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Parcours (1978 - 1996)

Renaud Machart

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujoud'hui: George Benjamin, 10, juin 1996
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Excellent pianiste, improvisateur et lecteur, le jeune George Benjamin devait fatalement (?) s'exprimer au travers de son instrument. La Sonate qu'il termine en 1978, alors qu'il vient d'avoir 18 ans et qu'il est l'élève d'Olivier Messiaen au Conservatoire national supérieur de Paris, semble être l'une de ces grandes compositions où l'on dit tout, comme un jeune écrivain tente de «farcir» son premier roman d'un vécu qu'il ne peut contenir. Et, pour ce faire, quelle meilleure forme qu'une sonate inscrite dans la descendance lisztienne: forme tripartite mais en un seul mouvement continu, virtuosité extrême! Comme Schoenberg dans sa Kammersymphonie op. 9 (1906) ou le méconnu Alexander Mossolov dans ses Sonates pour piano, Benjamin emploie une expression presque saturée, au bord de l'explosion. On gagera qu'il y dit beaucoup de lui-même et beaucoup de ce qu'il aime alors: Debussy, Ravel (le début du second mouvement, qui sent son Gibet...), Olivier Messiaen (très présent dans le second mouvement). Pourtant, le recul nous autorise à n'y trouver presque aucun des éléments saillants du futur langage du compositeur. Comme chez Berg, cet opus primum conçu sous le regard du maître reste comme une préface sans texte...
Entre 1981 et 1985, à quatre reprises, George Benjamin revient au piano. Il avoue bien volontiers ne pas trop se soucier de Sortilèges (1982), la pièce où l'influence de Messiaen est peut-être la plus audible. En revanche, les Trois études lui tiennent un peu plus à coeur, peut-être, «grâce à l'extraordinaire Pierre-Laurent Aimard, qui les joue comme personne». Alors que la Sonate souffrait d'un excès de liberté que s'était octroyé le compositeur, les Trois études s'imposent une discipline qui canalise l'expression et contraint la forme.
Lorsqu'il compose son Octuor, peu après la Sonate pour piano, George Benjamin est encore étudiant à Cambridge (il a 18 ans). Cette pièce met en place l'instrumentarium de base de la plupart des pièces pour orchestre de chambre à venir: les vents - sans le hautbois ni la trompette, instruments qui deviendront centraux par la suite -, les cordes solistes et le célesta, au rôle prédominant. Les déferlantes de la sonate semblent s'être contenues; l'Octuor possède même une physionomie assez hectique et presque webernienne (grands intervalles, rythmes irréguliers, fréquents changements de mesure), à l'exception du «Misterioso» (mesure 94), un passage lent et mélancolique comme on en trouvera dans Ringed by the Flat Horizon et At First Light : sonorités irisées des cordes en harmoniques, trilles puis figures «liquides» du célesta et des petites percussions.
Sous son abord «avant-gardiste», la pièce est régie par un plan somme toute très classique (vif-lent-vif, encadré par une introduction et une coda).

Comment imaginer qu'une modeste pièce pour flûte solo (Flight, 1979) prélude à la première composition d'envergure de George Benjamin ? Ringed by the Flat Horizon révèle le musicien au monde musical international grâce à une exécution devant plus de cinq mille personnes aux célèbres Proms de Londres. Son titre provient d'un poème de T.S. Eliot, The Waste Land («La terre désolée») :

Who are these hooded hordes swarming
Over endless plains, stumbling in cracked earth
Ringed by the Flat Horizon only
What is the city over the mountains
Cracks and reforms and bursts in the violet air [1].

