IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

Les notations en danse, gardiennes de l'invention

Laurence Louppe

Résonance nº 7, octobre 1994
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1994


En danse comme en musique, la nécessité s'imposa rapidement d'élaborer un système d'archivage, afin de transmettre les oeuvres et de conserver la signature des maîtres. Pourtant, si la notation musicale déboucha peu à peu sur une solution satisfaisante, l'écriture de la danse semble chercher encore la voie du consensus. Histoire et état actuel des notations chorégraphiques.

Dès les origines de la danse savante en Occident, un grand nombre de tentatives furent menées pour mettre sur pied un code de représentation : de la description verbale aux pictogrammes, en passant par la représentation par signes abstraits inscrits sur une portée à cinq lignes, empruntée à la notation musicale. Ce dernier procédé perdure d'ailleurs dans certains systèmes actuellement utilisés, telle que la notation Benesh ou la notation Conté. C'est dire qu'au terme d'une longue histoire de tâtonnements et d'orientations diverses, la notation en danse est demeurée multiple. Le consensus ne s'est jamais établi autour d'un code universel, fût-il simplificateur. Une exception toutefois : l'époque glorieuse de la notation Feuillet et de son ère de propagation (1700-1750).

D'hier à aujourd'hui

Diffusée et lue dans toute l'Europe, cette écriture inventait pour la première fois un système graphique à partir du mouvement. Une grammatologie du corps était née, qui ne s'inspirait d'aucune grille préexistante . Le génie de Feuillet est de combiner le plaisir des yeux avec l'élan de la pensée. Dans le même symbole, Feuillet parvint à faire coïncider le concept et la sensation. Il inventa un graphe neutre, cellule unitaire de tout déplacement spatial, sur lequel viennent se greffer toutes sortes de processus opératoires. Et la structure dansée ne naît plus de la récitation d'un lexique, comme c'était le cas auparavant, mais d'une infinité d'articulations flexionnelles.

Feuillet, aujourd'hui, nous intéresse pour tout autre chose. Trouver un symbole originaire, ouvert, renvoyant au degré zéro du mouvement, exige en premier lieu l'identification dans le mouvement même d'un élément nucléaire, dont dériveraient toutes les actions possibles. Comme essence du mouvement dansé, Feuillet choisit le transfert d'appui. Toute figure n'en sera que la perturbation concertée. Par cette lecture de l'imaginaire moteur, Feuillet fonde la théorie (et les principes d'analyse fonctionnelle) de la danse. Certes le choix d'un tel élément est fortement déterminé par l'esthétique du « pas », spécifique à la « danse noble » des XVIIe et XVIIIe, où la fonction de « déplacement » et d'« avancée » sont privilégiées. Il n'empêche que l'intuition de Feuillet va susciter l'enthousiasme du plus grand théoricien de la modernité en danse, Rudolf von Laban, qui, vers 1910, redécouvrit la lumière de cette pensée oubliée dans ce qu'on considérait alors comme de vieux grimoires sans intérêt. Sa décision d'établir une « choréologie », incluant la quête d'une notation comme outil à la fois mnésique et analytique, s'en trouvera orientée et confortée.

Une des circonstances favorables à la naissance de la danse contemporaine fut, dès la fin du XIXe siècle, la découverte du mouvement comme fonction séparée essentielle du sujet humain. La nécessité de rechercher dans le mouvement d'autres couches productrices de symbolique, que le langage contourne ou néglige, va provoquer la modernité des notations : il ne s'agit plus de transmettre ou de mémoriser un langage artistique, mais d'interroger le mouvement lui-même et d'éclairer ce qui s'y joue d'emblée sur le plan de l'expérience comme sur celui de l'imaginaire.

Le premier à se poser la question est le danseur et orthopédiste Vladimir Stepanov (Alphabet des Mouvements du Corps Humain, 1892). Délivrée de tout encodage direct sur une forme fixée, la vision de Stepanov fut toutefois révisée pour servir de cours théorique à l'illustre école de danse impériale de Saint-Pétersbourg. Il n'est pas indifférent que, même par l'entremise d'un enseignement scolaire et académique, Fokine et Nijinsky aient eu accès à cette pensée universelle du corps. Il en résulta, écrit Ann Hutchinson-Guest, « un changement dans le goût chorégraphique, l'émergence de mouvements plus libres, plus fluctuants »[1].

Le XXe siècle a connu une prolifération considérable de systèmes de notation en mouvement et en danse. Les plus célèbres, Laban, Benesh, Eskhol-Wachmann (Conté n'est guère connu hors de France), mériteraient chacun une étude approfondie. Nous n'aborderons ici que le seul système Laban en raison de son influence théorique et esthétique sur la danse contemporaine.

La notation Laban

Laban, à qui la danse contemporaine doit la quasi-totalité de ses outils théoriques, décèle, à l'origine du projet moteur, le transfert de poids, où qu'il se produise dans le corps. Notre relation à l'espace et au temps passe par la façon dont nous distribuons les dynamiques de ce transfert. L'unité sémantique sera donc un « bloc évoquant tout tranfert de poids, et des modalités de représentation (forme, valeur colorée) en indiqueront la direction, la durée, le degré d'intensité du tonus musculaire. » L'admirable de cette notation est d'introduire des notions qui avaient échappé jusque-là aux différentes axiomatiques : les points de tension, les flux intérieurs qui donnent au mouvement son intentionnalité. Des lignes parallèles réparties selon les échanges latéraux permettent de situer « où ça se passe ».

Ce que la notation Laban nous enseigne ? L'importance du poids, la prévalence de la fonction sur la structure, de la direction et de la tension sur la forme. Appliquée à la danse, elle permet de déceler et de transcrire les éléments profonds qui constituent une poétique. Appliquée au mouvement quotidien, elle permet d'observer la façon dont le sujet ou élabore sa « kinésphère » (espace produit autour de nous par les différentes directions du mouvement), organise sa proximité, et comment, dans le moindre de nos mouvements, un imaginaire est déja inscrit.

Vers la fin de sa vie, Laban, qui avait fui l'Allemagne en I936, élabora en Angleterre une autre grille de notation, appelée Effort shape. Effort est un concept qu'il développa en compagnie de l'ergonome Lawrence et qui insiste de façon plus qualitative encore sur les modalités du transfert de poids. Le « signe » n'en donne que la valeur relationnelle par rapport aux quatre dimensions qui déterminent le mouvement et le « colorent » : poids, flux, espace et temps. C'est à partir d'Effort shape que s'est développée, dans le sillage de la pensée de Laban, la Laban Movement Analysis, dont les champs d'application vont de la « danse, à la thérapie, aux sciences humaines et à la philosophie de l'art ». Approche particulièrement développée aux Etats-Unis, et où la notation est utilisée pour évacuer de la réflexion sur la danse tout parasitage du système verbal sur la perception de phénomènes, dont il défigurerait la teneur ou dont il donnerait une interprétation réductrice. Laban l'a dit : « Les formes apparentes de la danse peuvent être accessibles par les mots. Mais son sens profond échappe au langage[2] »

Informatique

Une autre application non négligeable des principes dégagés par les notations Laban réside dans leur utilisation pour créer des outils technologiques d'analyse, de création et de mémorisation. Si d'autres systèmes, comme celui de Benesh ainsi que la cinétographie Laban elle même, ont été transcrits sur des programmes de traitement de texte, facilitant et accélérant considérablement le travail du notateur, la notation Laban a permis la conception d'un logiciel traitant des matières purement chorégraphiques.

Life Forms, né dans le laboratoire de création assistée par ordinateur de l'université Simon Fraser (Colombie Britannique), anime des pictogrammes infographiques qui accomplissent, sur le plan figuratif, des actions commandées par la symbolique abstraite de la cinétographie. Crée à l'intention de Merce Cunningham en 1990 et utilisé par lui sur un prototype, ce logiciel s'est depuis commercialisé et peut être considéré comme un instrument de création et de réflexion. Des chorégraphes français comme Nicole et Norbert Corsino l'ont déja intégré à leur travail, qui est sans doute l'un des plus avancés chez nous dans le domaine de la chorégraphie et des technologies de l'image.

Malgré un certain retard en France, bien des choses commence a changer dans ce domaine. Il n'est plus besoin de référence écrite pour développer des processus de modélisation. Les critères de production et de diffusion du spectacle exigeant succès et lisibilité immédiates s'en occupent fort bien. La disparition des grands maîtres tels que Martha Graham ou Hanya Holm, comme, hélas ! de créateurs plus jeunes, ont remis en question l'illusion de disposer à jamais d'un corps transmetteur. La France a découvert le travail des notateurs de la danse, dont la tâche ardue se poursuivait dans l'ombre. Les institutions ont pris le relais, et le Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Paris propose désormais un enseignement de Troisième Cycle en Cinétographie Laban, dispensé par Jacqueline Challet-Haas.

Cet enseignement est devenu l'un des lieux les plus féconds du renouvellement de la danse aujourd'hui. De jeunes danseurs s'y retrouvent autour d'une pensée essentiellement évolutive. Un groupe s'est formé, le Quatuor Albrecht Knust, selon le nom du secrétaire de Laban, qui mit au point le système visuel de la cinétographie : un projet tout à fait singulier, Les danses de papier, invite à revisiter les partitions de danses qui ont fondé la modernité chorégraphique : solos de Doris Humphrey des années 20, pièce de Kurt Jooss, où chaque mouvement se déploie à partir d'une pensée profonde de l'espace et du corps... Pièces entièrement reconstituées d'après la lecture des partitions et qui ne font que plus fortement retour dans les corps, pour y réveiller ce que ces danseurs nomment « la modernité inachevée ». C'est dire que non contente de conserver dans toute sa précision l'identité du texte, l'écriture en a encore gardé l'urgence, la force de questionnement. D'où un travail d'une grande beauté, sur la gestuelle de Doris Humphrey, de et par Dominique Brun : Du ravissement est une façon de faire vivre à l'intérieur des traces la palpitation d'un autre corps. Comme si les notations pouvaient se faire à la fois mémoire et matrices de nouveaux élans. Nées avec la modernité, les notations deviendraient-elles aux yeux des nouveaux créateurs, les gardiennes ultimes et fidèles des inventions ?

Notes

1 Dance notations (Dance Books).

2 La maîtrise du mouvement (Actes Sud).

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .