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Le transitoire et l'éternel
ou le crépuscule des modernes ?

Philippe Manoury

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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En point d'orgue de ce dossier consacré à Philippe Manoury, le compositeur engage à son tour une réflexion personnelle sur l'authenticité en matière artistique.
L'histoire sécrète elle-même ses propres monstres. Ses excroissances, ses fuites comme ses retours. Que signifie aujourd'hui « être moderne » ? L'enjeu réel de toute une partie de l'art depuis un siècle et demi, ou du moins franchement avoué comme tel, est tombé en désuétude. Les phrases célèbres de Rimbaud et de Baudelaire sont devenues semblables à une onde qui, trop amortie, ne laisse plus percevoir sa vibration. C'est sans doute parce que la modernité a finalement réussi à triompher et est entrée dans les moeurs qu'il n'est plus besoin de la défendre ni même de la mentionner. Il pourrait en être de même avec la démocratie dont l'acquisition et l'apprentissage auraient tué tout phénomène de défense et de sauvegarde. Dire que l'on fait un art moderne n'a plus qu'une valeur périmée : c'est en fait être rétrograde.

La dernière ligne droite s'est courue durant les années 50 à 70 qui ont vu la reconnaissance publique de nos artistes modernes (Boulez, Stockhausen, Pollock, Tinguely, Bergman, Godard, Beckett, Genet...), eux-mêmes se réclamant d'une descendance récente autant que glorieuse (Stravinski, Webern, Klee, Picasso, Welles, Joyce, Kafka...). Plus les générations se repassent le flambeau, du moins en en sautant une ou deux au passage, car il y a les sacrifiés, comme ceux qui avaient vingt ans en 1914. Cette dernière ligne droite fut aussi la plus dure. Que ne nous ont-ils pas malmenés les sens ces musiciens au discours agressif et imprévisible, ces peintres aux formes ne renvoyant qu'à leur propre violence mal canalisée, ces écrivains et cinéastes aux récits morcelés et incompréhensibles ! Que ne nous ont-ils pas malmenés ! Nous le savons bien : les grands chefs-d'oeuvre sont intemporels, c'est même leur condition première, ils ont la pérennité pour eux. Que ne faisons-nous pas un art sans âge, loin des modes, trop fugitives et trop transitoires. Un art dont on pourra dire plus tard qu'il est universel, car il aurait pu être fait à d'autres époques et touche ainsi une sensibilité générale et non particulière. Voilà la condition de l'art. Un art post.

Les indices sont nombreux qui montrent la dégénérescence, ou du moins la décadence, afin de ne pas pervertir le discours avec de vieux démons qu'il ne ferait pas bon voir s'éveiller à nouveau. Le public ne suit plus, les salles de concerts se vident. Seuls quelques grands noms arrivent encore à se faire entendre mais leur descendance est balbutiante et ne parvient guère à se libérer du joug impérieux qu'on lui a imposé. La critique est lasse. Son rôle dans la reconnaissance de l'évolution artistique n'a plus raison d'être. Le modernisme étant devenu quasi institutionnel, il n'y a plus de véritables batailles à livrer. Les médias font la fine bouche. La télévision, le plus puissant d'entre eux, a d'autres choses à faire que de se préoccuper de telles futilités qui ne sont plus en phase avec une aspiration générale. Les intellectuels ne trouvent pas opportun de penser ce qui ne correspond pas à un « phénomène de société ». Les interprètes se réfugient dans le grand répertoire. Certains ont bien tenté l'aventure à leurs débuts, cela leur a même parfois apporté une notoriété certaine, mais ils ont finalement compris que le public et les sponsors désiraient autre chose que l'art de notre temps. Il n'y a rien à redire ; le fait est là, la loi par le nombre le prouve : l'heure crépusculaire a définitivement sonné pour les modernes.

Voilà, en substance, comment raisonne une partie de nos néo-idéologiques. Qu'on ne vienne pas pour autant les traiter de réactionnaires ou de nostalgiques. Ils constatent, voilà tout, et pensent qu'il est urgent de se ressaisir en face d'une situation qui n'avait de cesse de pourrir. A force de trop tenter, on a fini par ne plus rien entreprendre. L'artiste a trop péché contre nature. Les courants étaient trop rapides et les poissons trop aventureux. Il convient donc qu'ils se reposent et se sèchent au soleil. Immobiles. Mais une drôle d'odeur se dégage, car la pourriture vient plus vite lorsque le mouvement s'est éteint. Ils invoquent alors des ancêtres anonymes ou lointains. Ces voix ancestrales prophétisent un retour à l'air d'avant, celui qu'on pouvait encore respirer lorsqu'on avait trop couru. Celui d'une époque où la beauté était le critère principal, où l'innocence n'était pas encore souillée par de monstrueuses perversions. Ils ne sont pas pour autant déconnectés de la société actuelle qui ne parvient plus à se contempler dans des images qu'on lui fournit ; ils prennent régulièrement son pouls, le goût du jour leur commandant justement un retour aux valeurs intemporelles. L'oeuvre d'art, pensent-ils, charrie un monde de sensations et n'a plus d'autre authenticité à prouver que ce qu'Antonin Artaud appelait « la chair ». Dans cette logique, le retour aux valeurs de la nature fait qu'on peut, en toute quiétude, réutiliser les principes d'autrefois sans autre réflexion. Si telle chose était belle autrefois, qu'on continue à la trouver belle aujourd'hui, quel mal y a-t-il à l'employer de nos jours ? Ils oeuvrent dans la restitution d'une Antiquité qui, selon eux, ne se posait pas tant de problèmes. Un monde fait d'harmonie et de justes propositions. Un monde dans lequel la recherche des véritables valeurs ne prête pas à la discussion tant elles sont évidentes.

L'opposition de l'intemporel et du transitoire a toujours été le cheval de bataille de ceux qui s'opposaient à la modernité. Baudelaire, dès 1860, fut amené à traiter un sujet semblable à propos de ses contemporains peintres qui se croyaient obligés de vêtir leurs sujets de draperies antiques en faisant fi des modes de leur temps. Dans un texte intitulé justement La modernité1, on y trouve des définitions qui paraissent, malheureusement serait-on tenté de dire, de la plus grande actualité. Ecoutons : « Il s'agit [...] de tirer l'éternel du transitoire. [...] La modernité, c'est le transitoire, le fugitif le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » Ou encore : « Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et indéfinissable comme celle de l'unique femme avant le premier péché. » Le problème est posé en termes tellement clairs qu'il n'est pas besoin de donner des exemples dans ce qu'on appelle le postmodernisme pour l'expliciter. Nos contempteurs de la modernité ne font pas tant de subtilités, pensant décider, à coup sûr, quelles sont les valeurs éternelles et les valeurs transitoires. Si Baudelaire définissait la modernité comme une attitude vis-à-vis de son époque, comme la faculté de dégager un concept général d'un cas d'apparence particulière, nos postmodernes entendent, eux, révéler en quoi consiste la modernité. Il s'agit d'une réaction contre ce qui est finalement une période bien précise, certes violente, de l'activité artistique caractérisée par des tics stylistiques bien repérables. Courte transition d'un radicalisme intransigeant, mais aussi fécond, dans lequel se sont engagés les créateurs au cours des années 50-60, et qui a justement montré à ceux qui l'ont expérimenté jusqu'où on ne pouvait plus aller. Ce faisant, nos postmodernes occultent complètement l'évolution stylistique qui s'est produite depuis lors, comme si rien n'avait changé. En musique, cela se traduit par une condamnation de ce qu'ils croient être l'abandon de valeurs indispensables : abandon des pôles de référence (ceux-ci ne pouvant être, à leurs yeux, qu'hérités du système tonal), alors que quantité de pièces nouvelles réintègrent les notions de notes ou d'accord pivots jouant ce rôle pour la perception ; abandon de toute périodicité rythmique, phénomène hautement revendiqué durant les années radicales, mais absolument plus réservé, si l'on sait écouter, à un usage exclusif depuis longtemps ; abandon de toute forme préétablie, comme si la perception d'une oeuvre devait passer fatalement par l'adoption d'un archétype.

