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Le compositeur et l'ordinateur : quelques réflexions

Tod Machover

Le compositeur et l'ordinateur, Ircam, Paris, 17-21 février 1981
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1981, 1999


L'invention des ordinateurs marque une date importante dans l'histoire de l'évolution de l'homme. Pourtant relativement récentes, les machines ont déjà commencé à modifier fondamentalement notre conception du monde. Il est tout naturel que l'art participe à ces modifications et cherche à trouver les moyens de faire bénéficier la créativité des instruments puissants que met à notre disposition la technologie de l'ordinateur. La musique a été la première forme artistique à utiliser largement l'ordinateur. Cette alliance ouvre la voie à d'immenses possibilités nouvelles tout en posant des questions très complexes. C'est pourquoi l'IRCAM a décidé de consacrer une semaine intitulée : « Le Compositeur et l'ordinateur » à l'examen de différents thèmes relatifs à la composition par ordinateur. Le but est de mieux comprendre ce qui a été accompli, jusqu'à maintenant, dans ce domaine et de préciser dans quelles directions il convient de s'engager.

De toute évidence, la musique a connu une profonde évolution au cours de ce siècle, et un compositeur contemporain se doit de proposer des réponses personnelles (sans pour autant qu'elles restent subjectives), à des questions de fond concernant le langage, la forme et la structure de la musique ; il lui faut aussi se prononcer sur des problèmes d'ordre plus général, tels que celui de l'esthétique musicale et celui des rapports avec le public. Le travail sur l'ordinateur amplifie ces problèmes et oblige le compositeur à formuler des solutions au moins provisoires tout en poursuivant son travail de création.

En voici les trois raisons principales :

  1. Les immenses possibilités offertes par l'ordinateur (qui dépassent de loin celles offertes par les instruments traditionnels ou par les moyens électroniques analogiques) permettent d'élaborer un nouvel univers sonore et d'étudier avec le plus grand soin et la plus grande précision les plus petits détails, la structure atomique des sons eux-mêmes.
  2. L'ordinateur incite à penser la structure musicale différemment, en raison de la facilité sans précédent dont nous disposons pour réunir les macroniveaux et les microniveaux d'une composition, de la possibilité d'utiliser les concepts analytiques théoriques en les exprimant sous forme d'algorithmes ou de programmes de composition, et de la nécessité d'organiser l'univers sonore nouveau désormais à notre disposition.
  3. Enfin, en établissant une interaction entre le compositeur et la technologie, l'ordinateur stimule la réflexion sur le processus de composition lui-même, et invite à un nouveau type de relation entre le créateur et le matériau, relation au sein de laquelle l'ordinateur vient jouer le rôle d'un intermédiaire plus ou moins actif .

La principale des diverses possibilités qui restent à explorer, celle d'une théorie de la composition, s'est révélée la plus insaisissable, notamment dans sa relation avec les ordinateurs. Pourquoi a-t'il été beaucoup plus facile de parler de synthèse du son, de timbre ou d'articulation que de structure, de forme, de matériau et de langage ? C'est évidemment parce que les premiers termes appartiennent au domaine de ce qui est tangible, concret, vérifiable physiquement, et les seconds au domaine de ce qui est abstrait et difficile à démontrer objectivement -- du moins jusqu'à ce que se fasse une plus grande unanimité dans ce domaine. Bien entendu, cette réponse ne vaut que partiellement, puisque les divers aspects de l'exploration du nouvel univers que constitue la musique par ordinateur sont intimement liés et ne sauraient en aucun cas être séparés. De même que l'on ne peut isoler la part de la technique, instrumentale dans l'interprétation de chefs d'oeuvre musicaux, on ne peut séparer les propriétés physiques du son de l'examen minutieux de l'intelligence musicale.

Il existe une raison plus fondamentale encore qui explique la difficulté qu'on éprouve à utiliser l'ordinateur pour forger une expression musicale vraiment nouvelle : il est fort possible que dans notre perception, dans notre vie même, les modifications occasionnées par l'existence des ordinateurs, soient d'une telle importance que nous commençons seulement à les comprendre. On se sent au seuil d'un univers nouveau et on cherche une méthode d'orientation. Le compositeur s'efforce d'imposer des limites aux possibilités infinies qui lui sont offertes. Il essaye de sélectionner ses modèles musicaux parmi les idées musicales qui lui sont familières, en évitant que ces modèles ne l'assujettissent. Il cherche dans des principes issus de la nature, de la physique et de la philosophie des images qui viennent consolider les descriptions des changements et des transformations qui sont le plus appropriées aux ressources de l'ordinateur.

Loin de constituer en soi un stock de réponses, l'ordinateur stimule l'imagination et incite à réfléchir aux questions primordiales. Il n'impose aucune contrainte esthétique ou théorique, et de moins en moins de contraintes techniques. C'est un instrument à penser, un instrument que le compositeur est forcé d'étudier rigoureusement, et qui l'oblige à se retourner sur lui-même avec plus de rigueur encore, qui l'oblige à poser des limites et à établir des règles dont il se servira de façon créative pour en faire de la musique.

