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InHarmoniques n° 8/9, janvier 1991: Musique recherche théorie
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La musique est-elle toujours possible aujourd'hui ? Coup d'envoi lapidaire à une réflexion que François Nicolas conduit rigoureusement et systématiquement. Penser la création musicale revient à statuer sur son identité, comme si, fondamentalement, elle était désormais menacée ou fragilisée. La théorie viendrait-elle à son secours ?
O mot, mot qui me manque.
Moïse et Aaron.
La musique est-elle toujours possible aujourd'hui ? Je n'ignore pas ce que cette question peut suggérer de pathos, le pathos d'une fin possible de la musique, le tremblement de la voix pour instruire ces temps qui seraient ceux de la mort de l'art plus encore que de la mort de Dieu. Je sais ce que cette interrogation doit au romantisme et c'est sans doute Schumann qui, le premier, l'a fait entendre avec autant d'insistance, et d'angoisse, si bien que cette question est devenue le fond subjectif sur lequel, depuis deux siècles, chaque musicien continue d'oeuvrer. On ne saurait lui échapper, malgré le ridicule qui rôde, malgré cette peur d'avoir à se défendre de n'être pas contemporain, de n'être pas d'un temps qui ignore ces questions et s'assure lui-même de l'existence de la musique en la comptant comme on le fait maintenant pour un marché : tant d'oeuvres sont produites, tant d'argent circule, tant de publications, tant d'heures de radio et tant de spectateurs. Mais, comme le disait Vitez1, laissons au petit-bourgeois la peur du ridicule, ce pendule qui lui prescrit ses choix et ses pensées, et endurons, quelque temps, cette question.
Adorno écrivait : « Si la question de l'avenir de l'art n'était pas stérile et suspecte de technocratie, elle se réduirait sans doute à la question de savoir si l'art peut survivre à l'apparence2. » La question est bien là : la musique contemporaine semble parfois devenue une simple apparence. Sans doute peut-on y relever une activité raisonnablement déployée : les saisons musicales s'enchaînent, les partitions se renouvellent, et chaque année voit surgir son cortège obligé de jeunes-compositeurs. Mais on discerne en cette activité réglée une absence manifeste de conviction, tant de la part des compositeurs (qui présentent leur nouvelle pièce avec le désabusement qui convient selon eux aux temps présents) que des auditeurs qui ont pris cette détestable habitude d'applaudir avec indifférence à toute oeuvre présentée, dépouillant ainsi de toute détermination subjective cette saine activité qui consiste à frapper dans ses mains lorsqu'on est enthousiaste.
Je sais bien cependant ce que comporterait d'injuste un tableau se limitant à ces quelques traits : il y a des compositeurs qui s'attellent au courage, aujourd'hui, d'écrire de la musique ; il y a des auditeurs qui viennent chercher dans les salles de concert ce moment d'intense attention à ce qui se présente aux oreilles pour la première fois et qui, restant vierge de tout jugement préalable, n'appelle que davantage le leur ; il y a des interprètes qui ont l'extrême qualité de se partager sur cette musique : pas de juste milieu dans leur disposition, soit l'indifférence du fonctionnaire qui joue sans penser à musique, soit au contraire une forme tonifiante de militantisme concevant le concert comme temps d'intervention musicale, comme moment pour convaincre.
Je ne voudrais pas poursuivre selon une voie qui m'installerait dans une sociologie de la musique contemporaine ; mon propos n'est pas là. Le point où je voudrais me situer est en effet celui-ci : quel geste faut-il produire aujourd'hui pour être à hauteur des questions posées à la musique contemporaine ? Ma question liminaire serait alors reformulable ainsi : A quelles conditions la musique est-elle toujours possible aujourd'hui ?
Il a souvent été remarqué que la musique est celui des grands arts qui, historiquement, est venu le plus tard. Comme l'on sait, ceci tient à l'émergence tardive (à partir du XIe siècle) d'une écriture musicale que ne connaissaient ni les Phéniciens, ni les Egyptiens, ni surtout les Grecs, en sorte qu'on puisse dire, comme Ernst Bloch, que pour nous ces civilisations sont restées musicalement muettes. Quand on connaît l'importance de ce qu'ont dit ces civilisations dans des domaines aussi divers que la philosophie, la tragédie, les mathématiques, la sculpture, la politique.... on prend conscience du déficit que supporte la musique et on mesure mieux, dans le même temps, l'ampleur du geste, sans égal dans l'histoire, qui a vu Guy d'Arezzo inaugurer l'écriture musicale. Ceci rappelle qu'une condition capitale de la possibilité pour la musique d'être une pensée fut son écriture, condition, comme on le verra, qui ne va plus sans dire.
La musique est un art tardif et, somme toute, rien ne la prescrit. Il y eut, il y a et il y aura encore des civilisations sans art musical écrit (ce sont même l'immense majorité) ; il y a, comme le tenait Pierre-Jean Jouve, que la musique est rare, « plus encore que l'amour » ajoutait-il. Il y a donc que rien ne garantit la pérennité de la musique.
A quelles conditions la musique est-elle toujours possible aujourd'hui ? Conditions peut ici s'entendre en un double sens. Il y a d'un côté les conditions immanentes à la musique, les conditions que la musique se donnent à elle-même, et d'un autre côté, il y a les conditions que met la société à l'exercice de la musique. Je m'intéresserai avant tout aux premières, à ce que la musique est aujourd'hui en état de conditionner quant à sa propre existence ; la musique en effet, comme toute activité de pensée, existe au régime de ses décisions, des décisions passées et de ce qu'elles ont inauguré, des décisions à prendre, des pas qu'un musicien et un autre encore choisissent d'ajouter à cette longue histoire. Précisant ma question liminaire, je demanderai alors : « Qu'est-ce que le musicien, aujourd'hui, peut conditionner quant à la musique ? »
Qu'en est-il alors du propre de ce temps pour la musique, de cet aujourd'hui qu'il convient d'interroger ? Je tenterai de le cerner en allant du plus vaste au plus serré, du bord extérieur à ce qui m'en apparaît le foyer, et je commencerai donc par ces caractéristiques de l'époque actuelle qui concernent ce qu'on pourrait nommer -- d'une métaphore topologique -- la frontière de la musique puisqu'elles délimitent les bords où celle-ci jouxte une situation plus vaste.
Il est vrai que les musiciens et, plus que tout autre, les compositeurs sont en partie responsables de cet état de fait puisqu'ils ont dilapidé, avec une certaine légèreté, l'intérêt qu'on portait dans les années 50 et 60 à leur activité. La musique contemporaine ne fut pas à la hauteur de ce qu'elle annonçait ; on invoquera à sa décharge qu'il y a peut-être, comme le dit Adorno, un penchant inévitable de tout art à « promettre ce qu'il n'est pas3 » ; et, s'il était vrai, comme le disait Lacan, que l'amour soit une promesse faite par quelqu'un de donner ce qu'il n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas, on dirait alors des compositeurs qu'ils ont bien trop aimé leur temps, et que celui-ci le leur a bien rendu ! C'est donc qu'il ne faut sans doute pas trop l'aimer, qu'il convient de savoir aussi « se désolidariser du vouloir de son époque » (comme l'ont fait Beethoven et Wagner selon Ernst Bloch) 4, qu'il ne convient pas d'éliminer cet écart intérieur à l'époque qui fait le prix de la pensée, principe que les compositeurs devraient reprendre des poètes, de Mandelstam (« Non, je ne fus jamais le contemporain de personne »)5 ou de Mallarmé (« Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur ou que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l'écart »)6. Là où les Allemands parlent de « musique nouvelle » les Français préfèrent parler de « musique contemporaine ». Cette dénomination a me semble-t-il pesé son poids dans le tournant intervenu à la fin des années 60 lorsque la musique, qui se voulait contemporaine, s'est lancée à corps perdu dans l'improvisation, le happening et l'art conceptuel.
Musique contemporaine ? Cette formulation ne laisse pas en effet de poser problème car le temps qu'il s'agirait ici de partager n'est nulle part immédiatement donné comme tel. On pouvait croire qu'il l'était lorsqu'une certaine vision de l'histoire tenait lieu d'une pensée du temps. Ce n'est plus notre aujourd'hui, et cela de nombreuses disciplines de la pensée nous l'apprennent, en premier lieu la politique et la philosophie. Le temps n'est donc plus une donnée immédiate de la conscience et les musiciens ont, eux aussi, à refonder leur propre vision de l'époque ce qui, comme on s'en doute, n'est pas une mince affaire.
Philippe Lacoue-Labarthe fait un constat sévère lorsqu'il énonce qu' « entre philosophie et musique il ne se sera pas passé grand-chose en plus de 2 000 ans7 ». S'il tient que « l'histoire de leurs rapports est en définitive assez terne », il est à remarquer que cette appréciation est celle d'un philosophe. Vu du côté des musiciens, le diagnostic serait moins sévère et le simple fait qu'en chacun des trois derniers siècles il y ait eu un grand philosophe pour pratiquer la composition avec conviction (Rousseau, Nietzsche, Adorno) suffirait déjà à indiquer au musicien que son art était compté en ce lieu même qu'il considérait volontiers comme le lieu d'une pensée de la pensée. Ainsi les musiciens étaient, plus ou moins consciemment, adossés à cette conviction qu'il existait dans la pensée un miroir de leur activité, je dis miroir car ce regard de la philosophie était, pour les musiciens du moins, conçu comme une réflexion, et le nom de ce faisceau lumineux, renvoyant à la musique sa propre image via la philosophie, s'appelait l'esthétique.
Le musicien doit aujourd'hui prendre mesure de ce que cette disposition philosophique n'a plus lieu. Adorno en fut peut-être le dernier grand acteur -- je ne trancherai pas ce point : je souhaite m'en tenir ici à un propos musical et je traite donc de ces questions en les examinant de l'intérieur de la musique --. Toujours est-il, et ceci relève d'un constat que chacun, philosophe ou non, peut établir (il suffit de s'intéresser aux choses de la pensée pour en attester), que le discours philosophique ne propose plus d'esthétique de la musique contemporaine.
Il y a bien le discours universitaire qui continue, à l'occasion, d'alimenter le chapitre musique contemporaine des manuels mais cela n'a plus, à l'évidence, de dynamique réelle de pensée ; c'est devenu le lieu par excellence de l'académisme. Le dernier discours philosophique constitué sur la musique contemporaine fut celui du post-modernisme mais il était lui-même pris dans une problématique de la fin nécessaire de la philosophie si bien qu'il exhaussait la musique contemporaine comme emblème de l'impossibilité à continuer, non point comme nouveau pas constitué. Il y a aussi des philosophes -- je songe en particulier au travail d'Alain Badiou -- qui prononcent directement la péremption de l'esthétique et répondent à Heidegger en « désuturant la philosophie de sa condition artistique » ; la philosophie, dépassant son ancienne régionalisation en savoirs (où esthétique se conjoignait à épistémologie, pensée du politique et théorie des passions), se reconstitue ainsi comme pensée du temps, comme compossibilisation de ces conditions pour la philosophie que sont l'art, la science, la politique et l'amour.
