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Musique et identité culturelle

Claude Lévi-Strauss

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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InHarmoniques : Le thème de l'identité culturelle nous a paru cristalliser nombre de questions concernant le lien entre certaines formes musicales et une culture déterminée. Des musiques totalement étrangères à notre culture et à notre histoire nous apparaissent très éloignées et nous laissent indifférents ; d'autres, au contraire, nous semblent spontanément familières et laissent place aux emprunts. La musique savante occidentale est riche de ces importations. Comment comprendre ces rapports ?

Claude Lévi-Strauss : Mon ami Gilbert Rouget, ou Simha Arom, qui vient de publier deux volumes sur la musique africaine, ou encore Hugo Zemp, qui s'est occupé de musique mélanésienne, seraient plus qualifiés que moi pour répondre à votre question. Je ne peux parler de cela que de façon tout à fait subjective. Quand je suis sur le terrain, et que j'écoute la musique de la population locale, j'ai des impressions à fleur de peau et je suis tout à fait incapable de pénétrer ce qu'est cette musique, les raisons pour lesquelles elle me plaît ou me déplaît.

InH. : Vous êtes nourri de musique savante occidentale ; vous est-il arrivé, sur le terrain, de vous sentir soit étranger aux sons de tel ou tel instrument, soit d'emblée en état de réceptivité à ce que vous entendiez ?

Cl. L.-S. : Là, je distinguerais deux types d'impressions. Le premier type, c'est l'impression que, quand nous appelons cela musique, nous commettons un abus de langage. Nous appelons cela musique parce qu'il n'y a pas de meilleur terme dans la langue. Disons que c'est ce qui ressemblerait le plus à ce que nous nommons musique, sans l'être véritablement. Parce que cela répond à une fonction tout à fait différente. C'est une première impression. L'autre type, au contraire, c'est de me sentir tout à coup, non pas exactement chez moi, mais que cela se raccroche à des choses que je connais. Quand j'étais dans le Brésil central, il y a maintenant une cinquantaine d'années, j'ai travaillé dans deux populations voisines, les Nambikwara et les Tupi-Kawahib. Les Nambikwara font beaucoup de musique : ils chantent, ils dansent. Ils ont des instruments curieux comme un ocarina nasal dans lequel on souffle avec une seule narine, en se bouchant l'autre du doigt, et l'on produit de très jolis petits sons. Or, j'ai eu le sentiment que j'étais capable de noter cette musique -- je l'aurais probablement très mal notée -- le sentiment qu'elle m'était accessible. Mais du point de vue musical, elle ne me procurait aucun plaisir, aucune satisfaction. Simplement, un jour, en entendant des flûtes qu'on avait confectionnées à mon intention -- parce que ce sont des instruments secrets, dont la vue est interdite aux femmes -- on est donc allé couper des bambous dans la forêt, très loin, et c'est la nuit seulement qu'on me les a montrés -- il y eut une sorte de trio de flûtes. Ce n'était pas du tout une polyphonie, ils jouaient à l'unisson, mais comme les instruments ne sont pas bien accordés, on avait l'impression d'une sorte de polyphonie. Et soudain je me suis dit, mais ce que tu entends là, c'est l'action rituelle des ancêtres dans le Sacre. Il y avait donc là un point de rencontre.

Dans une population voisine, les Tupi-Kawahib, la musique possédait une fonction tout à fait différente. C'est le chef d'un petit groupe, une quinzaine de personnes, qui de temps en temps donne une sorte de représentation à ses gens. Et il produit alors ce qui m'est apparu comme une sorte d'opérette, avec divers personnages dont chacun possède un leitmotiv et un timbre de voix caractéristique. Non seulement cela me faisait penser à une opérette, mais également à du plain-chant. Ce n'était pas, en fait, une représentation. Le chef était couché dans son hamac, il chantait, c'était la nuit. Plusieurs personnages dialoguaient dans cette histoire, et l'on percevait nettement les changements de voix. Ces impressions, bien sûr, complexes et imprécises pour moi, demanderaient à être justifiées, rationalisées.

InH. : Chaque musique est porteuse de l'identité culturelle du groupe où elle a pris naissance. Maintenant peut-on imaginer ce que percevrait un auditeur venu d'un contexte culturel différent du nôtre et qui entendrait de notre musique occidentale ? Aurait-il le sentiment d'une très grande monotonie, d'une très grande uniformité ?

Cl. L.-S. : Il percevrait certainement les grandes différences. Si je me limite à mon expérience sur le terrain, j'ai bien le sentiment que chaque population que j'ai connue avait une musique propre, différente de sa voisine. Je corrige tout de suite : je suppose que vous me fassiez écouter des disques de musique ethnographique et que vous me demandiez : « Est-ce qu'elle est américaine ou est-ce qu'elle est africaine ? » Je pense que je me tromperais une fois sur deux. Certainement pas un musicologue de profession. Mais pour l'auditeur profane ou naïf que je suis, je pense qu'il n'y a pas que la dimension du son, il y a tout un contexte.

InH. : Si l'on pense à la musique occidentale du XXe siècle, peut-on dire que quelqu'un qui n'y connaîtrait rien percevrait la continuité entre Bach et Schönberg, par exemple ?

Cl. L.-S. : Schönberg me semble la limite. Parce que Schönberg est encore à cheval entre ses propres inventions et toute une tradition brahmsienne.

InH. : C'est pourtant lui, ainsi que Berg et Webern, qui ont bouleversé la musique occidentale de l'intérieur en bousculant l'une de ses caractéristiques les plus fondamentales qui est le système tonal.

Cl. L.-S. : Pas tout Schönberg. Il y a une partie de Schönberg qui se rattache au passé comme mémoire d'une forme. Pour moi, une certaine notion de musique, c'est quelque chose qui a commencé avec Frescobaldi et Bach, et qui n'existait pas avant. Puis qui se termine avec Stravinsky. Ce qu'il y a ensuite, c'est autre chose.

InH. : Voilà qui compromet l'unité, l'identité de la musique savante occidentale. Est-ce qu'à partir de Stravinsky, vous avez le sentiment de pénétrer dans un univers qui vous est étranger ?

Cl. L.-S. : C'est comme si, tout à coup, une partie du sol s'effondrait sous mes pas. Il manque quelque chose, dont je m'aperçois alors rétrospectivement, qui est tout à fait essentiel : c'est la hiérarchie interne entre les notes de la gamme. Parce que je suis né à une certaine époque, élevé dans un certain milieu, etc.

InH. : Il vous est arrivé d'entendre des musiques où cet élément de continuité, cette base, n'existaient pas. Il n'y avait pas que des musiques tonales.

Cl. L.-S. : La musique des Tupi-Kawahib était complètement tonale. Des musiques non tonales, j'en ai certainement rencontrées. Il y en a aussi qui ne le sont pas exactement, comme la musique japonaise, auxquelles je suis profondément sensible. Mais je suis tout à fait incapable d'analyser. Je vous disais une chose : j'ai besoin de la hiérarchie des notes de la gamme, probablement aussi d'une certaine symétrie. Je pense que c'est l'un des aspects qui me rebutent dans la musique postschönbergienne, à savoir l'asymétrie.

InH. : Si les nouvelles restructurations du son ne peuvent plus traduire ce qui est fondamental à l'individu, sa sensibilité, ce n'est plus seulement l'identité culturelle de l'homme qui est affectée. Mais, plus profondément, sa nature.

Cl. L.-S. : Je ressens cela ainsi, mais je conçois très bien que quelqu'un d'une autre génération et d'une autre formation se sente à l'aise devant les expérimentations contemporaines.

InH. : En ce cas, et pour parodier l'une de vos formulations, peut-on dire que les musiques s'entendent entre elles ?

Cl. L.-S. : Je pense que si vous considérez une certaine période de l'histoire et un certain milieu culturel, les musiques s'entendent entre elles. On peut très bien concevoir qu'il existe une sorte de dialogue entre Mozart, Wagner, etc. Il me semble que chacun a occupé un espace qui était laissé plus ou moins vacant par son prédécesseur ou son contemporain, et que dans un entendement divin tout cela constituerait une musique totale. Si l'on peut généraliser et étendre cela à toute musique possible, c'est également concevable, à condition d'augmenter considérablement le nombre des dimensions... peut-être un hyper-espace.

InH. : Les médias tendent à réaliser, précisément, de nos jours, une forme d'hyper-espace. Est-ce qu'il n'y a pas là un risque de désagrégation des identités culturelles, une perte de spécificité des différentes cultures ?

Cl. L.-S. : Je me suis posé cette question et vous répondrai ce que je réponds toujours lorsqu'on me la pose, mais à propos d'autres domaines. C'est qu'il faut tout miser sur un pari. Et le pari, c'est qu'au fur et à mesure qu'une confusion ou une unification se produiront sur certains plans, de nouvelles différences apparaîtront sur d'autres, que nous ne pouvons pas prévoir, évidemment. Si cela ne se produisait pas, si ces différenciations n'apparaissaient pas, alors je pense que nous assisterions à une détérioration et peut-être à une extinction, probablement non pas définitive mais pour un laps de temps, de tous les arts. Ce problème, heureusement, n'est pas encore à l'ordre du jour.

InH. : Nous évoquions précédemment des questions qui relèvent de l'ethnomusicologie. Est-ce que l'ethnomusicologie est indispensable à la connaissance d'une société ? Jusqu'où nous mène-t-elle ? N'est-elle pas toujours comparative ?

Cl. L.-S. : Je crois qu'il faut distinguer deux aspects. Le premier, dont je me sens le plus proche, est que c'est une voie d'accès comme d'autres à la connaissance d'une société. Et s'il s'est produit une évolution -- je n'ose pas dire un progrès -- dans l'ethnologie de ces cinquante dernières années, c'est que l'approche ethnologique a en quelque sorte éclaté. Nous nous rendons de mieux en mieux compte qu'il n'y a pas qu'une seule façon d'aborder une société, qui consiste à arriver dans un village, à s'y installer, à se mettre à vivre à l'indigène, enfin, ce que l'on montre dans les films ethnographiques à longueur de journée ; mais qu'il y a une quantité d'angles d'attaque et que tous ces angles nous conduisent à la connaissance de la société. On peut être anthropologue social et commencer par les systèmes de parenté, on peut être linguiste et commencer par la langue, on peut être botaniste et commencer par les plantes, musicologue et commencer par la musique. Et je dirais que tous ces chemins mènent à Rome. Parce que ces sociétés, petites, sans écriture, sont des sociétés beaucoup plus intégrées que nos énormes sociétés occidentales, et par conséquent l'angle que l'on prend, quel qu'il soit, ramène inévitablement tout le reste.

InH. : Ce serait faux pour nos sociétés occidentales.

Cl. L.-S. : Ce serait en tout cas beaucoup plus compliqué et beaucoup plus long dans nos sociétés. Surtout, il y a une dimension réelle si je puis dire, qui est la dimension historique -- documents écrits et autres -- qui nous manque pour ces sociétés, et nous sommes donc obligés d'utiliser toutes ces autres méthodes, tous les angles d'attaque. Le deuxième aspect, qui intéresse davantage le musicologue en général -- et ce serait un très grand rêve pour l'ethnologue -- c'est de se dire qu'il existe une corrélation entre la musique d'une société et tout le reste. De même que j'ai essayé de montrer, à propos des Indiens de la côte du Pacifique, qu'il y a une corrélation entre leurs arts plastiques et leur organisation sociale. Est-ce possible ? En tout cas, ces corrélations ne peuvent être perçues à fleur de peau. Cela suppose une analyse en profondeur de ce qu'est cette musique et de ses caractères différentiels par rapport à d'autres musiques.

InH. : Vous parlez seulement de corrélations. Vous n'iriez pas jusqu'à parler de séries causales ?

Cl. L.-S. : Je crois qu'il faut toujours se méfier des séries causales. Tout ce qu'on peut trouver, ce sont des corrélations, et s'il y a des causalités, elles se situent à un niveau encore plus profond.

InH. : Notamment historique.

Cl. L.-S. : Et la dimension historique nous échappe pour ces sociétés.

InH. : On ne connaît pas de société totalement sans musique. Il est alors curieux de penser que deux sociétés n'ont pas la même musique et que toute société a une musique. C'est cela le problème de l'identité.

Cl. L.-S. : On peut partir en ce cas sur deux pistes, et je ne sais pas laquelle est la bonne. On peut considérer, dans une perspective XVIIIe siècle, que la musique a été la première expression vocale de l'humanité et que le langage articulé a été une sorte de sous-produit. Ou bien, on peut se placer dans une hypothèse complètement différente -- qui, je dois le dire, me séduit assez -- qui est de considérer que, par rapport au langage articulé, la musique est un peu la même chose que le masque par rapport à l'individu biologique ; la musique, c'est la parole masquée, la parole qui adopte un masque, qui se transforme.

InH. : Vous suggérez donc qu'existeraient des corrélations entre le langage et les musiques.

Cl. L.-S. : Cela ne paraît pas rigoureusement indispensable pour autant que j'aie entendu les Nambikwara chanter énormément, mais il n'y avait pas de paroles, ou presque pas.

InH. : Ce n'est pas une preuve, Mozart n'écrit pas un même opéra sur un livret en Italien et sur un livret en allemand.

Cl. L.-S. : Oui, mais on peut se dire que sur des livrets en allemand, ont écrit, à l'époque de Mozart, des gens qui ne faisaient pas la musique de Mozart. Cela me paraît un sujet... alléchant. En tout cas, il y a un domaine où il y a une corrélation, c'est celui du langage tambouriné ou du langage sifflé. On peut appeler ou non cela musique. On tape sur un tambour ou on siffle, c'est à la limite de la musique, mais comme ce sont des moyens de communiquer des messages, il y a une corrélation tout à fait évidente avec la langue.

InH. : Il y a, dans le numéro que nous préparons, un article sur la musique que produisent et modifient les travailleurs immigrés du Maghreb dans la région de Marseille. On a le sentiment que les musiques qu'on appelle « exotiques » présentent toutes une unité stylistique de sorte qu'on retrouve un peu la totalité des mélodies ; on est disponible à tout un système.

Cl. L.-S. : Est-ce parce qu'il y a une harmonie préétablie entre la musique et la culture, ou est-ce par association d'idées ? Je ne sais pas.

InH. : Il y a cependant des caractères identitaires de certaines musiques. Vous l'avez dit vous-même à propos de la musique occidentale préschönbergienne. Le système tonal est un système que l'on retrouve et où l'on se retrouve.

Cl. L.-S. : C'est tellement difficile à dire. Je me sentirais perdu en écoutant, par exemple, de la musique vietnamienne, mais je ne me sens pas du tout perdu en écoutant de la musique japonaise. Mais si j'entends cette musique, qu'est-ce que je reconnais au juste ? Est-ce la musique elle-même ou le timbre du shakuhachi ? Tout cela, en fait, me gêne énormément, parce que cela va en quelque sorte à l'encontre de tout ce que j'ai essayé de faire. Aussi bien dans l'étude de la parenté que dans l'étude de la mythologie, j'ai passé ma vie à essayer de montrer qu'il ne fallait pas se contenter de ressemblances superficielles et qu'il fallait descendre à un niveau plus profond. Et vous me mettez sur le terrain de la musique où, justement par mon incapacité, je suis condamné au niveau superficiel.

InH. : Ce sera déjà l'occasion de rappeler à nos lecteurs qu'il y a des niveaux différents et qu'il ne faut pas se contenter d'une approche superficielle.

Cl. L.-S. : Je veux dire qu'il faut avoir fait du contrepoint. Mon penchant évident pour la musique s'accompagne du remords de ne pas en savoir davantage.

Propos recueillis par Marc Jimenez
et Olivier Revault d'Allonnes.

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