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Le jazz, un enfant adoptif

André Hodeir/Lucien Malson

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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L'essence du jazz est perceptible en dépit de ses métamorphoses stylistiques et de ses avatars, selon les époques plus ou moins heureux ou malheureux. Nul ne met plus guère cette essence sérieusement en doute. Elle ne suscite plus, en tout cas, comme naguère, d'interminables polémiques passionnées. Ce qui ne signifie pas que l'on puisse considérer sa définition, largement acceptée, comme intouchable et non susceptible d'affinement. Elle mobilise toujours la réflexion. Une science du sens comme une science des objets ne saurait, du reste, jamais être achevée.

Un retour attentif vers cette définition, intéressant en soi, trouve motif encore lorsqu'il est demandé comment et pourquoi le jazz s'est diffusé, déployé, étendu hors de son lieu d'origine -- question de pleine actualité au moment où dans les écoles il s'enseigne, où dans presque toutes les nations on voit éclore ses concerts. Tout naturellement, avant de répondre au problème de son élargissement, son accroissement, son gain perpétuel de terrain, nous sommes conduits à préciser de quoi l'on parle, à revenir sur ce qui se diffuse, se propage, se répand. Une méditation sur le jazz, son originalité, sa singularité, ses qualités idiomatiques ou propriétés fondamentales permet seule de poser en toute clarté l'interrogation sur les raisons de son rayonnement et de sa quasi universelle acceptation.

Si l'on fait abstraction des oeuvres écrites -- domaine minoritaire --, le discours jazzistique se résume habituellement en un processus de mélodie accompagnée. Du fait de l'improvisation, qui permet que se produisent d'imprévisibles échanges entre une partie soliste et un accompagnement non fixés, la situation ainsi créée n'est pas tout à fait comparable à celle que fournit, par exemple, mainte page d'opéra ; cependant il ne peut en résulter une texture très élaborée ou une structure très complexe, de nature à captiver l'attention de l'auditeur; c'est plutôt le profil de la mélodie qui, pour une grande part, retient celle-ci. Il convient donc au premier chef que les virtualités rythmiques de cette mélodie soient de nature à susciter une richesse d'accentuation que devra mettre en valeur, dans l'exécution, un phrasé exact.

La notion de « phrasé exact » mérite que l'on s'y arrête. Si les premiers enregistrements de jazz paraissent obsolètes, en dépit de leur naïve fraîcheur polyphonique, c'est que le laisser-aller y règne. Louis Armstrong fut le premier musicien de jazz qui sut construire une phrase mélodique et la rendre avec une égale rigueur, reliant puissamment les différents éléments mélodiques et rythmiques pour constituer une syntaxe qu'il a fallu, dès lors, respecter. En mettant en évidence, avec son impeccable précision, la plastique de la phrase, ses accidents, son relief, Armstrong allait bien au-delà de la leçon de grammaire qu'il avait tout d'abord semblé donner à ses prédécesseurs. Dans cet ordre d'idées, la notion de « phrasé exact » n'est pas sans parenté avec celle de « génie de la langue », laquelle suppose également un préalable sémantique, une organisation privilégiée.

Bien entendu, un type de phrasé, quel qu'il soit, ne peut être ressenti comme « exact » qu'à partir d'un contexte qui en détermine la pertinence syntaxique. Dans le jazz comme dans mainte musique issue de la danse, le tempo est donnée première. Groupés autour de la batterie, les instruments d'infrastructure (que l'on nomme, selon l'usage, « section rythmique ») énoncent les quatre temps de la mesure -- non sans suggérer une « profondeur de champ » qui dépend de la subtilité de la texture -- et imposent -- un trait distinctif du jazz -- l'accentuation des temps faibles (temps pairs) ou afterbeat. Sur ce schéma de base s'articulent les syncopes qui fractionnent le temps en deux parties inégales. Souvent, l'orchestre tout entier anticipe, par la syncope, le temps fort de la mesure suivante : c'est là l'une des innovations les plus spectaculaires du langage orchestral jazzistique. Lorsque Duke Ellington, qui avait été l'un des instigateurs de cette anticipation, voulut, bien des années après, engager le drummer Elvin Jones qui tentait de l'intégrer à la pulsation même de la batterie, il dut capituler devant une révolte unanime de l'orchestre. « You never know where One is ! » Conçu comme une critique par les membres de l'orchestre qui l'opposaient à Elvin Jones, cet argument aurait pu être repris en un sens louangeur par de plus jeunes musiciens : signe du destin évolutionniste du jazz dont la brève histoire est semée de remises en question.

Plus encore que la qualité de la pulsation qui, dans la pratique jazzistique, matérialise et objectivise la donnée première qu'est le tempo, c'est le phrasé mélodique qui apparaît comme le principal vecteur de ce courant spécial, de cet indéfinissable frisson rythmique, propre au jazz, qu'on a appelé « swing » (terme dont l'usage s'est bizarrement élargi depuis une ou deux décennies). Sur cette notion fondamentale, justement parce qu'elle était indéfinissable, on a beaucoup glosé ; on ne s'est pas privé d'ironiser à propos d'un aussi insaisissable fantôme. Fallait-il traiter le terme en substantif, évoquer le swing -- voire les swings, car on en distinguait de différentes sortes --, ou devait-on y voir une action -- et dès lors s'imposait l'usage du verbe -- permise aux seuls détenteurs des secrets du phrasé, the ones who are able to swing ? On s'est beaucoup moqué ; cependant le sentiment du swing, chez le musicien de jazz comme chez l'amateur éduqué, est resté vivace. Tout se passe, au niveau du vécu, comme si l'absence éventuelle de cette particule encore hypothétique, influait sur la psychologie de l'auditeur au point de lui ôter tout plaisir d'écoute : il y aurait là, si elle était nécessaire, une preuve par la négative de l'existence du swing. Allons plus loin et risquons cette hypothèse : non seulement le swing existe, mais encore il repose sur des bases objectives qu'une étude assez fine du phrasé mettra un jour en évidence.

C'est ce phrasé particulier qui, en dernière analyse, apparaît comme le don le plus précieux que les grands improvisateurs de jazz ont fait à la culture contemporaine. Or, ce don n'a pas toujours été accepté. Beaucoup l'ont ignoré, soit parce qu'ils y restaient franchement insensibles, soit parce qu'ils ne le percevaient pas comme un enrichissement. On a souvent voulu n'y voir qu'un apport mineur, émanant d'une sous-culture d'essence populaire : mais ce refus repose, croyons-nous, sur une erreur d'appréciation : s'il est vrai que le phrasé du jazz n'est pas né dans les académies ou les conservatoires, mais qu'il a été inventé, puis développé par des musiciens autodidactes, ceux-ci ont dès l'origine constitué une élite à laquelle il n'a jamais été facile de s'intégrer.

A côté des refus définitifs, il y a eu des adhésions suspectes. Au moment où la musique européenne semblait renoncer à la permanence du tempo et où s'étendait l'usage des valeurs irrationnelles s'inscrivant dans le cadre d'une métrique souvent fluctuante, le jazz apportait, par opposition, une conception qui se fondait sur un renforcement, voire une exaspération du tempo strict. Il se trouva pourtant quelques compositeurs, et non des moindres, qui prétendirent s'y référer. On vit un Stravinsky, un Ravel produire des oeuvres (ou des fragments d'oeuvres) qu'ils disaient influencées par le jazz. Il n'y a là, au mieux, qu'une stylisation satirique d'un matériau mal assimilé ; au pire, que de maladroits pastiches dont on peut estimer que le ridicule les a tués. Pourquoi ? Parce qu'à supposer que Stravinsky et Ravel eussent réellement pénétré les arcanes du phrasé jazzistique et qu'ils eussent été capables d'écrire de façon moins caricaturale, il leur eût fallu, de surcroît, trouver des interprètes pour qui ce type de phrasé ne fût pas resté lettre morte. Or, l'expérience a montré que ce genre de bilinguisme musical n'est pas, parmi les exécutants, la chose du monde la mieux partagée. Peut-on raisonnablement attendre d'un musicien, instrumentiste ou chanteur, dont l'éducation n'a en rien favorisé l'assimilation d'une syntaxe étrangère, qu'il se révèle interprète idéal d'un discours qui se veut issu de cette syntaxe ? A de rares exceptions près -- un di Donato, un Drouet, un Guiot, un Portal --, le compositeur de jazz ne rencontre guère, dans le milieu symphoniste français, ces instrumentistes bilingues dont la multiplication lui permettrait d'espérer, de plus fréquentes exécutions de ses oeuvres ; il en va de même aux Etats-Unis et ailleurs.

La coupure apparaît aussi clairement lorsqu'on se place de l'autre côté de la barrière. Les musiciens qui ont grandi dans le jazz n'en sortent pas volontiers, alors même que, dans certains cas, de brillantes capacités techniques les y autoriseraient. Ainsi, Martial Solal a préféré renoncer à entreprendre une carrière parallèle à laquelle il n'aurait pu se consacrer entièrement : d'une part, il faut beaucoup de temps pour approfondir les oeuvres d'un répertoire même limité ; et, ce qui semble rédhibitoire, celui-là n'a pas vocation d'interprète chez qui se manifeste un refus implicite de l'oeuvre écrite par autrui. Même opinion chez Keith Jarrett. Dans un entretien publié par la revue jazz Hot (juillet-août 1985), alors qu'il lui était demandé s'il abordait le jazz et le classique de la même manière ou s'il les considérait comme des mondes séparés, le musicien répondit : « J'ai cessé aujourd'hui de donner des interprétations classiques pour me consacrer au trio de jazz. Rien n'est plus différent que le jazz et la musique classique. Jouer les deux correctement, de tout son coeur, en même temps, c'est impossible. Ce que je puis affirmer seulement, c'est que je ressens beaucoup plus fortement la tradition du jazz, à nouveau, grâce à mon expérience de concertiste classique. »

La difficulté où se trouve l'instrumentiste de formation classique de s'approprier le phrasé du jazz se double (sauf exception, là encore), d'une incapacité notoire à maîtriser les techniques de l'improvisation. Le dernier lieu d'initiative que lui reconnaissait la tradition européenne : les cadences des concertos, a disparu avec le Romantisme : on ne les crée plus sur-le-champ, on se les procure dans le commerce. Or, c'est une des originalités du jazz que d'avoir remis en honneur l'improvisation : improvisation sur des séquences harmoniques tonales dans le jazz traditionnel et ses dérivés, improvisation « totale » dans le free jazz dès les années 60. Paradoxalement, ce fut à l'instant où le ghetto noir semblait le plus éloigné, sur le plan technique et esthétique, de l'avant-garde européenne, qu'une passerelle fut jetée entre celle-ci et celui-là. S'aventurant sur les sentiers de la chance et de l'aléa, des compositeurs qui, jusque-là, fignolaient le moindre détail d'écriture avec un soin religieux, ressentirent comme nécessaire la collaboration active de l'interprète. Ce dernier se trouva tout à coup promu au rang de compagnon-créateur. Hélas ! On attendait de lui qu'il prolongeât, par ses improvisations, l'oeuvre aléatoire, et il ne savait produire que des arpèges. Les compositeurs se tournèrent alors vers des partenaires susceptibles de s'adapter mieux aux exigences du moment ; c'est ainsi que les transfuges du free jazz firent leur entrée sur la scène de la musique contemporaine. Ces collaborations, parfois orageuses, ont nourri maint concert, et il en reste des témoignages enregistrés qui sont ceux d'une époque où, la note faisant place sur la partition à la figure géométrique, voire au texte poétique, le tout improvisé succédait provisoirement au tout écrit.

Aucun pacte durable ne pouvait résulter de ces alliances éphémères entre la musique que l'on continuait à dire sérieuse et le jazz encore réputé frivole. Le cloisonnement est resté très évident. Pourtant on observe ici et là quelques dominantes communes qui sont le signe de notre siècle ; par exemple, le culte de la recherche sonore, la déification du timbre. Dès les années 20, avec les premiers travaux de l'atelier Ellington, cette évolution s'amorce : le jazz n'aura pas les moyens d'aller aussi loin dans cette voie que la musique électro-acoustique, mais il ouvre le chemin. Peut-être parce que le musicien de jazz a ressenti l'insuffisance de la texture qu'il proposait, il a cherché à y suppléer par un traitement plus libre de la matière sonore. Le timbre a été l'objet d'une exploration avide ; on a forcé l'instrument, on lui a arraché des sons qu'il semblait se refuser à produire. Ces « cris », ces « râles », ces « gémissements », ces « hurlements » incongrus, aujourd'hui bien dépassés, qui ne se souvient du scandale qu'ils déchaînèrent naguère dans les milieux musicaux bien-pensants ?

Sur un tout autre plan, certains instrumentistes de jazz se sont distingués par une couleur propre qu'ils savent donner à leur sonorité, et que le public perçoit comme une signature immédiatement identifiable. Il y a là un phénomène de personnalisation qu'on retrouve, dans l'art classique, chez les stars de l'opéra : Chaliapine, Calas, Pavarotti. On peut dire de ces instrumentistes qu'ils ont « une voix ». Un Louis Armstrong, un Stan Getz, un Miles Davis doit l'essentiel de son succès, non à la perfection d'un phrasé qui touche l'auditeur certes, même si celui-ci n'en est pas conscient, mais à la présence en quelque sorte physique qu'une qualité de timbre unique impose : une présence personnelle, charnelle. On ne s'étonne pas de constater que le musicien qui possède ce son personnel est aussi celui qui « vend ». Ce n'est certes pas là l'aspect le plus exaltant du jazz -- encore que la qualité du son, l'ampleur, le grain, la rugosité jouent un rôle sous-jacent dans l'expression du phrasé -- mais ce pouvoir de séduction immédiate, ce charisme qu'on se plaît à reconnaître à certains solistes, non à tous, a beaucoup favorisé l'expansion mondiale du jazz dont certaines « outrances », naguère, semblaient déplaisantes au grand public habitué à plus tièdes tisanes. Lorsqu'on met l'accent sur cette sensualité-là, on dégage, au premier degré, une certaine image du jazz, la plus populaire sans doute, celle qui persiste aujourd'hui encore dans l'accompagnement musical de plus d'un spot publicitaire (à la télévision) qui a su récupérer, assez habilement parfois, différents clichés du son jazzistique : son ultra-vibré de Sidney Bechet, son non vibré de John Coltrane, son détimbré de Miles Davis, longs glissandi à la Johnny Hodges, etc., comme si les agents du mercantilisme avaient sondé la profondeur des traces qu'ont laissées, dans le vécu collectif, des artistes qui ont de tout autres titres à notre admiration.

Cependant le musicien de jazz ne peut être réduit à cet unique aspect : un son, même personnel, même séduisant. Ellington a emprunté au folklore noir son produit le plus fruste, le blues, pour en nourrir des pièces d'orchestre d'un raffinement subtil (Koko, Saddest Tale... ). D'une autre manière, Lester Young, Charlie Parker, Milt Jackson ont transcendé, magnifié, transfiguré la monotonie du blues en quelques-unes de leurs plus somptueuses explorations mélodiques. On pense ici à la distinction que fait la musicologie entre Volkslied et Kuntslied. Ce travail sur le blues, nul ne l'a poussé plus loin que Thelonious Monk, immédiatement identifiable lui aussi, non pas seulement par sa sonorité, certes inimitable, mais surtout par une façon bien à lui d'agencer la phrase, d'opposer les rythmes, de balancer alternativement entre le continu et le discontinu. On touche ici au domaine de la composition. Si l'improvisation a joué un rôle capital dans la genèse et le développement du jazz, elle a rencontré ses limites, qui sont celles de l'anarchie : avant les années 60, l'improvisateur n'a pu se libérer de la forme thème-et-variations qu'en s'enfermant dans la circularité modale. Or, l'improvisation n'est pas la seule clef dont dispose le créateur. Ellington a montré dès les années 30 de quel potentiel de création peut disposer le compositeur de jazz lorsqu'il se double d'un chef d'orchestre ou, pour parler plus clairement, d'un maître d'atelier. D'autres, peu nombreux il est vrai, ont suivi la difficile voie qu'Ellington a tracée. Ils sont aujourd'hui, croyons-nous, les plus sûrs garants de l'avenir du jazz, voué tôt ou tard à devenir une musique de répertoire ; car cette musique ne peut ni se constituer à partir de fragments de chorus qu'on rejouerait en ordre indéterminé, ni se borner à puiser dans un melting pot historiquement référencé les éléments de cocktails stylistiques savamment combinés. La solution de la crise actuelle -- si crise il y a -- ne peut être le fait, semble-t-il, que des oeuvres, au sens fort; des oeuvres écrites par d'authentiques compositeurs. Nous avons assez souvent situé le compositeur de jazz par rapport au compositeur classique contemporain, montré en quoi son attitude créatrice diffère, et surtout décrit ses échanges avec les interprètes (« l'atelier ») pour qu'il soit nécessaire d'y revenir ici.

Pourquoi le jazz, dont on peut définir la double spécificité : le swing, d'une part -- coextensif à son phrasé -- le travail de la pâte sonore d'autre part, a-t-il envahi l'espace international ? La première réponse qui vient à la pensée -- elle ne semble pas réfutable -- est que, né aux Etats-Unis et ayant grandi sur place, le jazz a bénéficié de la puissance d'expansion et de pénétration des traits civilisationnels de la nation la plus puissante du monde. La suprématie américaine a entraîné la vogue d'une musique qui, d'ailleurs, infiltrait le grand médium que fut -- et reste -- le cinéma, lui-même principal bastion du « show business ». On peut considérer que la force motrice américaine a joué, à plein, son rôle. Elle tirait, comme une machine de traction, les wagons culturels qu'elle destinait à l'Europe et au monde presque en son entier. Encore fallait-il que les wagons transportassent quelque chose d'acceptable, voire d'excitant pour les destinataires.

L'immédiatement recevable, on le comprend aisément, ce fut, pour l'oreille européenne, l'harmonie -- familière -- que le jazz s'était appropriée. Le captivant fut, sans aucun doute, un rythme qui tenait son allure simple et flexueuse de souvenirs africains et, simultanément, un son gonflé de sensualité que réalisaient surtout les cuivres et les saxes. En Europe, le jazz assurait ainsi, pour parler un langage connu, le retour du refoulé. L'origine africaine de cette essence rythmique et phonétique du jazz ne peut être contestée par personne. André Schaeffner, élève de Marcel Mauss, sut voici très exactement soixante ans, la saisir et la décrire, avant tous les autres musicologues : pulsation obsédante, « passion la plus contagieuse que nous ayons rencontrée jusqu'ici », « éternelle lutte dans la musique nègre entre le rythme et la mesure ». Et encore, ceci, qui touche aux sonorités mêmes : « Le jazz nègre, moins par ses violences ou par ses étranges douceurs que par son choix de timbres et par ses intonations (...) implique une expérience vocale dont le fruit porte jusqu'au domaine instrumental. »

Que l'harmonie -- prodige séculaire européen -- et la fluidité bondissante du rythme -- prodige millénaire africain -- aient pu, ensemble, générer une musique nouvelle et vivace ne tient pas du mystère. C'est le contraire, la létalité gestationnelle, la morbidesse natale qui -- avec la connaissance de l'histoire, et le recul que nous nous octroyons, bien entendu -- auraient pu paraître incompréhensibles à un demi-dieu scrutateur. Il faut, ici, avec la prudence d'usage, faire la distinction devenue courante en sociologie entre l'art populaire et l'art savant, étant entendu que l'opposition des domaines n'apparaît nettement qu'aux extrêmes et reste, dans les zones de contact, dans les zones d'échanges, de type transitif et flou. Passeron et Grignon ont lumineusement traité du problème. Il nous faut l'aborder maintenant, car on ne saurait se dissimuler que l'expansion du jazz s'est manifestée au sein de publics distincts, et en nombre inégaux.

Dans le collège des savants, le jazz a pu être aimé par certains surréalistes -- minoritaires du mouvement -- pour ses capacités de libération de la pensée spontanée, improvisatrice. Il a surtout séduit les milieux de l'intelligentsia pour son éclat exotique, dépaysant. Il a, enfin, mais plus rarement, et certainement beaucoup plus tard, frappé par sa fécondité mélodique, son inventivité, sa puissance de déflagration créative proprement musicale. Ce quid proprium du jazz n'a été, en définitive, sauf exceptions, que mal perçu par la gent méditative ou doctrinale et il en fut de même, un long temps, pour l'auditoire irréfléchi. C'est à celui-ci tout de même qu'il faut accorder importance pour saisir l'impérialisme affectif du jazz dans le siècle. Le jazz est une manière de jouer de la musique, ou de l'entendre, dans les deux cas une disposition, une posture de l'être, une intentionnalité neuve et irréductible. Pour cette raison, il a subsumé sous sa loi différents genres et espèces. Il a ressaisi, notamment, les chansons de la variété, les pauvres triomphes d'un jour et les a réinjectés dans le circuit public en y laissant sa marque, son empreinte. Même sous des formes appauvries, adultérées, des incarnations simplificatrices, une part de son esprit a passé. L'audience large s'est laissé envahir, traverser en des interstices de sensibilité, par ce que le jazz apportait en propre : Dionysos, en ce cas tranquille, mais présent.

