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Accord des cordes triples du piano

Eric Marandas, René Caussé, Vincent Gibiat (ESPCI)

ISMA 95, Dourdan 1995
Copyright © ISMA 1995


Résumé

Les deux ou trois cordes frappées par un même marteau correspondant à une note de piano sont-elles accordées exactement à l'unisson ? On a utilisé une procédure expérimentale de détermination fine de fréquence, procédant par comptage de passages par zéro de la composante fondamentale du signal temporel de pression acoustique, pour chaque corde vibrant seule (les autres étant bloquées). On a mesuré ainsi un "écart à l'unisson", c'est à dire l'écart fréquentiel entre la corde la plus "grave" et la plus "aiguë" d'une même note, pour le registre medium du piano (entre Fa1 et Do5).

Trois séries de mesures, effectuées après accordages des instruments, permettent de proposer un écart à l'unisson moyen d'environ 0,5 cent ( 1/200e de demi-ton tempéré ). Cette valeur est trois fois inférieure à celle admise pour la résolution de l'oreille en fréquences proches, dans des études de psycho-acoustique.

1. La double décroissance

Une particularité remarquable du piano est le phénomène de double décroissance présenté par l'enveloppe sonore : le son immédiat, qui suit la frappe des cordes par le marteau, et dont l'intensité décroît rapidement, puis le son rémanent, une demi à trois secondes plus tard (en fonction du registre), situé à un niveau beaucoup plus faible, mais de décroissance très lente ( consulter les références 1 et 2 pour une typologie détaillée des enveloppes globales des sons de piano ).

Le phénomène de double décroissance a été interprété par G. Weinreich 3 (repris en langue française : 4). Il résulte principalement de couplages dynamiques entre les cordes d'un choeur, sous l'action du mouvement du chevalet. Les conditions initiales appliquées aux cordes ( amplitudes de mouvement et/ou fréquences pas parfaitement identiques ) jouent alors un rôle crucial dans l'apparition de la double décroissance.

Sur la base d'un article de R.E. Kirk 5, faisant état de mesures d' "écarts à l'unisson" très variables d'une note à l'autre, après accordage par des professionnels, Weinreich conclut que les accordeurs doivent "harmoniser" les rémanences note à note, en jouant sur de petits désaccords d'unissons. En effet, il montre que de très petites variations de ces écarts à l'unisson permettent, sans provoquer de battements audibles, de modifier les pentes des décroissances d'amplitude.

2. Mesures d'écarts à l'unisson

Le travail présenté ici a été motivé par les constatations suivantes :

* Les "mesures" de Kirk, qui donne pour les écarts à l'unisson, une valeur moyenne de 1,5 cents, ont été effectuées avec un stroboscope Conn. Cet appareil, utilisé il y a quelques décennies, permet l'évaluation de la fréquence de composantes sonores par ajustage visuel de disques stroboscopiques. Or, sa précision n'excède pas 1 cent, soit une incertitude de l'ordre de grandeur des valeurs mesurées !

* Dans son article de 1977, Weinreich appelait de ses voeux des études expérimentales complémentaires sur des pianos accordés. On a donc tenté de mettre au point une procédure fiable de mesure de fréquences, en gardant à l'esprit un échange constant entre le savoir technique et la démarche scientifique, l'un des auteurs du présent travail étant lui-même accordeur.

2.1 Procédure expérimentale

On limite l'étude aux notes du registre medium (entre Fa1 et Do5), et à leurs seules composantes fondamentales (soit une gamme de fréquence allant de 0,1 à 1 kHz environ), qui contiennent l'essentiel de l'énergie sonore. Sur les pianos utilisés, cette zone ne contient que des triplets de cordes en acier.

On a délaissé les notes graves, d'une part à cause des inhomogénéités causées par le filage de cuivre entourant les cordes, qui font de chacune un cas particulier, et aussi parce que l'énergie rayonnée par les fondamentales est faible dans ce registre.

On a aussi renoncé à inclure dans nos mesures les extrêmes aiguës : l'extinction rapide du son dans les deux derniers octaves rendant impossible l'utilisation de notre procédure.

On souhaite atteindre, pour les mesures de fréquences, une précision expérimentale d'environ 0,1 cent (soit 5/100000e d'erreur relative). Or, les sons de piano ne sont pas stationnaires, et pour travailler sur des intervalles de temps d'analyse suffisamment courts, on a choisi une technique de comptage de passages par zéro (schéma du montage : figure 1).

Figure 1: Experimental Probe for Measurements of Mistunings

Considérant une incertitude égale à la période d'échantillonnage (1/Fe) sur la détermination du temps séparant deux passages par zéro (de même sens et sur un nombre P de périodes), l'erreur relative sur la fréquence F est :

[[Delta]]F / F = F / (P * Fe) ,

soit, pour des fréquences allant de 0,1 à 1 kHz et une période d'échantillonnage de 1/64000 s., la nécessité de moyenner les périodes sur 0,25 s. (soit entre 50 et 500 périodes), pour atteindre la précision requise. Cet intervalle de 0,25 s. est suffisamment court, pour la décroissance du son émanant d'une seule corde, pour que l'on puisse considérer le signal comme quasi-stationnaire.

On a réalisé plusieurs séries de mesures, toutes immédiatement après des accordages :

* sur un piano quart de queue (1,90 m), de marque Petrof, situé dans un studio "insonorisé", deux séries de mesures à deux mois d'intervalle. Avant le premier accord, la mécanique du piano avait été entièrement réglée. En particulier, on doit assurer une arrivée "franche" du marteau sur les cordes, avec une surface de feutre la plus uniforme possible. On agit ainsi finement sur les conditions initiales imposées aux cordes par le choc du marteau.

* sur un des Steinway de concert de l'IRCAM (modèle D, n° 450610). L'accord a été réalisé par un deuxième technicien. Le piano n'a visiblement pas été harmonisé depuis longtemps, il présente des irrégularités de réglage, mais il a été accordé "tel quel".

La qualité auditive de l'accord d'un choeur dépend tout autant des opérations de réglage de la mécanique, et de leur régularité sur l'ensemble du clavier, que de l'ajustage des fréquences avec la clef d'accord. En particulier, on peut améliorer un choeur déficient et rétif à l'accord, par l'harmonisation, c'est-à-dire par le piquage à l'aide d'une aiguille, de la texture du feutre de marteau. Lors du deuxième accord du Petrof, on a constaté que le piano était plus "difficile", son timbre s'était dégradé. Il faut probablement mettre cela sur le compte des conditions régnant dans le local où il se trouvait : isolation phonique rimant souvent avec isolation thermique, les feutres de marteaux s'étaient desséchés, provoquant une frappe plus "dure". Les accordeurs constatent tous l'influence de l'hygrométrie sur les feutres de marteaux (lors des mois chauds d'été, par exemple).

2.2 Résultats

La figure 2 présente un exemple de résultats de mesures d'écarts à l'unisson ( l'écart fréquentiel, exprimé en cents, entre la corde la plus "grave" et la plus "aiguë" d'un triplet ) dans le registre medium. On a enregistré les cordes des triplets une à une, les autres étant bloquées.

On a retenu les mesures pour lesquelles les fréquences de chacune des 3 cordes étaient stables (à + ou - 0,1 cent près), pendant une durée d'au moins 1 seconde, une demi-seconde après le début de l'enregistrement, qui coïncide avec le début du son (durée des prises : 2 s.). Dans ce cas, l'écart à l'unisson trouvé est le même, que l'on moyenne sur n'importe quel intervalle de temps de 0,25 s. Ceci donne, à notre avis, une bonne fiabilité aux résultats (un exemple de mesure est donné figure 3).

Les notes pour lesquelles ces conditions n'étaient pas remplies (fréquences d'une ou plusieurs cordes "instables") n'ont pas été prises en compte (ce qui ne signifie pas pour autant qu'elles soient inintéressantes), et sont en noir sur le clavier de la figure 2.

Les notes hachurées (graves et aiguës) n'ont pas été étudiées.

On s'est livré à un petit jeu, sans connaître le résultat des mesures : il s'agissait de juger, à l'oreille , juste après les accords, quels choeurs n'étaient pas totalement satisfaisants.

Il est intéressant de noter que, dans 50% des cas pour le Petrof et 75% pour le Steinway, ces choeurs difficilement accordables se sont avérés "non mesurables", selon les critères exposés ci-dessus.

De plus, on retrouve pratiquement les mêmes notes non mesurables, d'un accord à l'autre pour le Petrof (7 sur 10).

Enfin, on constate que le nombre de choeurs retenus est moins grand pour le Steinway (24 sur 44 étudiés, au lieu des 29 sur 39 du Petrof).

Bien entendu, il est difficile de démêler, dans ces informations, ce qui est imputable à la procédure expérimentale (la technique des passages par zéro peut échouer, si le signal est d'amplitude trop faible, s'il présente des fluctuations, des battements d'amplitude trop importants...), de ce qui émane vraiment du comportement de l'instrument. Cependant, on a constaté que si on harmonisait (par piquage du feutre de marteau), un choeur déficient à l'oreille et "non mesurable", il pouvait devenir "apte" au traitement expérimental.

Ainsi pourrait s'expliquer le fait que moins de notes aient été retenues sur le Steinway, étant donné l'imperfection de ses réglages mécaniques.

En tout cas, cela illustre l'imbrication de paramètres multiples et parfois insoupçonnables, rendant délicate toute tentative de mesure sur un instrument de musique.

Sur la figure 2, on a porté la valeur moyenne et l' écart-type des écarts à l'unisson pour le registre medium.

3. Discussion

Les psycho-acousticiens donnent généralement, pour le pouvoir de séparation de l'oreille entre sons purs de fréquences voisines (l'oreille utilise alors les battements d'amplitude), une valeur de 1 / 1000e (à 1000 Hz), soit 1,7 cents (voir à ce sujet : Riesz 6). Kirk 5 proposait d'ailleurs la même valeur de 1,5 cents pour les écarts à l'unisson moyens mesurés sur ses pianos accordés, et pour ceux que préféraient, lors de tests subjectifs qu'il a réalisé, différents groupes de "sujets".

Figure 2: Example of Mesurement of Mistuning (C3= 262Hz)

Nos mesures révèlent des valeurs moyennes d'écarts à l'unisson deux à trois fois plus petites, avec peu de variation sur l'ensemble de la tessiture étudiée.

Se pose alors la question de savoir si notre oreille peut évaluer des écarts aussi infimes, pour lesquels d'ailleurs, on ne perçoit plus de battements.

Dans l'état actuel de notre recherche, on n'a pu trancher entre les hypothèses suivantes :

Nos résultats ne sont-ils que le reflet d'une simple répartition statistique (en admettant que l'oreille ne puisse déceler de différence entre des écarts à l'unisson inférieurs à 1,5 cents) ?

Ou bien le pouvoir séparateur de l'oreille est-il fonction de la perception du son "global" (dans notre travail, nous nous sommes restreints à l'étude des fondamentales seules) ?

Ou encore (c'est l'hypothèse de Weinreich), l'appréciation fine de la justesse pourrait s'effectuer, non pas grâce aux fréquences, mais avec l'écoute des taux de décroissances, réglables à l'aide du désaccord entre les cordes. Cependant, nos deux séries de mesures sur le même piano accordé deux fois par la même personne, ne font pas apparaître de cohérence flagrante entre les écarts à l'unisson pour chaque note, d'une fois sur l'autre ...

Références

1Martin, D.W., "Decay rates of piano tones", J.Acoust.Soc.Am. 19 (4), 1947, p. 535-541.

2Meyer, J. & Melka, A., "Messung und darstellung des ausklingverhaltens von klavieren", Das Musikinstrument 32, 1983, p. 1049-1064.

3Weinreich, G., "Coupled piano strings", J.Acoust.Soc.Am. 62 (6), 1977, p. 1474-1484.

4Weinreich, G., Comment vibrent les cordes d'un piano, Pour la science  , Belin, Paris, 1979.

5Kirk, R.E., "Tuning preferences for piano unison groups", J.Acoust.Soc.Am. 31 (12), 1959, p. 1644-1648.

6Riesz, R.R., "Differential intensity sensitivity of the ear for pure tones", Physical Review 31, 1928, p.867-875.

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