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Entretien avec Robert Wilson

Ircam

Résonance n° 11, janvier 1997
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Robert Wilson était à l'Ircam en octobre 1996, pour parler de son oeuvre, de sa conception de l'art et des arts. Il inaugurait une série de manifestations publiques qui se poursuivra tout au long de la saison, autour de la question de la différence des arts. À l'issue de sa lecture (tel était en effet le titre de son spectacle-performance-conférence), il a bien voulu nous accorder cet entretien, où il évoque notamment sa relation à la musique...

Il semble qu'il y ait une sorte de tension dans votre oeuvre entre, d'une part, une tendance à l'abstraction (elle est peut-être particulièrement sensible dans votre manière de traiter les noms propres, tels Freud ou Einstein, comme des indices d'une structure formelle) et, d'autre part, la dimension fortement autobiographique de votre travail.

Je pense abstraitement. Je commence généralement par une structure ou une forme complètement abstraite. Et si, dans cette forme ou cette structure, je peux remplir les blancs de manières très diverses, parfois narratives, le point de départ reste toujours ce squelette abstrait qui porte la chair de l'oeuvre. Puis cette chair est elle-même; recouverte par une sorte de surface, que l'on peut appeler la peau. On a donc la peau, la chair, le squelette... Je crois que c'est dans ce remplissage, précisément, que viennent se loger des éléments très personnels - autobiographiques.

J'ai en effet souvent entendu dire, à propos de The Life and Times of Sigmund Freud, que cette oeuvre n'avait rien à voir avec Freud. Et d'une certaine manière, c'est vrai. Mais, pour moi, elle avait tout à voir avec Freud.

Le premier acte était une plage avec un paysage de sable. Il y avait une petite table, que j'avais utilisée dans The King of Spain, une chaise qui descendait jusqu'à un tiers du proscenium, une femme assise, habillée en noir, tenant un corbeau ainsi qu'une figure égyptienne dans la main droite, une tortue qui traversait la scène en trente-quatre minutes, un coureur qui traversait la scène en quelque sept ou huit secondes - des actions diverses, selon des rythmes différents, des vitesses différentes. La scène était une sorte de batterie d'activités, de zones superposées qui laissaient transparaître des événements simultanés. À un certain moment, Freud traverse la scène, avec Anna Freud...

Quand Freud avait soixante-huit ans, son petit-fils Heinerle est mort. Il était très proche de cet enfant ; il a dit lui-même que, jusqu'à cet événement, il n'avait jamais connu de grave dépression. C'est à partir de ce moment qu'il a développé un cancer. « Quand Heinerle est mort, disait-il, quelque chose en moi s'est éteint pour toujours. » On peut donc penser que cet événement a le même poids que la vie entière de Sigmund Freud - et c'est ce que j'avais en tête pour la pièce. Une longue ligne droite, égale en poids à un minuscule segment.

Par ailleurs, une des influences les plus profondes sur mon travail fut ma rencontre, en 1967, avec Raymond Andrews, un enfant afro-américain sourd-muet âgé de treize ans. À l'issue d'un long procès, j'ai pu l'adopter. Mon premier travail important pour le théâtre a été écrit en collaboration avec lui. C'était curieux, il voyait souvent des choses que je ne voyais pas, préoccuppé que j'étais par l'écoute. Il percevait des gestes, des mouvements des yeux, un langage dont je n'étais pas conscient. Les premières pièces écrites avec Raymond furent silencieuses. Plus tard, en 1973, j'ai rencontré Christopher Knowles, un enfant autiste de quatorze ans qui faisait des collages sonores sur des bandes magnétiques. J'ai obtenu qu'il puisse venir vivre avec moi. L'influence de Chris fut aussi marquante que celle de Raymond.

On a pu dire de certains de mes travaux à l'époque qu'ils étaient des « opéras silencieux ». Quant à moi, je les ai toujours tous pensés comme des opéras, tout simplement. Opéra, en latin, cela veut dire « oeuvre » ou « opus ».