Une double critique peut leur être faite ici. D'abord en ce qu'ils définissent la modernité non comme une attitude mais comme un style. L'idée de réduire un concept aussi général à une empreinte aussi particulière relève, en soi, d'une étroitesse de vue, et ne peut se justifier hors du contexte actuel, ce qui est pour le moins insuffisant quand on veut traiter de questions esthétiques qui demanderaient un regard plus étalé sur le temps. Ensuite, quant au contexte présent, on s'aperçoit qu'ils n'en retiennent que la période la plus radicale, ce qui est encore plus réducteur. En cela, ils semblent condamner un excès d'imagination dans lequel, pour paraphraser Goya, «  le sommeil de la raison engendre les monstres ». Et comme dans toute bataille on ne fait pas la différence chez l'adversaire car le mal est partout, ils ne savent pas distinguer les cas conséquents des cas nombreux. Pour eux, tel le Leopold Blum de Joyce, l'histoire est un cauchemar dont ils essayent de s'éveiller. Il est pourtant évident à quiconque ayant un regard dont l'intérêt n'est pas seulement limité à un opportunisme de reconnaissance sociale que l'artiste est quelqu'un qui travaille une langue constamment mise en jeu par les influences extérieures. Son principal but est de les intégrer à sa personnalité propre, de manière à ce qu'il puisse à la fois proposer une vision du monde tout en nous parlant de lui-même. Comme le disait encore Baudelaire : « Il est impossible qu'un poète ne contienne pas un critique » ; par là, les excès de complexités qui ont vu le jour dans certaines périodes ont été, chez les auteurs -- conséquents du moins -- passés au crible de la perception. Pour s'en rendre compte, encore ne faut-il pas limiter l'observation sur un champ aussi restreint, trop satisfait d'en dégager une cible idéale.

Dans la dualité de l'éternel et du transitoire, proposée par Baudelaire, le problème est de dégager les valeurs qui sont le propre d'une époque, et celles qui la transcendent. Il n'y a rien d'impossible ni de négatif à cela, à partir du moment où l'on ne fait pas la confusion entre principes généraux et procédés esthétiques d'une part, entre expression et technique de l'autre. S'ils se nourrissent mutuellement, ils ne s'impliquent pas pour autant. S'il y a une pérennité dans l'art, c'est bien au niveau de principes très généraux (cohérence, unité, variété ...) qui n'induisent absolument pas la manière d'y parvenir, celle-ci étant, de toute évidence, changeante suivant les époques. Si l'on pouvait trouver ainsi l'adéquation éternelle entre moyens techniques et valeurs esthétiques, cela reviendrait à comprendre l'essence même de la beauté. Dans un tel cas, il y aurait alors des doutes quant à la profondeur de l'objet analysé ou aux critères de beauté envisagés. L'analyse, en fait, réussit lorsqu'elle échoue de ce point de vue. Si l'on tient à préserver un caractère d'authenticité, ce n'est pas en reproduisant à l'identique tel ou tel procédé stylistique. Cela ne signifie pas pour autant que les formes du passé ne nous parlent plus, sinon les fugues, les lois de la perspective, la versification et autres colonnes de temples grecs ne nous renverraient qu'un goût amer. Si la colonne est éternelle, ce que je veux bien concevoir, l'authenticité voudrait qu'elle soit repensée dans son contexte actuel. Je citerai quelques exemples concrets dans la musique. Quand Webern utilisait des formes canoniques dans certaines de ses pièces, il savait ce que ce procédé, historiquement daté, pouvait lui apporter. Il en a fait une refonte dans le cadre de ses propres préoccupations, et son langage musical n'était plus celui qui avait vu naître ces formes. Seule l'analyse minutieuse de certaines de ses partitions permettent de dévoiler les canons car, à l'audition, il est pratiquement impossible de les percevoir. Il a sauvegardé en cela une grande cohérence en maintenant un niveau de relations structurelles invariant, par l'utilisation d'intervalles se répondant les uns aux autres. Ce faisant, il a ôté tout rapprochement stylistique avec les canons classiques. La technique canonique lui servit de point de départ de ce qui devait évoluer vers une perception tout a fait différente des structures musicales. On pourrait en dire autant de Berg utilisant systématiquement les formes classiques dans Wozzeck, en les liant constamment au drame. Sa passacaille est une véritable passacaille mais ne ressemble absolument pas à celle de Didon et Enée. Bach, dans ses chorals, se servait de mélodies d'une époque révolue ; Perotin, dans ses organa, de thèmes grégoriens. On pourrait citer ainsi plein d'exemples de réactualisation de techniques ou de matériaux anciens dans des oeuvres nouvelles, mais finalement c'est le pouvoir de transcender l'idée de base (qui peut aller jusqu'à une transubstanciation, dans le cas d'utilisation d'idées extra-musicales) et de la métamorphoser en un objet nouveau qui créera la condition d'authenticité. Baudelaire ne disait pas autre chose lorsqu'il parlait de tirer l'éternel du transitoire. Ce n'est pas en déduisant systématiquement le contexte stylistique de la technique employée que l'on parvient à une juste appréciation de la réutilisation de concepts anciens. C'est malheureusement ce que proposent ceux qui prônent un retour à, considérant comme, sinon éternels, du moins pérennes, des procédés stylistiques précis relevant, selon eux, de la modernité, alors qu'il aurait justement fallu y voir la condition transitoire par laquelle a pu s'exprimer un concept plus général. Si une première critique a pu leur être faite au nom d'une méconnaissance de la période récente, une seconde s'ajoute au nom d'une incompréhension profonde sur le sens et le fonctionnement de l'histoire en général. Si l'on objecte qu'il est trop facile de prendre ainsi le train de l'histoire en marche, lorsqu'on pense savoir dans quelle direction il va, on répondra qu'une telle intuition sur le sens des choses ne donne pas pour autant de recettes pour réussir. C'est à l'imagination, cette reine des facultés, d'y travailler. De toute façon, cette manière de voyager est préférable à celle qui consisterait à inverser la vapeur : un train peut toujours venir en sens inverse.

Une autre opinion, plus ancienne celle-là, voudrait montrer que l'art se serait détourné de ses fondements naturels pour en privilégier de plus artificiels. L'oeuvre d'art n'a pas à se justifier en face d'un phénomène naturel (au Moyen Age, artefact signifiait « faire de l'art »), son essence même étant plutôt de l'ordre de la simulation. Le fait que les systèmes musicaux aient pris autrefois pour base des fondements naturels n'implique absolument pas de valeur absolue que l'on se devrait de respecter. Une oeuvre d'art, répétons-le, acquiert sa valeur à travers la vision du monde qu'elle propose. Ce monde est autant un produit de l'esprit que celui de la nature. Il s'agit de simuler, à l'aide des techniques appropriées, le fait que ce monde est vrai. Les techniques picturales employées par les impressionnistes ont pour résultat un travail sur la lumière qui, lorsqu'on s'approche du tableau, n'ont guère de justification naturelle, pas plus que celles, plus récentes, employées en musique, visant à reconstituer des formes spectrales à l'intérieur d'un orchestre. C'est la perfection de la simulation, par l'emploi des techniques et de l'écriture, qui aboutira à la perception envisagée et non un prétendu contrat implicite avec des lois naturelles. En réactivant cette vieille critique, nos postmodernes renvoient ici l'image d'un âge d'or dans lequel les choses auraient trouvé naturellement leur place, un peu comme d'autres se complaisent à imaginer un temps où la société se fondait sur de vraies et authentiques valeurs. Ce ne sont là qu'images d'Epinal et, aussi beau que puisse être le rêve, il n'a pas plus de réalité que « l'unique femme avant le premier péché » dont parlait Baudelaire.

Reste le critère d'évolution. Ce mot à lui seul suffit pour envoyer toutes les foudres du ciel sur celui qui ose le prononcer. Vieille croyance des Lumières qui a permis les pires énormités et les pires abus. Qui ne sait pourtant qu'il ne peut y avoir d'évolution dans un domaine sans qu'il y ait régression dans un autre. L'art ne progresse pas par accumulations successives mais conquiert certains domaines au profit d'autres. Au XVIIIe siècle, l'abandon progressif des tempéraments spécifiques a permis d'enrichir une combinatoire. Cela ne s'est pas fait sans heurts. Plus près de nous, l'abandon des lois de résolution tonale a favorisé un développement rythmique qui n'aurait pu voir le jour sans cela. Aujourd'hui, l'utilisation des matériaux, comme ceux de la musique électroacoustique, plus complexes et sans précédent historique, rend caduque, dans ce domaine précis, toute une panoplie de techniques liées à la musique instrumentale. C'est dans ce mouvement qu'il convient de voir ce que l'on peut appeler, faute de mieux, l'évolution. Ce qu'il faut alors condamner, c'est le principe de la conservation forcenée. Le pot de chambre de Mozart (enfant) est toujours solidement attaché au pied de son lit, mais la poutre de la maison de Jeanne d'Arc, à force d'être taillée par ceux qui veulent en posséder un morceau, est changée régulièrement. Je ne vois pas, pour ma part, plus d'authenticité dans un cas que dans un autre.

En y regardant bien, on pourrait déceler trois stades dans la manière avec laquelle se transmettent les idées artistiques. Mon ordre de présentation est certainement préférentiel. Il va de soi que, dès que l'on cherche à classifier un tant soit peu, il se trouve toujours des sous-groupes pouvant délimiter encore plus finement les choses. En voici une classification volontairement assez grossière.

L'influence, c'est-à-dire la métamorphose d'une idée qui n'est pas sienne mais qui le deviendra par la force des transformations qu'on lui fait subir. C'est l'influence de la scène d'amour de Roméo et Juliette de Berlioz sur celle de Tristan, de la Pastorale sur le troisième mouvement de la Fantastique, de Parsifal sur Pelléas ou encore du final des Noces sur celui de Répons. On ne la perçoit pas du premier coup d'oeil, elle est parfois fort subjective, comme elle peut se révéler à l'insu de son auteur. Mais une oeuvre aboutie a une épaisseur. Il faut gratter pour tout voir. C'est le produit de celui qui la fait, et cet homme est une histoire, un tissu complexe, il est formé de couches dans lesquelles les idées d'hier s'interpénètrent avec celles d'aujourd'hi. Il est pratiquement impossible d'en faire la généalogie. Cela aussi est la moitié de l'Art, dont l'autre est l'invention et l'expérimentation. Celui qui n'a que la première moitié tombe rapidement dans le maniérisme ou le plagiat, celui qui n'a que la seconde n'a pas de langage à proprement parler.

La référence se situe un peu en deçà. Elle agit comme une caution artistique. C'est de l'influence hautement revendiquée qui se rapporte plus à une situation qu'à un propos esthétique. Le geste de Berg envers Mozart, celui de Joyce envers Homère sont tout à fait explicites. Cependant, ce n'est pas cela qui fait la valeur de l'oeuvre. Lorsque Berg (l'un des plus référentiels de nos compositeurs) fait une scène de Wozzeck où se mêlent musique de cabaret et musique symphonique avec deux orchestres superposés, on ne peut que penser à Don Giovanni. Il a utilisé une situation musicale en référence à un chef-d'oeuvre du passé. Cela n'ajouterait rien au génie de l'oeuvre si les éléments qui composent cette scène n'avaient pas, eux, dépassé ce cadre référentiel dans l'invention et la maîtrise formelle. Il en est de même pour les références numérologiques qui, si elles excitent l'imagination de certains créateurs, ne peuvent prétendre accéder à un rang essentiel dans les caractéristiques esthétiques qui fondent l'oeuvre. Les références innombrables à la section d'or ne sont pas pour une cathédrale, pour la Vénus de Botticelli, pour la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartok ou les Klavierstücke de Stockhausen les éléments qui personnalisent ces oeuvres en tant qu'objets uniques.

Enfin, il y a la citation, impliquant le plus souvent un mélange de styles. Ici il ne s'agit pas d'idées métamorphosées, mais d'objets trouvés qui ne seront que très peu altérés par des transformations, car il convient de les « repérer ». C'est la règle du jeu dans cette conception de l'art. Là, c'est le geste de Picasso envers Velasquez, celui de Stravinski envers Pergolèse, de Berio envers la symphonie ou même d'Ives envers sa propre culture. La faiblesse d'un tel procédé provient de sa difficulté à être intégré à un langage. Par exemple, en musique, la très grande plasticité due au nombreuses possibilités d'interactions entre les différents niveaux du langage musical prend source dans des prémices encore abstraites. C'est l'abstraction comme condition première qui permet ensuite à l'imagination de développer des formes nouvelles et non pas des objets hyper-structurés (dans un autre contexte), comme le sont les éléments de citation. Il est vrai que l'art, depuis plusieurs décennies, s'est beaucoup laissé tenter par ce jeu-là. Il y a des musiques, parfois fort bien ouvragées, qui n'utilisent comme matériel que des citations classiques de différentes époques, truffant leurs discours de références que « notre public cultivé » reconnaîtra avec satisfaction au passage. Il y a aussi ces films où le scénario n'est qu'une compilation de fragments d'autres films ou de littératures diverses. Voilà, nous y sommes. L'art n'aurait pas eu d'autre but que de discourir sur lui-même. A une époque où les artistes rêvaient de créer des formes issues de la pure spéculation, et totalement détachées de toute référence stylistique (sic) -- la tabula rasa de l'après Seconde Guerre mondiale --, on opposera donc une vision typiquement de notre temps où l'accumulation d'objets culturels prend le pas sur toute la démarche d'abstraction créatrice. Mettre une paire de moustaches à la Joconde avait, dans les années 20, un relent de provocation ou de colère. La mettre de nos jours signifie que nous sommes tellement pétris de culture qu'on peut s'amuser « avec distinction » d'une image totalement intégrée à notre connaissance. A bien y regarder, il n'y a guère de différence entre cet acte et le fait de triturer inlassablement ce qu'un compositeur d'origine argentine appelle « les merdes nobles » où, tel Frankeinstein, il fait une oeuvre nouvelle à partir de cadavres anciens. Le monstre de Marie Shelley avait, lui, une richesse intérieure. On peut parfois répondre à une gêne par une pirouette, mais certaines pirouettes sont bien tristes. C'est Satie, ayant subi des critiques formelles de la part de Debussy, décidant d'intituler certaines pièces Morceaux en forme de poire. Le rire, s'il est le propre de l'homme, sert aussi à masquer un profond malaise : celui des créateurs ayant abandonné l'idée qu'ils ont une langue à travailler. Sans doute, ne pouvaient-ils pas aller plus loin et, si l'on y regarde de plus près, leurs prémices ne recélaient-elles pas toute la richesse qu'on leur prêtait alors. Tout au plus quelques trouvailles bien agencées qu'ils ont abondamment exploitées et, quel que soit le niveau de perfection artisanale qui les a produites, ces oeuvres relèvent d'une conception proche de la faillite d'un langage.

Wagner disait qu'il écrivait la musique de l'avenir. On peut être plus modeste, bien que le temps ne l'ait pas beaucoup trompé sur ce point. Celle du présent suffira donc. Il ne s'agira pas de craindre l'inconnu, mais de l'intégrer. Certes il y aura encore des excès. L'art, pour certains, sera toujours trop éloigné de l'art populaire. Mais existe-t-il encore un art vraiment populaire ? Ne serait-ce pas plutôt un phénomène de grande consommation ? La tentation élitiste sera encore invoquée envers ceux pour qui le transitoire n'a pas obligatoirement la forme du divertissement. Mais peu importe, cela aussi est éternel. Klee a dit : « Je peins en attendant que survienne quelque chose. » Si un jour, à mes facultés plus rien ne survenait au point de chercher quelques solutions de fortune, il sera encore temps de me dire : « Arrête et réfléchis. »

Paris, juin 1990.


Note

  1. « Le Peintre de la vie moderne », in Le Figaro, nov. et déc. 1863

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