Ce qui a contribué le plus profondément à la transformation de l'accueil charnel de la musique, depuis des décennies, c'est le jazz. Qu'elle qu'ait été la perte en musicalité pure de ses exemples les plus actifs il faut, non plus en esthéticien mais en sociologue, considérer l'influence constatable, en l'ensemble de la variété internationale, de l'irradiation par le jazz. Nous nous épargnerons de citer tous ceux qui, sans son existence, n'eussent pas chanté de la même façon, des meilleurs, comme Trenet -- accompagné par Chauliac, disciple de Billy Kyle -- jusqu'aux médiocres, qui pullulent. Nous nous contenterons de rappeler l'importance qu'ont pu avoir dans le grand public les thèmes, réabordés, de cette variété, par les jazzmen eux-mêmes : Sentimental Journey (Ella Fitzgerald), The Man I love (Billie Holiday), Lover Man (Sarah Vaughan), Route Sixty Six (King Cole), Caldonia (Louis Jordan) Georgia (Ray Charles), Laura (Erroll Garner), Mack The Knife (Louis Armstrong), Bluebery Hill (Fats Domino). Il n'est pas exclu, il est même logiquement supposable que l'ait emporté sur la jazzité que véhiculent ces versions de thèmes, la quotidienneté de leur discours. Mais d'Ella Fitzgerald à Fats Domino, tous ces artistes aux mérites esthétiques divers « swinguent » la mélodie : une part du génie du jazz se trouve infusée comme à l'insu de celui qui écoute. Le diable caché franchit le miroir, entre en scène, mais la glace traversée n'est pas brisée, la représentation continue et les possédés légers peuvent bien ne se rendre compte de rien.

Le statut et le rôle du jazz ont encore changé dans les années 80. Il ne dérange plus personne. Il est devenu climat d'époque, compagnon anodin que des jeunes femmes annoncent avec des « voix d'aéroport » selon l'expression de Jean-Robert Masson et qui se distille comme une « musique d'ascenseur » selon le mot de Frank Ténot. En certains lieux, on ne l'écoute plus, on l'entend. Ailleurs on le commente en des propos et sur un ton de marchands de savonnettes. Par bonheur, d'autres commentaires, moins désinvoltes donc moins méprisants -- racistes sans le savoir -- restent pour lui préservés. Tant mieux si le propos léger contribue à l'instauration d'une habitude, d'un goût invétéré pour le jazz et prépare, ainsi, la joie bouleversante de l'amour fou et de la connaissance vraie. Encore faut-il que cet autre univers continue d'exister et qu'y soit cultivé un style d'accueil, une invitation à l'authentique parole et à l'authentique perception.

La variété, c'est-à-dire la musique pour la plupart, la musique pour le peuple, faite par d'autres que lui et qu'on lui assène, intègre des éléments du jazz, les élans du saxophone « sexy » par exemple -- qui fait vendre les caramels, les jus de fruits et les mousses à raser. Le saxophone est exemplaire. Daniel Deffayet dit : « Il resurgit grâce au jazz » et beaucoup de critiques se réjouissent que ce souvenir du jazz se glisse dans le rock avec des timbres à la Mike Brecker ou à la David Sanborn.

Il semble bien, en définitive, que le jazz ait eu et continue d'avoir une vocation à l'universalité. Il est le produit de deux cultures : cette hybridation l'a servi. Toutefois, nul ne peut prétendre que la communauté noire n'a pas apporté en lui l'essentiel, ce qui fait son identité. Elle a donné, de plus, la majorité des grands hommes qui assurèrent son itinéraire historique. Cette constatation ne saurait détruire une situation paradoxale qui permet à la fois et l'identité, très ethniquement marquée, et la propension à se laisser partager hors de ses îlots d'origine. On ne l'a jamais dit assez nettement : le Jazz est un enfant adoptif ; il n'est pas né en Europe, mais il n'est pas né en Afrique non plus.

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