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Un musicien chez le Dr Mabuse

Guy Lelong

Résonance nº 5, septembre 1993
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Michael Obst vient d'achever la partition que l'Ircam, l'Ensemble InterContemporain et l'Odéon-Théâtre de l'Europe, dans le cadre du festival Cinémémoire lui ont commandée en accompagnement de l'un des chefs d'oeuvre du cinéma muet : le Doktor Mabuse de Fritz Lang. C'est cette collaboration différée d'un cinéaste des années 20 et d'un jeune musicien contemporain que commente pour nous l'article qu'on va lire.

Le langage souvent complexe de la musique dite « contemporaine » est-il susceptible d'accompagner les images d'un film ? Plus généralement, musique de recherche et musique fonctionnelle sont-elles compatibles ? Si l'on en croit la majeure partie de la production cinématographique, l'on serait tenté de répondre non à ces deux questions, et l'on regretterait, après beaucoup d'autres, que la musique de film oscille trop souvent entre l'utilisation de clichés éculés et la réutilisation, affective ou valorisante, de partitions classiques.

Pourtant, même si elles sont rares, les tentatives d'intégration d'une musique contemporaine au cinéma ne sont pas totalement inexistantes (les musiques de Henze pour certains films de Resnais, par exemple), mais il faut reconnaître qu'en matière de renouvellement cinématographique, les réussites concernent plutôt les bandes-son, celles notamment que Michel Fano a réalisées pour six films d'Alain Robbe-Grillet et deux films sur les animaux, dont La Griffe et la Dent.

En fait, c'est surtout pour le cinéma muet, où la recréation d'un accompagnement sonore apparaît souvent nécessaire, que des partitions ont été commandées à des compositeurs contemporains. Bien que s'inscrivant dans ce cadre, la commande passée à Michael Obst d'une musique pour ensemble instrumental devant accompagner en direct Le Dr Mabuse de Fritz Lang, est toutefois assez exceptionnelle. D'abord, en effet, le film choisi est une oeuvre mythique de l'histoire du cinéma ; ensuite, le langage de Michael Obst -- compositeur allemand, né en 1955 et avouant avoir été particulièrement influencé par les oeuvres de Luciano Berio -- est résolument contemporain, à la fois tourné vers les ressources de la musique électronique et le travail du timbre ; enfin, l'ampleur du projet est inhabituelle : plus de quatre heures de musique faisant appel à l'électronique et à un effectif instrumental comportant jusqu'à trente musiciens.

Les trois vies du Dr Mabuse

Film-phare de l'expressionnisme allemand, Dr Mabuse le joueur (Dr Mabuse, der Spieler) a été créé en 1922 sur un scénario de Fritz Lang et de sa femme Thea von Harbou, d'après un roman de Norbert Jacques. Le film comporte deux parties : Une image de l'époque et Inferno -- Hommes de l'époque, chaque partie durant environ deux heures. Le personnage du "savant criminel", incarné par le Dr Mabuse, semble avoir particulièrement intéressé le cinéaste allemand, puisqu'il y est revenu deux fois au cours de sa carrière, avec Le testament du Dr Mabuse, en 1933, qui est une dénonciation de l'hitlérisme, puis avec son dernier film, en 1960, Les mille yeux du Dr Mabuse.

Le succès remporté, en 1922, par Dr Mabuse der Spieler provient principalement du fait que le public et la critique y ont vu, au-delà du film policier, un reflet de leur époque, et plus précisément un documentaire sur la dégradation sociale de l'Allemagne à l'époque de l'inflation. En fait, le film consiste en une succession de scènes presque autonomes (attaque à main armée dans un train, séquence de la Bourse, scène de cabaret, affrontement de Mabuse avec ses victimes successives, souvent assez « décadentes », etc.), scènes, en effet, qui peuvent être lues comme une critique sociale de l'époque, mais apparaissent non moins reliées entre elles par un travail rythmique, principalement dû au montage, et générant une tension dramatique, caractéristique de l'art de Fritz Lang.

Le public de l'époque fut également très impressionné par les innovations techniques et certains effets spéciaux du film. C'est en effet avec Mabuse qu'a été trouvée, pour la première fois, une solution au problème de l'éclairage de nuit dans les scènes de rue. Et parmi les effets saisissants, signalons cette séquence où la tête de Mabuse, s'avançant jusqu'à emplir entièrement l'écran, semble vouloir soumettre, par son regard hypnotique, non seulement ses victimes mais aussi le public...

Les choix du musicien

Suivant en cela la division du film de Fritz Lang, la partition de Michael Obst comporte deux grandes parties mettant en oeuvre des effectifs différents : 26 musiciens, 2 claviers et 3 percussions, pour la première, 18 musiciens et live electronic pour la seconde. Mais c'est aussi sous l'aspect formel que les deux parties se distinguent l'une de l'autre. En effet, pour la première partie qui enchaîne des « ambiances » très différentes les unes des autres, Michael Obst a composé des séquences musicales parfois assez longues et fortement différenciées, sortes d'équivalents musicaux à ces « scènes sociales » ; en revanche, pour la seconde partie, qui relève davantage du thriller que de la critique sociale, la musique suit plus directement le déroulement de l'action.

Cela dit, comme il n'était pas question pour Michael Obst d'imposer au public quatre heures de musique d'orchestre (ce qui aurait largement excédé sa capacité d'attention), le compositeur a ménagé entre les plages d'orchestre des plages de repos, réservées au piano, éventuellement doublées par les percussions, et ce choix de l'instrument soliste est évidemment une référence aux accompagnements musicaux de l'époque. La répartition des plages de clavier et d'orchestre a été faite en fonction de l'impact des séquences du film, les séquences dramatiques ou de foule (celle de la Bourse, par exemple) s'octroyant l'orchestre, alors que les confrontations de personnages, plus intimistes, sont seulement soulignées par le son des claviers.

Pour obtenir des sections musicales aussi distinctes que le sont entre elles les différentes séquences du film, Michael Obst a été conduit à écrire une partition fortement hétérogène ; cette hétérogénéité concerne aussi bien les distributions instrumentales qui sont très variées (ensemble au complet, piano, mais aussi cordes ou percussions seules, etc.) que les styles abordés, voire empruntés (musique « contemporaine », certes, mais aussi intégration, dans les plages de repos, de certaines formes sonores des années vingt : marche prussienne, musique de cabaret, citation des Gnossiennes de Satie).

De plus, Michael Obst ne s'est pas privé d'effets sonores, éventuellement électroniques, notamment pour les séances d'hypnotisme ou pour souligner, de manière humoristique, certains effets visuels, telle l'apparition en surimpression, à la toute fin du film, des victimes de Mabuse venant le hanter alors qu'il est devenu fou.

Il ne faudrait toutefois pas croire que Michael Obst s'est limité à un travail principalement illustratif, même si cet aspect, d'un certain point de vue assez traditionnel, a effectivement été pris en compte par le compositeur, en raison de son efficacité fonctionnelle. D'une part, en effet, plusieurs séquences ont été entièrement élaborées à partir du rythme du montage (toute la section orchestrale du début, par exemple, ainsi que certaines scènes de cabaret) ; d'autre part, la musique, suivant parfois sa logique propre, semble s'émanciper, au point d'offrir alors aux images, qu'elle sous-tend, moins une simple illustration sonore qu'un véritable contrepoint.

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