Rien de tout cela n'est facile. Plus que jamais, le compositeur est sollicité de jouer plusieurs rôles à la fois : celui de chercheur, de facteur d'instruments, d'interprète, de théoricien autant que celui de créateur. La participation à ces tâches peut aider à éclaircir les problèmes de composition et servir de stimulus permanent pour l'imagination. Le compositeur ne doit cependant pas perdre de vue que ce qui compte le plus pour lui, c'est toujours un processus de synthèse, d'intuition et de jugement le plus souvent fondé sur des « preuves insuffisantes », et qu'il a beau se concentrer avec toute la rigueur possible sur l'aspect recherche de son travail, il ne faudrait surtout pas qu'il en vienne à perdre confiance dans le pouvoir de la simple pensée musicale.

Il faut insister sur le fait que toutes les techniques (que ce soit celles de la transformation du son ou celles de l'organisation des structures) ne présentent d'intérêt que si elles résultent d'une pensée musicale dûment murie et hautement logique. Bien entendu, ce processus est symbiotique : les visions musicales façonnent les techniques et les matériaux qui seront développés par l'ordinateur ; corrélativement l'imagination musicale est stimulée par l'expérience qu'on peut avoir des possibilités qui existent déjà. Aucun des deux processus ne vaut plus que l'autre et, d'après ce que j'en sais personnellement par expérience, ils contribuent tous deux au vrai travail de composition par ordinateur, surtout dans l'attente de l'invention d'un langage de description et d'analyse plus universel.

L'évolution d'un art, quelqu'il soit, est progressive. En raison de l'immensité des problèmes et des questions auxquels est aujourd'hui confronté le compositeur, nous sommes à un stade où la réflexion collective peut être particulièrement enrichissante. C'est dans cet esprit que l'IRCAM a organisé cette semaine consacrée au thème : « Le Compositeur et l'ordinateur ». Nous nous sommes efforcés d'y présenter des conceptions très divergentes de la composition musicale par ordinateur. Parmi ceux qui prendront part aux discussions et aux présentations certains sont membres de l'IRCAM, d'autres représentent divers centres en France et à l'étranger ; certains ont été des pionniers dans le domaine, d'autres viennent tout juste de commencer à composer avec ordinateur ; d'autres enfin, sont des compositeurs qui envisagent de travailler de cette façon. Nous avons rassemblé des compositions en provenance du monde entier, représentant les principales tendances dans le domaine de la composition par ordinateur (elles ont été groupées de façon à démontrer les principes de structure et d'organisation) et proposant une perspective globale sur l'état actuel de développement de cet art. Les ateliers se composent des travaux de trois compositeurs originaires de trois pays différents qui ont chacun une approche distincte et personnelle de cet art. Des oeuvres de quatre des participants seront interprétées lors du concert de clôture. Nous nous réunirons pour débattre des problèmes fondamentaux d'organisation de structure, d'intelligence artificielle, de considérations théoriques, etc...

Mais personne ne s'abuse au point de croire que des réponses définitives seront trouvées aux principales questions que nous nous poserons au cours de cette semaine. L'art est en perpétuelle évolution et une théorie vraiment exhaustive de quelque forme artistique que ce soit ne peut apparaître que lorsque cette forme d'art a cessé de « vivre ».

Nous nous réunissons plutôt afin d'éclaircir les points qui permettront à l'avenir de communiquer plus facilement sur ces sujets, et afin de mieux définir les objectifs de recherche à la fois prioritaires et réalistes pour les dix années à venir.

En outre, le « Compositeur et l'ordinateur » a une valeur symbolique. Cette semaine sera essentiellement consacrée à des considérations musicales et non technologiques. L'ordinateur est arrivé en tant que moyen d'expression artistique à sa maturité, même si ce moyen est encore très jeune. Quinze années de recherche ont permis de résoudre bien des problèmes fondamentaux concernant la synthèse et le traitement du son.

Il existe aujourd'hui (dans ce domaine) de nombreuses ressources qui n'ont pas encore été exploitées à des fins musicales. Il subsiste cependant un obstacle technologique majeur à surmonter : comment rendre la machine suffisamment intelligente pour qu'elle puisse s'adapter exactement aux besoins du compositeur de façon à ce que celui-ci ne perde ni son temps ni son énergie (ni son intérêt) à faire l'inverse. A mesure que nous nous acheminons vers les solutions de ce problème, il est clair que nous en arrivons au stade où nous pourrons enfin ne plus penser à l'ordinateur, mais à la musique elle-même. Autrement dit, le spectacle ne fait que commencer. Vous êtes tous conviés à participer comme membres actifs ou comme spectateurs intéressés à notre semaine de séminaires, d'ateliers et de concerts sur le thème « LE COMPOSITEUR ET L'ORDINATEUR », ainsi qu'à projeter avec nous l'évolution des idées et des formes musicales dans les années à venir.

Tod Machover
traduit par Jacques Lacava

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