Une photographie du désert du Nouveau-Mexique sous un orage est également à la base de la composition de Ringed by the Flat Horizon. Comme il en sera pour At First Light, Benjamin décrit moins l'image qu'il ne s'en sert pour la transposer en composition sonore, comme une «correspondance» poétique.
En quelques mesures, Benjamin fait entendre ses talents d'alchimiste des sons et transforme le plomb des premières mesures en or (chiffre E dans la partition). La suite du déroulement va jusqu'à un grand climax ultra-lyrique, avec un solo de violoncelle tendu (à partir du chiffre O), de grands accords des vents (chiffre X), une ligne de premiers violons au lyrisme berguien (chiffre Z). Puis une accalmie laisse place à une atmosphère de nouveau plombée et angoissante, celle du «Solemn and Dark» (chiffre GG). Des solos émergent de cette atmosphère glauque et tendue (le trombone, la petite trompette, le cor anglais, puis de nouveau le violoncelle), qui se délite en un dernier accord strident de percussion, sur un fond de cordes en sourdine et un «choeur» de flûtes comme entraîné à la dérive...
Ringed by the Flat Horizon ne répond pas à un «programme» défini, mais semble régie par la logique «atmosphérique» d'événements fluctuants et solides en constante mutation. Cette forme sui generis frappe cependant par son indiscutable maîtrise.

Comme par une volonté de contraste ou de renouvellement, la seconde pièce orchestrale de Benjamin oppose son climat transparent et féerique aux affres de Ringed by the Flat Horizon. A Mind of Winter («un esprit d'hiver» pourrait-on sommairement traduire) sont quelques mots extraits du poème de Wallace Stevens (1879-1955), The Snowman («le bonhomme de neige»). Cette pièce vocale (1980-1981) pour soprano et orchestre de type «Mozart» semble d'un abord peut-être plus «facile» que Ringed by the Flat Horizon. Le texte - au lyrisme au demeurant assez opaque - y aide-t-il? On remarquera d'emblée que le chant, en valeurs presque constamment longues, est «instrumental», comme le sera la partie vocale de Upon Silence. Mais ce qui différencie le Benjamin de 1980 et celui de 1990 réside dans la conception de la polyphonie.
Ici, la voix - blanche, comme il se doit dans ce contexte «glacé et mystérieux» - émerge de la couleur générale de l'orchestre mais ne se mêle pas au dessin polyphonique. Elle est nimbée d'un nuage sonore très harmonique (une couleur de la mineur, masquée par des «caches» harmoniques), particulièrement évocateur du givre (cordes en sourdine et en harmoniques, cuivres bouchés) et de cristallisations sonores confiées aux petites flûtes, aux petites percussions («Of the pine-trees crusted with snow», «Sur les pins incrustés de neige»). Il y a bien des figures mélodiques et rythmiques dans les cordes ; mais, arachnéennes et irisées, elle sont conçues comme des événements en filigrane.


A Mind of Winter (extrait).© 1991 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur
Toute subtile et évanescente qu'elle soit, l'écriture n'est jamais gratuite, toujours destinée à produire un effet audible.
Comme dans Ringed by a Flat Horizon, comme dans les pièces à venir, Benjamin fait intervenir des solos de ses instruments favoris : hautbois, trompette piccolo (figures d'obligati dans At First Light ).
La fin de A Mind of Winter semble en convoquer d'autres : ainsi que dans le Quatuor n° 2 op. 10 avec voix de Schoenberg, comme dans le méconnu et extraordinaire Quatuor n° 2 op. 16 avec voix (1915) de Darius Milhaud ou encore dans le dernier des Quatre derniers Lieder de Richard Strauss, la voix émet une «morale» énigmatique et désolée, évoquant le «Nothing that is not there and the nothing that is», que l'on peut traduire par «le rien qui n'est pas et le rien qui est». Le prodige de A Mind of Winter est qu'elle plonge l'auditeur dans la sensation ambiguë et incertaine du rêve, de l'intermezzo (au sens où Roland Barthes l'a décrit chez Schumann) de la twilight - cette couleur des heures intermédiaires entre jour et nuit. Faut-il prendre cette lueur irréelle pour un «soleil de janvier» ou pour une lueur d'éclipse, chantée par une Ophélie des surfaces glacées?

Nouveau virage : George Benjamin conçoit sa troisième grande composition pour une formation «essentielle» de seize instruments, héritée de la Kammersymphonie op. 9 d'Arnold Schoenberg, confiée aux pupitres solistes de l'orchestre. At First Light (1982) fait de nouveau référence à une image. Il s'agit ici d'un tableau de Turner (1775-1851), Norham Castle, Sunrise («Le château de Norham, à l'aube»), conservé à la Tate Gallery de Londres. Cette toile, reproduite sur la couverture de la partition, est l'un des exemples les plus fameux du peintre, dont la subtilité et le fondu des coloris, la liquidation (ou «liquéfaction») des volumes en ont fait un précurseur singulier des techniques impressionnistes. Plus qu'une composition, la matière énigmatique de ce tableau est une «décomposition». En termes sonores, la correspondance pourrait être ainsi envisagée : comment manier le son d'un point de vue liquide ou solide, assurer des synthèses, des transitions ou des oppositions de l'un à l'autre ?
At First Light fait entendre une intéressante synthèse entre la complexité «active» de Ringed by the Flat Horizon et la blancheur «contemplative» de A Mind of Winter. Lesdites pièces avaient largement convaincu des talents de Benjamin dans le domaine de l'orchestration. Après A Mind of Winter, on pouvait éventuellement craindre que le compositeur ne continuât dans une voie trop sensuelle, trop brillante, trop «atmosphérique». At First Light prouve, à l'inverse, que ces qualités de coloriste sont mises au service de la forme et d'un discours qui, s'il est poétique, n'en est pour autant jamais dénué de fermeté.
Le début de la première partie de At First Light - qui en comprend trois principales - est une introduction énigmatique qui rappelle à s'y méprendre la texture de A Mind of Winter : cordes en harmoniques, micro-figures des bois, irisations d'un vibraphone, solo de petite trompette - pour quelques mesures seulement : des volées de petites notes, de magnifiques accords et un trille conclusif (vibrionnant comme une aurore radieuse) vont conduire à la deuxième partie, qui constitue en fait la matière du premier mouvement principal.
Par opposition directe, ce sont les éléments terriens, graves et râpeux (archet écrasé de la contrebasse) qui vont déchaîner des événements presque telluriques. Bientôt, une section lente s'établit (chiffre H) sur une tierce mineure (clarinette et cor). Le célesta et le vibraphone font se répondre des figures arachnéennes et transparentes, sur un tapis de notes tenues, de cordes en harmoniques - tout un monde aquatique, une surface d'eau légèrement irisée. Au chiffre K, les éléments râpeux et telluriques reprennent, notamment aux cordes (traits d'alto avec archet écrasé). Des stridences du piano (toujours utilisé comme un instrument à percussion), des volées de petites notes (comme les aime Pierre Boulez) vont s'exaspérer et se «fixer» sur un accord de quarte augmentée, particulièrement instable, joué par la petite trompette et «auréolé» par tout l'ensemble (chiffre T).
Suit ce que l'on peut considérer comme une transition où les éléments sonores semblent se dissoudre, comme les figures du tableau paraissent «digérées» : harmoniques des cordes en continu, bruits de souffle des vents, une balle de ping-pong rebondissant dans un verre, un bruit de papier déchiré (ces deux derniers éléments n'étant retenus que pour la beauté inédite de leur sonorité et non comme des gadgets spectaculaires), brisures sonores du piano dans le suraigu, etc. : un monde raffiné, infinitésimal, promis à la dissolution.
Enchaîné au précédent, le troisième mouvement prend sa source dans cette séquence énigmatique. Les sonorités dispersées, évanouies se recomposent en une belle polyphonie confiée à l'ensemble des instruments (moins les percussions et le piano). Il s'agit certainement d'une des plus belles pages de Benjamin et une élégie aux couleurs douces-amères (l'harmonie est constituée de retards et d'appoggiatures). Bientôt des figures instrumentales virtuoses surgissent de cette matière étale, avec des allers et retours entre excitation et calme. Sonorités rayonnantes («Majestic », indique Benjamin à plusieurs reprises) conduites vers une résolution d'une force incroyable (chiffre J) : sur un do grave (trombone, contrebasse et contrebasson à l'octave), les harmoniques naturelles déroulent une belle texture qui rappelle les grands accords des «spectraux». Cette énergie maximale se développe puis s'éteint sur une résonance de tam-tam ; une coda cristalline s'évanouit sur une envolée comme «happée» par les instruments, un peu à la manière sidérante de la fin du Sacre du printemps d'Igor Stravinsky...

