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Identités/altérités
Editorial

Marc Jimenez

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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Il semble étonnant que, dans un siècle d'égoïsme, on éprouve tant de peine à persuader à l'homme que de toutes les études, la plus importante est celle de lui-même.

Joseph-Marie de Gérando

L'un et le multiple, le même et l'autre, l'identique et le différent figurent parmi les thèmes obsédants de la philosophie depuis qu'elle existe, non seulement de la philosophie occidentale, mais de toute pensée, qu'elle soit mythique ou qu'elle croie avoir cessé de l'être.

La simple formulation de ces thèmes révèle les deux pôles d'une problématique de l'identité. D'un côté, la permanence, les repères fixes, les constantes, la similitude, l'identité à soi. De l'autre, le changeant, la distinction, le différent. Mais la question de l'identité ne s'épuise pas dans cette scission. L'identique, c'est aussi l'invariant, le toujours-semblable, la répétition, et parfois l'absorption des différences qui a pour conséquence le refus de l'altérité. L'autre, c'est aussi la singularité, l'étrangeté ou l'étranger et donc, parfois, le refus -- c'est à peine un jeu de mots -- de l'uniforme ; l'autre peut apparaître ainsi, aux yeux de l'identique, comme le difforme.

Les philosophes nous l'ont suffisamment répété : le même n'a besoin que de lui-même pour se définir, tandis que l'autre a besoin du même pour s'affirmer. Leur relation est donc, potentiellement, conflictuelle.

Traiter du thème de l'identité et le transposer dans l'univers multiple de la culture, des cultures, c'est s'exposer à rencontrer, en musique notamment, toutes les ambiguïtés et les paradoxes d'un problème qui hante, aujourd'hui peut-être plus que jamais, le scientifique, le philosophe, le... politique, le compositeur ou le chercheur qui s'interroge sur le sens et le devenir de sa création. Et il n'est pas besoin de recourir aux lieux communs pour s'interroger avec scepticisme sur ce sens et ce devenir au stade actuel de l'industrialisation progressive de la culture. L'uniformisation des pratiques artistiques et culturelles s'effectue sur la base de standards programmés par les médias, soumis au marché, véhiculés par les modes et régis par l'idéologie de la communication. S'il convient, comme le suggère ici même Claude Lévi-Strauss, de parier sur l'apparition de différenciations qui, toujours, feront obstacle à la constitution d'un hyper-espace médiatique uniformisé, l'hypothèse d'une homogénéisation culturelle, peu soucieuse des altérités, n'est pas une aberration.

Problème complexe car, simultanément, le même hyper-espace, la même communicationalité autorisent les influences interculturelles. L'espace médiatique est aussi, qu'on le veuille ou non, celui qui permet la coexistence des spécificités, le « métissage culturel ». On sait bien, par exemple, que s'interroger aujourd'hui sur l'identité de la musique contemporaine, c'est poser la question du statut des cultures populaires -- rock, musiques ethniques -- dans la création actuelle des jeunes compositeurs.

A une époque caractérisée, dit-on, par la crise d'identité et l'érosion culturelle, il importe de comprendre à quel jeu d'interférences obéit cette création, de déterminer son lieu d'enracinement, ses sources, et d'analyser les effets qu'elle produit, et sur qui.

Les ambiguïtés apparaissent dès lors qu'on cherche à relier une musique à un peuple, à une ethnie, à une langue, à un groupe social déterminé, ou simplement à une génération1. S'il est important, historiquement et esthétiquement, de pouvoir rattacher une musique à ses racines culturelles -- ce que toute musique, au demeurant, revendique afin, tout simplement, d'être reconnue -- l'histoire des emprunts, des influences, des modes, des plagiats, des assimilations, des arrangements et interactions culturelles multiples, ne cesse de contrarier l'entreprise d'identification. Les pistes sont brouillées et pourtant, ces « mélanges » ne furent possibles qu'en raison de la force de ces identités.

Les paradoxes se manifestent dès que la reconnaissance d'une musique -- y compris sa « reconnaissance » médiatique et commerciale -- tend à masquer ou annuler les caractères particuliers grâce auxquels, initialement, cette musique avait acquis sa spécificité. Tel est le sort de nombreuses musiques « ethniques », récupérées ou assimilées, notamment celui de la musique africaine -- l'identité de cette dernière n'est-elle pas devenue, tout bonnement insaisissable ? -- évoqué, dans ce numéro, par Simha Arom et Yacouba Konaté.

La question de l'identité musicale, sous l'un de ces aspects, est bien celle de la dialectique de la reconnaissance et de l'assimilation. En ce sens, elle est aussi politique. L'affirmation d'une singularité culturelle -- condition de sa reconnaissance -- constitue une garantie contre l'uniformisation et la standardisation de l'environnement musical ; également contre sa fusion dans une totalité indifférenciée ; mais l'identité trop vivement revendiquée, acquise parfois au prix d'autres identités étouffées ou mutilées -- sombre dans la méconnaissance et dans l'isolement. Ne se lamente-t-on pas, ici et là, souvent à juste titre, du ghetto élitiste de la musique contemporaine ou de la folklorisation des musiques « exotiques » !

Le combat pour l'identité est à la mesure de la lutte contre les identités. Les expériences, les analyses et les témoignages présents dans ce numéro d'InHarmoniques, entendent saisir divers moments de ce rapport conflictuel, sans prétendre, cela va de soi, à une quelconque exhaustivité. S'il est vrai que la rationalisation de la musique savante occidentale -- dans sa prise en charge des mutations technologiques -- n'est qu'un aspect de la rationalité en marche, d'autres pratiques musicales tentent de survivre, déracinées, hors de leur culture. La condition de leur survie réside parfois dans un équilibre entre un contenu, un matériau issu de leur tradition et des éléments formels extérieurs, puisés dans une réalité autre. C'est ce que montre, notamment, Maurice Delaistier, à propos de la musique yiddish. Ces cultures, Emmanuel Pedler les qualifie, très heureusement, de « cultures d'exil ». Mais toute expression culturelle n'est-elle pas en exil à l'intérieur, parfois, de sa propre culture dès que celle-ci devient dominante ?

Le problème de l'identité culturelle est également institutionnel. Cette tension entre culture et institution, la volonté de créer artificiellement une identité grâce à un protectionnisme culturel savamment organisé, ne pouvaient être ignorées. L'étude de Jann Pasler démonte le mécanisme d'un système -- l'Université américaine -- qui, pendant des décennies, a réussi à imposer une conception « nationaliste », tendant à soustraire la composition et la recherche musicales aux influences européennes trop « avant-gardistes ». Sur un thème fort différent, mais presque en réponse à cette étude, Michel Faure évoque quelques-uns des fondements idéologiques de la « réaction tonale » du Groupe des Six. D'autres domaines, certes, auraient pu être explorés qui auraient encore accru le caractère de « mosaïque » de ce numéro. Une priorité a été accordée aux analyses de situations, aux expériences et aux témoignages, au détriment des études purement théoriques. Il s'ensuit fatalement une extrême diversité, à l'image de ce thème « éclaté » qu'est l'identité. Mais cette diversité était indispensable pour dénoncer la malignité du « préjugé ethnocentrique », ce préjugé qui tend à démentir l'idée -- à laquelle nul ne saurait cependant renoncer -- que la musique demeure le langage le plus proche d'une langue universelle.


Note

  1. Cf., sur ce point, l'article d'A.M. Green.

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