IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

Philippe Hurel, la gestion de l'hétérogène

Guy Lelong

Résonance nº 9, octobre 1995
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1995


Le disque que l'Ircam vient de consacrer à Philippe Hurel réunit quatre oeuvres composées entre 1984 et 1993. En quelques dix années de trajectoire, la musique du jeune compositeur français s'y montre tout aussi habile à développer une démarche rigoureuse qu'à intégrer des objets sonores les plus hétérogènes.

Parcours en paradoxe

Philippe Hurel appartient à cette génération de compositeurs qui, tels Marc-André Dalbavie et Philippe Durville, ont développé les principes de la musique spectrale, initiés par Gérard Grisey et Tristan Murail à la fin des années 70. Conformément aux caractéristiques de ce courant esthétique, la musique de Philippe Hurel, fortement axée sur le timbre et soucieuse d'être comprise à l'écoute, met en oeuvre des processus permettant de passer progressivement d'un état donné de la matière sonore à un autre.

La voie originale qu'il s'est frayée à l'intérieur de ce courant tient à la manière dont il a su intégrer les objets de nature spectrale au sein de formes polyphoniques. Car cette synthèse lui a permis de concilier les transitions continues de la musique spectrale avec la forme plus classique de la variation. Les objets sonores que Philippe Hurel organise évoluent donc progressivement dans le temps, mais ces trajets progressifs sont simultanément divisibles en sous-sections dont chacune est toujours la variation de la précédente. Les oeuvres restent donc fidèles à l'idée « spectrale » de trajet parcouru, mais l'auditeur a aussi la possibilité de reconnaître des éléments déjà entendus.

Ainsi Pour l'image (1986-87), pour ensemble, intègre à son déroulement, qui reste progressif, des moments de reconnaissance de telle ou telle « situation musicale » antérieure. Ces retours, qui sollicitent la mémoire et multiplient les niveaux de lecture, incitent l'auditeur à avoir une écoute plus active, favorisent les ambiguïtés d'écoute, génèrent des parcours paradoxaux. Et comme ces progressions oscillent le plus souvent entre des textures faisant fusionner l'ensemble des lignes instrumentales, et des polyphonies permettant à ces lignes de retrouver leurs individualités, l'auditeur entend tour à tour, selon ses capacités perceptives, des développements contrapuntiques ou des évolutions de timbre.

Du jazz

« S'il y a aujourd'hui un consensus musical à trouver parmi les compositeurs de ma génération, il s'établit moins autour des questions de spectre et de série que sur la manière de gérer l'hétérogène. C'est peut-être même l'enjeu majeur de notre génération. » Cette déclaration éclaire l'évolution récente de Philipe Hurel qui, depuis les Six Miniatures en trompe-l'oeil (1991-93) pour 13 instrumentistes, revendique à la fois la réutilisation de certains procédés de la musique sérielle et une influence explicite du jazz pour le travail de ses motifs rythmiques destinés à être perçus comme tels.

En effet, alors que, jusque-là, le travail rythmique du compositeur consistait principalement à organiser des flux constitués de différents rythmes périodiques superposés les uns aux autres, les Miniatures affichent une rythmique beaucoup plus marquée que dans les oeuvres précédentes, avec de véritables motifs rythmiques, voire un certain swing venu du jazz. Un travail assez fin de variation a même permis à ces unités rythmiques d'être à la fois des objets suffisamment hétérogènes entre eux pour pouvoir être distingués et néanmoins suffisamment proches pour pouvoir se mélanger.

Ce caractère double des unités rythmiques des Miniatures explique pourquoi celles-ci peuvent être jouées selon deux ordres qui modifient complètement leur perception. Le premier ordre (de 1 à 6) fait entendre six pièces assez courtes séparées les unes des autres par un léger silence, et s'enchaînant selon des oppositions très marquées (tension/détente ou vif/lent). Le second ordre (1, 4, 2, 5, 3, 6) propose au contraire une oeuvre en un seul mouvement, les six pièces s'enchaînant sans interruption. Alors que dans l'ordre 1, ces pièces semblent assez courtes, ramassées, hétérogènes, donnant l'impression d'un temps rapide et nerveux, le second ordre, beaucoup plus continu, procure au contraire l'impression d'une pièce lente, stylistiquement homogène, d'apparence beaucoup plus spectrale, où l'aspect rythmique, intégré dans un flux, n'apparaît plus de façon aussi vigoureuse et précise.

Alliance digitale

Si le souci de l'hétérogène caractérise l'évolution de Philippe Hurel, sa conception de l'organisation compositionnelle a en outre été changée par le travail qu'il a mené en informatique musicale, notamment au sein de l'équipe "Recherche musicale" de l'Ircam, entre 1985 et 1990. Ce travail a d'abord porté sur la composition assistée par ordinateur, puis sur la musique de synthèse.

Selon Philippe Hurel, la composition assistée par ordinateur n'a pas pour but de formaliser intégralement une pièce, mais doit plutôt « servir de stimulus », en offrant au compositeur le choix entre un grand nombre de solutions, inenvisageables avec le seul travail à la main. Si Opcit pour saxophone ténor (1984) - transcrit en 1993 pour clarinette et clarinette basse - est la première oeuvre qu'il ait écrite avec l'aide de l'ordinateur pour calculer fréquences, durées, structures rythmiques, proportions formelles, la première des Six miniatures en trompe-l'oeil a, elle, été entièrement calculée par ordinateur.

C'est à l'occasion de Leçon de choses (1993) pour ensemble et station d'informatique musicale de l'Ircam, que le musicien a ensuite approfondi les problèmes liés à la musique de synthèse. Toutefois, comme il s'agissait d'une pièce de musique mixte, où la synthèse devait jouer à parts égales avec l'orchestre, Philippe Hurel ne lui a pas conféré un rôle spectaculaire, ayant au contraire voulu qu'elle puisse fusionner avec le son instrumental. Il lui a donc fallu trouver, dans le cadre de l'univers électronique, des comportements qui s'accordent aux règles du monde instrumental, et appliquer dès lors à la synthèse des principes plus structurels, d'ordre polyphonique et mélodique. Ainsi, quand il s'est agi d'obtenir des effets polyphoniques, Philippe Hurel a moins écrit une polyphonie que mis en oeuvre les éléments destinés à la faire percevoir, en spatialisant, par exemple, les fréquences d'une trame synthétique, afin qu'elle apparaisse dotée d'une certaine consistance polyphonique. C'est donc, une fois de plus, une sorte de trompe-l'oeil ou plutôt de « trompe-l'oreille ».

Sous le tempérament

On ne saurait dresser ce bref portrait de Philippe Hurel sans préciser qu'il fait partie des compositeurs qui utilisent les micro-intervalles. L'exploration des intervalles non-tempérés lui paraît en effet l'un des enjeux importants de la musique d'aujourd'hui. Car le système tempéré, non seulement lui semble avoir été totalement exploré sous l'aspect harmonique, mais ses intervalles renvoient en outre le plus souvent à la tonalité ou au dodécaphonisme, bref à « l'ancien monde ». En revanche, les micro-intervalles, qui échappent aux échelles répertoriées et déstabilisent les hiérarchies, sont plus propices à la fusion et au mariage avec l'électronique. C'est pourquoi le passage au monde non tempéré lui paraît finalement plus lourd de conséquences que ne le fut l'abandon de la tonalité, étant donné ce qu'il implique quant à la perception (même si, vécu comme une rupture forte, l'abandon de la tonalité passe aujourd'hui encore pour une révolution).

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .