmonique ? Il semblait pendant l'essor du
mouvement sériel que le piano se soit résolument engagé vers la polyphonie mais pourtant le côté
harmonique est toujours resté vivant, il suffit de citer les grandes homophonies de « Constellation
Miroir », la succession d'accords de la « Klavierstück IX » de Stockhausen, les agrégats de la
« Sequenza IV »
de Berio.
Il faut néanmoins remarquer qu'il y a interaction entre le développement du piano et celui du langage de l'oeuvre destinée au piano. Le compositeur, depuis le début de l'ère sérielle doit être d'autant plus attentif à ce qui touche à la résonance que le langage, tout au moins à ses débuts, se prive de l'emploi de l'octave et se méfie des intervalles qu'on appelait en langage tonal les consonances. Pour donner une impression de masse sonore, Chopin se servait approximativement (puisque le piano est tempéré) des harmoniques naturelles et le début de l'« Etude op.10 IV° 1 » déjà citée développe les harmoniques 2, 3, 4, 5 du son fondamental. Une telle utilisation n'est plus possible lorsque la tonalité est suspendue ce qui force le compositeur soit à développer le côté polyphonique du piano soit à rechercher d'autres types de résonance. L'avenir du piano dépend de l'imagination conjuguée des compositeurs et des facteurs de piano.
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