Un de vos spectacles, Death Destruction and Detroit, a d'ailleurs pour sous-titre : « Un opéra avec musique » !

Il y a toujours des sortes de croisements dans mes oeuvres. Lorsque j'ai exposé à la Biennale de Venise, on m'a dit qu'il y avait eu un débat, au sein du jury, pour déterminer s'il s'agissait de peinture ou de sculpture. Pour moi, il s'agissait d'une installation dans l'espace, avec des textes enregistrés, des sons. Quelqu'un comme Donald Judd, au contraire, aimait les distinctions claires et tranchées. Certes, il a pratiqué de nombreuses disciplines : il a fait des meubles, il a été architecte, sculpteur, critique d'art, il dessinait... Mais il était très classique dans sa volonté de distinguer ses travaux : une chaise, disait-il, n'est pas une sculpture, c'est une chaise. Dans mon esprit, les choses sont beaucoup plus mélangées. La différence entre une chaise et une sculpture tend à s'effacer au profit de la sculpture. Et d'ailleurs, les chaises conçues pour mes opéras sont souvent exposées en tant que telles dans des musées ou galeries, détachées de leur prétexte théâtral.

Quand on parle d'« opéra », on pense généralement à un répertoire restreint que nous, en Occident, avons l'habitude d'identifier par ce terme. Au point que, lorsque j'ai voulu déposer le libretto d'Einstein on the Beach au bureau du copyright à Washington, on m'a répondu, en substance, qu'un ensemble de dessins, de notations scénographiques et lumineuses ne constituait pas un livret d'opéra. Quatre fois, on m'a refusé le statut de co-auteur pour cette oeuvre.

Sans lumière, il n'y a pas d'espace. La lumière unifie, elle nous permet de voir et d'entendre sur scène. Dans un sens, elle est comme un personnage, un acteur. Je n'effectue pas les éclairages dix jours avant la première. Ils sont écrits, dès le début. Ils font partie du tout. Et j'essaie de faire en sorte que ce livret visuel soit aussi fort que le « livret audio », si je puis dire.

Une des faiblesses de l'opéra et du théâtre occidental aujourd'hui, c'est qu'ils ont été attachés, liés à la littérature. Nous pensons que la pièce, c'est la littérature, le mot. J'ai eu l'occasion, l'an passé, de voir une fille de quinze ans chanter un air du répertoire de l'opéra de Pékin : elle connaissait plus de sept cent cinquante manières de bouger la manche de son costume. Presque chaque année, à Noël, je vais à Bali ; j'ai eu là aussi l'occasion de questionner une jeune danseuse sur les mouvements de ses yeux : elle en distinguait plus de trois cent soixante-quinze... C'est un vocabulaire, un lexique d'une immense richesse.

Quel est, dans cette perspective, votre sentiment à l'égard du Gesamtkunstwerk wagnérien - que l'on traduit généralement en français par « oeuvre d'art totale ») ?

En général, quand je vais au théâtre, il y a trop d'affairement sur scène. Ce que je vois m'empêche d'écouter. C'est quand j'ai découvert le travail de John Cage et Merce Cunningham que j'ai réalisé que je pouvais voir et entendre. Que ce que je voyais pouvait m'aider à entendre. Mon travail, toutefois, est différent du leur: chez eux, les divers éléments du spectacle se rencontrent par hasard, de manière aléatoire, comme différentes pistes ; chez moi, il s'agit d'un effort conscient, d'une construction.

Quand nous avons écrit Einstein on the Beach avec Phil Glass, j'ai bâti une structure en quatre actes, avec trois thèmes (A, B et C), associés selon toutes les combinaisons possibles dans ces quatre actes (AB, CA, BC et ABC respectivement). J'ai également décidé qu'il y aurait cinq interludes, que j'ai baptisés kneeplays, à l'image du genou qui articule deux éléments semblables dans la jambe. Une heure, deux heures, trois ? Doit-il être wagnérien ? » Il a trouvé que c'était une bonne idée. L'opéra devant donc être wagnérien, nous nous sommes déterminés pour une durée de quatre heures et quarante minutes...

L'architecture du livret visuel était ici construite de façon musicale, avec des thèmes récurrents, annoncés à tel ou tel moment et développés, variés plus tard. Mais, à l'intérieur de cette structure générale, Phil et moi travaillions différemment. Le livret visuel et le livret audio sont comme deux écrans sur lesquels les événements se déroulent dans des directions dissemblables. Et parfois, une rotation intervient qui les met en phase, avant qu'ils se déphasent à nouveau.

Je me souviens, c'est Marlene Dietrich qui un jour m'a dit : « La difficulté, c'est de placer la voix avec le visage. » Et c'est quelque chose que je n'ai jamais oublié.

Je travaille actuellement à un nouveau projet avec Phil. Il s'intitule Monsters of Grace. Il n'y a pas d'acteurs sur scène. Que des objets et des lumières. J'étais en train de répéter cette phrase de Hamlet : « Angels and ministers of grace defend us ! » Christopher Knowles était avec moi - il s'est étonné : « Monsters of grace ? » Ce sera donc le titre du prochain opéra.

Travaillez-vous différemment « sur », ou « avec » Wagner ?

À un certain niveau de généralité, les approches sont très semblables, qu'il s'agisse de Mozart, de Wagner, de Phil Glass, de Tom Waits, de Lou Reed ou de David Byrne. Le travail « avec » Wagner, c'est également une forme de « collaboration » - je veux dire que travailler avec quelqu'un de vivant ou de mort, cela revient toujours à collaborer avec lui. Si bien que Wagner aussi me pousse à faire ce je ne ferais pas avec un autre.

Si je travaille avec William Burroughs, j'aurai affaire à des textes en forme de collages et d'associations libres, tandis qu'avec Heiner Müller il y aura une matière rocailleuse, compressée par le sens, sans espace alentour. Le poids du texte est complètement différent. Inversement, quand en 1977 j'ai monté I Was Sitting on my Patio... avec Lucinda Childs, les spectacteurs n'ont pas remarqué, pour la plupart, que le texte du premier acte était exactement le même que celui du second. Nous l'avions travaillé chacun à notre manière.

Je pourrais en dire autant pour la musique. Quand j'ai mis en scène l'Alceste de Gluck, j'ai conçu, plutôt qu'une architecture baroque, une géométrie plus sévère, faite de lignes droites. Non pas pour « actualiser » l'opéra - je hais cette idée, une grande oeuvre est déjà tellement pleine de temps. C'est plutôt que je recherche souvent un contrepoint à la musique, au texte...

La scène est un espace différent, qui n'a rien à voir avec les autres espaces. Les Japonais croient que les dieux vivent en dessous. Le temps aussi y est différent. Martha Graham disait qu'il n'existe pas quelque chose comme l'absence de mouvement. Sur scène, il y a toujours du mouvement. Quand j'arrête un geste, quel qu'il soit, le mouvement continue. C'est une seule et même ligne qui ne cesse d'arriver, qui toujours se poursuit. John Cage disait qu'il n'y a pas quelque chose comme du silence. Sur scène, il y a toujours du son. Si je m'interromps dans la parole ou dans le chant, le son toujours se poursuit.

Pour en revenir à l'« autobiographie », quelles ont été les premières impressions musicales dont vous diriez qu'elles furent déterminantes ?

Le premier « opéra » du répertoire que j'ai entendu, c'était Madame Butterfly. J'avais dix-sept ans. C'était à Cincinnati, dans le zoo. Le théâtre de Cincinnati est à moitié couvert. Et au moment où Butterfly meurt, on pouvait entendre les animaux crier, hurler, comme s'ils chantaient. C'était magnifique d'entendre les hyènes pleurer avec Butterfly. Je n'ai jamais oublié cet instant.

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