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Les Cahiers de l'Ircam nº 6: Musique:Texte, décembre 1994
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Cherchant à concevoir une organisation sonore qui soit conforme au sens du texte, ce principe de mise en musique, qui a donné lieu à de multiples réalisations, relève de ce que j'appellerai le stade de l'expression, dans la mesure où le calcul musical proposé a effectivement pour fonction d'« exprimer » le sens d'un texte se référant à des aventures externes à la musique elle-même.
Quand Ligeti compose, entre 1962 et 1965, ses Aventures et Nouvelles Aventures pour trois chanteurs et sept instrumentistes, il adopte une solution tout autre. En effet, les parties vocales de cette « action scénique imaginaire » ne s'appuient pas sur un texte mais sur des sons phonétiques, agencés aussi bien en fonction des affects qui leur sont associés que par rapport à leurs liens possibles avec les sons des instruments. Autrement dit, la composante sémantique du texte est en fait évacuée au profit d'aventures « émotionnelles » semblant provenir de la musique elle-même.
Cherchant à rendre les sons du langage conformes à ceux de la musique, ce principe de composition, qui parachève une tendance esthétique de ces années-là, ne parvient à ses fins qu'en admettant une sorte d'en-deçà du texte. Il relève donc d'un stade de prohibition du sémantisme, que j'appellerai le stade phonétique.
Dans la mesure où il rejette des aspects anciens pour explorer des liens nouveaux, le stade phonétique est assez représentatif du stade avant-gardiste de la modernité qui, pour s'établir, s'est souvent vu contraint d'interdire des fonctions jugées obsolètes : la consonance musicale, la linéarité du récit traditionnel, la figuration picturale... Par la suite largement critiqués, les interdits de l'avant-garde ont la plupart du temps donné lieu à des réactions plus critiquables encore. Car limitées au simple rétablissement des fonctions interdites, ces réactions n'ont en général promu, en guise de solutions, qu'une version édulcorée des découvertes passées.
Un réemploi des fonctions interdites, qui ne procède pas de la simple récupération, suppose tout au contraire de les intégrer dans des contextes plus amples qui sachent les relativiser. Ainsi, la musique dite « spectrale » est à cet égard exemplaire car elle est parvenue à réintroduire la consonance au sein d'échelles sonores non tempérées.
Cherchant à penser les fonctions anciennes hors des systèmes qui leur ont donné naissance, ce principe esthétique, qualifiable, selon les étiquettes aujourd'hui en vigueur, de phase seconde de la modernité ou de versant réfléchi du post-modernisme, relève de ce que j'appellerai plutôt le stade de l'intégration.
Ce principe justifie l'hypothèse ici soutenue, selon laquelle un nouveau type de mise en musique des textes, consistant à réintroduire leur composante sémantique hors des solutions expressives, devient envisageable dès lors qu'ils sont eux-mêmes élaborés à partir du réglage musical de leurs propres constituants, afin que les aventures qu'ils racontent puissent être effectivement intégrées à la musique elle-même.
Récusant cette primauté du contenu qui, sous couvert de profondeur et de réalisme, tend à réduire la littérature à un discours prétentieux et banal, les textes construits à partir d'opérations menées sur le langage, s'ils n'invalident évidemment pas toute page établie à partir d'un sens préalable, agréent donc bien plutôt les « histoires extraordinaires » dont Borges et Poe ont montré qu'elles étaient hautement fabriquées.
Une formule synthétisant ce renversement conceptuel pourrait être : le sens littéraire ne vaut que par rapport aux opérations qui le constituent.
Et comme le respect de ce principe conduit à déterminer les énoncés d'un texte à partir de réglages particuliers de type éventuellement linguistique, il s'ensuit que, selon des degrés certes variables, toute fiction réglée est une fiction déduite. Ainsi les retours, plus ou moins identiques, des diverses séquences qui composent La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet, parce qu'ils brouillent à la longue l'ensemble des repères chronologiques, finissent par suspendre toute temporalité au sein même de la fiction. Eventuellement généralisé, ce principe permet à l'écrivain de raconter des histoires qu'il ne connaît pas lui-même.
Un cas particulier de fiction réglée est celui des fictions réflexives qui se référent aux fonctionnements du texte lui-même. Ainsi, les disparitions des divers protagonistes, qui se succèdent dans La Disparition de Georges Perec, désignent la contrainte d'écriture à laquelle obéit ce roman : l'absence - et donc la disparition - de la lettre e.
Un cas particulier de fiction réflexive est celui des « fictions situées » qui se rapportent au lieu d'accueil du texte. Ainsi, dans la fiction que j'ai établie pour le spectacle musical Enjeux, composé par Gérard Buquet et mis en scène par Patrice Hamel, l'espace insolite, que le personnage explore tout au long de l'histoire et en lequel il finit par se transformer, désigne en fait l'espace audio-visuel du spectacle lui-même.
Parce qu'elles décrivent, plus ou moins implicitement, leurs caractéristiques contextuelles, les fictions situées favorisent évidemment l'intégration des aventures qu'elles racontent à leurs lieux d'inscription effectifs. Et si, pour revenir au problème de la mise en musique du texte, la réintégration du sens hors des voies expressives suppose d'élaborer des textes à partir de réglages musicaux, alors nul doute que le procédé narratif de la fiction située n'apporte un élément de réponse à cette hypothèse, puisque toute aventure située musicalement apparaîtra, par principe, déduite de son contexte musical.
Outre l'intérêt qu'il présente pour la recherche ici poursuivie, le procédé narratif des fictions situées a aussi pour avantage de réfuter l'accusation de « formalisme », parfois portée contre les oeuvres réflexives. Selon ces accusations, celles-ci, exclusivement tournées vers elles-mêmes, seraient dénuées de toute signification, de tout enjeu. Or les oeuvres situées suffisent à invalider ces critiques. En effet, toute oeuvre ainsi conçue, parce qu'elle exhibe les éléments, d'ordinaire occultés, qui la relient à son lieu d'accueil, tend à placer sous son contrôle l'instance qui, a priori chargée de seulement la présenter, constitue en fait le cadre qui la détient.[6] Cherchant à excéder, voire renverser, les limites conventionnellement imparties à l'exercice de l'art, la notion d'oeuvre située conduit même à penser les fonctionnements artistiques indépendamment des lieux que les codes de notre culture leur ont progressivement attribués. Alors respectivement détachés du livre, de la salle de concert et de la galerie pour atteindre des espaces habituellement non traités de la sorte, la littérature, la musique et les arts plastiques peuvent céder la place aux pratiques artistiques, plus larges, du texte, du sonore et du visuel.
Pour formalisé qu'il doive être, l'art réflexif n'est donc pas nécessairement «formaliste», puisqu'à défaut de « message », les pratiques situées produisent un discours qui tend à changer la fonction actuelle de l'art.
Pour pertinente qu'elle paraisse, cette intégration musicale du texte ne présenterait toutefois pas vraiment d'intérêt si les réglages ainsi mis en oeuvre ne pouvaient être repérés à l'écoute. Plus précisément, et dans le but de ne pas restreindre les réactions de l'auditeur à de simples jugements de goût, il me semble indispensable de lier la réception des effets esthétiques à la perception des réglages qui les produisent. Ce principe de double entente m'a conduit à privilégier ce que j'appelle les « organisations paramétriques monovalentes ».
Cette formule suppose admis le fait que le texte est un objet paramétrable et que la distinction de ces paramètres (la lettre, le phonème, la syllabe, le mot, le syntagme, la phrase, le discours, le récit...) permet de construire autant de catégories opératoires distinctes, comme l'ont par exemple montré les écrivains de l'Oulipo ou les rhétoriciens du Groupe u. Ainsi, une distribution particulière de voyelles ou de consonnes tend à fixer la sonorité, un décompte régulier de syllabes à générer la métrique, le double sens des mots à organiser les figures de style, le calcul de la syntaxe à régir le phrasé, le choix d'un mode narratif à caractériser le récit...
Mais alors que souvent ces paramètres, traités simultanément, s'occultent les uns les autres, le principe des organisations monovalentes propose au contraire de les mettre en valeur chacun à leur tour, afin d'assurer au mieux leur perception.
Et, si pour revenir au problème de la mise en musique du texte, la réintégration du sens hors des voies expressives suppose d'élaborer des textes à partir de réglages musicaux, alors nul doute que le procédé paramétrique des organisations monovalentes n'apporte un nouvel élément de réponse à cette hypothèse, car toute organisation textuelle monovalente liée à un paramètre de la musique sera manifestement perçue comme un réglage de ce type.
Outre l'intérêt qu'il présente pour la recherche ici poursuivie, le procédé paramétrique des organisations monovalentes a aussi pour avantage d'offrir au réemploi éventuel des récits linéaires le contexte susceptible de les relativiser. La mise en valeur successive des différents paramètres du texte permet en effet d'envisager un genre inédit d'histoire linéaire qui évoluerait aussi bien par rapport à sa propre directionnalité narrative que par rapport à un contexte paramétrique graduellement changé. Pareille histoire tirerait d'ailleurs de ce battement entre fiction et fonction à la fois sa propre énigme et la résolution de cette énigme.
Mais l'hypothèse de départ, exigeant encore que ces réglages soient liés à la musique elle-même, incite évidemment à les spécifier en fonction des constituants phonologiques du texte, directement traduisibles en termes musicaux. Car tout texte réglé par rapport à l'un ou l'autre des niveaux du registre phonologique, selon lesquels la chaîne parlée peut être décomposée, est a priori coordonnable avec la musique sur le paramètre équivalent à l'unité phonologique retenue.
Pour prioritaire qu'il soit, le registre phonologique, dont la description en niveaux est ici empruntée à Jakobson, n'est toutefois pas exclusif car, ainsi que la notion de "fiction située" l'a déjà laissé entendre, les coordinations du texte et de la musique sont susceptibles d'atteindre le registre sémantique.
Quoi qu'il en soit, l'ordre ici adopté pour l'examen de ces coordinations, depuis l'unité minimale constituée par le phonème jusqu'à la composante sémantique, n'est pas de pure commodité, puisqu'il répond au principe d'«organisation paramétrique monovalente». L'étude de ces coordinations ne préjuge par ailleurs pas de l'utilisation parlée ou chantée du texte.
Les recherches d'équivalence entre les sons de la langue et les sons musicaux s'appuient nécessairement sur cette distinction première, comme Luciano Berio l'a amplement montré dans certaines de ses oeuvres. Bien plus, le classement des sons du langage à partir d'oppositions phonologiques fortes, telles que continu / discontinu pour les consonnes ou avant / arrière pour les voyelles, permet de repérer, à l'intérieur de ces deux ensembles, des sous-groupes nettement différenciés, comme les consonnes plosives et sifflantes, ou les voyelles cardinales a, i, ou. Cette discrimination seconde laisse envisager des équivalences plus fines établies, d'une part, entre consonnes et timbres instrumentaux, ainsi que Vinko Globokar ou François-Bernard Mâche l'ont expérimenté dans certaines de leurs oeuvres et, d'autre part, entre structures acoustiques de voyelles et champs harmoniques, ainsi que Gérard Grisey l'a réalisé dans ses oeuvres vocales. Or ces équivalences, plus ou moins approximatives en fonction des moyens musicaux utilisés, sont assurément mieux perceptibles si les consonnes et voyelles du texte, ainsi liées à ces timbres et harmonies, se présentent en une quantité nettement supérieure à la «normale» linguistique. Bref, ce type de coordination conduit à élaborer des textes à partir de réglages allitératifs dépendant de caractéristiques musicales données. Mieux, ces organisations textuelles allitératives peuvent se présenter sous au moins trois formes - stables, instables ou évolutives - , selon qu'il s'agit d'obtenir des sections statiques, d'intégrer des ruptures continuelles ou de construire une transition entre deux états consonantiques ou vocaliques distincts.
Une organisation allitérative de forme stable est une séquence dont l'un des phonèmes - ou type de phonèmes - est affecté d'un taux élevé de récurrence. Les phonèmes, choisis en fonction de caractéristiques musicales données, peuvent être des consonnes, ainsi que je l'ai fait pour le texte de Play-Back [7], ou des voyelles, comme dans ce passage emprunté au monologue parlé d'Enjeux, au cours duquel le personnage tente de deviner, à la vue du parcours qu'il vient d'effectuer à travers la scène, la prochaine place qu'il pense devoir y occuper :
Quant au paragraphe intermédiaire de l'épisode (vu que j'ignore encore si je suis ici le euh coordonnateur de ce monologue ou seulement le euh porte-parole d'un personnage projetant de me doubler), il combine les voyelles E et O et ouvre ainsi la voie aux organisations allitératives de forme instable.
Une organisation allitérative de forme instable est une séquence structurée autour d'au moins deux phonèmes ou types de phonèmes prépondérants qui, présentant entre eux des oppositions phonologiques fortes, sont en outre placés en proximité afin de mieux faire entendre leur différence. Ainsi le fragment parlé suivant, emprunté à une section initiale d'Enjeux, enchaîne principalement des consonnes plosives et sifflantes qui, amplifiées musicalement par des percussions et des souffles, évoque narrativement les bruits de pas et la respiration du personnage :
En revanche, dans le cas d'une forme instable, la similitude porte moins sur les éléments eux-mêmes que sur leur rapport. Et comme les équivalences d'oppositions ou d'échelles accèdent, selon un principe rappelé par Jakobson[9], beaucoup plus aisément à la perception que les similitudes élémentaires, il s'ensuit que, dans le cadre d'une telle équivalence relationnelle, les similitudes entre éléments peuvent être plus approximatives et, par exemple, faire correspondre des consonnes à des instruments, ou même des voyelles à des hauteurs. Autrement dit, faute des moyens technologiques suffisants pour permettre une reproduction exacte des phonèmes, les coordinations sonores entre texte et musique sont a priori mieux entendues si elles portent sur des paires ou des échelles plutôt que sur des éléments. Cette hypothèse explique l'écriture de ces variations vocaliques, également empruntées au monologue parlé d'Enjeux, et dont les trois paires de voyelles O-I, I-A et A-O répondent en canon à des sons multiphoniques de tuba qui ne redoublent en effet qu'approximativement leur structure acoustique:
Le trajet peut porter sur une séquence linguistique globalement caractérisée par le degré élevé de récurrence des différents phonèmes qu'elle enchaîne. Autrement dit, la séquence évolue d'une organisation allitérative stable à une autre à l'aide de transitions structurellement semblables. La classification des phonèmes à partir de leurs traits distinctifs - acoustiques ou articulatoires - permet d'établir de tels trajets, modulables en fonction des caractéristiques du contexte musical. C'est l'exercice auquel je me suis livré en imposant à cette réplique parlée dePlay-Back de suivre un enchaînement de consonnes[10], progressant des plosives aux sifflantes (k g p t b d v z j f ch s) et, donc, des sons percussifs aux sons soufflés :
Les éventuelles coordinations rythmiques du texte avec la musique s'appuient nécessairement sur cette accentuation en durée. Plus précisément, s'il convient, bien sûr, de tenir compte de cette donnée prosodique pour la mise en musique des textes, il devient surtout possible d'élaborer un texte en fonction d'une répartition musicale imposée de brèves et de longues. Toutefois, de même que les coordinations sonores sont davantage perceptibles lorsqu'elles portent sur des séquences textuelles allitératives, de même les équivalences entre rythme musical et rythme de la langue sont a priori mieux entendues si le texte est doté d'une allure rythmique fortement marquée et intègre, par exemple, des groupes grammaticaux de faible longueur qui tendent à augmenter la proportion des syllabes accentuées par rapport à la «normale» linguistique. C'est bien parce que ce fragment parlé d'Enjeux, déjà cité pour son enchaînement de plosives et de sifflantes, défère à un tel réglage :
Cet aspect mélodique de la langue peut donc être coordonné avec le paramètre musical équivalent et, là aussi, l'équivalence est d'autant plus manifeste qu'elle porte sur un texte enchaînant des intonations nettement différenciées. Les travaux, menés récemment par Steve Reich dans cette direction avec Différent trains et The Cave - qui bénéficient, il est vrai, des intonations de l'anglais plus riches que celles du français -, suffisent en tout cas à justifier le bien-fondé de l'hypothèse.
L'accent d'insistance a pour fonction de mettre en valeur un mot du message auquel le locuteur attache davantage d'importance. Il se distingue doublement de l'accent rythmique puisqu'il porte sur la syllabe initiale du mot et est principalement réalisé par une augmentation de l'intensité.
Quant aux intonations affectives, a priori peu contrôlées par le locuteur lui-même et, de ce fait, plus difficilement modélisables que les intonations prosodiques, elles mettent en jeu un ensemble de paramètres dont l'intensité, la vitesse et le mode d'émission qui peut osciller du chuchoté au crié.
Parce qu'ils ne procèdent pas de la structure des énoncés mais de la façon de les dire, les traits affectifs et les paramètres musicaux qui leur sont liés, tels le tempo et l'intensité, ne constituent pas vraiment un facteur de réglage pour l'écriture d'un texte. En revanche, un texte mis en musique, qui obtempérerait brusquement à des accélérations ou changements d'intensité, évoquerait très probablement des affects n'entretenant pas nécessairement de rapport avec sa composante sémantique.
Ainsi en est-il de ce passage, emprunté à une section finale d'Enjeux qui, en raison du processus musical de décélération graduelle auquel est soumise la diction du texte, évolue d'un début très rapide vers une fin très étirée et produit, parallèlement, un effet d'affolement psychologique du personnage, peu à peu neutralisé :
Ces divisions, éventuellement malmenées par les réalisations affectives des locuteurs, doivent bien sûr être prises en compte lors de la mise en musique des textes.
Mais surtout, le réglage du niveau configuratif est à la base du principe de la métrique traditionnelle, cette constante de la versification classique. L'on sait en effet, notamment depuis les travaux de Benoît de Cornulier[14], qu'il suffit aux retours réguliers d'un même nombre de syllabes n'excédant pas huit d'être toujours en phase avec des divisions pertinentes de l'énoncé, pour que l'effet métrique soit perçu, et cette perception est indépendante de la durée variable de chacune des syllabes.
Dès lors, il est tentant d'imaginer que cette métrique syllabique puisse être relayée par une métrique musicale de même pas (c'est-à-dire comptant par mesure un nombre de temps égal à celui des syllabes de chaque vers), bien qu'à l'inverse de la régularité textuelle, la régularité rythmique musicale exige de reposer sur des unités de valeurs, égales ou multiples les unes des autres, pour être effectivement perçue.
Cette coordination configurative du texte avec la musique a été expérimentée dans un passage d'Enjeux auquel je reviendrai.
Ainsi, le texte que Schönberg a lui-même écrit pour la première des Trois satires pour choeur mixte op. 28 commence par cette question :
Commentant rarement d'aussi près les opérations effectuées, l'autodésignation est susceptible de jeux multiples, selon, notamment, qu'elle porte sur des aspects génériques ou particuliers du contexte musical. Ainsi dans ce bref fragment d'Enjeux :
Cette lecture, toutefois, résiste mal à une analyse plus poussée. Car la seule écoute du morceau ne permet en fait nullement de décider si le texte a effectivement été écrit en fonction du réglage musical ou si le procédé du canon a, au contraire, été établi pour rendre compte des incertitudes d'un personnage, selon un principe, canonique si je puis dire, d'expression.
Une analyse moins ponctuelle lèverait aisément cette indétermination. Les réglages analogues, qui affectent d'un bout à l'autre du spectacle les relations rythmiques établies entre les quatre domaines mis en jeu (les gestes, les éclairages, la musique et le texte), rendent en effet peu probable que l'un d'entre eux échappe à ce système général. Mais privé de son contexte qui permet de trancher en faveur de l'autodésignation, l'écoute isolée de la séquence conduirait sans doute plus d'un auditeur à se prononcer pour la solution opposée. Aussi faut-il admettre qu'une relation sémantique, conçue entre le texte et un aspect musical donné dans l'optique d'une intégration du sens à la musique, puisse être au contraire perçue comme une expression du sens par la musique.
En revanche, la mise en musique d'un texte non destiné à cet usage peut produire des effets d'autodésignation. Ainsi en est-il du duo pour deux ténors, Mentre vaga Angioletta, composé par Monteverdi à partir de quelques vers de Giambattista Guarini[16]. Car ceux-ci décrivant les différents modes d'émission d'une voix imaginaire, Monteverdi s'est contenté, si je puis dire, de srupuleusement les actualiser dans sa musique pour qu'ils paraissent en effet désignés par le sens du texte.
De cet exemple, il faut conclure que l'utilisation de textes existants ne conduit pas nécessairement à un traitement expressif du sens. Ou, si l'on préfère, tout texte ou extrait de texte existant, plus ou moins réglé en fonction de paramètres directement traduisibles en termes musicaux, est susceptible d'offrir une base pertinente aux diverses coordinations dont on vient de lire ici l'inventaire.
Une séquence de texte est déstabilisée par un agencement musical dès lors que ce dernier lui fait perdre, sur au moins l'un de ses aspects, sa conformité avec la langue. En fonction du degré de la déstabilisation et des paramètres sur lesquels elle agit, l'accès au sens, de toute façon contrariée, peut même être interdit. Ne laissant alors affleurer qu'une partie du texte, éventuellement entendu ailleurs dans sa forme linguistique complète, ces séquences déstabilisées sont donc aussi des séquences virtuelles, particulièrement favorables à la constitution de jeux de mémoire entre musique et texte.
Le statut intermédiaire de ces séquences infra-linguistiques gérables musicalement offre en outre la possibilité de construire des interpolations inédites entre texte et musique. Ou, si l'on préfère, la technique des déstabilisations permet de transformer progressivement la parole en objet purement acoustique, en lui faisant graduellement perdre sa conformité avec la langue - ou, inversement, de restituer peu à peu à une séquence déstabilisée les données linguistiques qui lui font défaut. Mais alors que les interpolations allitératives, recensées dans le cadre des coordinations sonores, évoluent au travers d'éléments phonologiques répertoriés, les interpolations, obtenues par déstabilisation, parcourent des formes - sonores, prosodiques ou configuratives- qui ne relèvent pas de la langue proprement dite.
Deux modes principaux permettent de réaliser ces dérivations. Le premier, qui opère par criblage, consiste à supprimer certaines des consonnes, voyelles ou syllabes d'une séquence de texte, tandis que le second, qui opère plutôt sur le mode de l'échange, consiste à substituer aux phonèmes d'une séquence donnée des phonèmes, éventuellement proches, mais ne correspondant à aucune actualisation lexicale.
Une séquence de texte, déstabilisée quant à son aspect accentuel, est un énoncé dont les accents de durée ou d'intensité ne sont pas placés conformément aux exigences de la langue. Ce principe suppose, par exemple, soit de ne pas respecter l'allongement des finales de groupe rythmique et d'allonger au contraire des syllabes inallongeables, soit de placer des accents d'intensité en milieu ou en fin de mot.
Une séquence de texte, déstabilisée quant à son aspect intonationel, est un énoncé dont les intonations, prosodiques ou affectives, ne sont pas conformes aux possibilités de la langue. Ainsi, l'attribution d'une même hauteur à chacune des syllabes d'une séquence ne réussirait qu'à neutraliser l'intonation, alors que l'attribution d'une ligne mélodique en "dents de scie", comportant de très grands intervalles, parviendrait, elle, assurément à un tel effet déstabilisateur.
Nul doute que ce dispositif général de découpes graduellement changées n'offre au réemploi de la métrique traditionnelle le contexte susceptible de la relativiser.
D'abord, parce qu'en raison des particularités perceptives de la langue, ces différents niveaux ne sont pas toujours autonomes. Ainsi la prosodie peut agir sur la phonétique puisque certaines voyelles ne précisent vraiment leur timbre, ouvert ou fermé, qu'en fin de groupe rythmique. De même, la voyelle prépondérante d'une organisation allitérative de forme stable, peut être placée aussi bien en fin de groupe grammatical qu'en début ou en fin de mot. Et si, dans le premier cas, l'effet sonore bénéficie d'un accent rythmique qui renforce sa perception, il suppose au contraire d'être respectivement souligné, dans les deux autres, par un accent d'insistance et un accent non conforme à la prosodie linguistique, afin d'être mieux perçu.
Cette classification par niveaux doit ensuite être relativisée, parce que les séquences musicales destinées à produire des effets de parole, si elles s'appuient prioritairement sur des coordinations rythmiques, nécessitent en fait que le niveau configuratif soit également respecté, et sont bien sûr affermies par toute coordination intonationnelle. De même, les déstabilisations accentuelles, intonationnelles et configuratives, ne suffisant pas par elles-mêmes à suspendre le sens du texte, doivent être conjuguées pour atteindre un tel effet. Par conséquent, les interpolations entre texte et musique, que les déstabilisations permettent de construire, s'avèrent pouvoir être réalisées selon deux modes principaux, soit par mise en place progressive simultanée de l'ensemble des déstabilisations, soit par mise en place successive de chacune d'elles (les accents étant par exemple d'abord déstabilisés, puis l'intonation, la segmentation et enfin l'aspect sonore proprement dit.)
Enfin, cette classification doit être relativisée parce que les coordinations et les déstabilisations peuvent être elles-mêmes croisées. Il suffit, pour s'en convaincre, d'imaginer une séquence musicale dont la succession des hauteurs et des rythmes serait coordonnée avec l'aspect prosodique d'un texte, tandis que l'enchaînement des timbres proviendrait, lui, de la déstabilisation phonétique du même texte ou d'un autre.
Quoi qu'il en soit de leur traitement mutuel ou disjoint, ces différents niveaux correspondent à un ensemble de paramètres capables d'aussi bien discriminer la musique (ce sont alors le timbre, la durée, la mélodie, l'intensité, la vitesse, la perception des figures...) que le texte (il s'agit alors du son, de l'accent rythmique, de l'intonation, de l'accent d'insistance, de la vitesse, de la division des énoncés...). Bien plus, cette similarité structurelle, qui permet à la musique de synthétiser la parole et à la parole de se changer en musique, laisse finalement entrevoir un espace unifié intégrant pareillement l'acoustique et la langue.
A la façon dont, toutes proportions gardées, l'esthétique spectrale peut être comprise comme une tentative d'unifier le champ musical avec le champ sonore qui en formait une partie plus vaste, la perspective d'une telle unification entre le champ textuel et le champ musical met un terme à cette étude. Dans la mesure, toutefois, où rien d'autre ne saurait être conçu sans la distinction préalable de tous les paramètres mis en jeu, la formule rendant compte de cette perspective nouvelle serait toujours : diviser pour mieux relier.
NIVEAUX | COORDINATIONS | DESTABILISATIONS |
SONORE | - équivalences établies entre les consonnes et les timbres des instruments ou entre les voyelles et les champs harmoniques - synthèse successive de la parole | - suites phonétiques ne formant aucun mot d'une langue donnée |
PROSODIQUE (RYTHME) | - intégration musicale rythme de la langue - effet de parole | - non-accentuation en durée des finales de groupe rythmique - allongement de syllabes inallongeables |
PROSODIQUE (INTONATION) | - intégration musicale de l'aspect mélodique de la langue - synthèse simultanée et synthèse double de la parole | - contour mélodique non conforme au profil intonationnel |
AFFECTIF | - prise en compte de l'intensité, du tempo, de la vitesse et du registre | - accentuation en intensité de syllabes inaccentuables |
CONFIGURATIF | - prise en compte de la découpe des énoncés - équivalence entre métrique syllabique et métrique musicale | - découpes
effectuées entre les phonèmes d'une même syllabe, les syllabes d'un même mot, ou les mots d'un même syntagme |
SéMANTIQUE | - autodésignation |
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[2] Stéphane Mallarmé, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1945, p. 366.
[3] Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, Jean-Jacques Pauvert, Paris 1963, p. 11.
[4] Paul Valéry, Cahiers 2, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1974, p. 1022.
[5] Claude Simon, Discours de Stockholm, Minuit, Paris 1986, p. 24.
[6] On pourra lire une argumentation plus étayée de cette assertion dans mon article "Musique in situ", Cahiers de l'Ircam, Recherche et musique n° 5, Espaces, Paris 1993.
[7] Le texte de ce «concert scénique» (musique Claudy Malherbe, informatique musicale Gérard Assayag, mise en scène Patrice Hamel) fera l'objet d'une analyse ultérieure.
[8] J'ai analysé ce bref texte que j'ai écrit pour l'oeuvre de Marc-André Dalbavie dans "Le sens du contexte", Les cahiers de l'Ircam, compositeurs d'aujourd'hui n° 2, Marc-André Dalbavie, Paris 1993.
[9] Roman Jakobson, Linda Waugh, La charpente phonique du langage, Minuit, collection Arguments, Paris 1980, p. 231.
[10] Etabli avec l'aide de Gérard Assayag.
[11] Vu, actuellement, l'absence d'environnement de ce type sur le marché informatique. En fait, le logiciel Brain Booster, créé par la Société Kaos, comme assistance à la conception de slogans publicitaires, permettait d'effectuer des recherches lexicales en fonction de contraintes données, mais son utilisation est exclusivement commerciale. Que Jean-Pierre Balpe, qui a toutefois mis à notre disposition ce logiciel - dont on trouvera une présentation détaillée dans le rapport «Contexte, relations texte / musique & assistance infomatique», op. cit. - en soit ici remercié.
[12] L'on trouvera une description complète de ce logiciel dans le rapport «Contexte, relations texte / musique & assistance infomatique», op. cit.
[13] Jakobson parle plus volontiers de niveau expressif, ou emphatique, que de niveau affectif. J'ai écarté le premier terme à cause de l'emploi, plus général, que j'en fais ici, et emphatique me semble décidément trop... emphatique.
[14] Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Seuil, collection Travaux linguistiques, Paris 1982.
[15] La notion d'autodésignation est parente du concept d'autoreprésentation, théorisé par Jean Ricardou et qui enjoint à «tel fragment de la fiction [...] de représenter [...] l'un des mécanismes par lesquels s'organise cette fiction». Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Seuil, collection Poétique, Paris 1978, p. 104.
[16] Ce duo appartient au Livre 8 des madrigaux de Monteverdi, dit «Livre des chants guerriers et amoureux».
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