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InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Le Jargon de l'authenticité, texte publié en 1964 par T. W. Adorno, est une charge virulente contre Martin Heidegger et ses épigones. L'auteur y fustige un traitement particulier de la langue allemande, notamment la sacralisation de concepts clés, engendrant ce qu'il nomme le « bavardage » ou le « caquetage » existentiel. Mélange de termes pseudo-philosophiques et populaires destinés à subjuguer, ce jargon devint, dans les années 20, en Allemagne, une pratique linguistique courante, notamment dans les milieux nazis. Au centre de ce jargon, l'« authenticité », notion essentielle de l'ouvrage de Heidegger qu'Adorno analyse dans ses connotations multiples : nostalgie de l'origine, de l'archaïque, mythe de la pureté et de l'incorruptible. Dès sa parution en 1989, la version française du Jargon de l'authenticité sucite des réserves. On déplore des inexactitudes, des contresens (cf. les arguments de Rainer Roechlitz dans « Le Jargon en Français », Critique n° 503, avril 89, pp. 277-281) ; on s'étonne parfois du ton « pro-heideggerien » de la traduction elle-même. Authenticité, donc, ou inauthenticité, ici à plusieurs niveaux, et des implications esthétiques qui intéressent ce numéro d'Inharmoniques. Pour Marc Jimenez, il y aurait une cohérence inquiétante entre la traduction, la critique adornienne de l'authentique et l'effigie de Heidegger placée, sous le nom d'Adorno, en couverture de l'ouvrage français.La photographie de Martin Heidegger sur la couverture de l'ouvrage de T. W. Adorno Jargon de l'authenticité rappelle l'anecdote bien connue : à Otto Abetz, ambassadeur du IIIe Reich en France, qui, en contemplation devant Guernica, demandait au peintre s'il était bien l'auteur de cette toile, Picasso aurait répondu : « Non, Votre Excellence, c'est vous ! » J'ignore si les responsables de la publication de l'ouvrage d'Adorno connaissent cette réplique ; en tout cas, ils ont vu juste : le véritable auteur du Jargon de l'authenticité est bien Martin Heidegger, l'« Otto Abetz » de l'ouvrage. Pour attester l'authenticité (!) du document, il suffisait qu'une traduction force l'identification du texte original au langage qu'ici l'invisible Adorno prend précisément pour cible. Le tour est joué : ce qu'on lit est bien du Heidegger. Un seul point intrigue : pourquoi avoir conservé en couverture le nom de T. W. Adorno, d'autant que relativement rares sont les lecteurs français susceptibles, aujourd'hui, de lui adjoindre immédiatement un visage ?
On notera que la thèse, appliquée avec bonheur par Adorno
à l'art moderne, à savoir que la forme est un contenu, est
confirmée ici une fois de plus : la forme, la « couverture » --
autrement dit l'impératif commercial -- renvoie
immédiatement au contenu, à l'idée, au sens hégélien,
c'est-à-dire, en définitive, à l'amalgame, à cette confusion
postmoderne énonçant que « tout se vaut dans l'histoire »,
pourvu qu'on procède auparavant à sa falsification.
Falsification, l'heideggerianisation outrancière, haute en tics
(langagiers) de ce texte. Certes, la manoeuvre est
involontaire ; du moins on peut le supposer, ce qui est
d'autant plus grave. En tombant dans le piège du jargon,
sans rendre compte de la distance qu'Adorno maintient en
permanence par le jeu de la citation critique, la traduction
vérifie du même coup la thèse adornienne
sur la puissance de séduction du langage
heideggerien. Car il s'agit bien ici de séduction, comme le
laisse entendre malencontreusement le texte traduit, lui
aussi séduit ou détourné (en allemand : verführt) jusqu'à
rendre inintelligible le propos adornien, et ce dès la
première page de l'ouvrage (p. 37, éd. fr.). On peut lire en
effet : « A celui qui reprocherait de vouloir séduire dans le
champ philosophique, sociologique et esthétique », alors
que plus modestement, du moins en ce passage, Adorno
n'avait pour intention que de « procéder de façon
philosophique, sociologique 1 ». Freud n'aurait pu faire
mieux.
lnitialement, le Jargon de l'authenticité (le sous-titre : de
l'idéologie allemande ne figure pas sur la « une » de
couverture) devait être inclus dans la Dialectique négative
(1966, trad. fr. Pavot, 1978). L'auteur a préféré publier à part
ce texte polémique. Comme il arrive fréquemment chez
Adorno,
l'hermétisme du langage cache une idée aussi claire
que distincte : l'expression « jargon de l'authenticité »,
forgée dès 1953, révèle l'incapacité des concepts
heideggeriens à accéder au statut d'une véritable
terminologie philosophique. A la place de celle-ci un « jargon »
abstrait, autoritaire et mystique, élitiste chez les
intellectuels de la République de Weimar, populaire et
nationaliste sous le IIIe Reich
et après la chute de celui-ci.
Une société se lit et se comprend par son langage : le Jargon
de l'authenticité est une illustration de cette idée chère à
Karl Krauss. Adorno
l'entend ainsi. Heidegger gourou
madré, « roué », selon l'expression de Robert Minder,
assigne à sa philosophie la tâche de définir, du moins en
théorie, le statut du langage. D'autres, moins versés en
philosophie que le recteur momentané de I'Université de
Fribourg, tenteront malheureusement de le réaliser, en
pratique.
Le Jargon de l'authenticité est à lire comme un funeste
hommage à l'impact de la philosophie heideggerienne, au
poids qu'elle a eu hier, à l'importance qu'elle peut avoir
demain. La question essentielle posée par Adorno est celle
de la responsabilité d'un discours philosophique au moment
où il s'exprime, responsabilité qui est celle, aussi, de son
auteur, décidé ou non à l'assumer jusqu'au bout. A cet égard,
l'attitude de Heidegger fut d'une extrême cohérence, et
Adorno l'a reconnu : « L'insertion de Heidegger dans l'Etat
hitlérien ne fut pas un acte d'opportunisme, mais la
conséquence d'une philosophie qui identifiait l'Etre au
Führer » (Modèles critiques, Payot, 1984, p. 16). En somme,
eût été inconséquente la non-adhésion du philosophe à une
politique qui puisait dans son oeuvre autant de légitimation.
Car ce qui est en jeu, ici, ce n'est pas simplement le jargon,
ni les termes figés qui le constituent 2,
mais tout ce que draine avec elle la notion même d'authenticité, ses
connotations sociales, politiques et esthétiques ; et cela au
regard d'une philosophie occidentale de l'histoire que Martin
Heidegger, en retrait pré-socratique, s'est toujours refusé à
envisager dans la perspective d'un déploiement de la Raison
et, disons-le, de l'esprit libéral et démocratique.
Bien au-delà de la critique linguistique, mais grâce à elle,
Adorno identifie une posture intellectuelle et idéologique
face au passé, à la mémoire ; exploitation nostalgique de nos
« racines », de nos « sources » (jargon) dans une civilisation,
une culture, un terroir. Les armes sont ainsi forgées pour
frapper d'interdit ce qui dérange l'Ordre : l'art d'avant-garde,
par exemple, dont les détracteurs se complaisent à dénoncer
l'absence de « délivrance de message » : « [...] on s'arme du
message pour frapper l'art nouveau ; le caractère réfractaire
de celui-ci à l'égard du sens communicable traditionnel est
réprouvé, comme à partir d'un point de vue plus élevé, par
ceux dont la conscience esthétique ne suit pas » (Jargon, p.
50).
Plus que l'authenticité elle-même, c'est la quête effrénée de
l'authentique et ce qu'elle implique -- syndrome intégriste --
qui, en tous domaines, suscite défiance, voire répulsion,
envers le fanatisme du jargon.
La relation entre Adorno
et Heidegger ne se réduit pas à un « refus de communication » (selon l'expression d'Hermann
Mörchen : « Kommunikationsverweigerung » dans son gros
ouvrage sur Adorno
et Heidegger, Stuttgart, 1981). Cette communication est tout bonnement impossible. Une «
lecture non idéologique » de l'affaire -- comme l'appelle de
ses voeux l'auteur de cette version dans une Préface -- n'a
strictement aucun sens puisque la pensée dialectique
d'Adorno
repose précisément sur la coïncidence parfaite
entre la critique de l'idéologie et la critique linguistique.
Heidegger, jaloux de sa mienneté, à l'abri dans l'authenticité
de son être, a de son vivant superbement ignoré Adorno.
On pourrait souhaiter que ses aficionados, zélateurs du Maître,
continuent d'afficher la même indifférence, évitant ainsi
qu'une communication forcée ne devienne, pour les
générations présentes et futures, la forme suprême d'un
grave malentendu.
On ne peut donc rêver -- à quelles fins donc ? -- d'une
quelconque conciliation, sauf à l'extorquer par une habile « présentation » ; sur la couverture du Jargon de l'authenticité,
une vignette : l'auteur de Sein und Zeit à sa table de travail...
Qu'un jour la « griffe » Heidegger ne serve plus qu'à la
promotion mercantile d'autres bouquins de philo dans le
supermarché de la culture serait, à tout prendre, un moindre
mal. Etrange accomplissement d'une non moins étrange
destinée dans l'univers de la consommation... Le contrat de
confiance en moins...!
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Notes
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