Comme beaucoup de musiciens britanniques, George Benjamin devait répondre à une commande pédagogique. En est née Jubilation (1985), une pièce pour une grande formation orchestrale, rassemblant, outre les effectifs «ordinaires» (auxquels s'intègre un synthétiseur), un «choeur» de flûtes à bec, des cuivres et des percussions joués par des enfants. Même si elle se fonde sur un majeur assez net, cette pièce n'est en rien du Benjamin «aménagé» à l'usage des enfants : les traits confiés aux petites flûtes à bec ne sont pas faciles - surtout joués par pupitres d'une dizaine d'instruments.
Jubilation porte bien son nom : ce majeur (la tonalité du Magnificat de Bach, oeuvre jubilante s'il en est) véhicule un enthousiasme tonique, même si la tierce ré - fa dièse, introduite


Jubilation (extrait).© 1985 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur
par le synthétiseur, est vite contournée, déformée. Le même synthétiseur va bientôt faire «éclater» cette «teneur harmonique» en un accord très riche (et de couleur «spectrale»). Un pupitre entier de sopranos enfants entonne une solmisation très nettement en ré majeur - à ceci près : il n'y a qu'un dièse à la clé, le do dièse n'étant jamais entendu dans cette partie. Seul un do naturel intervient, provoquant un triton (fa dièse-do naturel), doublé à la petite trompette, réminiscence d'un passage équivalent à la fin de la première partie de At First Light (chiffre D).
Un groupe de percussions suspendues dénote une couleur balinaise à laquelle Benjamin est attaché et qu'on repérera, plus ou moins masquée, dans Antara, Sudden Time ou les Three Inventions. Les deux parties de flûtes à bec (de 1 à 10 flûtes, les effectifs étant notés précisément par le compositeur) font leur entrée, par «grappes» de sons granuleuses, acidulées. Comme il en sera pour Antara, deux «choeurs» de flûtes s'opposent et se répondent : flûtes à bec et flûtes traversières dans Jubilation, flûtes de Pan «synthétiques» et flûtes traversières dans Antara.
En raison de la particularité de ses effectifs, Jubilation n'est pas souvent exécutée. On peut le regretter, car il s'agit d'une pièce centrale dans le catalogue de Benjamin, l'une des rares où l'exaltation n'est pas masquée par cette mélancolie caractéristique des musiciens d'Albion, même si Benjamin est un être «social» tonique et infiniment joyeux...
A l'occasion de la création à Paris en 1983, par le London Sinfonietta de At First Light, Pierre Boulez repère le talent du jeune compositeur. Au cours des étés 1984 et 1985, Benjamin est invité, à l'Ircam, à se familiariser avec les techniques électroniques, notamment avec l'ordinateur 4X que met au point Giuseppe di Giugno à la fin des années 70. Pourtant, ce n'est pas cette machine ultra-sophistiquée qui attire le compositeur, mais la rencontre avec un groupe de joueurs sud-américains de flûtes de Pan (cf. les notices de George Benjamin, p. 77-78).
Faut-il en déduire pour autant que le jeune compositeur, perdu dans les «caves» de la «modernité technologique», retrouve à l'extérieur les vertus de la simplicité populaire ? Non, le compositeur profite de ce stimulus sonore pour recréer l'effet initial ressenti et le développer, avec l'aide de la technologie. Instinctivement, il se sert de celle-ci comme outil et comme moyen d'expression, et non comme but en soi.
Une étude préparatoire dessine le propos : Panorama (1985), pour bande magnétique, fixe et met en mouvement ce son de flûte de Pan, qui constituera la matière sonore la plus remarquable d'Antara (1985-1987).
A l'origine, Benjamin conçoit la pièce pour ensemble instrumental (2 flûtes, 2 trombones, percussion, 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse) et 4X. Par la suite, Antara rencontrera les difficultés déjà connues par Pierre Boulez à propos de Répons : l'encombrement de l'ordinateur 4X réduit les possibilité d'exécution en dehors de l'Ircam. Une version avec bande magnétique est mise au point : la partie jouée par la 4X est diffusée par une bande, sur laquelle le chef, à l'aide d'un casque diffusant des repères sonores, doit se caler. Enfin, l'interprétation d'Antara trouve sa liberté lorsque le live electronics autorise la diffusion en temps « flexible » de la partie préenregistrée, déclenchée par deux claviers de synthétiseur : la technologie se plie au temps musical et non l'inverse [2].
Les deux synthétiseurs produisent essentiellement des sons de flûte de Pan : traits d'une extrême vélocité ou grands accords très riches, ou encore des effets de percussion, de bruit de souffle (une décomposition/recomposition amplifiée du souffle de la flûte de Pan). George Benjamin écrit sa partition en faisant largement appel aux micro-intervalles, tant dans la partie acoustique que dans la partie électronique. Du point de vue harmonique, les accords non tempérés bénéficient d'une justesse tout à fait particulière ; du point de vue mélodique, la machine permet ce que le virtuose ne pourrait réaliser, notamment les traits hypervéloces de flûte de Pan.
Le plus notable, dans Antara, est probablement la manière dont le compositeur fait se répondre les deux  choeurs » de flûtes de Pan et de flûtes traversières. Il s'ensuit un jeu d'antiphonie (échos, réponses) jouant avec l'identité et la différence des sonorités.

Antara (extrait).© 1985-1987 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur
Antara inaugure certainement une volonté chez Benjamin de concevoir une polyphonie plus horizontale, une écriture plus virtuose et plus abstraite aussi, même si de nombreux passages révèlent des atmosphères poétiques de premier ordre (le passage lent, avec bruits de souffle, au chiffre S et les différentes sections marquées «Misterioso») ou des moments où la joie d'écrire exulte : les traits bondissants des flûtes de Pan, les notes répétées aux cordes, à la fin de la pièce, et même la dernière intervention des flûtes, qui sonne comme une comptine que chanteraient de manière légèrement «décalée» deux enfants gambadant.
Quoi qu'il en soit, après cette pièce, Benjamin va rencontrer des difficultés avec la nature et l'évolution de son propre langage. Pendant quelques années, de 1989 à 1993, il travaillera à une grande pièce pour orchestre, période interrompue par de longs moments de latence.

En 1990, une pièce, surprenante mais décisive, Upon Silence, agit comme une «oasis» d'inspiration et de fraîcheur dans ce désert que le compositeur traverse. En 1988, il est l'invité privilégié du Festival de musique ancienne de Saintes, où sa musique se mêle à celle de Henry Purcell. Peu après ce festival et les concerts qu'il y donne, Benjamin découvre les Fantaisies pour violes de Purcell, grâce à l'enregistrement de Nikolaus Harnoncourt. C'est la révélation. Comme les flûtes de Pan l'avaient marqué, cinq ans auparavant, le son des violes de gambe, si différent de celui de la famille des violons, l'attire. La musique de Purcell aussi, qui n'a jamais été si complexe que dans ces fantaisies écrites «à l'ancienne» mais qui, comme chez Gesualdo, autre archaïque méconnu, sonnent avec une hardiesse harmonique saisissante.
Upon Silence, à première écoute, semble être une consort song ou une chanson franco-flammande comme on les pratiquait au XVIe siècle. A cette époque, ces pièces polyphoniques (de 3 à 7 voix, pour la plupart) pouvaient se jouer dans diverses dispositions : parties exclusivement instrumentales ou exclusivement vocales, ou un mélange des deux. Si, dans le langage, Benjamin s'éloigne en tout de ce modèle ancien, il semble en garder une loi fondamentale : le caractère «instrumental» de la partie vocale, faisant partie du tout polyphonique. En témoigne l'écriture, en valeurs longues (comme le cantus firmus ancien) ou très virtuoses de la voix (ce style fleuri qu'on trouve dans certaines polyphonies de la Renaissance anglaise).
Le texte, magnifique, est de W.B. Yeats (1865-1939), Long-legged Fly, «L'Araignée d'eau», selon la traduction d'Yves Bonnefoy [3].

La structure musicale de la pièce souligne la forme tripartite du poème, décrite par Benjamin (cf. la notice, p. 79) : le récit méditatif (couplets) des trois personnages va s'accroissant, laissant place à la vocalisation de plus en plus longue, animée, du refrain, répété trois fois:

Like a long legged fly upon the stream
His (Her) Mind moves upon silence [4].

Upon Silence possède un caractère hautement mélancolique auquel n'est pas sans participer le son - par essence plaintif - des violes. La dédicace à la mémoire de Michael Vyner, le directeur artistique du London Sinfonietta, ami de Benjamin, mort en 1989, peut faire penser que, au-delà de la tonalité du poème, il s'agit bien d'une élégie, dans le souvenir des dépressives fantaisies de Henry Purcell. (En 1995, à la demande du festival d'Aldeburgh, pour célébrer le tricentenaire de la mort de Purcell, George Benjamin transcrira une fantaisie de Purcell, sa préférée [ut mineur, 19 juin 1680, transposée en sol mineur], à 4 parties, pour clarinette en si bémol, violon, violoncelle et célesta.)
Pour des raisons d'abord pratiques, Benjamin devait décider de transcrire Upon Silence pour une formation de cordes traditionnelles (travail qu'il achève à San Francisco, le 28 août 1991) : les consorts de violes sont rares ; plus rares encore sont ceux qui osent aborder une pièce d'une telle difficulté, d'autant plus qu'elle nécessite la présence d'un chef. Afin de «compenser» l'exceptionnelle richesse sonore des violes, Benjamin augmente l'effectif original de deux parties supplémentaires
(2 altos, 3 violoncelles, 2 contrebasses). Il modifie ici et là la polyphonie, l'étoffant de lignes nouvelles (comparer, par exemple, les deux versions au chiffre K).
Upon Silence marque l'avènement d'une caractéristique nouvelle dans l'écriture de Benjamin, entrevue dans Antara : la dimension contrapuntique. La musique se conçoit horizontalement, avec des événements superposés, des vitesses parallèles. Benjamin pousse assez loin l'extrapolation musicale suggérée par le poème : en volant sur l'eau en sens contraire, les flux opposés de l'araignée d'eau et du fleuve créent un sur-place, à l'immobilité factice - suprême métaphore du mouvement immobile, du temps suspendu...

Sudden Time (1989-1993) est probablement le «grand oeuvre» de George Benjamin à ce jour. «Grand» par l'ambition qui l'a mené, le temps absorbé et les terribles difficultés qu'a rencontrées le compositeur pour en venir à bout.
Upon Silence vient, en 1990, déclencher un geste nouveau, mais il faudra encore trois années au compositeur pour achever la pièce que lui avait commandée la Südwestfunk, en vue d'une création en 1989, commande qu'il annulera, ne livrant qu'un fragment pour orchestre de quelques minutes, Cascade, dont les esquisses remontent en fait à la période 1983-1988, et qui constituera les premières pages de Sudden Time (jusqu'au grand point d'orgue des cordes, au chiffre N de la partition), à l'exception d'une courte coda qu'il ne conservera pas pour la version  longue » de la pièce.

L'impression que provoque une première écoute de Sudden Time est que l'univers sensuel et évocateur des premières pièces fait place à un discours plus austère. Alors que certains de ses collègues succombent aux sirènes du néo-tonal, alors que l'intimité particulière de Upon Silence pouvait laisser penser que Benjamin allait se diriger vers une tout autre voie, Sudden Time radicalise quelque peu sa manière. Cette pièce est «abstraite», mais pense large, vaste, vif, aéré, complexe, mais jamais «compliqué». Le «voyageur sonore» se trouve pris dans un paysage sans cesse renouvelé, où les éléments nouveaux s'intègrent naturellement à un tout. Faut-il comprendre ainsi le titre que Benjamin a donné à sa pièce, cet esprit de « temps soudain » et de renouvellement incessant d'événements sonores ? Le compositeur avoue qu'il faut y voir l'émergence soudaine et fugitive d'éléments repérables (pulsations régulières, répétitions) dans un univers en mutation permanente et insaisissable.
Ce qui frappe ici plus qu'ailleurs, c'est la capacité de l'auteur à créer un grand mouvement continu et une texture produisant une sensation d'aération verticale, induite pourtant par des événements horizontaux parallèles, comme dans la Septième Symphonie de Jean Sibelius. Quoi qu'il en soit, l'orchestre de Benjamin, dans Sudden Time, est d'une liberté extrême, d'une fluidité remarquable, toujours précis, toujours poétique, vaste espace où évoluent les lignes et les couleurs.


Suden Time (extrait).© 1993 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur
On repère ici ou là une sonorité de violes de gambe (cordes en harmoniques au chiffre N, juste après le grand point d'orgue), un solo de cor anglais sur fond de harpe qui évoque, fugitivement, une atmosphère mahlérienne (chiffre W), un « choeur » de flûtes en sol rappelant les figures virtuoses d'Antara (F'), des couleurs  balinaises » (quatre mesures avant H') réalisées par les pizzicati résonnants et vibrés de contrebasse, le piano avec sourdine et les timbales. Enfin, cette coda magnifique, avec solo d'alto dans l'aigu (quatre mesures après Z), une partie qu'aurait pu jouer avec plus de souplesse un violon. Mais Benjamin, dans Sudden Time, semble renoncer aux solos d'instruments brillants (hautbois, trompette) entendus dans ses précédentes pièces pour les déléguer aux instruments graves, plus «difficultueux»...

Les Three Inventions for Chamber Orchestra (1993-1995), pour 24 instrumentistes, reviennent à la formation de At First Light, notablement étoffée. Mais la sonorité, l'écriture de cette pièce n'a que très peu à voir avec son «aînée». L' épreuve » de Sudden Time a radicalement transformé la manière du compositeur. La première lecture de la partition semble montrer que les Inventions réintègrent, en la  réduisant », la physionomie orchestrale de Sudden Time : même liberté des lignes, même aération de la polyphonie, mêmes dispositions instrumentales (cordes divisées, harpe et piano). Autre point d'identité avec Sudden Time, l'utilisation de solos d'instruments graves : au lieu d'une petite trompette, c'est le son mat et mélancolique d'un bugle, et, si l'on retrouve le cor anglais dans la Deuxième Invention, Benjamin donne la parole à un euphonium (tuba ténor) et à un contrebasson sépulcral dans la Troisième.
La Première Invention commence par des sons mélangés de harpe, de vibraphone, de pizzicati des cordes - une sonorité bientôt  balinaise », ce qu'accentue la rythmique des pages suivantes (pizzicati aux cordes). Puis c'est un premier solo de bugle, dont l'atmosphère rappelle curieusement les sentiments élégiaques de Quiet City (1939) de Aaron Copland, où la trompette et le cor anglais jouaient un rôle prépondérant.
C'est encore le cor anglais qui tient le rôle de soliste dans la Deuxième Invention. Cet autre volet est plus rythmique, plus violent ; les pizzicati de cordes et la harpe jouent bientôt un rôle presque agressif de «grande guitare», notée d'ailleurs quasi chitarra par le compositeur. Sur cette agitation parvenue à un climax, la clarinette développe un solo dans le suraigu, interrompu très brusquement.
La Troisième Invention (la plus longue) commence sur des sonorités lugubres, avec des percussions métalliques au son étouffé, des traits de cordes «flautando» et pianissimo, interrompues par de rares sonorités lumineuses à la harpe et au célesta. Cette Troisième Invention, âpre et tellurique, s'achève sur un coup de percussion coupant court à cette vision de cauchemar. Sans doute s'agit-il de la pièce la moins «séduisante» de George Benjamin : plus que jamais, la minéralité de cette Troisième Invention nous éloigne des coloris liquides de At First Light... Mais la densité sans répit et presque étouffante de son déroulement coupe le souffle.

Notes

  1. «Quelles sont ces hordes voilées qui pullulent / Sur les plaines sans borne et qui trébuchent sur la terre craquelée / Que seul cerne le plat horizon ? / Quelle est cette cité par-delà les montagnes / Qui se défait et se reforme et explose dans l'air violet?»

  2. La partie conçue originellement pour la 4X a été portée sur la Station d'informatique musicale de l'Ircam en 1992.

  3. Quarante-cinq poèmes de Yeats, suivi de Résurrection, Hermann, 1989, Gallimard, coll. «Poésie», 1993.

  4. «Comme l'araignée d'eau vole au-dessus du flot / Sa pensée se meut sur le silence.»

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