Ircam - Centre Georges-Pompidou
IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

Entretien avec Philippe Hurel

Guy Lelong

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Philippe Hurel, n° 5, mars 1994
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1994


Partis pris

En tant que compositeur de musique dite «contemporaine», vous considérez-vous comme le continuateur de la musique classique ou vous sentez-vous plutôt rattaché à d'autres courants musicaux ?

Evidemment, en tant que compositeur de «musique contemporaine» (pour employer cette vilaine expression), je me sens rattaché à la musique classique, puisque toute la musique savante d'aujourd'hui en dépend et qu'il n'est pas question de le nier. Mais, comme beaucoup de compositeurs des générations récentes, je suis aussi passé par le «filtre» d'autres musiques et j'ai donc subi leur influence. Si certains ont beaucoup appris de la musique ethnique, pour ma part, c'est plutôt le jazz qui a joué et qui continue à jouer ce rôle. Il n'influe pas directement sur mon travail, mais j'ai besoin d'en écouter pour me «ressourcer», si je puis dire, sur le plan rythmique. Le jazz ne me sert pas à écrire mes polyphonies rythmiques, qui sont plutôt le résultat d'un calcul minutieux et patient, mais son influence est manifeste pour le travail de mes motifs rythmiques destinés à être perçus comme tels. Ce que j'aime aussi dans le jazz, c'est son côté énergétique, trop rare dans la musique contemporaine, l'aspect jusqu'au-boutiste des interprètes, qui manque tellement à la musique classique, et enfin le professionnalisme de l'exécution... En fait, c'est surtout depuis les Miniatures (écrites en 1991) que je revendique explicitement cette influence que j'ai longtemps rejetée.
Parallèlement à ce regain d'intérêt pour le jazz, j'ai également utilisé certains procédés de la musique sérielle, autre influence que j'avais totalement rejetée (voire honnie !). Cela n'est pas contradictoire, cela veut simplement dire que je sais mieux qu'avant gérer l'hétérogène. Pour revenir à la musique classique, je dirai simplement (mais fermement) que je ne suis vraiment influencé que par ses périodes les plus récentes et, en l'occurrence - pour employer une opposition en passe de devenir médiatique ! -, par celles du spectre et de la série. C'est dire que je ne laisse passer aucune influence néo, qu'elle soit classique, romantique ou autre, et fais d'ailleurs assez rarement référence à des partitions anciennes. J'ai donc assez peu à voir avec le compositeur de musique contemporaine, tel qu'on le représente généralement, sorte de puits de science connaissant toute la musique qui précède. En fait, quand je regarde une partition du passé, c'est plutôt pour un détail technique, par exemple lié à l'instrumentation. Ou, alors, j'analyse un bon vieux Beethoven pour remettre les pendules à l'heure !
En règle générale, je me nourris plus d'un livre que d'une partition, car il me paraît moins risqué de transférer des idées entre des arts différents que de le faire à l'intérieur du sien. Dès qu'on passe d'un art à un autre, la nécessité de «porter des règles», comme on dit en informatique, facilite la mise à distance du modèle, permet de le transgresser plus aisément ; alors que si j'emprunte une idée à un compositeur, je risque, en restant trop près du modèle, tout simplement le plagiat. En fait, je crois avoir, ces dernières années, plus appris avec la littérature qu'avec la musique. Ce n'est pas très original - et ne cherche pas à l'être - mais le traitement du temps chez Proust m'a beaucoup marqué, bien que le raffinement très «français» de son univers me soit tout à fait étranger et que mes oeuvres aient tendance à être de plus en plus courtes et ramassées. D'un point de vue formel encore, j'ai appris de Thomas Mann comment organiser la répétition ou la réapparition de «motifs» (principe que j'ai aussi appris chez Wagner, l'un des rares compositeurs auxquels je me réfère constamment). Plus récemment, j'ai été fortement impressionné par la technique narrative de Claude Simon, permettant à des séquences, apparemment indépendantes, de progressivement se contaminer. Sans oublier l'Ulysse de Joyce ou Jacques le fataliste de Diderot qui m'ont sûrement plus appris que si j'avais relu les partitions de Bach pendant des heures.

Que pensez-vous qu'on puisse «apprendre» à l'écoute de la musique contemporaine et plus particulièrement à l'écoute de la vôtre ?

Il m'est difficile de répondre de façon générale mais, en ce qui me concerne, je n'ai aucun message à délivrer. Et s'il en existe un, c'est celui de la musique. La musique n'a à parler que d'elle-même, son message est seulement d'ordre conceptuel ou musical, il n'existe qu'à l'écoute de la musique, n'exprime rien d'autre qu'elle, ce qui n'interdit nullement - bien au contraire - de faire percevoir les tensions et détentes nécessaires à son déroulement. Cette attitude, qui a pourtant l'avantage de la clarté, passe souvent pour intellectuelle et le public comprend mal que le compositeur contemporain ait tendance à ne parler que de son travail. Je trouve, pour ma part, tout à fait déplacé que des artistes se servent d'arguments politiques ou sociaux pour donner un sens à leur pièce, par peur d'écrire une musique prétendue élitiste. Ces justifications sont malhonnêtes et je me verrais mal dédier l'une de mes oeuvres aux victimes d'un quelconque conflit en vivant bourgeoisement dans un appartement chauffé.

Les oeuvres importantes contribuent toutefois à sans cesse redéfinir l'idée qu'on peut se faire de la musique...

Exactement. Et ce message-là - ou plutôt cette leçon - dure évidemment bien au-delà du contexte social et politique.

Si vous deviez, toutefois, déterminer un enjeu de la composition, quel serait-il ?

Composer, c'est résister. En ce moment, plus que jamais et à plus d'un titre. Il s'agit d'abord de la résistance physique et intellectuelle nécessaire pour continuer à travailler sans perdre son professionnalisme et sa qualité ; il s'agit ensuite de résister aux facilités et tentations du social, bien que je ne prétende évidemment pas m'en excepter ; il s'agit encore de résister à l'influence de la musique des autres, donc de se frayer une personnalité au sein de préoccupations généralement communes à plusieurs. Il s'agit plus encore de résister à l'implacable, l'épouvantable machine médiatique. Car écrire une pièce de musique contemporaine, c'est produire un objet qui soit à la fois lié au «beau» et à la pensée, c'est donc résister à la médiocrité intellectuelle de la plupart des choses qui nous entourent : sous-programmes de radio et de télévision, discours ineptes, etc. Enfin, n'oublions pas que, dans les moments les plus noirs de l'Europe, la musique nouvelle a toujours paru suspecte aux dirigeants fascistes. Je ne parle donc pas de résistance pour rien.

Le temps des constructions lentes

Quelles relations entretenez-vous avec ce qu'il est désormais convenu d'appeler la modernité et, plus généralement, quel statut accordez-vous à l'innovation ?

Sur la question de la modernité, voire de l'avant-garde, je suis assez partagé, je m'en sens à la fois proche et éloigné. La génération de mes aînés directs - celle de Hugues Dufourt, Gérard Grisey, Tristan Murail, Brian Ferneyhough, Helmut Lachenmann... - est encore fortement marquée par l'avant-garde, au même titre que Boulez, Berio ou Stockhausen à la grande époque. Dans la génération plus jeune que la mienne, les compositeurs semblent moins préoccupés par ces questions, se soucient surtout d'écrire leur musique. Ma position est plus ambiguë - mais l'ambiguïté est justement le caractère que je cherche à atteindre dans ma musique ! Car, si je suis sans aucun doute concerné par la modernité, dans la mesure où je ne vois pas bien l'intérêt de composer si l'on n'essaie pas «d'apporter sa pierre à l'édifice», je n'ai, en revanche, rien à voir avec la tabula rasa qu'on a connue autrefois. Autrement dit - et c'est presque une position éthique -, je me sens absolument obligé de tenir compte des apports de mes aînés les plus directs, aussi bien Berio, Ligeti et Boulez que Grisey et Murail, dont je respecte énormément la musique. J'essaie donc d'être moderne sans être d'avant-garde.
Cela dit, après les grandes innovations et ruptures esthétiques qui ont eu lieu ces dernières décennies, les choses évoluent aujourd'hui de façon moins rapide. L'irruption d'un nouveau Xenakis, par exemple, d'un iconoclaste parvenant tout d'un coup à écrire une musique différente de tout ce que l'on connaît, est peu concevable à l'heure actuelle et d'ailleurs ne se produit pas. Il faut bien qu'il y ait une raison à cet état des choses. Je suis persuadé qu'on est entré dans une période sinon classique de la musique contemporaine, du moins de construction lente où un consensus est en train de s'instaurer au niveau du langage. Les idées circulent plus qu'on ne le dit, l'apport sériel n'est plus obligatoirement en contradiction avec les musiques du timbre, et certains principes compositionnels, jugés incompatibles il y a peu, parviennent maintenant à fonctionner ensemble sans nécessairement se réfuter.

L'identité de vues, manifestée entre compositeurs différents, n'est-elle pas plus rentable que l'originalité à tout prix ? Autrement dit, les idées partagées ne sont-elles pas les plus fortes ?

Oui et non, car il faut distinguer si l'on se situe au niveau du style ou du langage. Un compositeur qui a un style - j'ignore si c'est mon cas - est quelqu'un qu'on reconnaît en deux notes. Messiaen a un style absolument incroyable, mais je ne suis pas sûr qu'on puisse, aujourd'hui, tirer grand-chose de sa musique d'un point de vue conceptuel, car sa technique est trop personnelle pour pouvoir engendrer autre chose qu'elle-même. Dès qu'on se réclame d'un compositeur qui a un style complètement personnel mais dont le langage n'est pas partagé par d'autres, on écrit en général la même musique et plutôt moins bien.
En revanche, des convergences sont possibles dès lors qu'on s'attache plutôt à des questions de langage, qu'on envisage les systèmes et principes musicaux que des compositeurs différents peuvent utiliser. De telles convergences existent indéniablement parmi les compositeurs de ma génération, notamment en France, où il est de rigueur de présenter deux grands courants esthétiques inconciliables : il y aurait, d'un côté, les musiques du timbre qui seraient «spectrales» et, de l'autre, les musiques de la structure qui seraient «post-sérielles», les premières passant pour simplistes et hédonistes, et les secondes pour complexes et intelligentes ! Je ne dis pas que la distinction de ces courants musicaux ne correspond à rien, mais elle me paraît mal posée, car les musiques qui «sonnent» peuvent être très complexes au niveau de l'organisation structurelle. La séduction sonore, pas plus d'ailleurs que son inverse, l'agressivité sonore, n'a pas de valeur en soi : je considère que la musique de Beethoven sonne mal, ce qui ne l'empêche pas d'être sublime. Mais, surtout, cette classification n'a plus grand sens aujourd'hui, car de nombreux compositeurs de ma génération comme Dalbavie ou Lindberg se sont rendu compte qu'il était possible d'intégrer dans un discours musical dit «du timbre» des éléments contrapuntiques, polyphoniques ou structurels, assez proches de ceux que Stockhausen, Boulez ou Berio avaient élaborés à l'époque héroïque. Tout ça pour dire que, s'il y a aujourd'hui un consensus musical à trouver parmi les compositeurs de ma génération, il s'établit moins autour des questions de spectre et de série que sur la manière de gérer l'hétérogène. C'est peut-être même l'enjeu majeur de notre génération.
Cela étant précisé, il me paraît effectivement souhaitable - et bénéfique - que des compositeurs aient les mêmes préoccupations en ce qui concerne les questions de langage et de conception musicale. A vrai dire, je pense qu'il en a toujours été ainsi. Un compositeur aussi iconoclaste et avant-gardiste que Cage montrait, dans sa correspondance avec Boulez, des points de convergence manifestes, alors que leurs esthétiques étaient opposées. Je serais, quant à moi, fort malheureux de ne pas pouvoir communiquer avec d'autres compositeurs. Il m'arrive parfois d'entendre, au cours d'un concert, une pièce que je ne connaissais pas et de m'apercevoir que le compositeur est arrivé à des conclusions proches des miennes. Je me dis alors que je ne dois pas être sur la mauvaise voie, que je participe d'un air du temps (au bon sens du terme qui n'a rien à voir avec la mode), d'un contexte qui m'a poussé à écrire une musique conceptuellement comparable. Ainsi, quand j'ai pris conscience des limites d'une certaine utilisation du spectre, qui conduisait à produire des organisations sonores trop continues, je me suis aperçu, à l'écoute de Talea de Gérard Grisey et Time & again de Tristan Murail, que mes aînés directs cherchaient eux aussi à rompre cette trop grande continuité. Nous n'en avions pourtant pas parlé. Je crois donc beaucoup à cette circulation des idées.

L'originalité ne saurait donc être le seul critère d'évaluation des oeuvres. Quelle place lui laissez-vous toutefois ?

Il est difficile de faire comprendre au public que l'originalité d'un compositeur de musique contemporaine tient aux différences, d'ordre musical, parfois infimes qui le distinguent de tel ou tel autre. En fait, j'ai tendance à penser que l'originalité tient à la façon particulière dont un compositeur traite de concepts qui sont développés par des groupes. Ainsi, des gestes musicaux extrêmement personnels, tels qu'on en rencontre chez des compositeurs aussi antinomiques que Boulez ou Grisey, peuvent prendre place au sein d'un certain consensus musical, mais, je le répète, ces éléments stylistiques restent trop liés à un individu pour pouvoir être imités. Pour ma part, il me semble que ma production comporte, depuis ses débuts, toujours les mêmes manies, les mêmes tics, mais ce n'est évidemment pas à moi de dire si ces traits suffisent à constituer un style.

L'on reproche parfois à certains compositeurs de votre génération de faire la part trop belle au son, à l'habileté technique, comme si cela était antinomique avec je ne sais quelle profondeur. Qu'en pensez-vous ?

Ce n'est pas seulement dans la musique contemporaine qu'on entend ce genre de propos : beaucoup de gens ont tendance à préférer la vieille galette de cire de Cortot à un CD de Pollini, qu'ils vont trouver trop propre, trop net ! En jazz, l'on dit généralement qu'un jeune saxophoniste comme Michael Brecker est trop technique, trop virtuose, en un mot, qu'il est froid. Quant à la musique contemporaine, il suffit d'abandonner le côté agressif d'une certaine époque et d'écrire une musique qui «sonne» pour avoir l'air suspect : certains chroniqueurs officiels du temple sériel (je dis bien chroniqueurs et non compositeurs) ont même refusé d'accorder le moindre intérêt aux musiques liées à l'école spectrale pour cette unique raison. Mais ce sont là des préjugés post-romantiques, des attardements expressionnistes. Ce qu'il conviendrait plutôt de dire, c'est que de nombreuses oeuvres restent liées à l'expressionnisme alors que d'autres sont plus proches d'un certain objectivisme. Pour ma part, j'éprouve peu d'intérêt pour les connotations expressives, aussi bien dans l'écriture que dans la technique, et préfère les choses objectives. L'important pour moi n'est donc pas d'être expressif mais de gérer la tension et la détente, le passage d'un pôle à un autre, d'organiser des anamorphoses sonores. Si je tiens cela pour la tâche importante de la composition, c'est parce cela équivaut à gérer le temps. Finalement, tous les concepts musicaux que je mets en oeuvre le sont pour que l'oreille perçoive des phénomènes de tension et de détente, agissant au travers des divers contextes paramétriques que j'exploite, et qui peuvent aussi bien relever de la mélodie, du rythme ou de la polyphonie que de la texture ou du timbre.

Musique à double entente

Vous faites partie des compositeurs qui écrivent lentement. Est-ce lié au fait que vous vous souciez de faire percevoir ce que vous écrivez ?

J'écris environ une pièce par an, mais, comme je compose quasiment à plein temps, cela veut dire en fait que je passe chaque jour un temps considérable à écrire très peu de musique. Les musiques les plus faciles à percevoir sont souvent celles qui demandent le plus de travail. Pour prendre un exemple simple, s'il s'agit de passer d'un état musical à un autre de façon imperceptible, le résultat ne procurera aucune difficulté à l'auditeur (du moins s'il en reste à ce premier niveau de lecture), mais le compositeur devra, lui, travailler tous les détails s'il veut que l'enchaînement soit parfait, et il est donc généralement contraint de refaire plusieurs fois ces passages, jusqu'à ce que la transition se fasse efficacement. Je passe donc un temps énorme à écrire les transitions. En revanche, les compositeurs qui se soucient peu de faire percevoir les structures qu'ils mettent en oeuvre, parce qu'ils sont davantage intéressés par une certaine forme gestuelle d'expression, ont généralement la plume plus prolixe et se trouvent à la tête d'un opus plus important que le mien. Je me garderai de porter un quelconque jugement de valeur sur ces deux attitudes. Ce qui est sûr c'est qu'elles sont inconciliables et que je passe beaucoup de temps à rendre perceptibles les structures que j'organise.
Le calcul de mes rapports harmoniques est aussi très lent. Je fais partie des compositeurs qui utilisent les micro-intervalles, qui construisent des agrégats sonores non tempérés. Or ces objets, encore assez peu connus, nécessitent d'être écoutés très longuement si l'on veut savoir comment ils vont sonner. Autrement dit, avec la musique non tempérée et l'utilisation des micro-intervalles, la composition se double d'une phase d'apprentissage des objets qu'on est en train d'écrire. Il faut donc passer des heures à calculer ses agrégats, à prévoir leurs enchaînements, et tous les compositeurs qui travaillent de cette manière - Gérard Grisey, Tristan Murail, Marc-André Dalbavie, Kaija Saariaho... - disent avoir les mêmes difficultés. En revanche, dès qu'on combine des intervalles connus, cette phase d'apprentissage n'a pas lieu d'être et l'on peut donc écrire beaucoup plus rapidement. C'est d'ailleurs ce dont je me suis rendu compte en écrivant la musique de La Célébration des Invisibles, qui est tempérée en raison de la formation utilisée (des percussions à clavier et un choeur) et m'a en effet demandé moins de travail que d'habitude sur le plan harmonique.
Cela dit, je ne m'impose pas tous ces calculs par masochisme, mais bien plutôt parce que le calcul est le seul moyen qui me permette d'atteindre des zones de la musique encore inexploitées, encore inconnues. Par exemple, dans le cas d'une transition à établir entre deux états sonores donnés, c'est bien le calcul qui permet d'inventer les sons capables de passer de l'un à l'autre. Bref, il ne s'agit pas d'écrire ce que j'entends mais plutôt d'entendre ce que j'écris, ce que j'obtiens grâce au calcul. Il m'arrive toutefois, et de plus en plus, d'écrire «intuitivement» certaines mesures. Je me l'interdisais totalement il y a encore deux ou trois ans et, si je me l'autorise maintenant, c'est parce que je me suis rendu compte que cette écriture «intuitive» est en fait nourrie des techniques que j'ai progressivement intégrées. Mais cela ne fonctionne que sur des moments très courts, et il est sûr qu'à s'y livrer trop souvent l'on ne peut que retomber sur des choses connues. Il est peu probable, par exemple, qu'on puisse obtenir des agrégats nouveaux en se dispensant du calcul.

Vos oeuvres permettent donc à l'auditeur d'apprécier des organisations sonores et d'en percevoir les principes. N'offrent-elles pas de ce fait plus de niveaux de lecture que des oeuvres apparemment plus complexes mais privées de cette double entente ?

Du moins, je l'espère. Les oeuvres apparemment plus complexes ne livrent en général pas la clé de leurs principes de composition, si bien que l'auditeur, qui n'a pas les moyens de les comprendre, en est réduit à une écoute passive. Il y a des oeuvres des années 50 que j'adore, mais dont je peux simplement dire que je les trouve belles. C'est le paradoxe de la complexité. En revanche, parmi les musiques de perception simple, il faut distinguer celles qui le sont effectivement de celles, plus ambiguës, qui offrent plusieurs niveaux de lecture, et c'est ce que je tente de faire.
L'ambiguïté est peut-être le trait que je cultive le plus, c'est la base de mon travail. D'abord, parce que depuis Pour l'image, écrit en 1986-87, toutes mes pièces s'appuient sur un double principe compositionnel qui leur permet d'être perçues à la fois comme des progressions continues et des formes à variations, au sens classique du terme, et cela produit nécessairement une écoute ambiguë. Ensuite, parce que tous les intermédiaires que je construis entre accord et agrégat, polyphonie et timbre, tempéré et non tempéré, sont par nature ambigus puisqu'ils tiennent à la fois des deux états qu'ils sont chargés de relier. Intermédiaires, soit dit en passant, qu'il faut caractériser suffisamment pour qu'ils n'apparaissent pas amorphes, et cette part du travail compositionnel est passionnante, car elle stimule particulièrement l'invention. Bref, qu'il s'agisse de la forme entière ou du détail, mon projet est bien d'établir différents niveaux de lecture, dont le premier - celui qui permet à l'auditeur d'entrer dans l'oeuvre - est généralement le plus simple.

Vous avez réussi à concilier les transitions continues de la musique spectrale avec la forme plus classique de la variation et cette synthèse est probablement la caractéristique la plus personnelle de votre travail. Comment avez-vous été conduit à envisager cette problématique pour le moins contradictoire ?

Si j'ai quelque chose à revendiquer, c'est bien cette caractéristique de mon travail. Cela provient du double enseignement que j'ai reçu. Vers 21 à 22 ans, je m'intéressais beaucoup à tout ce qui était d'ordre sériel, j'étais obsédé par les organisations combinatoires, j'étais passionné par l'écriture contrapuntique. Puis j'ai entendu les musiques spectrales de Grisey et de Murail et cela a été un grand choc, car ces musiques infirmaient complètement ma pensée musicale, qui était toute fondée sur le contrepoint. J'ai donc été convaincu qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire avec les musiques du timbre et que surtout on ne pouvait pas bouleverser la perception en faisant du contrepoint. Je me suis donc mis à travailler les techniques spectrales, d'abord de façon assez orthodoxe, puis j'ai assez rapidement organisé des trajets, moins entre harmonicité et inharmonicité, comme Gérard Grisey le faisait à cette époque, qu'entre des trames perçues globalement et des zones plus mélodiques. Je restais toutefois attiré par l'écriture contrapuntique, mais ne voyais pas comment l'intégrer aux techniques spectrales, car je n'arrivais notamment pas à faire apparaître des objets fusionnés sans la lenteur, l'étirement temporel, généralement associés à leur enchaînement. Il m'a donc fallu assez longtemps pour comprendre et surtout concevoir que l'utilisation d'objets de nature spectrale n'était pas incompatible avec une certaine forme de polyphonie, au sens traditionnel du terme, permettant à un ensemble de voix d'entretenir des rapports responsables.
En fait, je me suis d'abord demandé pourquoi dans les musiques de caractère spectral l'on se privait de tout retour en arrière, de toute répétition, et cela m'a conduit à imaginer des trajets dont le parcours permettrait de retrouver certaines de leurs parties. Je me suis lancé pour cela dans toutes sortes de combinatoires incroyables, puisque mes agrégats de départ devaient, tout en évoluant, réapparaître sous la même forme. M'étant d'abord contenté de faire réapparaître la seule structure de ces agrégats, je me suis vite rendu compte que ce type de retour n'était pas suffisamment perceptible et qu'il fallait en fait caractériser beaucoup plus la répétition en assujettissant également le timbre et l'instrumentation. Appliquant finalement ce système de répétitions à tous les niveaux de la composition, à la forme, aux sections, aux sous-sections, puis, à une échelle beaucoup plus fine, aux agrégats, aux mélodies et, à l'intérieur des mélodies, aux notes elles-mêmes, j'en suis inévitalement arrivé à un travail de type motivique et, du coup, à la variation, à la seule différence que je ne disposais pas d'un matériau préétabli, comme c'est le cas dans la variation traditionnelle. Autrement dit, les objets sonores que j'organise évoluent progressivement dans le temps et les trajets qu'ils constituent sont non moins divisibles en sous-sections dont chacune est toujours la variation de la précédente. Ce type de variation ne concerne donc pas un thème préétabli mais plutôt ce que j'appelle, depuis plusieurs années déjà, une «situation musicale». Alors que, avec les transitions continues de la musique spectrale première manière, les objets rencontrés ne peuvent jamais être rapportés à une structure déjà entendue, je prévois au contraire dans mes pièces - dans Pour l'image ou les Miniatures, par exemple - des moments de reconnaissance de telle ou telle situation musicale donnée.
Outre qu'il ne servirait à rien de refaire ce que Grisey a magnifiquement fait dans Jour, Contre-jour et Tempus ex machina, l'avantage pour moi de ces réapparitions au sein d'un déroulement musical qui reste progressif est qu'elles sollicitent la mémoire de l'auditeur, l'incitent à avoir une écoute plus active. Ces retours me sont nécessaires pour créer des formes qui ne soient pas unidirectionnelles, pour favoriser des ambiguïtés d'écoute, pour multiplier les niveaux de lecture, et surtout, peut-être, pour me réconcilier avec mon attirance irrésistible pour la polyphonie ! Par ailleurs, les ouvrages de psychoacoustique que j'avais lus à l'époque, à l'Ircam, m'avaient appris que l'on peut orienter l'attention de l'auditeur de façon très ambiguë, car en fait personne n'entend la même chose de la même manière. Si cela est vrai de toute musique, je pensais que ce devait l'être plus encore des pièces qui travaillent sur l'ambiguïté. Et en effet, je me suis aperçu par la suite que certains auditeurs entendaient ma musique de façon complètement contrapuntique, alors que d'autres la percevaient plutôt comme des évolutions de timbre. Cette constatation s'est d'ailleurs confirmée quand j'ai fait diriger mes pièces : autant Pascal Rophé, dans Pour l'image, met en valeur le timbre et le travail du son, autant Pierre-André Valade en fait plutôt une pièce d'une grande précision contrapuntique. La possibilité de cette double lecture me séduit énormément, car elle laisse au chef la possibilité d'une réelle interprétation.
Ces variations, ces retours de situations musicales données, peuvent être comprises comme des répétitions structurelles, susceptibles de jouer sur des notes, des accords, des agrégats, des polyphonies... Cette réhabilitation de la récurrence m'a conduit à utiliser un autre type de répétition, fonctionnant plutôt à la façon d'un signal. Ce sont des objets très simples, quasi triviaux, qui ne sont là que pour baliser la perception, pour rappeler que, malgré son évolution, la musique que l'on entend appartient toujours à telle ou telle section. Ainsi, dans la première de mes Six miniatures en trompe-l'oeil, dès que la variation tend à trop s'éloigner de la situation de départ, je fais retentir une sorte de sonnerie qui a pour fonction de signaler à l'auditeur que ce qu'il entend relève toujours de cette situation. Parce qu'il est un objet prégnant et qu'il est en outre plusieurs fois répété, le signal finit par être associé au contexte où il prend place et, en l'occurrence, à telle ou telle section musicale. Je me suis servi de ce principe pour faire revenir de façon «cut», à la fin de la sixième Miniature, une partie de la première : il me suffit de relancer ce signal, que j'ai qualifié de sonnerie, pour que l'auditeur s'attende à entendre - et entende en effet - la séquence musicale à laquelle cette sonnerie est liée.

Votre goût pour la polyphonie et l'interaction de lignes différenciées vous a conduit à redéfinir un certain nombre de fonctions, mélodiques et rythmiques notamment. Pouvez-vous nous présenter plus précisément cette part de votre travail ?

Dans la troisième pièce d'Opcit pour saxophone, écrit en 1984, il y a une grande mélodie qui est faite de sous-sections mélodiques qui la reproduisent chacune à une échelle moindre, à la façon des objets fractals dont je m'étais en effet inspiré. Mais ce procédé, si on l'appliquait à la lettre, se révélait trop contraignant pour pouvoir être poursuivi et je l'ai donc abandonné pour lui substituer la notion, plus souple, de récursivité. C'est ce qui m'a permis de mettre au point ces structures mélodiques particulières que j'appelle des «patterns». Il s'agit de moules mélodiques qui comportent des répétitions de notes et qui sont conçus de telle manière que, lorsqu'on les enchaîne et qu'on en accentue certains endroits, ils superposent à eux-mêmes leur propre augmentation.
Par exemple, si je répète la suite «a b c d e b g d» où chaque lettre correspond à une hauteur et que je dispose un accent toutes les cinq notes «A b c d e B g d a b C d e b g D a b c d E b g d a B c d e b G d a b c D e b g d ...», la mélodie constituée par les notes accentuées est bien l'augmentation du pattern initial. Capables de se superposer à eux-mêmes parce qu'ils comprennent leur propre augmentation, ces patterns mélodiques contiennent donc en germe leur propre contrepoint et me sont évidemment particulièrement précieux pour la gestion de mes polyphonies. Par ailleurs, je me suis rendu compte que le seul fait de répéter des notes à des endroits précis à l'intérieur d'une mélodie suffit à la doter d'une caractéristique perceptive forte, et cela indépendamment de la mobilité des intervalles. Ces patterns me permettent donc aussi de typer les différentes lignes mélodiques que j'utilise.
Quant aux intervalles, je les traite de façon globale. Par exemple, dans l'orchestre échantillonné de Leçon de choses, j'ai seulement contraint l'ambitus des voix à passer d'un intervalle extrême à un intervalle moindre (par exemple, de la treizième à la tierce pour la flûte) si bien que la séquence, qui procure au début une impression chaotique et indifférenciée, offre à la fin une perception polyphonique plus traditionnelle, mais, à l'intérieur de cet ambitus général imposé, je me donne toutes les libertés intervalliques. Cette façon de procéder me permet de gérer des tensions et des détentes en créant des effets d'ouverture ou de resserrement, tout en contraignant l'évolution contrapuntique de la séquence. D'abord placées dans des registres disjoints afin d'apparaître séparées les unes des autres, les lignes instrumentales de cette séquence de Leçon de choses se croisent ensuite progressivement, en raison du resserrement de l'ambitus, jusqu'à finalement se mélanger les unes aux autres. Ne pensant pas que l'intervalle se repère dans une écriture mélodique très rapide, je me contente de contraindre l'ambitus global dans le but de gérer des processus d'ouverture ou de fermeture. Autrement dit, je ne m'intéresse pas à l'intervalle en soi mais à son évolution.
Pour ce qui est de mon travail harmonique, j'ai tendance à écrire des enchaînements extrêmement rapides, si bien que mon harmonie bouge tout le temps et que je me retrouve à calculer des centaines d'agrégats pour chacune de mes pièces. Comme je travaille avec des micro-intervalles depuis 1984, je les domine de mieux en mieux et je parviens à trouver des solutions de plus en plus variées. J'ai longtemps enchaîné les agrégats et les accords chromatiquement, parce qu'il m'était alors difficile d'intégrer dans un univers disjoint des objets très complexes. Mais maintenant que mon oreille est mieux formée aux quarts de ton, je parviens à enchaîner des agrégats plus différenciés, ce qui me donne évidemment une liberté beaucoup plus grande.

J'imagine que, en matière d'harmonie non tempérée, les solutions envisageables sont multiples. Qu'est-ce qui vous conduit à choisir telle solution plutôt que telle autre ?

Dans l'harmonie en quarts de tons, indépendamment de tous les calculs que l'on peut faire, l'oreille reste encore le meilleur juge. Ainsi, si je décide d'agrandir ou de compresser un accord à l'aide de l'ordinateur, il me faut vérifier comment sonne le résultat. De même, si je ne suis pas satisfait d'un enchaînement d'agrégats destinés à composer un trajet donné, il me faut recalculer les bornes de départ et d'arrivée jusqu'à ce que les agrégats me paraissent acceptables, et, dans le cas où ces bornes ne peuvent être modifiées pour des raisons structurelles, il me faut recalculer la fonction. Donc, là encore, l'élaboration est très lente et l'est notamment parce que, en plus des procédés classiques de l'harmonie en quarts de ton (modulation de fréquence, analyse de spectre, interpolation, compression, dilatation...), je détermine aussi certains agrégats en verticalisant des patterns mélodiques. C'est assurément un reste sériel, un rêve structuraliste : à vrai dire, j'aimerais que la même structure, le même pattern, parvienne à gérer tous les aspects de la pièce, l'harmonie, le rythme, les durées, les mélodies... Avec de tels patterns, il me suffirait d'écrire des pièces d'une minute et demie. Je n'y suis pas encore, mais je ne désespère pas !

Qu'est-ce qui vous a déterminé à utiliser les micro-intervalles ?

Je n'écris pas des harmonies non tempérées pour le plaisir de la difficulté mais pour tout un ensemble de raisons. Le fait, d'abord, de travailler dans la modification continuelle d'objets incite à affiner la discrétisation au-delà du demi-ton. Il me semble ensuite que le système tempéré a été totalement exploré sous l'aspect harmonique et que l'on ne peut plus rien en obtenir, au même titre d'ailleurs que le concerto, la fugue et l'opéra sous sa forme traditionnelle. En outre, les intervalles tempérés sont tellement prégnants qu'ils renvoient le plus souvent à la tonalité ou au dodécaphonisme, bref à l'ancien monde. En revanche, le quart de ton, parce qu'il échappe aux échelles répertoriées et en déstabilise les hiérarchies, est plus propice à la fusion et, réciproquement, certains objets - notamment ceux susceptibles de se marier avec l'électronique - ne peuvent sonner que dans l'univers des micro-intervalles. C'est pourquoi le passage au monde non tempéré me paraît finalement plus lourd de conséquences que ne le fut l'abandon de la tonalité, étant donné ce qu'il implique sur le plan de la perception. Pourtant, c'est l'abandon de la tonalité qui a été vécu sous la forme d'une rupture forte et passe pour une révolution.
Le passage au monde non tempéré entraîne également des changements importants dans l'ordre de la pratique instrumentale. L'idéal serait de disposer d'une lutherie en quarts de ton, qui garantirait une homogénéité de timbres sur toute l'étendue du registre. De tels prototypes sont actuellement à l'étude à l'Ircam, mais pour l'instant il faut s'adapter aux instruments traditionnels. Précédés en cela par des ensembles comme l'Itinéraire ou des instrumentistes comme Pierre-Yves Artaud, Patrice Bocquillon ou Pierre-André Valade, qui ont particulièrement développé ces techniques, les jeunes instrumentistes s'adaptent d'ailleurs de mieux en mieux aux micro-intervalles. La difficulté, avec les instruments traditionnels, est que, en raison des altérités de timbre qu'entraînent les doigtés artificiels, les sons non tempérés sont souvent assez instables. Mais cette instabilité peut aussi être un avantage car elle favorise la fusion avec l'électronique.

Ce désir de renouvellement du langage caractérise-t-il aussi votre travail rythmique ?

Si je suis plutôt satisfait de la conceptualisation que j'ai pu mener dans les domaines mélodiques et harmoniques, je ne saurais en dire autant pour ce qui est du rythme. En fait, quand j'ai commencé, avec Pour l'image, à élaborer des principes polyphoniques, je me suis contenté de superposer différents mètres périodiques fixes et de les attribuer chacun à un instrument différent. A vrai dire, je n'arrivais pas à faire autrement en raison des contraintes harmoniques. Aujourd'hui, notamment grâce au travail mené à l'Ircam avec Francis Courtot sur le logiciel Carla, des règles de compression et de dilatation de certaines cellules rythmiques me permettent d'organiser des accélérés et ralentis non linéaires sur des brèves périodes de temps, et plus généralement d'accéder à une rythmique plus élaborée où les voix apparaissent plus indépendantes. J'ai par exemple réussi, dans ma dernière pièce, Leçon de choses, à superposer des modulations de tempo. Mais beaucoup de choses restent à faire et je voudrais notamment que les superpositions rythmiques complexes, auxquelles je songe pour la musique instrumentale, se fassent dans l'écriture elle-même, sans recourir à des subterfuges technologiques. Le travail rythmique a été largement oblitéré ces dernières années. Il ressurgit donc aujourd'hui avec d'autant plus d'acuité, mais nous n'en sommes, pour la plupart, qu'au stade de l'approche.

Quelle place laissez-vous finalement à l'orchestration ?

Peu de place. En raison des réglages auxquels sont soumis dès le départ mes parcours mélodiques et de timbre et des associations fonctionnelles qui en découlent, j'ai en fait peu de liberté d'orchestration et j'orchestre d'ailleurs de façon moins variée que des compositeurs comme Marc-André Dalbavie ou Tristan Murail. A vrai dire, je n'orchestre pas, j'instrumente, j'essaie simplement d'attribuer à chacune des parties musicales l'instrument qui lui convient le mieux. Il y a a priori mille façons d'orchestrer un agrégat mais peu de raisons structurelles d'en choisir une plutôt qu'une autre. L'orchestration n'est souvent qu'une question de goût et c'est pourquoi au fond ça ne m'intéresse pas du tout. La seule fonction que je reconnaisse à l'orchestration - avec tout ce que cela suppose de doublures instrumentales - est l'obtention d'un volume sonore plus important, et c'est l'exercice auquel je me suis effectivement livré dans certains passages de ma pièce d'orchestre, Mémoire vive. Mais c'est une exception, car en général, lorsque j'ai besoin de volume, je sonorise !

La multiplication des phases

Les techniques compositionnelles que vous utilisez vous contraignent à un ensemble de calculs préalables. Pourriez-vous nous décrire plus précisément les différentes phases d'élaboration nécessaires à la composition de vos oeuvres ?

Comme j'ai décidé de vivre de ma musique depuis deux ans, la première étape - et, d'un certain point de vue, la plus indispensable -, c'est la commande, que j'accepte seulement si elle me permet à la fois de vivre et de conserver mon projet artistique. A cet égard, la commande de l'Ircam pour Leçon de choses est tombée à point nommé, car j'avais vraiment besoin de me confronter à la synthèse.
Avant de me lancer dans un projet conceptuel, j'ai tendance à laisser vagabonder mon esprit, à laisser trotter les idées. Par exemple, je songe en ce moment à une pièce qui serait fondée sur le silence, mais rien n'est encore conceptualisé, j'entends seulement le silence en marchant. Et puis il y a un moment où je me décide à faire quelques croquis, quelques ébauches très maladroites et, souvent, j'écris même un peu de musique, que je ne ne retiendrai pas, mais qui me sert à tester la validité du projet, à expérimenter l'instrumentation choisie, par exemple. C'est seulement après ces préliminaires que j'en viens à une phase plus conceptuelle, pendant laquelle je n'écris pas de musique mais formalise précisément le projet. Comme je ne passe d'une pièce à l'autre que par progression et qu'en un sens toutes mes pièces n'en sont qu'une, le projet d'une oeuvre est souvent déduit de la précédente. Ainsi, les objets harmoniques très disjoints que j'ai développés dans Leçon de choses, avec de grands creux dans l'étagement du spectre, proviennent de la musique des Invisibles, dont les percussions à clavier m'avaient conduit à expérimenter ce type inhabituel d'agrégats, en raison des possibilités d'écartement de mains que détermine ce type d'instruments. De même, l'idée, que j'ai en ce moment, d'écrire une pièce fondée sur le silence vient du fait que mon écriture est arrivée à un degré de densité tel qu'il ne paraît plus possible de poursuivre dans cette direction, sauf à recourir à la synthèse. Cela dit, mes projets sont de plus en plus d'ordre formel. Par exemple, j'ai voulu, avec Leçon de choses, parvenir à une forme permettant à des éléments hétérogènes de progressivement se contaminer jusqu'à donner naissance à une polyphonie complexe, polyphonie qui, générant alors un faux orchestre électronique, évolue ensuite en sens inverse afin que les éléments de départ puissent retrouver progressivement leurs individualités. C'est donc une trajectoire symétrique en un seul tenant, à la manière de Jour, Contre-jour de Gérard Grisey, mais néanmoins découpée, selon ma technique propre, en un très grand nombre de variations. Cette phase de conception et de formalisation représente évidemment une part importante du travail. Avec Leçon de choses, je lui ai toutefois consacré moins de temps que je ne le fais d'habitude, car je me suis rendu compte qu'à élaborer trop longuement des concepts, des diagrammes et des schémas, le matériau risquait, au moment de l'écriture, de résister complètement aux réflexions menées, et il me fallait en outre assez rapidement tester le principe, nouveau pour moi, de contamination réciproque d'objets sonores. Si je me mets aussi tardivement à la composition proprement dite, c'est peut-être parce que la phase de conception et de formalisation est la seule que je trouve vraiment jubilatoire. Dès qu'il s'agit de réaliser, le matériau résiste aux idées, je passe mon temps à tout refaire ou à régler une foule de détails sans aucun intérêt, que j'aimerais autant faire réaliser par d'autres, comme cela se faisait autrefois dans les ateliers des peintres.
Non seulement l'écriture vient tard, mais elle arrive en plus sous une forme non définitive, car avant de me lancer dans la composition proprement dite de la pièce, j'écris encore une prépartition destinée à gérer la mise en place polyphonique de tous les patterns mélodiques. Cette prépartition est virtuelle dans la mesure où elle n'est pas destinée à être jouée telle quelle. Ainsi, pour Leçon de choses, j'ai réalisé intégralement la contamination polyphonique progressive des éléments hétérogènes de départ, destinés à se dissoudre en un unique agrégat, alors que je savais très bien que je n'en retiendrais que certains passages. Autrement dit, ces matrices polyphoniques, qui excèdent ce dont j'ai en fait besoin, me permettent, au moment de l'écriture, de prédisposer de tous les liens mélodiques envisageables entre les différents objets que je manipule. Si je m'impose cette phase supplémentaire, c'est donc parce qu'elle me donne par la suite une grande liberté dans l'écriture.
Après toutes ces étapes, j'écris enfin la partition, mais ne le fais d'ailleurs pas dans l'ordre, car je finis généralement par le début, qui doit contenir en germe tout le déroulement ultérieur.

Dans la mesure où il oblige à affiner la formalisation, l'usage de l'ordinateur participe de cette multiplication des phases du travail. Quel rôle accordez-vous à l'informatique musicale ?

Comme plusieurs autres compositeurs de ma génération, j'ai été introduit aux méthodes informatiques par Tristan Murail et c'est de cette époque que date ma première pièce écrite avec ordinateur, Opcit pour saxophone (1984). Avant cette date, je cherchais déjà à écrire des processus de transformation d'objets, mais, comme je les calculais entièrement à la main et que je n'étais pas au courant des techniques spectrales, le résultat était en général assez maladroit. Par exemple, Trames pour ensemble à cordes - qui date de 1982 et que je n'accepte plus de faire jouer aujourd'hui - comporte une section polyphonique complexe qui finit par se résoudre dans une écriture pointilliste, entièrement effectuée par des pizzicati. Or cette section fonctionne mal, elle est trop longue, ses proportions sont mal gérées, la balance entre les différents pôles, le passage d'un moment à l'autre sont mal conçus : je n'avais en fait pas l'esprit suffisamment fonctionnel, au sens mathématique du terme.
L'ordinateur ne résout évidemment pas tous les problèmes, mais l'on peut grâce à lui beaucoup mieux régler ce type de processus, car il permet de calculer un grand nombre de solutions et de disposer, à chaque fois, d'une représentation visuelle différente grâce aux interfaces graphiques. Contrairement à ce que l'on croit souvent, l'ordinateur ne permet pas d'écrire plus vite, c'est même exactement l'inverse, car il faut trier un nombre considérable de résultats. Il permet principalement de choisir entre plusieurs solutions et c'est là tout son intérêt, car l'on ne pourrait assurément pas faire un tel travail à la main, qui obligerait à réécrire toutes les situations musicales une dizaine de fois. Cela dit, à moins d'être un informaticien de haut niveau et de pouvoir développer ses propres programmes - ce qui, je m'empresse de le dire, n'est pas mon cas -, les programmes informatiques que l'on utilise ne sont pas neutres, ils conduisent, dès lors qu'on en bénéficie, à recevoir en contrepartie une leçon de composition. Et en effet, à force de travailler avec l'ordinateur, ma conception de l'organisation compositionnelle s'est modifiée ; j'envisage davantage les choses sous forme d'interrelations fonctionnelles, sous forme de polyphonies de processus, de patches. Composer, cela revient maintenant pour moi à penser comment des processus différents peuvent, en se superposant, entretenir des relations de responsabilité.

En quoi a consisté votre travail à l'Ircam ?

Le travail que j'ai mené à l'Ircam a d'abord porté sur la composition assistée par ordinateur. Mon but n'est pas de formaliser intégralement une pièce, mais j'attends plutôt de l'informatique qu'elle me serve de stimulus. C'est seulement la première des Miniatures que j'ai entièrement composée avec l'ordinateur, si bien que l'on peut effectivement retrouver tous les résultats au quart de ton près, dès qu'on relance le programme, et si bien, aussi, que j'ai mis quatre mois pour écrire quatre minutes de musique. Avec Leçon de choses, je me suis seulement servi de l'ordinateur pour calculer les agrégats et j'ai donc entièrement réalisé les polyphonies à la main car, après avoir passé quatre mois à écrire quatre minutes de musique, les traces laissées par l'ordinateur permettent de réaliser au moins une ou deux autres pièces.
La grande difficulté avec l'informatique, c'est d'arriver à formaliser sa pensée d'une manière conforme à la machine afin de pouvoir effectivement s'en servir. Il est probable d'ailleurs que beaucoup de compositeurs refusent l'ordinateur parce que cela les obligerait à formaliser avant d'écrire. L'ordinateur oblige en effet à distinguer différentes phases de travail de façon très fine ; avec la CAO, il faut par exemple se demander ce qu'on l'est précisément en train de faire à chaque fois qu'on écrit une note, un intervalle, une mélodie. Pour ma part, ce type de travail m'est encore difficile pour tout ce qui relève de l'harmonie et c'est donc intuitivement que je retiens en général tel accord plutôt que tel autre. Les prises de décision en matière d'harmonie seraient très intéressantes à formaliser, mais je crois que cela demanderait des années, car trop de contraintes nous échappent, et c'est finalement l'oreille qui, pour le moment, reste encore le meilleur juge.
L'autre aspect de l'informatique musicale, que j'ai ensuite abordé, est la synthèse et c'est seulement dans ma dernière pièce, Leçon de choses, qu'elle apparaît de façon vraiment élaborée. Comme il s'agit d'une pièce de musique mixte, où la synthèse joue à parts égales avec l'orchestre, je n'ai pas cherché à lui conférer un rôle spectaculaire, ayant au contraire voulu qu'elle puisse fusionner avec le son instrumental. Il m'a donc fallu trouver, dans le cadre de l'univers électronique, des comportements qui puissent fonctionner avec les règles du monde instrumental, donc utiliser les outils qui rendent possible cette conjonction. Certains, comme la fusion spectrale ou l'analyse, existaient déjà, notamment depuis Désintégrations de Tristan Murail, et je m'en suis d'ailleurs servi mais, comme ils ont été conçus en vue d'une fusion maximale, ils risquent de limiter le rôle de la synthèse à une simple orchestration de l'oeuvre. C'est pourquoi j'ai aussi cherché à appliquer des principes plus structurels, d'ordre polyphonique et mélodique. Dans le but, par exemple, de donner à la résonance d'un accord synthétique une apparence mélodique, j'ai, avec Eric Daubresse qui m'a assisté dans ce travail, appliqué des contraintes rythmiques aux objets de synthèse. C'est donc, une fois de plus, une sorte de trompe-l'oeil ou plutôt de «trompe-l'oreille». De même, quand il s'est agi d'obtenir des effets polyphoniques, nous avons moins écrit une polyphonie que mis en oeuvre les éléments destinés à la faire percevoir : nous avons, par exemple, spatialisé certaines fréquences d'une trame synthétique afin qu'elle apparaisse dotée d'une certaine consistance polyphonique. Il y a donc là aussi «portabilité», dans la mesure où l'on porte des règles instrumentales à l'écriture de la synthèse et vice versa, mais il faut prendre soin à chaque fois de les respécifier en fonction du contexte. Et c'est là que la rencontre du monde instrumental avec la synthèse est passionnante.
On reproche souvent à la synthèse des pièces Ircam de ne pas être assez spectaculaire et ce reproche devrait en fait être retourné en compliment, car cela veut dire que la synthèse est bien intégrée. Ecrire pour électronique et instrument, c'est un peu comme écrire pour voix et orchestre, c'est une chose que peu d'entre nous savent faire, car il faut apprendre à laisser de la place à l'électronique. Le problème, à vrai dire, est que la synthèse est réalisée en studio, qu'on écrit chez soi les parties instrumentales et qu'il n'est jamais possible de faire des essais avec des groupes instrumentaux, ce qu'il conviendrait pourtant absolument de faire, pour que les pièces avec synthèse soient vraiment réussies. Haydn dirigeait tous les jours une oeuvre, avait le loisir de tester toutes les hypothèses qu'il voulait et de modifier sa musique en fonction de ses essais, mais il nous faut, nous, présenter la synthèse réalisée, la partition orchestrale terminée et demander au chef de régler tous les problèmes en trois répétitions.
Un autre problème que pose la synthèse, c'est l'obsolescence de la technologie. Certes, le matériel s'est beaucoup standardisé depuis deux ou trois ans, il y a moins de problèmes qu'il y a quelques années et même si, dans une institution comme l'Ircam, les pièces doivent être réactualisées en fonction de la technologie, l'on arrive aujourd'hui, grosso modo, à passer d'une machine à une autre sans trop de difficultés. Mais il n'empêche qu'on peut s'inquiéter de ce que deviendront nos pièces. J'ai beau m'intéresser énormément à la synthèse, je ne perds en effet jamais de vue qu'elle risque d'être marquée par l'évolution des outils et que, surtout, elle n'est pas réinterprétable par des musiciens, comme l'est la musique instrumentale. Or s'il fallait donner une preuve de l'importance de la réinterprétation des oeuvres, ce sont assurément les «baroqueux» qui l'ont fournie, non en cédant au mythe de l'authenticité, comme on le dit parfois, mais en concevant au contraire une réinterprétation vraiment moderne de la musique ancienne, en montrant que les oeuvres pouvaient être réactualisées. A l'inverse, et même si dans le cas des pièces mixtes l'orchestre confère à la synthèse une part de sa souplesse, l'oeuvre électronique est stockée sur un disque dur qui la fige et la date.

L'aboutissement d'une oeuvre, le trouvez-vous plutôt avec le concert ou avec le disque ?

Je fais partie des compositeurs qui ne pensent pas tellement au concert quand ils écrivent leur musique, mais plutôt au studio. Même quand j'écris de la musique instrumentale - ce qui est le cas de la majeure partie de ma production -, j'ai tendance à penser «son studio», à un son moins acoustique que passant par le filtre du micro, à imaginer la réverbération, à envisager les équilibres qu'il faudra effectuer au mixage, à prévoir plusieurs solutions de montage. Pour moi, le son final fait partie de la conception directe de la composition. Je me considère, de ce point de vue, assez peu comme un musicien classique. Je suis d'ailleurs souvent déçu par la performance du concert : c'est comme un match de rugby, on peut parfois attendre une heure avant qu'il y ait un essai correct, il y a des moments franchement maussades et puis tout d'un coup, c'est merveilleux, il se passe quelque chose qu'on n'entendra jamais avec le disque. Il y a encore peu de temps, les disques de musique contemporaine n'étaient pas enregistrés avec beaucoup de soins, en ce qui concerne le son. Depuis le CD et la prise en compte des enregistrements effectués dans les autres domaines de la musique, des efforts ont indéniablement été faits et je m'intéresse, pour ma part, énormément aux techniques d'enregistrement. L'avantage du disque sur le concert, c'est qu'il permet de mieux contrôler. Le montage, notamment, permet de rattraper les approximations d'exécution dues au manque de répétitions. Et il n'est pas désagréable d'entendre exactement ce que l'on a écrit.

Oeuvres reliées

Vos oeuvres ne sont, en un sens, jamais terminées puisqu'elles vous servent à concevoir le projet des suivantes. Autrement dit, vos pièces, que vous composez en suivant des phases déterminées, ne constituent, à leur tour, que les étapes d'un processus plus vaste. Comment ce principe d'engendrement gère-t-il l'ensemble de votre production ?

Opcit pour saxophone, que j'ai écrit en 1984, cite une pièce plus ancienne et c'est d'ailleurs ce que dit son titre, qui est la contraction de opus citatus. Je me suis en effet servi de Eolia pour flûte, pièce qui date de 1982 et relève d'une esthétique tout autre, mais dont j'ai repris, outre le matériau de départ, la forme globale, consistant à enchaîner les unes aux autres quatre études fortement différenciées. Mais Opcit, c'est surtout mon premier essai avec l'ordinateur, la première pièce dont j'ai précisément décrit l'ensemble des processus pour qu'ils puissent être complètement gérés par la machine. J'ai utilisé pour cela des programmmes assez simples - ceux dont je disposais avec Philippe Durville à l'époque où nous travaillions chez Tristan Murail - mais qui permettaient quand même de gérer des fonctions dans le temps. Il m'avait paru plus sage de me limiter à un seul instrument pour tester ces méthodes nouvelles.
J'ai traité le saxophone comme un instrument polyphonique si bien que j'ai même écrit certains passages sur plusieurs portées que j'ai ensuite «incrustées» les unes dans les autres, comme dans les techniques électro-acoustiques. D'un certain point de vue, cette écriture préalable sur quatre portées correspondait donc à l'étape actuelle de mes prépartitions, destinées à gérer l'évolution de mes polyphonies mélodiques. Si ce n'est qu'à cette époque j'écrivais seulement les passages polyphoniques effectivement destinés à être joués, alors qu'aujourd'hui j'écris l'intégralité du processus afin de pouvoir, au moment de l'écriture définitive, choisir les parties qui me conviendront le mieux. En fait, c'est après cette expérience que je me suis rendu compte qu'il était préférable de procéder ainsi, car cela me donnait plus de latitude dans la réalisation finale.
Cette pièce se réfère par ailleurs aux objets fractals. Jacques Duthen, chercheur à l'Ircam, m'avait, à l'époque, fait écouter des expériences rythmiques conçues à partir de ces objets mathématiques et je les avais trouvées intéressantes d'un point de vue purement perceptuel. Composée selon ce principe de fractalisation, la troisième pièce d'Opcit est donc une séquence qui se reproduit plusieurs fois à l'intérieur d'elle-même et se termine en outre par une accélération qui permet à quatre processus simultanés de progressivement converger et de finalement «s'écraser» sur un si bémol grave. Bien que non encore formalisés, les «patterns» mélodiques et les polyphonies de processus, que j'utilise aujourd'hui, sont en gestation dans Opcit.
Je viens de réécrire Opcit dans une version pour clarinette et cette nouvelle version est beaucoup plus qu'une transposition. J'ai en effet complètement recomposé la quatrième pièce et dû faire de nombreuses modifications en raison du changement d'instrument. J'ai notamment réécrit les multiphoniques et les sons joués/chantés en même temps, qui ne pouvaient plus apparaître dans la même tessiture, et j'ai, plus généralement, recontracté tout le discours musical, car la clarinette a moins d'inertie que le saxophone ténor, est beaucoup plus volubile. Cela dit, si j'ai pu effectuer cette réécriture, c'est parce que je m'étais intéressé, dans Opcit, moins au timbre instrumental proprement dit qu'à son énergie, qu'au travail des différences de registre, qu'aux processus mis en oeuvre. Dans cette pièce, finalement assez radicale et théorique, j'ai en fait davantage cherché à résoudre des problèmes d'écriture qu'à explorer des spécificités instrumentales, si bien qu'on a tendance, quand on l'écoute, à oublier l'instrument qui la joue. Le même phénomène se produit d'ailleurs avec des pièces, similaires de ce point de vue, comme les Interludes pour violon de Marc-André Dalbavie ou After Effect pour flûte de Philippe Durville.
Si Opcit est ma première tentative avec l'ordinateur, Pour l'image pour ensemble, que j'ai composé entre 1986 et 1987, est la pièce qui a déterminé toute mon orientation actuelle. J'ai d'abord écrit une première version de Pour l'image, dont je n'ai gardé que le tout début et la coda. J'avais en effet essayé de réaliser le grand développement central à l'aide de structures fractales, comme je l'avais fait pour Opcit, mais autant cette méthode m'avait satisfait avec un seul instrument, autant elle devait se révéler ingérable dès que plusieurs instruments entraient en jeu. A tel point d'ailleurs que, ayant renoncé à poursuivre mes recherches dans cette direction, j'ai même mis la partition de côté pour un certain temps.
C'est alors que j'ai reçu une commande de l'Ircam et que je me suis mis à écrire ce qui allait devenir Fragment de lune. Fragment de lune, c'est d'abord le titre le plus déplorable que j'aie jamais trouvé ! Ayant emprunté une mélodie à ma pièce précédente, Diamants imaginaires, Diamant lunaire (titre qui provient, lui, de deux expressions utilisées par Michel Butor dans Illustrations 4), j'avais voulu signaler la relation entre les deux pièces, mais malheureusement mes talents littéraires étaient insuffisants. Quoi qu'il en soit, quand la première exécution de Fragment de lune a eu lieu, je n'ai pas été davantage satisfait du résultat musical. J'ai alors remis en chantier la partition de Pour l'image et c'est là que j'ai enfin découvert et formalisé le principe d'organisation polyphonique dont j'ai parlé précédemment, généré à partir de lignes mélodiques récursives que j'appelle des patterns. Fort de ce principe compositionnel enfin trouvé, j'ai récrit selon cette méthode Fragment de lune, dont la fin est en effet absolument analogue au développement central de Pour l'image, si ce n'est qu'elle est plus complexe et plus virtuose.
Avec ces deux pièces, dont la gestation fut particulièrement longue, j'ai surtout réussi, d'un point de vue formel général, à réintégrer des principes de répétition. En fait, les formes de la musique spectrale première manière - ces longs trajets parcourus sans qu'aucune répétition, aucun retour en arrière, ne vienne jamais les troubler - me convenaient de moins en moins, d'abord parce que je ne voyais, à la limite, pas ce qui motivait l'arrêt de ces parcours, et ensuite parce que je voulais au contraire que les débuts et les fins de mes pièces soient perçus comme nécessaires. Si je restais fidèle à l'idée de trajet, je voulais donc que l'auditeur ait en outre la possibilité de reconnaître des éléments qu'il aurait déjà entendus, principe que j'avais à l'époque défini à l'aide de cette formule : «Parcourir un trajet dont chaque étape nous est familière.» Bref, je me rendais compte que la répétition a pour fonction principale de mieux structurer la forme.
Pour l'image est donc une pièce déterminante dans mon évolution et l'est d'ailleurs d'autant plus que c'est dans sa première section que j'ai expérimenté pour la première fois le passage entre perception globale et perception différenciée, que j'ai donc réussi à établir un parcours entre une trame sonore faisant fusionner l'ensemble des lignes mélodiques et des timbres instrumentaux en une masse unique, et une polyphonie permettant à ces lignes et à ces timbres de retrouver leurs individualités. En effet, le début de Pour l'image apparaît comme une texture globale indifférenciée où tous les timbres de l'orchestre sont hétérogènes, puis des couleurs instrumentales identiques étant progressivement attribuées à des points différents, l'oreille les regroupe sous forme de lignes mélodiques, qui finissent par former une polyphonie à quatre voix, respectivement confiées à une flûte, à un hautbois, à une clarinette et à un saxophone. Le nombre des instruments utilisés au cours de cette section passe donc de quatorze à quatre, mais l'on ne s'en rend pas vraiment compte, car la densité instrumentale est gérée de façon fonctionnelle, ainsi d'ailleurs que l'instrumentation.
J'ai développé ces principes dans Mémoire vive pour trois groupes d'orchestre, que j'ai terminé en 1989. Si les principes d'organisation mélodiques et polyphoniques que j'avais mis au point dans Pour l'image et Fragment de lune me convenaient en raison de leur aspect contraignant, l'utilisation que j'en avais faite me semblait un peu trop mécanique. Aussi ai-je essayé, dans Mémoire vive, de contrarier cet aspect en appliquant des contraintes supplémentaires, et cette idée m'a conduit à élaborer ce qui constitue aujourd'hui l'un des principes de base de mon travail : la superposition de processus. C'est donc avec cette pièce que j'ai, pour la première fois, superposé des processus différents, l'un ayant pour fonction de gérer les ambitus, un deuxième l'interpolation des timbres, un troisième les patterns mélodiques, etc.
J'ai par ailleurs écrit dans Mémoire vive un passage polyphonique particulièrement virtuose que j'ai déduit d'une expérience psychoacoustique qui montre que la perception d'une séquence sonore est modifiée par son accélération, car l'oreille tend alors à regrouper différemment les signaux acoustiques qu'elle reçoit. L'on entend en effet dans Mémoire vive une polyphonie à quatre voix dont l'accélération génère des couches sonores supplémentaires qui, alors progressivement orchestrées, finissent par gagner les quatre-vingts instrumentistes de l'orchestre.
Enfin, la superposition des processus m'ayant conduit à appliquer des contraintes aussi bien aux mélodies, à l'ambitus, au rythme, à l'accélération ou au tempo qu'à l'orchestration ou même à l'espace - puisque l'orchestre est divisé en trois groupes distincts placés à gauche, au milieu et à droite de la scène -, je crois avoir obtenu, avec Mémoire vive, ce que je rêvais d'obtenir depuis longtemps : une cohérence entre les différents paramètres mis en jeu.