Ainsi, qu'elle se tourne vers l'une ou l'autre de ces positions d'origine philosophique, la pensée musicale doit-elle prendre acte d'une forme de silence sur la musique contemporaine. La pensée musicale se retrouve seule, à l'heure pourtant où Gilles Deleuze écrit sur le baroque8, où Catherine Kinstler se penche sur l'Opéra français de l'époque classique9, où Philippe Lacoue-Labarthe médite sur les opéras de Wagner et de Schönberg 10... Mais -- faut-il le souligner -- ces travaux philosophiques ne portent guère sur la musique contemporaine -- quand Deleuze mentionne Boulez, c'est pour l'inscrire dans l'esthétique baroque -- en sorte qu'ils apparaissent moins comme le développement d'une esthétique contemporaine que comme des réflexions sur les temps qui ont précédé le nôtre. Assez brutalement dit, pour la philosophie, notre temps paraît singulièrement dépourvu de musique.
Il semble que ce poids technique du matériau -- en ce qu'il implique de déterminations inconscientes, de parti pris profondément enfouis -- n'ait jamais été aussi fort. Le fait que le matériau se présente à la musique comme déterminations purement techniques -- ce qui suggère alors qu'il n'y aurait pas là de choix en pensée, qu'il s'agirait uniquement du déploiement sans faille de la réalité -- est somme toute l'enjeu d'un vieux débat interne au champ musical, par exemple entre compositeurs et instrumentistes, les premiers renvoyant dédaigneusement les seconds quand ces derniers se plaignent de l'impossibilité instrumentale de jouer telle ou telle partition. il y a ainsi une longue tradition du combat des musiciens contre les impératifs techniques qui indique le conflit entre les déterminations qui relèvent de la pensée musicale et celles qui proviennent d'une autre pensée et oublient leur origine en sorte qu'elles s'affichent comme pur et simple réalisme. Le matériau que le musicien doit traiter -- matériau qu'il serait proprement névrotique de vouloir épurer de toute détermination extrinsèque -- est ainsi un matériau rempli de bruit, au sens où l'on prononce qu'il y a du bruit dans une transmission brouillée par quelques parasites ; il est bruissant de mille déterminations à peine énoncées, de mille influences lointaines, et déformées en sorte qu'on les saisit à peine mais qu'elles pénètrent malgré cela au plus intime de qui s'y tient.
Le musicien n'a, je crois, jamais eu à faire face à une telle pression technique, à un tel bruit qui l'entoure et au sein duquel il doit oeuvrer.
Mais cette technique n'a pour la musique rien de neutre, ni d'impératif ; son usage est d'ailleurs soumis à de strictes conditions mathématiques qui, examinées en détail12, indiquent ce qui, derrière les équations et leurs limitations, est pensé là des phénomènes sonores. En bref, ceci concerne deux points essentiels de la pensée musicale moderne ; d'abord la question du timbre, question ouverte par Schönberg dès le début de ce siècle, qui représente la principale modalité musicale de la question de l'infini : le timbre, qui est somme toute le nom moderne pour le son, peut en effet être pensé comme objet disposant d'une infinité de dimensions (infinies), ce qui constitue de soi-même un défi pour la pensée musicale post-romantique. Ensuite la question de l'atome sonore qui est, en musique, une modalité de la question de l'Un : question soulevée par l'éventrement de la catégorie de note de musique -- vieille figure quasi-millénaire de l'un du son -- qui rappelle que cet un n'est jamais donné (« Le son n'est pas un -- étant en quelque sorte trop dévergondé pour cela. »)13 mais toujours à produire, à découper.
Ces deux questions se rejoignent en ce que les techniques de synthèse additive dérivées de l'analyse de Fourier opèrent par sommation finie d'atomes sinusoïdaux, ce qui a pour conséquence d'engendrer un matériau sonore qui tend à être indéfiniment prolongeable ; a contrario, la réalisation par ce moyen d'un son qui serait doté de transitoires d'attaque et d'extinction -- et par là doté de ces limites qui font la richesse et la personnalité des sons instrumentaux -- impliquerait l'addition d'une infinité de sinus, opération qui est évidemment hors de portée du calcul informatique.
La synthèse musicale ne se limite pas bien sûr à ce type d'opération ; elle procède désormais à d'autres types de décomposition-recomposition, opérations fondées sur de tout autre figures de l'un, que ce soit par exemple l'un du mode (dans la synthèse modale par modèles physiques)14, l'un du grain (dans les techniques dérivées du travail du physicien Gabor) ou plus récemment l'un de l'ondelette (travaux de Morlet)15. Ces différences ne concernent pas seulement les catégories musicales dans leur abstraction mais ont des conséquences directes, fort perceptibles, sur la matière sonore travaillée. Comme je l'ai déjà suggéré, l'analyse-synthèse de Fourier tend à une hypertrophie du moment résonnant du son et corrélativement à une perte de ses qualités transitoires que restituent beaucoup mieux les synthèses par modèles physiques ou par ondelettes. Tout ceci a donc des effets sensibles sur la temporalité musicale engendrée.
Mon hypothèse est que les compositeurs qui ont massivement recours à ces différentes formes de synthèse ne sont nullement trompés par les techniques utilisées ; ils choisissent simplement tel ou tel matériau selon qu'il leur convient ou non. Je tiens cependant que la pensée musicale se trouve gravement affaiblie de ne pas travailler et transformer ce que la technique lui offre ; je tiens que ceci, au bout du compte, s'entend et que cette défaillance de la pensée musicale ne relève pas seulement du discours dans l'après-coup de l'oeuvre. Mon propos s'énoncera simplement : on ne fait pas d'une pensée faible une pensée forte du simple chef qu'on la déplace en la projetant dans un espace sensible. Ou encore : la pensée musicale ne saurait naître du simple déplacement d'une technique, de son immersion dans un autre espace, fût-ce un espace sensible.
On compare parfois chacune des techniques de synthèse aujourd'hui disponibles à la variété instrumentale dont disposait le compositeur du XIXe siècle. L'image est séduisante : le compositeur contemporain pourrait user simultanément de différentes techniques sans avoir à trancher de l'une contre l'autre. L'idée me paraît pertinente mais cette comparaison laisse de côté ce point capital : l'instrument de musique du XIXe siècle était un produit éminent de la pensée musicale de son temps beaucoup plus que de la technique des matériaux ou de la physique des solides. L'instrument de musique était tout entier structuré par les catégories musicales alors disponibles (harmonie, échelle...) et l'on sait combien ces déterminations intrinsèques peuvent aujourd'hui constituer un obstacle à son usage contemporain. Les techniques actuelles de synthèse n'ont pas ces déterminations musicales, à la mesure du fait que la pensée musicale n'a pas été jusqu'à présent en état de les informer en profondeur par l'effet de ses propres catégories. Il faut donc bien constater que ces techniques de synthèse musicale sont pour le moment d'assez sophistiqués transferts de techniques provenant directement de l'industrie, qu'elles relèvent de l'aéronautique, de la robotique ou de l'acoustique sous-marine... C'est dire que le travail musical reste à peu près entièrement à faire, au point même où les ingénieurs achèvent le leur.
L'origine mathématique du lambda-calcul se trouve dans d'importantes recherches logiques menées depuis 1930 et s'avère communiquer de manière assez complexe avec la théorie des catégories, cette tentative récente de repenser les mathématiques à partir d'un tout autre point que celui de la théorie des ensembles16. En simplifiant -- à l'excès --, le lambda-calcul s'adosse au calcul fonctionnel, à l'idée de calculer sur les fonctions comme une fonction calcule elle-même, sur des nombres par exemple. Il s'agit, en opérant sur des fonctions de fonctions, de faire de la fonction l'atome par excellence du calcul à partir duquel tout devrait se constituer et s'emboîter. La vision fonctionnalisante du calcul tend ainsi à concevoir le calcul comme une manière de rendre opératoire des flèches assignant un point d'arrivée et un seul aux points de départ qu'elles traitent.
Traiter ainsi la fonction comme paradigme de l'action, en particulier de l'acte compositionnel, est une opération tout à fait singulière dont l'évidence apparente est trompeuse : je soutiendrais a contrario que la composition opère beaucoup plus dans des champs de relations que dans des espaces de fonctions. Ceci conduirait à un débat d'une grande importance sur le temps musical et sur sa différence d'avec la temporalité : le temps musical est-il une pure et simple temporalité (investissement d'un temps déjà donné par une conscience singulière qui l'investit et le fait fonctionner subjectivement) ou plutôt une création ex nihilo, sans référence à quelque temporalité préexistante ?
Au total, la musique se trouve ainsi prise dans un impératif fonctionnel, non point qu'on le lui impose de l'extérieur mais plutôt qu'une tendance de la pensée musicale trouve ici l'occasion de s'imposer à bon compte. Je dis à bon compte car je tiens que cette prééminence donnée à la fonction -- qui est aussi en musique une nouvelle version de ce vieil impératif académico-réaliste de ne tenir pour acceptable que le ce-qui-fonctionne, le ce-qui-marche -- est grosse de choix esthétiques : pour faire bref, elle est porteuse d'une vision édulcorée du développement musical conçu comme simple déploiement dans le temps, comme manière de circuler d'un point de départ à un point d'arrivée, d'un pas assuré et univoquement présenté à l'oreille. Là encore les conséquences en matière de temps musical sont capitales et ont des répercussions sensibles immédiates.
A cette conception on pourrait alors légitimement objecter ceci : « Quel mal y aurait-il à ne pas formuler ses choix esthétiques ? Pourquoi de tels choix devraient-ils être exposés autrement que dans l'oeuvre ? Et si vous dites que ceux qui recourent à ces techniques le font en définitive en connaissance de cause, pourquoi leur reprocher de ne pas formuler leur esthétique autrement que dans une oeuvre ? Un compositeur n'aurait-il plus le droit de prendre, où il veut et comme il veut, son matériau pourvu qu'il l'incorpore à une oeuvre qui vaille ? On ne saurait le juger que du point de l'oeuvre, non du point du discours qu'il tient à son propos. » Vieilles objections, faut-il le rappeler, mais qui trouvent dans les temps actuels l'occasion de se renouveler.
A cela je répondrai ceci : j'accorde qu'il faut partir des oeuvres mais le point est justement qu'à apprécier les oeuvres ainsi produites, elles apparaissent essentiellement non satisfaisantes car les propositions musicales qu'on y entend semblent entièrement données dans l'immédiat de la présentation sonore. Ce qui est là, présent dans la sensation, et qui saute aux oreilles les moins averties, est le tout de l'oeuvre. D'où que différentes écoutes d'ailleurs n'y rajoutent rien et enlèvent au contraire le charme de la nouveauté. Et si tout est là, intégralement livré à la première oreille, c'est parce que le travail de la pensée musicale n'a pas profondément oeuvré, transformé le matériau selon une logique qui lui soit suffisamment personnelle. Si la pensée musicale y apparaît faible, c'est parce qu'elle se laisse conduire par le matériau en toutes ses connotations historiques, non point que le travail soit nécessairement bâclé ou sans subtilité sonore mais plutôt qu'il n'y ait pas cette profondeur -- pas forcément gracieuse et élégante -- que donne seule l'information du matériau, jusqu'en son coeur, par une pensée compositionnelle.
De ce point de vue la dualité technique-esthétique n'est pas opérante, et c'est là un point qui fut longtemps défendu par Adorno avec le talent et la vigueur qu'on lui connaît. Ceci revient à dire que la technique du compositeur n'est pas innocente, qu'il est légitime de l'interroger du point de la pensée et qu'on n'en sortira pas en y superposant, vaille que vaille, à quelques encablures, tel ou tel discours esthétique. La pensée musicale ne saurait être la juxtaposition de techniques et d'une poétique, comme on croyait jadis qu'un être humain se composait d'un corps doublé d'une âme. La pensée musicale s'est toujours constituée d'établir un face à face tendu et violent d'avec le matériau -- on développera le rôle cardinal joué en ce point par l'écriture -- et c'est en ce sens qu'elle ne saurait accepter telles quelles les techniques que lui offre l'époque.
Ma thèse sera donc qu'il est devenu impératif d'outrepasser -- du point de vue des musiciens -- la vision qui prétend dialectiser technique et esthétique, qui traite l'une comme l'autre de l'autre et tente d'exhausser l'oeuvre comme temps synthétique manifestant leur unité des contraires. Une certaine fin de l'esthétique -- conçue comme discipline philosophique -- et l'importance du conditionnement technique pesant sur la musique l'imposent plus que jamais. On fera même l'hypothèse, somme toute raisonnable, que le conditionnement technique de la musique s'alourdit d'autant plus que son conditionnement esthétique s'allège à la mesure de ce que la philosophie, loin de finir, se réapproprie son propre espace de pensée.
Du point de son bord extérieur (qui est frontière plutôt que lointains), l'aujourd'hui de la musique se caractérise donc par la conjonction d'une forme d'indifférence collective, d'un silence philosophique et d'un bruit technique de plus en plus assourdissant.
Qu'en est-il alors de cet aujourd'hui, saisi cette fois en son bord intérieur ?
Ces difficultés me paraissent toutes tenir à ce que j'appellerai un défaut de catégories musicales. Il faut bien voir que le travail de composition a toujours eu grand besoin de catégories de pensée pour arriver à transformer le matériau sonore que lui dispose l'époque. Ce point est rarement souligné ; on croit parfois -- vieil avatar d'une représentation romantique -- que la composition opère par transcription sur le papier d'une musique dictée par l'inspiration. Mais ce simple schéma présuppose déjà l'existence implicite de catégories, ne serait-ce que celles qui établissent une écriture et autorisent notre compositeur inspiré des dieux à prendre note de la musique que lui dicte les cieux. La simple note de musique est en effet une catégorie qui n'a rien d'évident ; catégorie forgée par plusieurs siècles de travail, elle est devenue aujourd'hui problématique. Plus généralement, le travail du compositeur consiste à élaborer quelque forme musicale dans l'océan des sons ; il hérite d'un matériau et son propos est de le travailler, de le former, de l'agencer en sorte de composer un temps musical. Notons bien : il n'agit pas directement sur le son ; il opère dans la distance la plus radicale qui soit à son matériau puisqu'il travaille dans le silence et qu'il se contente, au bout du compte, de réaliser une partition qui devra ensuite être exécutée.
Ces points rappellent combien le travail du compositeur est à distance de la dimension sonore immédiate. Cette distance est capitale : c'est là que s'origine la possibilité même d'une pensée musicale, la possibilité que la musique soit une pensée et pas simplement un divertissement. Que la musique puisse être une pensée ne va aucunement de soi. Cela n'a jamais été de soi ; rappelons-nous Kant pour qui : « La musique et la plaisanterie sont deux espèces de jeu avec des Idées esthétiques ou des représentations de l'entendement en lesquelles on ne pense finalement rien18. » -- il est vrai que sa principale référence semblait l'improvisation musicale ce qui suffirait alors à valider son jugement --. Ce qui n'allait pas de soi à l'époque classique ne le va encore moins à l'époque moderne, à cette époque où toute activité de pensée tend à être prise comme simple jeu, jeux de langages, jeux ordonnés à quelques règles arbitraires, jeux de lettres, et, dans le cas de la musique, « rébus techniques19 » dont les compositions seraient alors les solutions, que seul le compositeur pourrait déchiffrer. Si la musique n'est pas condamnée à ce solipsisme compositionnel, si la musique est une pensée qui s'ordonne comme le dit Adorno à un « contenu de vérité », il lui faut alors travailler son matériau en le modelant selon des principes qui ne découlent pas strictement de lui. Pour ainsi tenir le matériau à distance -- à distance de pensée -- le compositeur a impérativement besoin de catégories.
Traditionnellement il héritait de la plupart des catégories qui lui étaient nécessaires et ses études étaient ce moment de transmission de l'héritage où quelque maître vénérable instruisait son élève de l'état des choses. Ce régime de transmission s'est interrompu. On peut à mon sens très précisément en dater le moment autour de la seconde moitié des années 60 : c'est le moment où Boulez interrompt les cours de composition qu'il donnait à Bâle et celui où Stockhausen fait de même à la suite d'une réforme de l'université en R.F.A. Peu importe ici les raisons circonstancielles qui ont conduit ces deux chefs de file du sérialisme à interrompre leur enseignement : je prends cette rupture comme le symptôme d'une impossibilité à transmettre désormais un savoir et les catégories qui le structurent.
On pourrait m'objecter que Messiaen continue d'enseigner au cours de ces années sans sembler être soumis à ces difficultés. Mon hypothèse -- je dis hypothèse car une grande part de cette histoire apparaît obscure pour qui ne l'a pas directement connue : il s'est constitué autour de cette époque des années 50-60 toute une mythologie qui ne fait que traduire l'existence d'un fossé intraité entre notre aujourd'hui et ce qui l'a précédé, si bien que tout compositeur venant après cette césure doit tenter d'en produire par lui-même l'intelligence ; je ne peux que déplorer le fait que cette histoire soit le plus souvent traitée avec dédain ; on congédie le sérialisme aux poubelles de la mode sans faire bilan de ce qui y fut pensé, s'interdisant de ce fait de pouvoir un jour vraiment le dépasser -- mon hypothèse donc, à l'égard de l'enseignement de Messiaen, est qu'il ne s'agissait pas de la transmission d'un savoir. Je ne crois nullement que les analyses de Messiaen (de Pelléas en particulier) soient restées fameuses en raison de leur pertinence en matière de catégories musicales, je pense qu'elles ont marqué tous ceux qui y ont assisté pour une autre raison : ils expérimentaient en direct le travail d'un compositeur ; ils entendaient un musicien parler la musique avec des images qui n'appartenaient qu'à lui et ceci ne pouvait être qu'un profond stimulant pour l'élève cherchant lui-même sa voie dans la composition, je ne crois donc pas qu'il y avait là véritable enseignement d'un savoir, fût-ce ce savoir non intégralement transmissible qu'est tout savoir musical. La classe de composition de Messiaen était un lieu privilégié, aux dires de tout ceux qui l'ont fréquenté, car il s'y exposait une vision de la musique en subjectivité ; et il est aujourd'hui facile d'imaginer que cette expérience du désir de composer ait put être alors infiniment précieuse.
Je ne crois pas pour autant que s'y dessinait une figure de maîtrise équivalente à celle qui a prévalu en composition depuis des siècles. La crise de la figure quasi-millénaire du maître de composition qui s'aggrave ainsi au seuil des années 70 tient, je crois, à une forme d'implosion du savoir compositionnel, à l'ébranlement des catégories musicales les plus pérennes, en particulier à deux catégories qui étaient léguées par cinq à dix siècles de pensée musicale : celle de note qui est au coeur de l'écriture et celle de voix qui est au fondement de la polyphonie. Je tiens que ces deux catégories fondatrices de la musique occidentale se trouvent aujourd'hui profondément ébranlées.
1. L'invention de l'écriture musicale et la production de la catégorie de
note. Ce processus a débuté vers le XIe siècle pour commencer de se
stabiliser à partir du XVe siècle.
2. L'invention de la polyphonie conçue comme pluralisation de cette
forme éminente de l'Un musical qu'est la voix. Son histoire est en
première approximation parallèle à celle de l'écriture musicale.
3. L'invention des techniques d'enregistrement (à partir du début du
XXe siècle) qui vont changer profondément le rapport de la musique
au matériau sonore et accompagner une transformation de
l'interprétation et de l'audition musicales.
4. L'invention des techniques de synthèse autorisant une construction
du son là où l'on ne savait jusqu'à présent que le modeler. Cette
invention agit musicalement à partir de l'après-guerre et l'on n'en
connaît guère, jusqu'à présent, que les préliminaires.
J'entends bien que cette liste puisse paraître hétéroclite. Elle l'est en effet : nulle nécessité suprême ne viendrait unifier et ordonner ce parcours historique pour le mener vers quelque terre promise. Il semblerait cependant que ma liste soit trop disparate pour une raison essentielle : les inventions de l'écriture et de la polyphonie relèveraient d'une mutation interne à la pensée musicale quand celles de l'enregistrement et de la synthèse relèveraient de mutations exogènes. Ceci n'est qu'en partie vrai, pour deux raisons. D'abord les inventions de l'écriture et de la polyphonie, à bien y regarder, furent tout autant stimulées par des spéculations extra-musicales que par des nécessités musicales immanentes ; on peut ainsi y déceler des préoccupations d'ordre théologique en matière de vérité (le rapport de La Vérité à l'Ecriture) et des spéculations scolastiques sur la Sainte Trinité (plusieurs Personnes en un seul Etre), en sorte que le travail musical se voyait ainsi référé à sa capacité de mettre en oeuvre des catégories extérieures, à sa capacité d'exprimer un cadre de pensée théologique -- c'est-à-dire philosophique si l'on veut bien se mettre dans les conditions de l'époque.
Ensuite on aurait tort de croire que les inventions de l'enregistrement et de la synthèse sonore procèdent de pures contraintes extérieures sans prise sur des préoccupations musicales. Je tiendrai au contraire que ce qui rendit possible non pas les techniques de synthèse proprement dites mais leur impact sur la pensée musicale est bien immanent et touche fondamentalement au double mouvement de dissolution et d'éventration de la note de musique, mouvement initié -- pour faire bref -- par Wagner d'un côté et Debussy de l'autre. En ce qui concerne l'enregistrement, on ne saurait négliger le fait que, pour la musique classique puis contemporaine, la prolifération des enregistrements a accompagne la crise de la pratique amateur. On sait que cette difficulté n'a fait que s'accuser depuis le début du XIXe siècle -- depuis très précisément les dernières oeuvres de Beethoven -- et qu'elle se donne presque désormais comme un non-rapport. Si l'enregistrement n'a donc pas été initié par un souci musical, son impact dans la musique reste bien subordonné à l'effet des causes internes. Et il n'est que de prendre au sérieux les thèses d'un Michel Chion qui, courageusement, pose qu'avec l'enregistrement il faut assumer désormais qu'il s'agit là d'un nouvel art, non plus considéré comme le faisait Pierre Schaeffer en tant que région particulière de la musique, comme musique concrète par exemple (avec tout ce que cela entraînait comme impasses pour la pensée), mais tenu pour un art supplémentaire, un art à part entière quoique encore adolescent, « l'art des sons fixés20 », il n'est donc qu'à prendre au sérieux cette vision radicale de l'enregistrement pour comprendre combien cette invention opère à l'intérieur même de la pensée musicale contemporaine.
L'écriture a toujours été le vecteur fondamental de la pensée musicale. Je tiendrai même qu'en musique hors de l'écriture, point de pensée. Je n'entends pas que l'écriture soit le tout de la pensée musicale -- ceci n'aurait rigoureusement aucun sens car l'écriture, sans rapport au sensible, serait un pur et simple délire -- mais que l'opération de l'écriture en ce qu'elle suppose d'écart creusé par rapport à l'immédiat de la sensation -- l'écart du papier à musique et du son, l'écart de l'oeil et de l'oreille -- est le point de départ de la pensée musicale, ce qui ouvre un espace vide par rapport auquel puisse opérer la pensée. S'il est vrai, comme toute une tradition philosophique je crois le pose, que l'art n'existe que d'un rapport créé entre sensible et intelligible, l'écriture en musique est le vecteur de cette opération en ce qu'elle suppose a minima la disposition réglée d'un deux, le deux du son et de la note, le deux du matériau sonore et de la matière littérale.
J'en tiens pour une vision matérialiste de la musique ; je tiens qu'établir une vision matérialiste de la musique est une tâche actuelle et urgente ; les temps imposent au musicien, et plus encore au compositeur, de ne pas retourner aux anciennes figures idéalistes et en particulier religieuses qui, faut-il le rappeler, ont été si productrices de chefs-d'oeuvre que certains n'imaginent pas qu'on puisse aujourd'hui faire oeuvre musicale qui vaille en se passant des ressources du sacré et de la transcendance. Il n'est pour cela que de lire le dernier livre de George Steiner21 qui argumente en faveur d'un retour au religieux comme rétablissement de la circulation du sens, circulation interrompue dit-il depuis un siècle par Rimbaud et Mallarmé, il n'est alors que de voir la place cardinale qu'occupe la musique dans son propos pour saisir l'acuité du débat sur la possibilité même d'une vision matérialiste de la musique.
Une vision matérialiste de la musique implique la prise en compte de l'écriture, et par là l'existence de cette chose à bien y regarder si singulière qu'est une lettre musicale ; c'est en écho aux propos de Jean-Claude Milner posant que « la matière moderne a la structure de la lettre22 » que j'opposerai la matière musicale de l'écriture au matériau sonore. La pensée musicale se soutient nécessairement de ce rapport qu'elle soit pratiquée par le compositeur qui écrit, par l'interprête qui joue en lisant, ou par l'auditeur dont il est je crois requis qu'il puisse aussi interpréter l'interprétation qu'il entend, ce qui implique en fait qu'il ait aussi son propre rapport à la partition (même si ce n'est pas là le même rapport que celui de l'interprète).
La lettre musicale, c'est classiquement une indication de durée (une noire, une blanche...) ou de hauteur (un do de tel octave...). C'est un chiffre, non pas un nombre. Plusieurs lettres peuvent former une note : ce sera par exemple le la de la clé de Sol ayant la valeur d'une croche dans le tempo blanche=40, joué par une flûte en do à une intensité piano. J'indique par là la construction minimale de lettres requise pour former un mot et par là noter un son. Il se trouve que cette complexité est allée croissante au fur et à mesure qu'on a voulu noter plus précisément le son souhaité. En sus des indications déjà proposées de hauteur, de durée, d'intensité et d'instrument, il faudrait préciser le type d'attaque, un profil dynamique et non plus seulement une intensité moyenne, un type d'articulation qui relie ce son au suivant et au précédent, une modalité expressive... Bref, il s'est produit ce que j'ai nommé l'explosion de la note : l'adéquation qu'on a pu croire un temps solide entre la note et le son s'est avérée problématique. Là où l'on croyait avoir défini un atome solide, on s'est aperçu qu'il s'agissait d'un ensemble instable et composé de mille nuances. Le point fut que cette décomposition de la note n'a pu se faire algébriquement comme on a pu le faire de l'atome physique en le décomposant en neutrons et électrons ; le dépliement de l'intériorité de la note conduisait à la prolifération de notations topologiques, précisant tel contour, décrivant tel type de continuité sans pouvoir combiner des composantes comme on le fait de notes pour obtenir des accords. Tant que l'on ne disposait pas de la synthèse sonore, on ne pouvait que complexifier les notations enserrant la multiplicité de la note dans un réseau topologique toujours plus dense. Parallèlement l'individualité de la note s'est trouvée dissoute à l'intérieur de vastes ensembles sonores que le compositeur (Wagner au premier chef) s'évertuait à composer. Le but était ici de produire des situations musicales qui ne doivent plus rien aux anciennes répartitions entre pupitres, qui atteignent un degré de fluidité autorisant toutes les transitions là où l'ancienne construction conservait un ordre trop rigide.
On peut envisager que la catégorie même de pluralité soit devenue aujourd'hui une difficulté ; c'est un point qui mériterait discussion par lui-même, comme le mériteraient d'ailleurs les énoncés que j'avance quant à l'épuisement des catégories de voix et de polyphonie. Il s'agit là de thèses qui ordonnent mon travail de composition plutôt que d'impératifs unanimement partagés par l'époque. Reste, a minima, que tout compositeur serait je crois d'accord pour dire que ces catégories sont aujourd'hui en crise, qu'il s'agisse pour les uns de les recomposer, ou pour les autres de les dépasser. Par-delà ces différences, deux modalités cardinales de l'Un en musique, l'un de la note et l'un de la voix, se trouvent bien ébranlées. Et si l'on veut bien prendre en compte ce que j'ai dit de l'écriture, ceci a des conséquences d'ébranlement généralisé sur tout l'édifice de la pensée. En particulier tout le calcul musical voit vaciller ses anciens fondements.
La part du calcul dans la composition a toujours été très grande. L'opérateur nécessaire en était l'écriture puisque le calcul musical s'effectuait sur les lettres et sur les notes. Il était réparti en savoirs, disposés en régions qu'on nommait harmonie et contrepoint. Mais le calcul incluait aussi, quoique les savoirs dans ces domaines aient été moins immédiatement transmissibles et moins constitués en disciplines séparées, le calcul thématique, le calcul engageant la forme et le développement23, le calcul instrumental et orchestral. Sans calculs, pas de pensée musicale ; ce point, je crois, ne souffre pas d'exception même si la modalité de ces calculs peut varier.
L'ébranlement des anciens dispositifs de calculs musicaux est devenu général. Ce n'est plus seulement, comme on le disait au temps du sérialisme, qu'il n'y ait plus sens à distinguer verticalité harmonique et horizontalité contrapunctique ; c'est la possibilité même qu'il y ait une algèbre musicale opérant sur des notes et sur les anciennes lettres qui se trouve ainsi mise en question. On appelle parfois cela le problème de savoir si l'on peut continuer de composer avec l'échelle tempérée de 12 sons. Et certains ont cru y répondre en démultipliant l'échelle en échelle de 1/3 ou de 1/4 et même de 1/8 de ton. Bien sûr s'il s'agissait de reproduire avec ces nouvelles échelles les combinatoires pratiquées par le sérialisme, le problème ne ferait là qu'être déplacé. Aussi la question de l'échelle apparaît-elle comme une question seconde et le problème fondamental revient, au bout du compte, aux catégories musicales elles-mêmes.
La remise en question de la lettre a pris d'autres formes, plus musicales, avec par exemple la réactivation de notations en tablature qui se caractérisent de simplement noter le geste instrumental à produire et non pas d'épeler le son engendré (comme dans le cas de ces tablatures pour guitare qui indiquent où poser les doigts pour obtenir tel ou tel accord). Dans des cas musicalement plus significatifs, c'est en fait l'idée qu'il y a somme toute plus urgent que de repenser l'écriture : c'est l'idée qu'il y a avant tout à composer ; d'où l'attitude consistant à dire : notons comme l'on peut ce qui doit l'être, l'histoire se chargera bien ensuite de faire le tri. Il y a en ce point une très grande pression exercée par l'informatique musicale puisque celle-ci se propose comme dispositif alternatif d'écriture, prêt à l'emploi. Ce prêt-à-écrire n'est pas sans conséquence : d'un côté il tend à concevoir la lettre comme un nombre -- écrire de la musique serait alors la quantifier en quantifiant les sons qu'elle manipule --, d'un autre côté il tend à subordonner la pensée musicale au traitement du son. Ce point est patent quand on écoute des oeuvres contemporaines utilisant une forme de synthèse numérique. Il est très rare qu'on échappe à l'alternative suivante : soit le compositeur a préféré catégoriser quelques opérations élémentaires qu'il manipule ensuite en une combinatoire qui excède rarement le vieux thématisme repeint au goût du jour, soit il s'est immergé dans le calcul du son et sa composition tend alors a apparaître comme simple traitement du son sans cette capacité d'articulation que donne, seule, une mise à distance du matériau. Dans les deux cas le problème d'une instruction du matériau actuel par des catégories musicales renouvelées reste ouvert.
La force singulière de l'écriture est de prendre la pensée au mot, à chacun de ces mots qui, une fois écrits, prennent une autre consistance, acquièrent un statut objectif en sorte qu'on soit contraint, après l'avoir écrit, à cette seule alternative : développer ce qu'il prescrit ou l'effacer. Il n'y a que la discussion collective -- pour peu qu'elle soit conçue comme l'espace d'un travail -- qui ait une puissance équivalente. L'écriture musicale n'échappe pas à ce pouvoir. La pensée s'y trouve prise au geste -- s'il est vrai que le geste musical, différent en ce sens du geste instrumental, soit avant tout le geste écrit -- car le groupe de lettres, de signes, de notes, une fois écrit, acquiert la consistance d'un objet et cet objet ouvre alors à conséquences qu'on n'aurait jamais pu pressentir si cela même qui lui confère contours n'avait été inscrit.
J'ai bien conscience de brosser ainsi un tableau sans doute trop noir, ou trop sévère de la situation. Je ne voudrais y mettre nulle rhétorique pathétique. La situation m'apparaît telle, non pas impropre à la création musicale mais en totale recomposition, en un moment de l'histoire de la musique qui n'autorise guère qu'on puisse trancher sur ce qu'est vraiment ce temps pour la musique : temps d'achèvement d'un art dont rien ne garantit a priori la pérennité, temps d'un nouveau commencement égal à l'Ars Nova (cela durera alors plusieurs siècles !), ou encore entre-temps dont on ne sait à quoi il ouvre. C'est Hegel je crois qui tenait qu'on ne peut connaître une époque que dans l'après coup, dans l'après coup de sa clôture. Sans attendre ce moment -- pas plus qu'aucun autre d'ailleurs -- et empruntant à la philosophie ce penchant qu'Heidegger lui reconnaissait pour aggraver les problèmes plutôt que pour les alléger, je tendrai, un peu plus encore, l'analyse de la situation.
Je tiens que ceci est consécutif d'un échec par rapport aux objectifs antérieurement avancés. Echec au regard d'un objectif fondamental qui était alors représenté comme une mise à niveau de la pensée musicale par rapport à la pensée scientifique du temps. Les déclarations de Penser la musique aujourd'hui sont sur ce point tout à fait éclairantes : « Lorsqu'on étudie, sur les nouvelles structures (de la pensée logique, des mathématiques, de la théorie physique...) la pensée des mathématiciens ou des physiciens de notre époque, on mesure assurément quel immense chemin les musiciens doivent encore parcourir avant d'arriver à la cohésion d'une synthèse générale25. » « On se doit de reprendre fortement en main son dispositif intellectuel pour le réduire à soumission et l'entraîner à créer une nouvelle logique des rapports sonores. Il faut, à un amas de spéculations, opposer la spéculation26. » Il s'agissait donc de généraliser les catégories musicales en sorte de produire un système de pensée qui ait la même qualité de cohérence que celle qui était attribuée aux sciences.
Deux points me frappent ici : le premier concerne les sciences prises pour modèle de la pensée musicale, non pas comme décalque -- aucun grand compositeur ne se laissera prendre aux pièges d'un transfert pur et simple du terrain des mathématiques vers le terrain musical -- mais comme idéal. Le second point touche à l'intellectualité que n'hésite pas à assumer explicitement Boulez dans le même ouvrage : « J'affirme que tous ces divers fétichismes proviennent d'un manque profond d'intellectualisme. Cet énoncé paraîtra étrange, alors qu'en général on juge la musique de nos jours hyper-intellectuelle ; je puis, au contraire, constater, sous de nombreux aspects, une régression mentale certaine : pour ma part, je ne suis pas près de l'admettre27. » Le projet était donc celui d'une sorte d'intellectualité positiviste, qui prenne les sciences comme modèle accompli des dispositifs de savoir et qui envisage d'édifier un système musical par construction progressive, par généralisation de catégories en sorte que tout l'espace musical se trouve ainsi couvert et ordonné.
L'échec de ce projet fut ressenti comme un triple échec ; celui du modèle scientifique, celui de l'intellectualité, celui du constructivisme.
-- L'échec afférent à l'idée d'un modèle scientifique a conduit les sériels à se détourner de ce champ de la pensée ; on constatera que Boulez entretient désormais un dialogue avec d'autres arts et en particulier la peinture plutôt qu'avec les sciences dont on trouvait auparavant mention à de nombreuses reprises -- mentions, il faut le reconnaître, au demeurant bien vagues. Notons que la distance prise par rapport à la pensée scientifique n'empêche nullement les uns et les autres de se réclamer plus que jamais des résultats de l'acoustique ou de l'informatique et que la pression technique va se faire d'autant plus pressante qu'elle est détachée de son origine en pensée dans les sciences.
-- L'échec en matière de constructivisme a conduit les sériels à considérablement assouplir les principes du sérialisme généralisé en sorte de mieux prendre en compte la réalité du processus d'écoute.
-- L'échec en matière d'intellectualité conduit aujourd'hui à se demander si quelque chose de plus profond ne cède pas à ce moment chez les compositeurs sériels et qui toucherait à l'idée même que la musique puisse être une pensée.
Si je parle d'échec, c'est avant tout pour faire ressortir la situation sous un jour subjectif. Je crois en effet que le poids subjectif de cet échec n'est toujours pas levé, à la mesure du point suivant : un pas de plus, qui soit à la mesure du pas sériel antérieur, n'a toujours pas été posé. Je ne dis pas bien sûr que rien n'ait été fait depuis, qu'il n'y ait pas eu depuis de fortes oeuvres. Mais les conditions d'un autre pas, d'un pas supplémentaire dans la pensée musicale, n'ont toujours pas, me semble-t-il, été rassemblées. Ce pas reste donc toujours à l'ordre du jour même si l'ampleur des problèmes suggère qu'il nécessitera encore quelque temps pour être entièrement clarifié.
Cette déclaration sur une décision prise dix ans plus tôt traduit assez explicitement je crois le refus de ce principe d'« action restreinte » qu'avançait Mallarmé : « Plusieurs fois vint un Camarade, le même, cet autre, me confier le besoin d'agir : que visait-il -- comme la démarche à mon endroit annonça de sa part, aussi, à lui jeune, l'occupation de créer, qui paraît suprême et réussir avec des mots ; j'insiste, qu'entendait-il expressément ? [...] Agir, sans ceci et pour qui n'en fait commencer l'exercice à fumer, signifia, visiteur, je te comprends, philosophiquement, produire sur beaucoup un mouvement qui te donne en retour l'émoi que tu en fus le principe, donc existes : dont aucun ne se croit, au préalable, sûr. Cette pratique entend deux façons ; ou, par une volonté, à l'insu, qui dure une vie, jusqu'à l'éclat multiple -- penser, cela : sinon, les déversoirs à portée maintenant dans une prévoyance, journaux et leur tourbillon, y déterminer une force en un sens, quelconque de divers contrariée, avec l'immunité du résultat nul29. » Il est plaisant que ce texte de Mallarmé comporte l'expression « éclat multiple » dont Boulez titrait dans ces mêmes années une de ses oeuvres. La triple occurrence du terme « restreint » dans le propos de Boulez (leur exhaussement est de mon fait) caractérisait je crois à ses yeux ce qui n'était plus acceptable, indiquant bien qu'il entendait prendre position contre la triple restriction des ensembles instrumentaux consacrés à la musique contemporaine, d'un public attentif mais circonscrit, et des murs de l'atelier du compositeur. Son interrogation finalement n'était-elle pas celle-ci : « Une action restreinte est-elle bien encore une action ? » Ce qui, en musique, se dit ainsi : « Une oeuvre jouée quelques fois est-elle vraiment jouée ? Une musique pratiquée par quelques interprètes est-elle bien une musique qui compte ? Une musique qui procure l'attention de quelques auditeurs est-elle pour autant véritablement entendue ? » On sent bien que rôde dans le propos de Boulez la peur de la secte -- cette image qu'on n'a pas manqué d'accrocher à la musique contemporaine depuis l'époque de Schönberg jusqu'à nos jours -- mais cette peur est-elle bonne conseillère ? Et pourquoi entériner ici la tyrannie du quantitatif ? L'argumentation selon laquelle il en irait là d'un nécessaire stimulant pour la composition a fait je crois depuis long feu, ne serait-ce qu'à examiner la quantité d'oeuvres que Boulez a composées après cette décision par comparaison avec son activité antérieure ; on voit donc bien qu'il ne s'agissait pas pour lui d'assurer simplement les conditions d'une plus grande productivité compositionnelle, et s'il s'agissait, fort légitimement pour le compositeur, de nouer un contact plus étroit avec le matériau musical, pourquoi alors le thématiser comme refus de la restriction ?
Il faut radicalement renverser la question et interroger plutôt : « Que serait en vérité une action qui ne soit pas restreinte ? Une action non restreinte serait-elle d'ailleurs bien toujours une action ? Une action non restreinte ne serait-elle pas assurée d'un résultat nul ? » De même qu'on ne saurait rencontrer le réel qu'en un point -- une approche non locale relève ici du fantasme --, de même l'action ne peut que procéder du restreint. Que ceci puisse violenter le désir d'universalité qui préside à toute entreprise artistique n'est qu'une conséquence de la vision romantique des choses où la seule figure de la radicalité se dispose comme passage à la limite, comme franchissement d'un coup de l'horizon. La modernité post-romantique est ce qui dispose une figure bien plus solide de la radicalité adossée à une conception diversifiée de l'infini : celle du simple pas de plus, incomposable à partir de ce qui l'a précédé. Ce pas de plus -- action restreinte -- est en vérité la seule figure de l'engendrement novateur là où le romantisme de l'horizon ne songe qu'à récollecter ce qui existe déjà. L'universalité moderne n'est pas une totalisation ; c'est l'effet d'ensemble en un point et c'est peut-être en ce point qu'une éthique aurait son mot à dire, petit mot simple qu'on fait circuler entre amis : Courage !
Mais la musique n'est pas une transaction, ni une affaire, encore moins un marché, du moins pour ce qui d'elle s'attache à être une pensée et non une industrie. Plus profondément la musique n'instaure nul lien ni ne fonde nulle communauté. Loin d'être cette forme suprême de lien que la religion de la musique met en avant, la musique, comme tout art, est ce qui singularise à l'extrême, convoquant le sujet au point le plus intense de l'existence et ne lui dispensant nul réconfort apte à tisser l'épaisseur substantielle d'un lien communautaire. Chacun sait bien que le « public » n'est qu'un rassemblement informe qui n'existe pas et que ce qui existe dans la salle de concert, c'est l'auditeur, comme il existe au théâtre le spectateur et comme existe, face au livre, le lecteur. Le public est le nom (romantique)31 pour l'Eglise de la musique conçue comme religion.
Je crois ainsi nécessaire de se défaire d'une problématique de la fonction sociale de la musique, problématique qui fut à l'ouvrage chez bien des compositeurs sériels et qui les a je pense encombrés plutôt que stimulés. C'est aussi que la question de la fonction sociale de la musique vient à être posée à chaque fois qu'il s'agit de représentation du compositeur, de l'image du musicien plutôt que de la présentation de la pensée musicale effective ; que le signifiant fonction intervienne en ce point ne fait qu'indiquer le secret accord qui préside aujourd'hui à ces expressions a priori aussi différentes que le fonctionnel (au sens de ce qui marche), la fonction (-- au sens mathématique -- prise comme norme du calcul musical) et la fonctionnalité (au sens d'une utilité, d'une valeur d'usage et par là d'une valeur d'échange possible) de la musique. La fonction est ainsi devenue le nom du réalisme contemporain, réalisme dont on sait -- depuis Lacan au moins -- qu'il relève en vérité de l'imaginaire et aucunement du réel.
Il y a bien cependant un interlocuteur de l'oeuvre musicale, et il convient de penser le mode de projection de l'oeuvre, au plus loin de ce qu'on nomme aujourd'hui la « communication ». Mandelstam, reprenant l'image traditionnelle de l'oeuvre comme « bouteille à la mer », l'a caractérisée32 comme adresse non à un interlocuteur concret, à un représentant vivant de l'époque, mais à ce « destinataire inconnu [« Mon ami secret, mon ami lointain... »] dont le poète ne peut mettre en doute l'existence sans douter de lui-même ». Paul Celan, dans son discours de Brême, en a retravaillé l'image, la démarquant d'une interprétation chronologique où la postérité occuperait la place laissée vacante dans la contemporanéité et la tendit plus avant, énonçant que le destinataire de l'oeuvre était personne. Il ne s'agit plus là ni de demande -- nul interlocuteur ne saurait préexister à l'oeuvre --, ni non plus d'offre -- nul jeu de places qu'il s'agirait ici de disposer --. Il ne s'agit plus là d'aucune fonction de l'oeuvre et il suffit d'ailleurs de transformer la question de la fonction de la musique en celle de la fonction de l'oeuvre pour voir le problème se dissiper de lui-même ; il s'agit, comme le dit Celan que l'oeuvre s'expose et se mette ainsi à exister avec le cortège de rencontres imprévues, de tours et détours qui en découle, comme il en va somme toute dans chaque existence.
Et s'il y avait à formuler une éthique moderne de la musique, ce pourrait être alors ce point où travaille la confiance en l'oeuvre musicale en son exposition à l'existence, en son action restreinte qui n'en est par là que plus effective.
Que dit Célestin Deliège ? Il considère d'abord le fait que le romantisme opère toujours profondément en musique, y compris en musique contemporaine et pas uniquement sous cette forme grossière de la musique néoromantique. Le sérialisme lui-même fut intimement tressé de romantisme -- j'aurai ici quelques objections à faire à sa conception du romantisme -- et il poursuit en posant la nécessité que des compositeurs fassent leur deuil d'une oeuvre personnelle et acceptent les dures conditions de la recherche musicale, conditions apparentées à celles qui prévalent dans le cadre scientifique et qui rejoignent les anciennes conditions de travail des compositeurs-moines, ceux qui au Moyen Age ont inventé la polyphonie. Je le cite : « Il reste significatif que la génération de compositeurs de l'immédiat après-guerre apportait un puissant appareil conceptuel. [...] La voie est maintenant ouverte vers un art qui ne peut plus ignorer ses fondements scientifiques. [...] Le travail du musicien devient assimilable à la recherche du scientifique. [...] Pour sauvegarder la musique polyphonique, il faut bien que quelques compositeurs acceptent la vie monastique des temps modernes [...] et renoncent à l'oeuvre pour combler un vide historique. »
Si je ne souhaite pas me lancer ici dans une discussion détaillée sur sa manière de caractériser le romantisme en musique, c'est parce que le romantisme est je crois pris chez lui comme une disposition esthétique plutôt que comme un parti pris compositionnel ; c'est d'ailleurs ce qui le conduit à opposer les vertus de la théorie -- et implicitement du positivisme -- aux effets néfastes de l'esthétique et de l'irrationalité romantiques. Mais tout le point est là : le sérialisme, en un certain sens, fut lui-même positiviste ce qui ne le constituait qu'en envers de la figure romantique, non en son dépassement34. Ceci s'est donné en particulier -- via le structuralisme -- dans l'idée d'un art-science dont il faut bien voir que c'était l'horizon indépassé de l'après-guerre : qu'il suffise pour cela de relire la conclusion de Penser la musique aujourd'hui : « On a maintes fois répété : la musique est une science autant qu'un art ; qui saura fondre ces deux entités au même creuset, sinon l'imagination, cette "reine des facultés". »
Le dépassement aujourd'hui du romantisme ne saurait à mon sens se fonder sur la prescription d'une théorie musicale et c'est en ce point que je divergerais d'avec Deliège.
Faut-il alors, parce qu'on débat du romantisme, disputer du religieux dans la musique ? Ce n'est pas là le point de vue avancé par Deliège mais il est vrai qu'on entend désormais prononcer que la musique ne serait plus possible qu'à la condition d'une croyance renouvelée en ses vertus de sens. Et l'on fait résonner à nouveau ces questions : l'art n'aurait-il pas besoin, comme la religion, de « foi » pour exister ? Et sans foi, l'artiste, et tout particulièrement le musicien, ne serait-il pas abandonné du sens, des muses et des dieux ? Il n'est en effet que de voir l'impact plus ou moins conscient des schèmes de pensée herméneutiques qui se propagent à l'abri d'apparents lieux communs (sur l'interprétation musicale comme « ce qui rend sensible le sens35 », sur les sens enfouis dans la partition qu'il s'agirait de mettre à jour...) pour saisir que l'espace inoccupé par une religion de la musique ou par une musique de la religion reste en vérité étroit.
Il ne convient guère à mon sens d'instaurer la discussion sur cette base et je ne considère pas qu'il y ait à traiter des questions de croyance -- et corrélativement d'athéisme -- du point de la pensée musicale. La question, pour que la musique soit encore possible, n'est pas celle de savoir s'il faut croire en elle mais plutôt de savoir si une pensée musicale matérialiste est désormais possible, et nécessaire.
Ma proposition sera alors la suivante : pour que la musique reste aujourd'hui possible comme une pensée, il y faut le déploiement d'une intellectualité musicale.
Ceci se dira et s'argumentera ainsi : la musique contemporaine a besoin pour continuer aujourd'hui de se déployer en pensée, d'une intellectualité musicale qui soit conçue comme dimension intérieure de son action, non comme un discours extérieur et surchargé dans l'après coup d'un commentaire ou d'une réflexion. Pour oeuvrer la pensée musicale actuelle a besoin de forger ses propres catégories, de déployer ces signifiants qui lui font aujourd'hui en grande partie défaut. L'intellectualité sera prise comme double injonction : pour établir ces catégories musicales de pensée et pour les mettre au travail au sein même de cet acte musical qu'on distribue traditionnellement en acte d'écriture (compositeur), acte de jouer (interprète) et acte d'écouter (auditeur). Si l'on tient que la pensée musicale opère conjointement dans un triple registre -- celui du son, du mot et de la lettre --, l'intellectualité désignera le travail pour produire et faire circuler ces mots -- prélevés dans la langue usuelle -- que je nomme catégories et qui ne sauraient faire défaut à la musique qu'au prix d'un grave affaiblissement de ce qu'il y a en elle de pensée. Cette nécessité est d'aujourd'hui, non que la question des catégories apparaisse seulement de nos jours mais qu'elle prenne désormais un relief singulier, à la mesure du caractère post-sériel de la situation musicale actuelle.
Il ne pourra s'agir ici que de présenter cette thèse, d'argumenter sa nécessité et sa particularité ; il ne saurait être question de l'effectuer : cela engagerait un exposé d'une tout autre ampleur quand d'ailleurs le travail reste, pour sa plus grande part, encore à accomplir.
Je dois me prémunir d'entrée de jeu contre certains contresens possibles qu'appelle le terme d'intellectualité. Personne n'ignore que ce terme est de mauvaise presse parmi les musiciens, comme d'autres termes d'ailleurs qui circulent en ce texte -- n'évoquons pour cela que le signifiant matérialisme qui continue encore pour beaucoup de désigner la consommation effrénée de voitures et de Coca-Cola plutôt qu'une très antique orientation dans la pensée --. J'emploie ces termes en connaissance de cause, et de contexte, et ne saurais me résigner à m'en priver sous prétexte qu'ils sont non consensuels et convoquent un effort de pensée. On m'objectera peut-être qu'en matière d'intellectualité, la musique contemporaine ne serait déjà que trop pourvue. C'est là un diagnostic erroné à mes yeux, diagnostic adossé il est vrai à une conception plutôt démagogique de l'intellectualité qui, en France surtout, remonte trop loin pour que j'en fasse ici la généalogie, je tiens qu'aujourd'hui la question de l'intellectualité musicale est encore devant le musicien plutôt que derrière lui.
Si la situation présente de la musique requiert36 le déploiement d'une intellectualité musicale, si celle-ci devra être entendue comme une dimension immanente de la pensée musicale, il ne s'agit nullement dans mon propos de discourir de l'intellectuel au sens sociologique du terme et je n'envisage pas de débattre du point de savoir si le compositeur ou l'interprète ou l'auditeur de musique (en particulier contemporaine) est ou n'est pas, doit ou ne doit pas être un intellectuel -- en cette matière, chacun à mon sens se dispose socialement comme il l'entend et je ne vois nulle raison de normer quelque dispositif que ce soit --. Ma thèse ne songe pas à argumenter une sociologie de « l'intellectuel » en musique. L'intellectuel est une figure sociale là où je parle d'intellectualité qui est une figure de la pensée. Je ne dis pas : il faut des intellectuels, moins encore : il faut que le compositeur devienne un intellectuel -- il n'y aurait d'ailleurs que de mauvaises raisons à vouloir faire de l'intellectualité l'apanage des compositeurs : bien des interprètes pourraient ici donner l'exemple --. Je ne dis pas : il nous faut des critiques musicaux -- au sens institutionnel du terme s'entend car, sinon, le critique, c'est en vérité l'auditeur -- moins encore : il nous faut des professeurs. La figure sociale adoptée par chacun sera laissée à son appréciation personnelle. La thèse que j'avance est toute autre : elle prescrit que la pensée musicale se déploie en incluant de manière intrinsèque une dimension d'intellectualité et je ne me prononcerai donc d'aucune sorte sur la manière dont cette dimension doit ou non se disposer en place sociale singulière dans le monde de la musique.
J'appellerai intellectualité musicale ce mode de penser qui assume aujourd'hui une double rupture, avec l'idée d'une esthétique musicale et avec celle d'une théorie musicale ; ce mode de penser est moins du temps de la science que du temps du matérialisme moderne -- celui de la lettre -- sans être pour cela ni théorie, ni science de la musique.
Il y a donc, au fondement de mon propos et pris cette fois du point d'une immanence musicale, une condition positive et trois conditions négatives :
-- une condition positive : la pensée musicale inclut la parole, un fonctionnement de la langue, l'efficace des mots et des signifiants ;
-- trois conditions négatives : l'intellectualité musicale n'est pas la production de discours, elle n'est pas une esthétique de la musique, elle n'en est pas plus une théorie. Au total elle n'est pas le discours d'une théorie esthétique quoiqu'elle engage l'acte de la langue.
Dahlhaus a proposé une autre formulation du travail à accomplir en parlant d'une « pensée de la pensée musicale 37 » : « Dans la mesure où l'on peut concevoir une pensée qui s'exprime au moyen des sons, la "pensée de la pensée musicale" serait la définition adéquate pour une théorie musicale qui se veut réflexion. » Il y aurait alors l'existence assumée d'une pensée musicale mais il y aurait, en sus, nécessité d'un temps second -- que Dahlhaus désigne comme temps de la réflexion -- où il s'agirait de penser cette pensée qu'est la musique, cette pensée musicale dont Dahlhaus dit bien qu'elle « s'exprime au moyen des sons ». La difficulté de cette conception -- Dahlhaus précise cependant qu'elle reste à ses yeux approximative -- tient à deux points : d'abord si la pensée musicale y est restreinte à cela qui s'exprime par des sons, en ce cas ce qui serait pensé dans la partition resterait inexprimé -puisque écrit et non pas réalisé de manière sonore -- ce qui me semble bien difficile à tenir. Ensuite la réflexion -- cette pensée seconde -- ne serait pas elle-même spécifiquement musicale : seule la première pensée (celle qui s'exprime par des sons) aurait ce privilège et, ne pouvant parler d'une pensée musicale de la pensée musicale, on tendra alors à parler d'une pensée esthétique de la pensée musicale. Que ceci incline donc à chercher dans la philosophie -- et plus particulièrement dans l'esthétique -- le modèle d'une telle réflexion est ainsi inévitable.
Plutôt que de dire penser la musique ou penser la pensée musicale, je tiendrai plutôt que la musique peut être une pensée sous condition du travail intérieur de ses catégories. Que la musique soit pensée met en jeu un réseau déployé de sons (le sensible musical), de lettres (l'écriture musicale) et de mots (les catégories musicales). Il y a ainsi trois termes qui sont tout trois immanents à la pensée musicale, et la musique comme pensée n'existe que de les mettre en rapport. La pensée musicale de ce point de vue ne s'assignerait pas spécifiquement à l'un de ces trois termes : elle ne se disposerait pas singulièrement dans les catégories, pas plus qu'elle ne résiderait uniquement dans le résultat sonore ou dans la partition ; la pensée musicale -- comme toute pensée -- procède d'un écart, d'un geste qui ajoute à la situation et par là dispose un nouvel espace où se déployer. L'espace où se dispose la pensée musicale est donc triangulé par cette triple occurrence du son, de la lettre et du mot.
C'est une longue tradition philosophique que de poser l'art au point où se croisent sensible et intelligible. En ce sens l'art est conçu comme pensée du sensible et le génitif qui corrèle les deux termes -- il ne s'agit pas d'une pensée sensible -- indique bien le travail d'un écart. En musique les opérateurs de l'écart, qui sont aussi ceux qui instaurent la possibilité d'une pensée, sont l'écriture et la catégorie. Il est remarquable -- et ceci constitue somme toute une sorte de « leçon de choses » pour qui veut produire aujourd'hui un pas de plus dans la pensée musicale -- que l'époque tende à la fois à mettre en doute que la musique puisse être une pensée, à considérer l'écriture musicale comme un détour purement technique et à envisager une activité originale de catégorisation comme superfétatoire.
Pour beaucoup, la musique serait en vérité concevable comme un jeu plutôt que comme une pensée et Wittgenstein est là pour donner des gages à ceux qui voient là l'occasion de prolonger le vieux compagnonnage de la musique avec une certaine conception des mathématiques : jeu de langage, jeu de sonorités, jeu d'écriture... Concevoir la musique comme une pensée possible -- je dis possible : toute musique n'est pas en soi une pensée ; il y faut un travail particulier et c'est celui-ci que je tente ici de repérer -- impose alors de reconnaître l'importance capitale des lettres et des mots au sein même de la pensée musicale.
Mais ce point me paraît manifestement inexact. D'abord la pensée du compositeur ne se réalise pas en un matériau sensible mais en une partition, ce qui est tout à fait différent et même, à bien y regarder, totalement opposé : quoi de plus dissemblable que la présence captivante du matériau sonore d'un côté et que la disposition réglée pour l'oeil de la matière littérale de l'autre. Le compositeur en recourant à l'écriture prend en effet radicalement ses distances d'avec la dimension immédiatement sensible de la musique : c'est là une condition pour la pensée musicale qui ainsi n'entretient pas le même rapport avec le son que la pensée usuelle n'en entretient avec la langue. Par ailleurs chacun sait bien que la pensée du compositeur ne surgit pas au seul moment de l'écriture. Ce moment est précédé puis accompagné d'intenses activités de langage, ne serait-ce que pour concevoir ses propres catégories qui vont lui permettre de composer son matériau en rythmes, en harmonies, en polyphonies, en processus...
Plus généralement, il est tout à fait idéaliste de concevoir que la musique puisse se prolonger un seul instant sans un usage intensif de la langue, usage qui ne concerne d'ailleurs pas uniquement les compositeurs mais engage tout autant l'interprète : comment pourrait s'enseigner un instrument s'il n'y avait pas le recours de la langue ? Comment un compositeur pourrait-il songer à faire jouer une seule mesure de ses oeuvres par des instrumentistes s'il se privait de mots, ne serait-ce que ces mots portés sur la partition et qui indiquent des agogiques, si le chef d'orchestre n'était pas là pour s'adresser aux musiciens en usant de la langue et pas seulement de gestes ? L'exercice effectif de la pensée musicale apparaît bien tressé de part en part de faits de langue et il n'est pas convenable de croire que le matériau sonore puisse jouer le rôle exclusif de dépositaire de la pensée musicale. Toute une rhétorique sur l'ineffable de la musique doit à mon sens être ici déplorée et si je parle d'intellectualité au point même où il convient aussi de parler de la musique, c'est en songeant à ce qu'écrivait François Regnault, répondant implicitement à Wittgenstein : « J'appelle intellectuel celui qui pose -- délibérément -- que ce dont on ne peut parler, il ne le taira pas39. »
Pour oeuvrer en musique, il faut donc user du langage naturel. Je tiens que cette activité est une condition immanente ; ce n'est pas une simple commodité dont on pourrait se passer. Le musicien est aussi un être parlant. Et cette banalité trouve toute son importance dans des époques comme la nôtre, lorsque, comme le dit Dahlhaus, « plus rien ne va sans dire40 » puisqu'il s'agit alors de trouver un mode de pensée qui soit adéquat aux tâches musicales de l'heure et, ce faisant, qui compte la nécessité du langage comme part constitutive, et non pas comme activité indifférente.
Ce travail ne saurait faire l'objet de cet article ; il importe seulement de garder ici présente à l'esprit cette profondeur de champ. Elle touche en effet à ce point, aujourd'hui capital : la musique ne saurait être considérée comme une pensée si l'on institue l'indifférence généralisée entre ce qui relève de la technique, de l'esthétique et de la pensée musicale. La pensée musicale exige de traiter pour son propre compte ces catégories qu'elle hérite d'autres domaines de la pensée, qu'elles lui viennent des sciences (de la physique -- via en particulier l'acoustique -- ou des mathématiques -- via par exemple l'informatique --) ou de la philosophie (via l'esthétique). Sans doute cette nécessité exista-t-elle de tout temps mais l'époque la renforce à la mesure du bruit technique qui accompagne plus que jamais le matériau musical, du dépassement par la philosophie de son ancienne régionalisation en savoirs et surtout des transformations intérieures de la pensée musicale.
Pour reprendre sa classification, il ne s'agit pas de produire un discours du Maître ; j'ai déjà suggéré qu'il n'y avait plus de position de maîtrise effective au regard de la musique contemporaine. Ceci tient, je crois, au régime présent du savoir musical lequel n'est plus constitué comme il pouvait l'être à d'autres époques ; la catégorie de savoir musical est elle-même atteinte, ce qui se dit couramment à travers la constatation du fait que chaque compositeur a aujourd'hui son propre système, ses propres catégories qui ne disposent plus du minimum d'universalité requis pour constituer un savoir. Je ne dis pas bien sûr qu'il n'y ait plus de production possible de savoir musical mais cela, chez Lacan, est référé au discours de l'hystérique (auquel est ainsi incorporé le discours scientifique) plutôt qu'au discours du Maître, lequel ne produit nul savoir. Il ne s'agit pas non plus de tenir un discours universitaire, lequel ne produit que des diplômes. Ce mode de discours est aujourd'hui devenu en musique le mode hégémonique ; disons franchement que son académisme ne plaide guère en faveur de l'usage de la parole, mais une simple position réactive à son égard serait aujourd'hui tout à fait néfaste et ne ferait qu'enfermer dans la vieille problématique de l'ineffable. Je mets de côté le discours de l'analyste qui n'a pas ici, me semble-t-il, de pratique où se déployer. Quand au discours de l'hystérique, orienté vers la production de savoir et considéré comme cadre d'accueil pour le discours de la science, je le dénierai également au nom du point suivant : l'intellectualité que je vise n'est pas une théorie.
Le terme de théorie tend à ordonner la pensée musicale selon un modèle scientifique. C'est dans les sciences, et plus particulièrement dans les mathématiques, qu'on cherchera en effet le paradigme d'une pensée théorique ; et l'on sera alors enclin d'envisager un moment dual du moment théorique que l'on nommera au choix moment de l'application ou moment de la pratique. Je ne trancherai pas ici sur le point de savoir si peut exister une théorie de la musique ou, ce qui revient au même, si une science de la musique est envisageable. J'ai tendance à considérer que non si l'on entend par musique ce qui m'importe, c'est-à-dire un espace de pensée chevillé à un réseau d'oeuvres : on sait déjà qu'on ne saurait inférer du fait qu'il y a une science du langage la possibilité d'une science de la poésie ; a fortiori pour la musique où la science du langage ne saurait se définir comme étant l'acoustique.
Le point plus essentiel est qu'il ne convient plus de prendre pour modèle de la pensée -- et en particulier de la pensée musicale -- la pensée scientifique. Prendre la science pour modèle, c'est là le positivisme tel qu'il pointe chez Deliège comme argument contre le romantisme ; mais la philosophie nous apprend que le positivisme n'est pas en état de caractériser la pensée scientifique et que le temps où la science était la norme de toute pensée est dépassé.
Du côté de la musique l'esthétique est par contre représentée comme projet de « pensée de la pensée musicale ». Dahlhaus a exprimé cela très clairement, aboutissant logiquement à l'idée qu'« une pensée musicale non réfléchie n'est plus possible sans dommage. Le compositeur, au lieu de s'appuyer sur un système déjà existant disposant de cette liberté de la formulation des principes, est forcé d'assumer la tâche d'une pensée de la pensée musicale et de ne pas s'abandonner à une pensée qui s'exprimerait immédiatement à travers les sons46 ».
Mais toute la difficulté est précisément que la pensée musicale ne s'exprime pas seulement au moyen des sons (au sens où l'on dirait par exemple que la pensée philosophique s'exprime au seul moyen du langage) et qu'en ce sens se mettre à parler d'une organisation sonore ne relève pas derechef d'une pensée de la pensée musicale. Pour dire les choses de manière plus tendue : il n'est pas vrai que la pensée musicale s'épuise dans l'énoncé sonore et s'y limite, ne serait-ce que parce que, si pensée il y a dans la musique -- et rappelons que ce point reste problématique pour bien des subjectivités musicales d'aujourd'hui -- c'est une pensée du sensible, la préposition étant là pour indiquer qu'il s'agit du rapport de deux termes. On ne saurait donc enfermer la pensée musicale dans le seul champ du sonore ce qui astreindrait le langage à fonctionner comme pensée de la pensée musicale. Je sais bien que Dahlhaus n'avance cette caractérisation qu'en passant, indiquant qu'il fait vite là où il conviendrait d'être plus attentif. C'est donc un débat que j'entretiens ici avec son énoncé plutôt qu'avec qui l'énonce.
C'est pour cela que je crois nécessaire de ne pas caractériser l'intellectualité musicale comme esthétique, comme réflexion ou comme pensée de la pensée. La pensée de la pensée existe-t-elle d'ailleurs vraiment ? Le musicien aurait tendance à en disposer le lieu dans la philosophie mais ceci n'en est plus une définition recevable. L'autre lieu possible pour une pensée de la pensée serait bien sûr la religion s'il est vrai, comme le dit Aristote, que la pensée qui se pense elle-même, qui éprouve en cet exercice joie et plénitude, « c'est cela même qui est Dieu47 » mais, je l'ai déjà dit, il ne saurait non plus s'agir de cela.
Adorno pensait parfois qu'à trop se séparer de la philosophie, la pensée musicale ne pouvait que sombrer dans l'irrationalité48. Si je n'accorde pas à Adorno le statut qu'il suggère ainsi à la philosophie -- elle constituerait une sorte de garantie de rationalité pour la musique -- il indique bien en tout cas le péril face auquel se trouve le projet même d'une pensée de la musique lorsqu'il tend à se déprendre de l'esthétique.
Il est vrai que le sérialisme, particulièrement en la manière qu'il a prise chez Boulez, a buté sur une pensée de la forme musicale49. L'impasse fut ici massive : Boulez indiquait à la fin de Penser la musique aujourd'hui que toutes ses considérations n'étaient que préalables destinés à introduire à la véritable question : celle de la forme musicale. Or rien n'a suivi, à l'exception de quelques lignes déposées au début du recueil Relevés d'apprenti. Boulez a bien proposé, en 1974, de considérer l'histoire musicale sous l'angle d'une polarité entre la durée et l'instant, la musique contemporaine se caractérisant alors d'un « privilège accordé exclusivement à l'instant50 » mais cette alternative durée-instant reste trop étroite, ne serait-ce que parce qu'elle ne prend pas en compte ce troisième terme du temps musical qu'est le moment, terme dont Stockhausen a tiré le profit qu'on sait.
Cet arrêt a immobilisé clairement le sérialisme au seuil d'une pensée du temps musical et l'on sait qu'il a toujours privilégié une conception de l'espace plutôt que du temps ce qui s'est d'ailleurs donné, par-delà les discours tenus, dans une propension à composer des oeuvres par panneaux, par succession de moments séparés les uns des autres. On peut entendre tout ceci comme une sorte d'exemple négatif dont il ne conviendrait pas d'oublier la conséquence : une pensée compositionnelle qui fait l'économie d'une caractérisation du temps musical est sans doute condamnée à ne pas franchir le stade des préliminaires, le stade d'une taxinomie des objets.
Il y aurait alors, me semble-t-il, à reconsidérer la catégorie de mémoire et la fonction qu'on lui assigne dans l'écoute de l'oeuvre musicale. Loin d'être ce qu'on en dit souvent (elle serait une capacité de se remémorer ce qui, exposé dans le temps, est maintenant disparu ; par là elle serait la capacité de se souvenir), la mémoire me paraît plutôt être le nom même de l'opération pour quoi l'auditeur invente un temps d'écoute, temps qui ne préexiste pas à l'exécution de l'oeuvre, temps qui d'ailleurs au sens strict n'existe pas car il n'exsiste à rien. La mémoire serait alors cette opération de différentialisation -- dont je trouve chez Albert Lautman51 les caractéristiques -- qui paramètre l'évolution de l'oeuvre du point local d'une de ses dimensions. La mémoire serait ainsi cette opération qui trace un fil ténu au travers de l'oeuvre musicale, fil d'où l'ensemble de l'oeuvre s'éclaire et s'ordonne comme s'ordonnent dans une chambre aux volets clos l'ensemble des meubles et objets au scintillement d'un rayon traversant les persiennes. De ce point de vue la mémoire n'opère pas de manière constructive et il n'y a donc pas de sens à penser la forme dans les catégories d'une opération architecturale. La mémoire opère à partir du local, du détail, de cet infiniment petit qui fait, plus encore que les vastes cathédrales, le sel de la musique. D'où que toute forme musicale procède d'un instant où d'un coup la musique semble jaillir du vide, cet instant comme le dit Adorno « où le morceau de musique se met en marche de par son propre poids », « cet instant où la musique se cristallise en composition52 », cet instant vide de mémoire où la perception -- régime ordonné de l'audition, son moment constructible -- défaille, cet instant sans durée dont la caractérisation le plus juste reste à mes yeux celle d'un trou de mémoire53.
J'ai en ce point trois propositions à faire, trois réformes du concert de musique contemporaine que je soumets à la discussion, trois conditions pour ce que j'appellerai, reprenant une expression d'Ernst Bloch, une « claire-audience54 » :
1. Toute création sera rejouée lors du même concert. Chacun sera ainsi libre la première fois d'applaudir par politesse et la seconde d'exercer son jugement. Chacun, écoutant ainsi deux fois la même oeuvre, sera à même de juger ce qui, d'elle, mérite d'y revenir.
2. Tout concert de musique contemporaine inclura l'exécution d'une oeuvre de musique classique. Ceci renversera de manière heureuse le principe actuellement en vigueur dans bien des saisons musicales, quand l'exécution d'une oeuvre contemporaine -- en lever de rideau de préférence -- occupe la place réservée aux porteurs d'handicaps. Ceci instituera un point utile de comparaison, tant pour les oeuvres que pour les interprètes ainsi soumis -- plus encore que les compositeurs -- à dure épreuve.
3. Tout commentaire d'une oeuvre contemporaine devra traiter de la partition. Les notes de programme devront incorporer des exemples musicaux, et si une conférence prélude au concert, elle se devra d'inclure une didactique de l'écrit, tout spécialement en direction des auditeurs illettrés. Ainsi sera constamment tenu que la musique comme pensée jaillit d'un intervalle.
C'est là, à mes yeux, un nom propre : le propre de ce qui mérite de s'appeler pensée dans la musique, nom propre plutôt que nom commun, ce qui serait le commun de toute pensée dans son empoignade avec le langage et dont on trouverait alors le garant en une figure sociologique de l'intellectuel. L'intellectualité dont je parle est le nom propre de ce qui fraye passage aux catégories de la pensée musicale et qui, ce faisant, opère toujours sur des signifiants venus d'ailleurs. C'est, me semble-t-il, une loi du matériau musical que la pensée opère à partir de concepts qui lui sont hétérogènes en sorte qu'une part de son travail puisse être décrit comme un travail au fil de cicatrices, ces cicatrices de pensées oubliées qui ne sont pas absentes mais seulement voilées, enfouies au plus profond du matériau. La pensée musicale n'est pas l'exercice d'une activité théorique mais l'attention portée au contenu de pensée -- scientifique le plus souvent, philosophique parfois, politique plus rarement -- immergé dans le matériau, attention tendue vers la nécessité d'y inscrire ses propres décisions. Ce n'est pas là constitution d'un propos esthétique, quand bien même la musique peut -- seulement maintenant pourrait-on soutenir -- se mettre à lire la philosophie, non plus pour s'y réfléchir mais pour apprendre d'elle le temps qu'il fait pour la pensée.
Soutenir l'action restreinte, se tenir en ce point même où le sérialisme a cédé face à ce qu'il y a encore de romantisme dans notre temps, peut-être serait-ce là le lieu recevable d'une éthique moderne de la musique : apprendre à composer, à interpréter, à écouter, à penser la musique dans une restriction des effets, au point même où l'on vise malgré tout l'universel. Apprendre que la musique est moins ce qui rassemble que ce qui singularise à l'excès chacun qui l'endure ; éprouver l'universel non plus comme vaste communauté des choeurs qui embrase la musique de Bach, non plus comme fonction sociale mesurant son effet à la taille du public qu'elle rassemble mais comme cette pensée qui se fraye une voie au lieu même du quelconque, en ce quelconque de qui fait face à la musique quand rien ne lui impose de le faire, en ce quelconque de qui éprouve le dur partage de la musique entre la lettre et son ouïe.
A ces conditions, qui sont avant tout mes propres conditions, la musique sera possible en l'aujourd'hui de la pensée, en l'imprévu d'une petite note sans épaisseur qui décline légèrement et d'un coup vous saisit. La musique touche par la fragilité de qui sans cesse déclare : « Je peux à tout moment m'interrompre et je circule entre une attaque et une résonance ; je risque tout à chaque instant car je me tiens en ces instants sans durée où le moment qui suit n'a nulle garantie. Et le moment nouveau qui vient n'est assuré d'aucune substance si bien que c'est tout un de dire : "voici un pas nouveau, voici ma liberté". »
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