Les Six miniatures en trompe-l'oeil pour quatorze instruments, que j'ai composées en 1991, reprennent les techniques de Mémoire vive et même les affinent, car certaines ont été informatisées par Francis Courtot avec qui je travaillais alors à l'Ircam et la première Miniature a même été entièrement calculée par ordinateur. D'un point de vue plus spécifiquement musical, ces pièces témoignent d'une innovation à la fois rythmique et formelle.
La rythmique des Miniatures est en effet beaucoup plus marquée qu'elle ne l'est dans mes pièces précédentes où il s'agissait plutôt pour moi d'organiser des flux constitués de rythmes périodiques. L'on entend ici, au contraire, de véritables motifs rythmiques, voire un certain swing venu du jazz, et cette introduction m'a permis de me livrer à un travail assez fin de variation, calculée à l'aide de «patterns» rythmiques analogues à ceux que j'utilise pour les mélodies. Toutes les unités rythmiques ainsi mises en jeu ont des fonctions précises, certaines jouant le rôle de signaux, d'autres étant plutôt des objets, moins hétérogènes qu'ils ne le seront dans Leçon de choses, mais toutefois suffisamment distincts pour pouvoir être appréhendés comme tels et suffisamment proches pour pouvoir se mélanger.
La deuxième innovation des Miniatures concerne la forme. Ces six pièces peuvent en effet se jouer selon deux ordres qui modifient complètement leur perception. Le premier ordre, celui de la partition - de 1 à 6 -, fait entendre six pièces assez courtes séparées les unes des autres par un léger silence. Le deuxième ordre - 1, 4, 2, 5, 3, 6 - propose au contraire une oeuvre en un seul mouvement, les six pièces s'enchaînant grâce à des points de montage qui leur permettent de se raccorder. Alors que dans l'ordre 1, tout en discontinuité, ces pièces semblent assez courtes, ramassées, hétérogènes, donnent l'impression d'un temps rapide et nerveux, l'ordre 2, beaucoup plus continu, procure au contraire l'impression d'une pièce lente, stylistiquement homogène, d'apparence beaucoup plus spectrale, où l'on perd la notion du temps et où l'aspect rythmique, intégré dans un flux, n'apparaît plus de façon aussi vigoureuse et précise. Contrairement aux oeuvres aléatoires des années 60 dont les différentes versions restaient en général assez proches les unes des autres, la distinction ici proposée ne m'apparaît pas arbitraire. C'est pourquoi d'ailleurs je compte développer cette technique en multipliant les points de montage possibles entre les pièces, afin que chaque oeuvre puisse se présenter selon trois ou quatre versions qui offrent, chacune, une perception du temps différente.
La musique de scène pour choeur et percussions, que j'ai composée l'année suivante pour le spectacle La Célébration des Invisibles, est ma première expérience avec la voix. Comme c'est le cas pour la plupart de mes pièces, j'ai récrit la partition après les premières exécutions et, en l'occurrence, la deuxième version diffère largement de la première. La composition de ces Invisibles s'est finalement révélée riche d'enseignements, notamment pour ce qui est du rythme et de la spatialisation, au point d'avoir été déterminants pour l'élaboration de la pièce suivante, Leçon de choses.
J'ai pris, d'abord, plus de risques que d'habitude dans la superposition des rythmes, chacun d'eux étant en effet affecté d'un processus différent - de ralentissement pour l'un, d'accélération non linéaire pour un deuxième, de modulation de tempo pour un troisième -, mais j'ai dû écrire la majeure partie de ces agencements à la main, car je voulais tester des principes d'irrégularités que je n'arrive pas, pour le moment, à formaliser.
Ensuite, comme les instruments à percussions que j'ai utilisés sont principalement des claviers (marimba, xylo, vibra...) et qu'ils imposent un monde harmonique tempéré, il m'a donc fallu adapter mes principes d'écriture par rapport à cette contrainte, et cela m'a permis de me rendre compte que la perception spectrale des objets pouvait se maintenir malgré le tempérament. Cela veut dire que tout objet calculé selon les méthodes spectrales - par exemple, par modulation de fréquences - conserve son aspect fusionnel particulier, même si on l'approxime au demi-ton, car il reste typé en raison de son étagement fréquentiel caractéristique. De même, les agrégats harmoniques très disjoints, avec de grands creux dans l'étagement du spectre, que l'écartement des mains des percussionnistes sur les claviers m'avait donné l'idée d'écrire, sonnent de façon très timbrale malgré le tempérament, car la mise ensemble de deux objets sonores disparates ne parvient pas à créer d'échelle.
Enfin, j'ai appris que la spatialisation permettait à l'oreille de discriminer des polyphonies rythmiques complexes. Chacune des percussions utilisées dans les Invisibles est en effet sonorisée et diffusée par un haut-parleur placé dans un endroit précis de la salle, si bien que l'espace instrumental de la scène est en fait redéployé autour des auditeurs. Les déplacements spatiaux sont donc inscrits dans l'écriture elle-même qui, si elle prévoit par exemple de faire passer un processus rythmique d'un marimba à un xylo puis à un vibra, produira dans la salle un parcours spatial passant par les haut-parleurs correspondant à ces instruments. Si bien que l'auditeur a effectivement l'impression que des figures rythmiques tournent autour de lui. Il y a par endroits jusqu'à cinq trajets simultanés s'effectuant dans des sens différents et j'ai dû veiller à ce que ces parcours paradoxaux soient complètement compréhensibles, pour que cette discrimination spatiale du rythme soit effectivement réussie.
Je n'aurais sûrement pas osé écrire la grande séquence spatialisée de Leçon de choses de façon aussi complexe que je l'ai fait si je n'avais pris conscience, avec La Célébration des Invisibles, de la capacité discriminatoire de la spatialisation sur la perception.
Dans Leçon de choses, oeuvre écrite en hommage à Claude Simon, les éléments hétérogènes, présentés au début de la pièce, se contaminent progressivement pour donner naissance à une polyphonie complexe qui apparaît d'abord par fragments puis constitue bientôt tout le déroulement musical. Comme cette polyphonie instrumentale est extrêmement dense, je l'ai redéployée dans l'espace de la salle, en faisant correspondre à chacun des haut-parleurs un couple d'instruments hétérogènes (flûte/alto, violon/cor...). Cette polyphonie, de plus en plus rapide et «injouable» par des instrumentistes, génère alors un faux orchestre constitué d'instruments échantillonnés qui permet au son de chacun des instruments de se transformer progressivement en un autre son instrumental de l'ensemble (la flûte devenant une clarinette, la clarinette un violon, le violon une flûte, etc.). Ces transformations, diffusées par haut-parleurs, donnent lieu à des trajets dans l'espace, qui ne proviennent plus, cette fois, de l'écriture proprement dite, mais sont gérés par la station de travail de l'Ircam. Bref, c'est vraiment le son qui tourne. Par exemple, au fur et à mesure que le son de la flûte se transforme en son de clarinette, il rejoint le haut-parleur qui diffuse le son non transformé de l'instrument dont il va prendre l'identité et il en est de même pour les autres transformations. De plus, comme le tempo de spatialisation dépend du temps nécessaire pour interpoler tel instrument en tel autre, il s'ensuit que ces rotations sonores simultanées - qui s'effectuent dans des directions et des endroits distincts de l'espace - se font en outre à des vitesses différentes. La complexité d'écriture de cette séquence bénéficie donc de trois facteurs spatiaux de discrimination.
Tous les objets hétérogènes présentés dans le début de Leçon de choses sont des citations de mon univers personnel. Le principe, d'abord, vient des Miniatures qui est la première pièce où j'ai commencé à typer des éléments de cette manière. Les objets eux-mêmes, ensuite, sont empruntés soit à mon entourage domestique (un plat à tarte, un plateau de magnétophone ou une corbeille à papier, dont les sons ont été échantillonnés et traités), soit à mes pièces précédentes (certains signaux de Mémoire vive et des Miniatures, notamment).
Leçon de choses est ainsi la pièce de ma production, qui entretient probablement le plus de relations avec celles qui l'ont précédée. En fait, je ne crois pas qu'on puisse juger l'oeuvre d'un compositeur indépendamment de son contexte et, plus particulièrement, indépendamment de ses autres oeuvres. J'aime, pour ma part, que mes pièces forment un ensemble, qu'on puisse saisir le parcours qui les relie, je prends du plaisir à passer de l'une à l'autre. Une oeuvre seule, c'est au mieux réussi. Ce qui m'importe au contraire, c'est que l'ensemble de ma production, au même titre d'ailleurs qu'un programme de concert, apparaisse composé. Ces liens que j'établis entre mes différentes pièces, c'est aussi, pour moi, une façon de constamment réinterroger les données que je manipule, de ne les abandonner qu'en connaissance de cause afin que les nouvelles étapes abordées ne soient qu'apparemment contradictoires avec celles qui les ont précédées. C'est presque une position éthique. De même, je m'impose toutes ces règles et contraintes parce qu'elles induisent un système compositionnel qui m'offrira ultérieurement une plus grande liberté dans l'écriture.

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .