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Entretien avec George Benjamin

Risto Nieminen

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujoud'hui: George Benjamin, n° 10, juin 1996
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Rencontres

Enfance

C'est avec la flûte à bec, comme beaucoup d'enfants en Angleterre, que j'ai fait mes premières gammes, à l'âge de cinq ou six ans. Mon professeur, qui enseignait également le piano, trouvait que j'avais du talent pour la musique. Elle l'a dit à mes parents qui m'ont alors poussé à apprendre le piano. Dès les premières leçons, l'instrument m'a fasciné et je l'ai adoré. Peu de temps après, j'ai commencé à composer.

Il n'y a pas de musiciens dans ma famille. Toutefois, mes parents possèdent un côté créatif : ils sont très méticuleux et, dans leurs métiers, les détails sont très importants. C'est une qualité que je me sens obligé d'appliquer dans mon travail.
Quand j'avais cinq ou six ans, c'était l'âge des Beatles et je n'aimais pas du tout la musique classique ; je refusais même de l'entendre. Mon amour pour elle est venu plus tard, à sept ans, grâce à Fantasia de Walt Disney. Ce fut un moment décisif. En rentrant chez moi après la projection du film, j'ai acheté un disque de Beethoven et j'ai jeté tous mes 45 tours dans la poubelle. Dès ce moment-là, j'ai su ce que je voulais faire : composer de la musique. C'était une reconversion totale. Dès lors, de huit à dix ans, une seule chose m'a intéressé, avec ce même genre d'enthousiasme fou qu'un enfant peut avoir pour une équipe de football, mais moi c'était pour Beethoven. J'ai acheté des partitions, des disques et j'ai même écrit des livres que j'illustrais... J'écoutais ces oeuvres sans arrêt et aucune autre musique ne me plaisait. Après, mon répertoire s'est heureusement élargi.

A l'école, les autres garçons ne partageaient pas ma passion pour la musique et je me sentais un peu isolé. Heureusement, quelques professeurs m'ont soutenu, tel ce professeur de latin assez terrifiant qui aimait beaucoup Bach ou celui d'anglais qui m'a fait découvrir Berlioz, mon deuxième amour musical. Curieusement, mes relations avec les professeurs de musique à l'école étaient imprévisibles : il y avait souvent une tension et, si certains étaient très gentils, d'autres ne m'aimaient guère.

Dans les deux écoles où je suis allé - Westminster Under School et Westminster School -, nous faisions beaucoup de théâtre. C'était merveilleux : Shakespeare, Ben Johnson, Bernard Shaw, ainsi que des spectacles inventés par des enfants. Et pour ces spectacles, j'ai écrit de la musique de scène, des préludes, des chansons, de la musique d'ambiance. J'invitais tous mes copains qui avaient un certain niveau à jouer mes notes. J'ai dirigé des pianos droits mal accordés, avec quatre flûtes à bec, une clarinette, une guitare, une trompette, cinq percussions. C'était très stimulant, même si c'était très mal joué, d'entendre ce que j'avais écrit. De plus, j'assistais régulièrement aux concerts, une ou deux fois par semaine et très souvent avec la partition. J'ai entendu Klemperer diriger Mahler, Böhm Mozart, Karajan quelquefois, beaucoup de grands chefs et tout le répertoire. J'ai entendu des dizaines d'exécutions de la Deuxième ou de la Neuvième de Mahler, le Sacre du printemps, Ainsi parlait Zarathustra, La Symphonie fantastique, toutes les symphonies de Beethoven. J'étais toujours assis en haut de façon à observer d'assez près l'orchestre.

J'ai aussi abordé la musique moderne. Ligeti, par exemple, que j'avais déjà découvert en allant voir au cinéma - ce qui était important pour moi - 2001, Odyssée de l'espace de Kubrick. La musique étrange du film m'avait alors beaucoup plu et j'ai acheté Atmosphères, dont la partition était plus grande que moi. J'ai vu Henze diriger ses compositions avec le London Sinfonietta quand j'avais quatorze ans. A l'école, j'ai entendu une musique pour orgue que je trouvais fascinante, sans savoir ce que c'était. J'ai demandé : «Quelles sont ces harmonies ?» Et, là, pour la première fois, j'ai entendu le nom de Messiaen.

Certains professeurs étaient de bons relais. On a joué Wozzeck en cours. Je pensais que c'était du Mahler un peu plus poussé. Quel choc! J'ai vu Boulez à la télévision quand j'étais tout jeune, dans une émission où l'on parlait de Pli selon pli. Je l'ai retrouvé plus tard lors des concerts des BBC Proms où il dirigeait San Francisco Polyphony de Ligeti et son propre Rituel. Les noms de Berio et Stockhausen étaient connus, Birtwistle aussi. Je n'étais pas complètement ignorant mais je n'étais pas tout à fait au courant non plus.

Etudes à Paris...

Jusqu'à l'âge de seize ans, je ne voulais pas avoir un véritable professeur de composition et, en fait, je n'en ai pas eu avant Messiaen. Je pressentais que c'était de l'ordre du privé, du secret. Mais j'avais besoin d'un maître pour améliorer ma technique pianistique et m'enseigner globalement la musique. J'ai eu la chance de rencontrer ce merveilleux musicien qu'est Peter Gellhorn. Il avait quitté l'Allemagne pour l'Angleterre juste avant la guerre. Son professeur connaissait Brahms et lui connaissait tout le répertoire, surtout le répertoire germanique : Mozart, Beethoven, Wagner... Il est devenu mon professeur de piano alors que j'avais treize ans. Il regardait aussi mes partitions, mais il parlait très peu. Il a été très encourageant.

C'est à Gellhorn que je dois ma rencontre avec Messiaen. J'avais lu dans l'Encyclopédie Larousse une page sur «Olivier Messiaen et sa fameuse classe de conservatoire, la plus grande classe au monde, le centre de la musique moderne». Une photo montrait un vieux monsieur entouré de plusieurs élèves. Et j'ai pensé que s'il était le meilleur, le plus important, il fallait peut-être essayer. Gellhorn le connaissait : il avait été directeur des BBC Singers, un choeur qui avait chanté plusieurs de ses oeuvres. Peut-être l'idée de départ était-elle de moi mais Gellhorn a écrit une lettre à Messiaen où il disait, je crois - car je n'ai jamais lu la lettre - que j'étais un élève intéressant et qu'il voulait me présenter. On a attendu la réponse pendant quelques mois, Messiaen étant très occupé. Puis, il lui a répondu très gentiment au début de 1976, disant qu'il souhaitait le rencontrer avec son élève. Nous étions ravis. (Naïvement, je pensais que tous les professeurs du monde écrivaient à Messiaen pour lui proposer de rencontrer les élèves intéressants. Par la suite, j'ai appris une chose étonnante que Messiaen a dite plusieurs fois en public : c'était la seule fois que ça lui était arrivé dans toute sa carrière de professeur!)

C'est seulement après lui avoir écrit que je suis allé au concert pour entendre Turangalîla. J'étais très impressionné : j'ai adoré le son, mais le manque de tension de la musique m'a gêné. Je trouvais Messiaen tout à fait étrange, éloigné de ma culture et fascinant. Mais quelle sonorité ! Là, j'ai surtout eu l'intuition du professeur qu'il était. Un jeune élève en composition est perdu : il ne sait pas comment commencer, comment devenir compositeur ni quel style trouver. Savoir qu'il y avait un lieu avec un homme très fort, même si je ne connaissais pas bien sa musique, m'a semblé être une route possible.

Quand je suis arrivé chez Messiaen à Paris avec Peter Gellhorn, j'ai été terrifié. J'avais juste seize ans et je pensais que mon destin était entre ses mains. Il m'a demandé de jouer une de mes oeuvres au piano. J'étais tellement nerveux que, au lieu de jouer une noire à 100, j'ai joué une noire à 200. C'était deux fois trop vite. Quelques secondes plus tard, je voulais connaître sa réaction. Avec un grand sourire, il m'a expliqué que les harmonies étaient bonnes mais que j'avais joué beaucoup trop vite. Et puis il a sifflé le bon tempo. C'était fait : au lieu de deux heures, nous sommes restés ensemble trois heures en jouant toutes mes oeuvres de jeunesse. Il m'a proposé de devenir son élève d'abord comme auditeur, parce qu'il fallait que je termine mes études à l'école, et ensuite de suivre sa classe de composition ainsi que celle de piano, avec sa femme Yvonne Loriod, au Conservatoire de Paris. J'étais tellement passionné par cette rencontre que j'ai commencé tout de suite à écrire ma première oeuvre vraiment ambitieuse : une sonate pour violon et piano. Le premier mouvement, qui était terminé à mon retour à Paris quelques mois plus tard, représentait pour moi une évolution importante.

La première année, j'étais auditeur invité comme «ami». Quand Messiaen dit à un petit Anglais de seize ans: «Vous allez venir comme ami», imaginez ce qu'on peut ressentir! Pendant la première année, je venais en France pendant deux jours, une fois par mois, pour deux cours de Messiaen et un d'Yvonne Loriod. Je passais donc huit ou neuf heures avec Messiaen - étonnante durée pour des cours - et trois ou quatre heures avec Yvonne Loriod. C'était quasiment la première fois que je partais à l'étranger. En même temps, je poursuivais mes études scolaires. Ce fut un choc incroyable d'aller à Paris et d'être à côté de ce grand compositeur et de ses autres élèves, venant de tant de pays, dont beaucoup étaient deux fois plus âgés que moi. Messiaen voulait que je sois toujours assis à ses côtés, à sa droite ; il me posait souvent des questions, me demandait si je comprenais. C'était comme une lumière, il y avait une sorte de joie en lui, un amour profond pour la musique qu'il avait envie de transmettre aux autres.

La deuxième année, j'ai passé le concours d'entrée au Conservatoire en composition et en piano. Comme l'école était finie, je suis venu vivre en France. Trois fois par semaine, je prenais des cours avec Messiaen. Nous avons énormément travaillé l'harmonie. Chaque semaine, je jouais deux cents accords au piano et, pendant une heure, il m'écoutait et critiquait. Chez moi, je dois avoir mille deux cents pages d'accords, uniquement d'accords. Je me souviens d'une analyse sublime de Pelléas et Mélisande pendant six semaines, mesure par mesure. On analysait aussi Stravinsky, Ravel, des classiques, Stockhausen, Dutilleux, Lutoslawski et Ligeti, Boulez, Xenakis et beaucoup de Messiaen lui-même en détail (Poèmes pour Mi, Chronochromie, La Transfiguration...). Plusieurs anciens élèves sont venus expliquer leurs oeuvres. Des instrumentistes virtuoses ont fait des démonstrations de techniques de jeu.

A cette époque, à l'âge de dix-sept ans, j'ai rencontré Pierre Boulez au Conservatoire : il était venu pour diriger quelques oeuvres des élèves de la classe de composition. Le fils de son éditeur, Thomas Schlee, mon meilleur ami dans la classe, m'a présenté très brièvement. J'ai assisté aux débuts de l'Ensemble Intercontemporain et à la construction de l'Ircam. J'ai entendu énormément de concerts, à Radio France, au Conservatoire, partout à Paris. J'ai rencontré Stockhausen et Xenakis avec Messiaen.

J'ai composé le premier mouvement de la Sonate pour piano,


Piano Sonata (extrait).© 1979 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
je crois, pendant l'été et l'automne 1977. Je l'ai jouée devant un jury pour entrer officiellement dans la classe de composition au Conservatoire. Puis je l'ai poursuivie à Paris, très rapidement, environ dix pages par semaine que j'exécutais aussitôt dans la classe de Messiaen. Il me faisait des critiques et des suggestions. La pièce a vraiment été écrite devant lui. Je l'ai terminée en janvier ou février et je l'ai créée à Radio France. Messiaen est venu avec Yvonne Loriod - leur fidélité envers leurs élèves était légendaire. Cette oeuvre est très virtuose mais je ne l'ai pas composée dans ce but. A chaque fois que je l'ai jouée, j'ai cassé un piano. La deuxième fois que je suis venu, plus tard, chez Alexander Goehr pour la rejouer, il m'a dit : «Ne touchez pas à mon piano!» A la création londonienne de cette Sonate pour piano, il y avait une corde cassée, du sang sur le clavier et une touche du piano a même volé dans le public. C'est une oeuvre de débutant et je n'y suis plus très attaché. Elle montre les nouveaux outils que Messiaen m'avait apportés pendant cette année. Ainsi, à la fin de l'oeuvre, j'ai utilisé des techniques que j'ignorais au début. Mais il y a une sorte de tension dans la pièce qui est une tentative de continuité, de développement, qui n'a rien à voir avec Messiaen.

Pendant les derniers sept ou neuf mois de travail avec Messiaen, j'ai été bloqué, incapable de composer. A cette époque, de la fin des années 60 à la fin des années 70, en plus de la difficulté pour un compositeur à débuter - ce qui est toujours le cas -, la musique européenne se trouvait dans une situation difficile. Le dogme de Darmstadt s'effaçait, mais les règles inhibantes étaient toujours en place : le besoin créatif sous-tendant ces règles avait disparu alors que leur rigidité demeurait. Par exemple, quand je jouais au piano des accords plus consonants, les autres élèves du Conservatoire se moquaient. Les professeurs aussi. Ils trouvaient ça drôle, sauf Messiaen bien sûr. J'étais furieux contre les musiciens de Darmstadt, mais peut-être est-ce dû au fait que Messiaen n'avait peut-être pas très bien expliqué ce que pouvait être la musique sérielle. Aujourd'hui, j'y suis peut-être moins opposé, mais à l'époque je détestais le son d'une telle musique, sa froideur, une sorte de dissonance grise, une sorte de statique que je trouvais horrible.

J'ai voulu faire autre chose. Je trouvais tellement originales la poésie et la puissance expressive des harmonies chez Messiaen. Je pensais qu'on les avait négligées. Ma première réaction était qu'il n'y avait pas de beauté harmonique dans la musique contemporaine et même le mot  harmonie » était tabou. Messiaen était très touché par cela, c'était un point de contact entre nous. En plus, les concepts rythmiques révolutionnaires de Messiaen m'ont beaucoup intéressé. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, il trouvait que j'étais trop primitif rythmiquement et que je devais évoluer. Alors, parallèlement à l'harmonie, j'ai effectué beaucoup de recherche sur la construction rythmique.

... et à Cambridge

J'ai quitté Paris parce que Messiaen prenait sa retraite. Les autres professeurs voulaient que je reste pour terminer un prix de composition. Mais, sans Messiaen, le Conservatoire n'eût pas été pareil. Alors j'ai décidé de revenir dans mon pays, à Cambridge, une ville très ancienne, très philosophique, très retirée, extrêmement belle, très tranquille. C'était presque comme une île intellectuelle. C'est à une heure en train de Londres mais pourtant c'est très loin. Là, j'ai pu digérer toutes les informations que j'avais apprises chez Messiaen. J'avais le temps de réfléchir, de penser, dans un isolement relatif. En même temps, j'ai commencé à diriger de la musique classique et de la musique moderne avec un orchestre d'étudiants. J'ai eu la joie de jouer deux concertos pour piano de Mozart comme soliste. Et mes propres oeuvres ont commencé à être éditées, enregistrées et jouées, même à l'étranger, après l'exécution de Ringed by the Flat Horizon aux BBC Proms en août 1980.

J'ai poursuivi mes études avec Alexander Goehr, qui avait été l'élève de Messiaen trente ans avant moi. Nous nous aimons beaucoup maintenant, mais à cette époque ce n'était pas facile. Lui était un schoenberguien - son père Walter Goehr avait été l'élève de Schoenberg - et avait une relation difficile avec Messiaen. En fait, il me provoquait en abordant des thèmes dont Messiaen n'avait jamais parlé. Pendant ses leçons, une fois par semaine, nous parlions de concepts, et l'extrême profondeur de sa pensée m'a bouleversé. Quelle est la relation entre le début et la fin d'une pièce ? Est-ce que tout est lancé dans la première mesure ? Quelle est la conception du contrepoint ? Est-ce la sonorité, la nature physique de la musique qui est importante ? Quelle est la relation entre qualité et quantité en musique ? Les post-sériels à cette époque pensaient que la quantité était très importante, mais leur conception de la qualité et de la substance était souvent très primaire. Nous avons beaucoup discuté. J'étais respectueux, mais c'était assez tendu parfois. Cela m'a fait beaucoup réfléchir et je crois que ça m'a libéré de Messiaen.

Je me souviens du Duo pour violoncelle et piano que j'ai écrit à Cambridge : une pièce violente, dure et expressionniste. Quand je l'ai jouée à Messiaen - j'étais toujours en contact avec lui et on s'écrivait régulièrement -, il est devenu très triste. Il m'a demandé : «Le professeur Goehr vous a forcé à écouter beaucoup de musique sérielle ?» A Cambridge, j'ai rencontré aussi le compositeur Robin Holloway, très différent de Goehr. On pourrait le qualifier de néoromantique, mais ce serait trop simple. Nous n'étions pas tellement d'accord non plus, mais c'était quelqu'un qui avait une richesse d'idées et surtout il possédait une imagination généreuse et sensible.

Les enseignements de Messiaen et de Goehr étaient très différents, voire contradictoires. Je ne pourrais jamais énumérer la quantité de choses que je dois à Messiaen, mais c'est aussi Goehr qui m'a permis d'ouvrir la porte que je voulais, sauf que je n'avais pas les moyens de le faire à l'époque. Au cours des années, j'ai eu aussi la très grande chance de rencontrer des compositeurs célèbres tels Henri Dutilleux et Elliott Carter. De même, depuis mon séjour à l'Ircam, le contact de l'extraordinaire raffinement et de la profondeur intellectuelle de Pierre Boulez a été d'une grande valeur pour moi.

Au fond, pour les jeunes compositeurs, la confusion est profitable : on reçoit énormément d'influences qui provoquent un grand nombre de questions. La composition, comme disait Ravel, c'est un choix, le choix de la note mais aussi le choix d'une esthétique, d'une philosophie, d'une conception.

Pendant la période de mes études à Cambridge, j'ai fait deux rencontres importantes. D'abord avec Oliver Knussen, mon aîné de huit ans. C'est un grand musicien, un formidable chef d'orchestre et un merveilleux compositeur. Nous passions des journées entières chez lui, parfois à discuter jusqu'au petit matin. C'est peut-être la relation la plus proche que j'ai eue avec un compositeur. C'est lui qui m'a fait connaître Elliott Carter et ses extraordinaires conceptions de structure. Il a essayé de me convaincre que la musique de Schoenberg était belle. En plus, nous sommes chefs d'orchestre, nous aimons énormément écouter toutes les musiques et avons une grande curiosité enthousiaste pour l'histoire de la musique.

Il y a eu aussi la rencontre avec Tristan Murail. Un jour je suis allé chez Messiaen, après mes études, et il m'a dit qu'il avait entendu quelque chose de merveilleux. C'était Gondwana de Tristan Murail. J'ai demandé une bande, je crois même que j'ai écrit une lettre à Tristan en disant : «Cher monsieur, on m'a dit que votre musique était merveilleuse. Est-ce que l'on peut se rencontrer ?»

Tristan est très différent d'Oliver. C'est quelqu'un qui fait des recherches très originales, très particulières. Dès que je l'ai rencontré à Londres, nous sommes devenus de très bons amis. Je crois que c'était en 1981. Nos premières conversations m'ont séduit : ses recherches harmoniques, les micro-intervalles, les transformations sonores, le timbre de sa musique. C'est une sorte de rêve sonore, une sorte de magma multicoloré. Nous avons énormément discuté, surtout d'esthétique. Il se passionnait pour les processus et moi j'étais contre, car je n'aime pas les choses trop démonstratives ou didactiques.

Pour moi, l'invention musicale doit avoir une sorte de spontanéité fantastique en surface, même si cela repose sur des conceptions strictes. Je n'aime pas les lignes droites dans la musique ni dans l'art, sauf quand il y a une dialectique extrêmement vivace entre le rigide et le flexible. Tristan commençait à faire ses études sur ordinateur et à produire ses plus grandes innovations. Sa conception de l'harmonie était véritablement originale. Mais j'ai toujours pensé qu'il était impossible de complètement supprimer la mélodie en musique. Nous en avons longuement discuté. Pour lui, la mélodie n'était pas vraiment importante et, si elle existait, c'était une sorte d'effet secondaire des processus harmoniques. Pour moi, l'invention mélodique était essentielle. C'est à cette époque que j'ai perçu le grand problème de la musique du XXe siècle : comment intégrer les aspects linéaire et vertical ? Ce ne sont pas des choses différentes, c'est la même chose. Si l'accent est trop mis d'un côté, cela peut être magnifique mais aussi très problématique.

La musique en question

Penser l'harmonie aujourd'hui

Pendant mon séjour au Conservatoire de Paris, j'ai essayé de trouver une façon originale et authentique de chercher des accords. Aujourd'hui, ça me paraît à la fois excentrique et très utile. La musique est une chose physique, c'est le son et cela passe par les oreilles ! Commencer par un style polyphonique et multidimensionnel, ce n'est pas possible pour un jeune. Il faut commencer par des choses plus simples. Les accords et la composition verticale, ça a toujours été - je ne le savais pas à l'époque - la meilleure façon d'entrer dans la musique. Même avec les méthodes pédagogiques les plus anciennes et les plus académiques, on commence par l'harmonie, par les chorals, du plus simple au plus complexe.

Il faut d'abord comprendre l'aspect physique du son musical, les registres aussi, comment les intervalles changent dans les registres. Dans les basses très graves, on n'entend rien, c'est très pâle dans l'aigu, chaque intervalle change dans chaque registre, chaque combinaison d'intervalles change. C'est le côté physique et sensitif, primitif presque. Puis, il y a aussi l'importance de la connaissance musicale, de la connaissance de la tradition, même dans un accord. Si on fait un accord de septième dominante, de neuvième, de treizième, on pense à Debussy ou à Scriabine. Si on étudie un accord de Wozzeck de Berg, on entend Wagner derrière. Dans chaque accord, il y a des reflets, de la mémoire que l'on peut rejeter ou utiliser.

Et il y a des aspects un peu plus objectifs, même dans un accord, par exemple la quantité de diatonisme. Si vous produisez un accord très dissonant, où toutes les notes sont diatoniques, le résultat est moins dur qu'un accord où il y a moins de notes, mais non diatoniques. Il faut voir la relation avec la basse, la note fondamentale et l'aigu. Il y a aussi les questions de résonance. Après le son, il y a l'enchaînement, l'accord qui vient après. Y a-t-il des traces de notes diatoniques entre les parties ? Si la basse bouge avec une quinte, cela produit une sorte de cadence bien que tout soit atonal. Est-ce qu'il y a des accords parfaits majeurs à l'intérieur d'un enchaînement ? Un enchaînement constitue-t-il un mode ? C'est une façon simple d'entrer dans l'univers du son, de l'organiser et d'affiner l'oreille. Une bonne oreille entend tout, le registre, les échos d'autres styles, les échos de toutes traces. Il est important aussi de ressentir. Chez Messiaen, quand il jouait ses propres accords ou des mesures de Pelléas au piano, on sentait une profonde émotion, un amour pour la note. Cette note-là pouvait être plus importante que deux cent mille autres notes, à cause de ce choix particulier, tendre ou puissant.

Mais, bien sûr, tout cela ne suffit pas - il faut travailler la sensibilité et la logique harmonique à travers toute la durée d'une structure - et c'est seulement quand j'ai rangé mes livres d'accords à la fin de mes études avec Messiaen et que leur contenu est devenu plus intuitif que j'ai pu recommencer à composer. J'avais besoin de quelque chose de plus lié, de plus organique. Et on ne peut pas le faire avec ces objets verticaux, c'est impossible. Pour faire une forme qui a de la tension, qui se modifie, il faut avoir des choses plus souples.

L'héritage

La question de l'harmonie est peut-être la plus importante de notre siècle. Il y a là un grand problème - les problèmes sont intéressants, parfois plus que les choses qui fonctionnent - qui vient de la conception dodécaphonique. Si on utilise la série de façon orthodoxe, comme Schoenberg et quelques-uns de ses successeurs, le problème est que les douze notes bougent à une telle vitesse à travers la texture qu'il n'y a aucune forme d'harmonie audible. Cela signifie que la musique est devenue presque entièrement horizontale, le côté vertical est souvent sans presque aucun contrôle, parce que les lignes sont peut-être très intéressantes mais les règles de verticalité sont uniquement négatives, «contre» ; il y a peu de règles «pour». En outre, si l'oreille est saturée par douze sons qui se répètent rapidement à travers tous les registres, elle capte une sorte de chaos harmonique guère intéressant. Le chaos n'est intéressant que s'il est voulu. Cela signifie qu'il n'y a aucun fond harmonique, il n'y a pas de rythme d'harmonie. Tout bouge à la même vitesse. Sans hiérarchie de la vitesse de mouvement des notes, sans perspective, il n'y a aucune compréhension de la vitesse de la musique. La vitesse dans la musique n'est pas une question de gestes rapides, de quantité de mouvements. Un singe qui se met au piano frappe les touches trois cents fois par minute et on pourrait croire qu'il fait une musique aussi rapide que la fin de la Septième de Beethoven ou la fin du Sacre du printemps, mais ce n'est pas le cas. La vitesse et l'énergie de l'exécutant ne signifient pas celles de la musique. L'énergie de la musique est une qualité, qui a trait à la conception. Je suis convaincu qu'il y a un lien entre l'enharmonie et la perception de mouvement. Le problème avec la musique sérielle, c'est d'abord un manque de poésie, de compréhension, de contrôle harmonique. Ainsi qu'un manque de vitesse et d'énergie, de tout ce qui peut donner la maîtrise harmonique. Ce sont des pertes terribles.

Certains compositeurs ont essayé de garder les règles postsérielles (absence d'octaves, de tonalité...) et de remplacer ce chaos harmonique par une statique harmonique. Cette forme de statique est très appréciée dans le monde contemporain. Mais les accords sont très complexes à écouter, ils sont toujours très neufs. Alors il faut qu'ils évoluent lentement. Puis toute invention linéaire dans cette conception devient une sorte d'étalement d'une harmonie figée (la source de cette technique : le merveilleux premier mouvement de la Symphonie opus 21 de Webern).

Mais, si on veut des phrases mélodiques spontanées, complexes, pleines de vie, comment les assimiler dans une configuration de sons si rigide? A contrario, si on a des mélodies vivantes et extrêmement variées dans un contrepoint très riche, comment contrôler l'harmonie ? Une autre solution est employée très souvent dans la musique depuis Ives : on produit des polyphonies de mélodies ou d'harmonies sur des rives parallèles, la conception de la composition réside dans la seule superposition. Certains résultats peuvent être extraordinaires, mais très souvent ils sont musicalement et structurellement stériles. Je crois qu'il est plus intéressant d'avoir un contrôle plus souple de ce problème.

La basse

Il existe un autre problème quant à la conception de l'harmonie dans la musique d'aujourd'hui : la basse. C'est simple : on met une note forte qui dure assez longtemps dans la basse, avec très peu de notes autour. Cela devient une basse classique. Tout ce qui est en haut provient de cette note dans la basse comme un souvenir de tonalité. Dans certains cas, surtout si on veut moins de tension dans la musique, la basse ainsi conçue est magnifique. Il est possible de s'en servir. J'ai essayé de le faire dans At First Light, surtout dans le troisième mouvement ; il y a une succession de basses dont la résonance est quasi fonctionnelle.

Malheureusement, ce type de basses provoque une hiérarchie extrêmement rigide dans la texture. Tout ce qui est en haut regarde en bas et dit «vous êtes mon maître, je vous suis redevable». Cela réduit profondément la liberté de ce qui est en haut, harmoniquement et mélodiquement. J'ai envie maintenant de construire des formes pluridimensionnelles. Si l'essentiel de l'harmonie et de la texture est dans la basse, l'invention au-dessus ne peut évoluer en totale liberté. Mais, en coupant ce registre, on altère la profondeur de la basse qui donne une chaleur au son. Et, comme la musique a un impact physique, sonore plutôt que visuel, sans basse, le corps ne vibre pas, ne ressent rien lors de l'écoute. Toutefois ce genre de basses provoque une gigantesque homophonie et un sens conventionnel de la perspective harmonique.

Pour éviter cette quasi-fonctionnalité d'une basse, il faut arrêter la résonance et avoir plus d'une note. J'adore l'intervalle de dixième, mais c'est encore pire. Dans les tritons, neuvièmes, septièmes, ce genre d'intervalles où les ratios de vibrations sont moins simples, si vous avez deux notes, cela produit une texture harmonique dont l'aigu est beaucoup plus libéré et


At First Light (extrait).© 1985 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
où la basse ne résonne pas de manière fonctionnelle. Je l'ai utilisé dans ma nouvelle pièce Three Inventions. Souvent il y a deux notes qui donnent une basse sonore mais confuse, qui évite la résonance d'une seule note.

Par ailleurs, si vous n'avez pas d'octaves - selon les règles sérielles - et désirez écrire un passage sombre à la basse, vous prenez trois notes plus basses que le do de l'alto, vous obtenez une confusion et l'oreille n'entend plus. Si vous voulez cette


Three Inventions for Chamber Orchestra (extrait).© 1995 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
confusion, une sorte de chaos acoustique, c'est permis - pour le tonnerre c'est fantastique. J'ai essayé de l'exploiter dans mon oeuvre pour orchestre, Ringed by the Flat Horizon. Si on veut une clarté «compréhensible», on monte le tout en registre, on se sert des octaves et cela devient plus clair.

Puis il y a la basse linéaire, qui est peu utilisée désormais. C'est une basse qui ne permet pas que les notes résonnent et qui donne une sorte d'accès de nervosité dans l'invention, qui la force à bouger et ne donne pas à la basse le temps de s'installer, de résonner. Cette basse polyphonique, qui n'a pas la fonction d'une basse polyphonique classique, constitue une sorte de basse indépendante. Je l'ai utilisée souvent dans Sudden Time.

Les micro-intervalles

J'aime beaucoup les micro-intervalles. Avec l'ordinateur, très doué pour cela, je les ai recherchés dans Antara. J'ai inventé des flûtes de Pan virtuelles, où les flûtes de Pan échantillonnées et resynthétisées sont jouées en direct sur deux claviers numériques (avec une très grande précision micro-intervallique) et combinées avec deux flûtes solistes et des cordes de l'orchestre. Un demi-ton mélodique est en fait un intervalle très grand et, quand on le divise, on peut obtenir des mélodies extrêmement intéressantes. En plus, dans Antara - je ne sais pas si j'ai réussi -, j'ai voulu avoir un champ intermédiaire où les flûtes de Pan synthétisées rencontrent l'ensemble de l'orchestre en jouant des quarts de tons, une sorte d'harmonie intermédiaire.

Il n'était pas possible d'avoir les flûtes de Pan en micro-intervalles et l'orchestre en demi-tons. Cela aurait sonné faux ! Il fallait une conception harmonique globale. Mais il est difficile de jouer précisément les micro-intervalles sur des instruments traditionnels, même aujourd'hui. Sur les cordes, c'est possible mais avec difficulté. J'ai voulu que ce soit jouable et très précis. Le résultat, c'est le style de la pièce. L'écriture pour les cordes et pour les flûtes est presque toujours en hoquet, comme au Moyen-Age. C'est l'influence des flûtes de Pan des Andes qui, à cause du souffle, ne peuvent que jouer en hoquet. La mélodie est partagée par plusieurs instrumentistes. Pour les quarts de tons, il me semblait que c'était aussi une bonne idée - ça donne le temps de changer de doigté. L'écriture des cordes est alors très fragmentée. Cette fragmentation m'a beaucoup intéressé. Si vous formez un objet musical qui donne l'impression d'être unifié mais qui est fragmenté à l'intérieur, on peut faire des transformations internes extraordinaires.

C'est l'une des plus grandes choses que j'ai apprises de l'ordinateur. Cela me fascine que, sans que l'on puisse voir les liaisons, l'ordinateur prenne une image figurative et la transforme en une autre image figurative, après l'avoir découpée en petits morceaux de couleur, modifiée dans l'espace et recomposée en une figure abstraite. C'est comme de la magie. On peut l'appliquer à la composition : à partir d'une image audible, figurative qui paraît thématique et, par le biais d'une multitude de petits fragments, la transformer organiquement, sans montrer les traces. Cela m'a influencé formellement à partir du Relativity Rag pour piano et reste - beaucoup plus que la manipulation du son même - la plus grande influence de l'ordinateur sur ma pensée musicale, après ma longue période de recherche à l'Ircam. Mais c'est une digression.

L'harmonie microtonale dans Antara était une sorte d'extension de mes règles, de ma compréhension de l'harmonie, que j'ai mise en oeuvre dans un nouveau territoire plus raffiné, avec parfois des seizièmes de tons à l'intérieur des accords, ce que l'ordinateur rendait possible. C'est vrai que les micro-intervalles sont plus forts quand la musique est lente, quand l'oreille a le temps d'entendre et de comprendre ces sons. Plus les sons et les harmonies deviennent étranges et complexes, plus l'oreille a besoin de temps pour les entendre. C'est pour cela que Gérard Grisey et Tristan Murail ont conçu un rythme harmonique très large, où les harmonies passent très lentement de l'une à l'autre. On a le temps de comprendre et de saisir, d'apprécier. Mais, pour éviter qu'Antara soit trop statique et que la structure verticale soit trop forte, j'ai inventé mes propres modes microtonaux, pour libérer l'aspect linéaire de la pièce. Souvent, ils sont transposés ou transformés tout en exploitant des interconnexions enharmoniques à court ou à long terme. Et, à certains moments, il y a comme un hyper-chromatisme qui s'attache à certains mouvements des micro-intervalles au sein d'un ambitus restreint. Dans cette oeuvre, l'enjeu le plus important - peut-être plus que la fusion entre sons électroniques et «naturels» - était la tentative d'intégration de toutes ces techniques microtonales.


Antara (extrait).© 1985-1987 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Il y a de nombreux exemples merveilleux de l'utilisation des micro-intervalles dans les musiques non occidentales. Par exemple, dans les musiques indiennes ou les musiques arabes, les mélodies sont extrêmement raffinées et chaque petite intonation, chaque changement apparaît en opposition avec un mode sous-jacent. La concentration se fixe sur l'aventure d'une ligne dans l'espace. Je suis aussi intéressé par l'utilisation de systèmes d'accord dans la musique de Thaïlande ou de Bali, sans parler de celle de Birmanie (dont les timbres et surtout les rythmes sont inouïs). Par exemple, la pseudo-gamme par tons en Thaïlande, sept notes par octave au lieu de six, que nos oreilles occidentales distordent vers une sorte de diatonisme mal accordé. Toutefois, cet intérêt pour les systèmes harmoniques basés sur des notes figées peut ressembler à la fascination pour un exotisme de façade. En fait, la musique indienne me semble plus intéressante avec ses inflexions. Finalement, bien sûr, il reste le phénomène de la résonance naturelle, tant il est vrai que rien ne peut remplacer les vrais intervalles non tempérés. C'est si beau à entendre. Mais nous sommes des compositeurs et non des auditeurs de sons, le son en soi ne constitue pas toute la musique.

Certes, les micro-intervalles sont fascinants. Mais, si on veut avoir une musique active et dynamique jouée par les instruments d'aujourd'hui, on aura des difficultés avec la précision. En plus, si la musique et la forme sont complexes, la perception sera saturée. On ne les entendra pas. Pour utiliser honnêtement de nouvelles façons d'accorder, il faut une syntaxe et un déroulement formel simplifiés. Pour le moment, je souhaite composer une musique plus active et, pour moi, la contrainte des douze sons est très utile. Si je faisais une musique micro-intervallique, je serais contraint d'écrire une musique plus simple.

Il existe un lien curieux entre la structure et les tempéraments. Certes, la polyphonie introduit les formes dynamiques. La forme et la polyphonie sont immensément renforcées par le contrôle et la cohérence harmoniques. C'est pourquoi la technique de la polyphonie intégrée à l'harmonie a fait d'énormes progrès avec le tempérament. Un jour, j'aimerais beaucoup écrire une pièce qui exploiterait un autre tempérament intégré - comme le système de Huygens à 31 notes -, mais, du moins jusqu'à présent, elle ne pourrait être jouée que sur des synthétiseurs.

Libérer la forme

Depuis longtemps, la forme a été une de mes priorités absolues. Je me suis toujours senti obligé de faire des choses organiques en musique. En lisant récemment plusieurs livres sur la théorie du chaos et ayant beaucoup étudié les mathématiques et la chimie à l'école, j'ai été fasciné par les conceptions d'instabilité et surtout par la relation entre la simplicité et la

complexité. On disait que c'était un tort d'avoir séparé le chaos et l'ordre dans le passé ; ce sont deux phénomènes qui sont la manifestation d'une seule et même chose instable. L'un est dans l'autre. Beaucoup de gens sont fascinés par les fractales, c'est très joli mais c'est moins intéressant. C'était surtout l'instabilité et la flexibilité de la morphologie que cela provoque qui m'intéressaient.

Pendant que je compose, j'ai besoin que les mesures que j'écris entraînent les mesures suivantes, que ce soit comme quelque chose en train de croître, mais d'une façon complètement inattendue. Ce genre de conception nécessite un matériel capable de grandir et de se transformer, mais pas selon un processus simpliste et mécanique. Avec une conception trop verticale de la musique, on ne peut pas produire une forme intéressante. Si la musique est constamment contrôlée par des règles verticales, on peut faire n'importe quoi à l'intérieur, à chaque fois que l'on change de verticalité, il y a un trou. En revanche, une véritable forme organique ne prend pas en compte les coupures, elle va au-delà.

La structure, c'est le passage du matériel dans le temps. Le matériel dans le temps ne peut pas toujours rencontrer un mur, sinon la narrativité de la musique sera gâchée. Elle doit s'étendre, mais elle sera toujours bloquée par ces colonnes verticales. La polyphonie, c'est la voie d'une forme vraiment intéressante parce qu'elle permet une conception multidimensionnelle de l'espace musical. Ma plus grande ambition pour Sudden Time était de libérer la forme par une écriture beaucoup plus horizontale qu'auparavant, que toute l'harmonie audible ne soit que le résultat des rencontres de lignes simultanées. Il n'y a aucune trace d'accords complexes et statiques derrière la texture. Il y a tellement de choses plus intéressantes qui peuvent alors arriver, je crois, dans la syntaxe et dans le déroulement dramatique, sans parler de la libération de la sensation du mouvement et de la pure vitesse de l'écriture.



Sudden Time (extrait).© 1993 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Pour le son aussi. On peut avoir une hétérogénéité simultanée : deux, trois, quatre, cinq, voire sept choses qui se passent en même temps, compréhensibles mais différentes. Si c'est bien écrit, l'oreille est capable d'entendre autant de choses en même temps, et c'est un grand plaisir. Déjà chez Bach, au début de La Passion selon saint Jean, il y a cinq niveaux superposés.

A notre époque, contrairement à l'ère classique et à l'ère romantique, les compositeurs ont sans doute perdu les repères harmoniques conventionnels. C'est peut-être triste. Autrefois, il y avait une communication immédiate et profonde entre l'auditeur et la musique. En même temps, en perdant ce «consensus», on s'est libéré. Un des plus grands triomphes du XXe siècle, qui résulte de cette perte, est la libération de la forme vers une sorte de narration abstraite. Quand je parle de narration, cela signifie que le matériel est dynamique, capable de changer, de se transformer et de rencontrer tout autre sorte de matériel dans un autre contexte. Je prends un intervalle ou deux, une phrase, un élément rythmique très simple et je provoque la mutation de ce matériel très simple sans contraintes, libre en imagination. Surtout sur le plan rythmique, on peut faire des choses beaucoup plus intéressantes qu'auparavant.

Au niveau harmonique, avant il n'y avait qu'un type d'harmonie qui contrôlait chaque temps de musique. Dans la musique que je fais maintenant, sur le plan harmonique, il y a des pages où quatre à cinq couches simultanées forment une sorte de confusion voulue, superposées de façon très complexe mais contrôlées. Soudainement, cela peut devenir une harmonie. Le début des Altenberg Lieder de Berg en constitue un excellent exemple : on a huit couches d'ostinatos - ça donne l'impression d'une tempête de neige - qui, à la fin, deviennent une harmonie. L'introduction de Don Quixote de Richard Strauss en est un autre exemple, beaucoup plus conventionnel au fond, mais très audacieux à son époque. En fait, c'est comme si un réalisateur modifiait radicalement sa prise de vues sans coupes.

Si tous les phénomènes, les plus hétérogènes comme les plus homogènes, sont issus d'une source unique, on est vraiment libre. Il faut en fait une très grande organisation. Pendant les cinq ou six dernières années, si on observe les esquisses de mes pièces, il y a énormément de précomposition, dont j'avais horreur quand j'étais jeune. Je trouvais que ce n'était pas spontané, pas intuitif, pas poétique. Maintenant, je fais des sous-structures - qui se transforment même à travers la structure - pour parvenir à la liberté intuitive, pour libérer la forme.

Il est également vrai que la notation influe sur la forme. La flexibilité de la notation est essentielle pour ouvrir la forme. C'est comme en peinture, le choix des pinceaux détermine ce que le peintre va faire. C'est la même chose en musique, le tempo qu'on choisit, le type de changement de mesure, les relations de tempo, les techniques de dilatation, tout cela a une grande influence.

Identité du matériel

Autre constat valable pour ma musique récente : l'invention est provoquée par le timbre, mais pas définie par le timbre. C'est une idée très simple mais importante. Quand je compose, je note tout de suite l'invention sur la partition, sans orchestrer. Cela me rappelle Sibelius et Janácek, deux compositeurs que j'admire beaucoup. Je pense le son pendant que j'écris la note. Ça m'inspire un certain type de ligne en fonction d'un certain instrument. Je suis fasciné d'imaginer l'espace de l'orchestre, j'y pense tout de suite quand j'écris. Le son est essentiel, mais, au fond, l'invention est indépendante du timbre. Dès que j'invente pour quatre flûtes ou deux violoncelles un type de matériel, je pense que ce matériel va bientôt revenir à un autre instrument ou à un autre groupe d'instruments, et pas seulement pour produire une variété de timbres. Ce n'est pas qu'une question sensuelle, c'est une question formelle. Ce qui empêche aussi la forme d'être organique, c'est quand l'invention est emprisonnée par le timbre.

Si j'utilise tel type de matériel pour la trompette - ce que j'ai fait dans At First Light et surtout dans A Mind of Winter - et si ce matériel revient toujours à la trompette, quelle est sa possibilité de développement ? Quel devenir peut-il avoir ? L'auditeur se dit : «Ah! son matériel, c'est la trompette !» C'est bien qu'on puisse le reconnaître - il est intéressant de percevoir le même objet dans des environnements toujours différents - et c'est aussi utile pour la composition. Mais, si j'ai envie que ce matériel se multiplie, je ne peux pas parce que je n'ai qu'une ou deux trompettes. Problème encore plus grave : je veux que ce matériel devienne sombre et menaçant. Il me faut donc le mettre dans la basse. Impossible ! Si je veux que ce matériel soit exécuté à une très grande vitesse dans l'extrême aigu, ma conception refuse, au titre que «la trompette ne peut pas le faire». En revanche, si le matériel n'est pas enchaîné au timbre, il peut voler partout, dans la vitesse, dans la texture, dans le timbre, dans l'imagination. Ainsi, à n'importe quel moment (selon les contraintes relatives aux forces instrumentales choisies), toute combinaison de matériaux est envisageable. La structure peut donc passer d'une homogénéité de masse (tout l'ensemble jouant un seul et même matériau) à une hétérogénéité de masse (tous les matériaux possibles sont simultanément actifs à travers l'ensemble), avec une grande marge de manoeuvre entre les deux extrêmes.

Si l'identité du matériel n'est pas dans le timbre, elle peut être dans le contour, dans le rythme ou dans les intervalles. Le sérialisme m'a quand même appris plusieurs choses, notamment sur la conception structurelle, dont le potentiel de puissance organique est très attirant. Cela peut amener à une extrême diversité de matériel dans une structure cohérente : un modèle fascinant. Mais l'hétérogénéité superposée, comme dans le postmodernisme, est superficielle. Elle utilise la surface des choses pour la mettre en musique au lieu de prendre le fond et de trouver des liaisons très profondes entre les éléments. Plus intéressante est l'hétérogénéité capable de tout combiner, intégrer et transformer de manière profonde, avec une véritable communication entre les matériels.

Le métier

Composer

J'assiste à beaucoup de concerts et je dirige souvent d'autres musiques que la mienne. Si une pièce me passionne, je me demande comment elle est écrite, j'observe la partition, j'essaie de comprendre et de voir si je peux «emprunter» quelque chose. Très souvent aussi, quand ma réaction est très négative, cela m'entraîne à trouver le contraire. C'est très difficile de commencer une oeuvre. Mon imagination est fascinée par les détails, mais ils ne sont pas une simple ornementation. Le plus petit élément est essentiel, de fait, dans une structure dynamique, un minuscule détail peut devenir un matériau de premier plan.

Au début d'une pièce, si j'ai une heure efficace toutes les deux semaines, j'ai de la chance! Je suis complètement perdu. Le début d'une nouvelle pièce, c'est à la fois une critique de la dernière pièce et l'exploration d'un nouveau terrain. Il faut faire quelque chose de différent, trouver une nouvelle façon de se réinventer. Cela commence quand je cherche ce qui ne fonctionne pas dans la précédente.

Je ne commence pas mes compositions forcément par la première mesure. Dans At First Light, j'ai demarré par le troisième mouvement. Toutes les esquisses rythmiques et harmoniques que j'ai faites avec Messiaen étaient une sorte de précomposition, la recherche d'un territoire qui, au bout d'un certain moment, atteignait sa maturité dans mon imagination pour produire une oeuvre. Après cela, j'ai toujours ainsi procédé. Avant Sudden Time, j'ai fait des années de recherche sur la perception de la pulsation, l'infime changement de durée qui détruit une pulsation, la combinaison de pulsations, la conception de rythme divisé à l'intérieur des pulsations. J'ai aussi exploré un champ important - souvent ignoré aujourd'hui - qui est une extension du rythme divisé : la métrique, ainsi que la hiérarchie du temps fort et de l'accentuation. Cela peut avoir des implications profondes sur des champs aussi divers que la figuration de l'arrière-plan, le contour mélodique, le rythme harmonique, voire l'intersection structurelle (c'est-à-dire à quels moments, au sein d'une texture polyphonique, les lignes individuelles changent de fonction ou de matériau ?). J'ai écrit des centaines de pages, par seul intérêt de la recherche, sans penser à une oeuvre. A cette époque, j'ai aussi commencé à prendre des cellules de hauteurs, beaucoup plus simples qu'avant, des cellules à trois ou à cinq sons. J'ai fait des essais avec un type de Gestalt (forme) intervallique pour réévaluer mon concept de consonance et pour éviter les manières de l'écriture mélodique (septièmes majeurs...) postsériels.


Three Inventions for Chamber Orchestra (extrait).© 1995 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

L'étude de l'enharmonie était très importante à cet égard. J'ai travaillé la capacité de mutation et de combinaison de ces choses très simples, une sorte de travail de laboratoire. A un certain moment, une inspiration vient. Ce qui était académique en laboratoire devient soudainement une possibilité expressive et lance une oeuvre. Aujourd'hui, le déroulement est moins libre qu'avant. Mais même maintenant je refuse de définir une forme avant de commencer une pièce. Comment est-il possible de définir le devenir de mon matériel sans connaître le matériel même ? Pour moi, le matériel que j'invente cherche lui-même son destin, sous mes yeux, en direct, comme on assiste à un drame entre des gens qui se rencontrent, qui discutent. Mais, si on invente un matériel par intuition seulement - on commence par la première page sans réfléchir -, tous les problèmes formels que je crains vont arriver. Les choses se suivront par juxtaposition ou superposition. Parce qu'il n'y a pas de point commun profond, la continuité formelle sera unidimensionnelle et pauvre.

Pour éviter cela, j'invente une sorte de terrain qui donne les possibilités et les capacités de connexion et de transformation du matériel : un réseau de contraintes flexibles liées entre elles. Après avoir travaillé ce terrain, je me lance dans la musique et je réalise les possibilités de ces matériaux. C'est comme un auteur de théâtre qui invente des personnages, leur langue, leur environnement, leurs capacités de rencontres, sans savoir quelle histoire va se développer. Lorsque je compose, j'aime être surpris en chemin, que des choses inimaginables au début arrivent et que cela reste cohérent malgré tout. C'est possible si les conditions initiales sont bien définies.

J'ai très peur des dates limites pour mes pièces et je les accepte rarement. Pour la troisième des Three Inventions, il m'a fallu neuf mois pour écrire les cinq ou six premières pages. Un mois avant la création par l'Ensemble Modern à Salzbourg, la pièce n'était qu'à moitié composée. Il m'arrive très souvent de me tromper : je fais une fausse note, j'ai pris une mauvaise décision. Comme si on prenait une plante et qu'on lui coupe les racines. Quatre à six semaines avant la création, la pièce à moitié composée était comme morte devant moi. Je m'étais aperçu que mes esquisses devenaient de plus en plus mauvaises. Incroyable tellement c'était mauvais. Après m'en être rendu compte, j'ai été incapable d'écrire une note. Alors j'ai détruit un quart de la pièce. Puis j'ai écrit le reste en trois semaines, à toute vitesse. C'est toujours comme ça. Je mets neuf mois pour écrire la première moitié d'une oeuvre et trois semaines pour la terminer. Avec une violence! Je ne dors pas, c'est une sorte de folie. C'est passionnant, mais je ne peux pas vivre tous les jours avec une intensité pareille.

Enseigner

J'enseigne la composition au Royal College of Music à Londres. Ce qui m'intéresse, c'est d'apprendre. Je suis contraint à regarder, à analyser, à réfléchir et à mettre mes pensées en forme proprement et clairement pour les expliquer. De temps en temps, je recense mes préoccupations personnelles avant de commencer une oeuvre, des choses qui me troublent ou qui me fascinent. Si je repense aux quatre dernières années, je choisis un sujet abstrait et je prends divers exemples pour stimuler la réflexion chez mes élèves. Comme sujet par exemple : l'histoire de la dynamique dans la musique, c'est très simple, piano jusqu'à forte, ce n'est rien. Mais on peut y voir aussi un reflet de l'évolution des conceptions formelles de toute l'histoire de la musique !

Autre sujet : comment commencer une pièce ? On étudie les premières mesures des neuf symphonies de Beethoven. C'est toujours un choc, l'inattendu. La Première Symphonie commence dans une fausse tonalité, la Quatrième avec d'extraordinaires octaves mystérieuses. Quant au fameux début de la Neuvième, c'est un début quasi darwinien.

On peut aussi réfléchir à l'histoire de la pulsation. Je lui ai consacré deux cours de six heures. Question de rubato, de durée, de pulsation, de hiérarchie.

Et puis des sujets plus précis : les polyrythmes chez Stravinsky, le dernier acte de Wozzeck, la quatrième Notation pour orchestre de Boulez, le Concerto pour orchestre de Carter, Le Gibet de Ravel, la dernière Sonate pour piano de Beethoven, une analyse assez détaillée du fameux Ricercare à six voix de Bach, des analyses particulières de diverses oeuvres modernes.

De temps en temps, j'invite des compositeurs à nous rendre visite. Un gambiste est venu nous présenter son instrument merveilleux. De grands musiciens indiens sont venus chez moi, un expert de la musique russe, toutes sortes de personnes intéressantes qui peuvent nous enrichir. Je fais cela à peu près une fois par mois. Les élèves arrivent chez moi à Londres à 11 heures le dimanche et ils repartent à 18 heures, parfois ils restent jusqu'à minuit. Quand j'ai donné le cours sur Sudden Time, il y en avait vingt-neuf dans mon living room ! Je ne sais pas si cela est utile mais j'en reçois beaucoup. Ce fut un grand plaisir pour moi d'avoir à la fois des élèves anglais et étrangers. C'était aussi un honneur pour moi d'être invité en tant que conférencier dans les pays lointains : je me souviens en particulier d'une visite aux Conservatoires de Pékin et de Shanghai en 1993, où la soif des contacts et la générosité spirituelle m'ont beaucoup touché.

Les repères

Quand j'étais jeune je n'aimais pas du tout Bach, mais j'ai changé. Ecoutez ses fugues : chaque voix constitue une très belle ligne expressive et, en même temps, apparaît l'ensemble que forment les harmonies lumineuses. Les fugues sont d'habitude très ennuyeuses, sauf chez Bach. Ce qui est intéressant chez lui, c'est le mariage entre le vertical et l'horizontal. Le vertical se trouve déjà dans les thèmes de la polyphonie. Si on les regarde de près, on voit une vie verticale pleine de contacts souterrains, d'échanges et d'alimentation, qui donnent la vie aux mélodies. Je crois que c'est l'assimilation la plus profonde entre la verticale et l'horizontale dans toute la musique occidentale.

J'ai du mal à supporter Hindemith. Je considère Bartók comme un grand compositeur, très original, mais certains de ses traits me déplaisent. Par exemple le type d'harmonie diatonique avec des «fausses notes», ces accords parfaits à la main gauche avec une mélodie dans un autre mode qui donne une sorte de décalage, de polytonalité facile. Il y a des imitations, très souvent à l'envers, avec des phrases assez carrées rythmiquement que je n'aime pas. Et puis il y a une certaine froideur de son et d'expression qui ne sont pas tout à fait à mon goût.

Mais des pièces comme Le Mandarin merveilleux ou Musique pour cordes, percussion et célesta sont formidables. S'il me fallait choisir un compositeur d'Europe de l'Est du début du siècle, je choisirais Janácek. Le coeur de Janácek était plus généreux - je pense notamment à Katia Kabanova ou à La Petite Renarde rusée. Bien que sa technique soit beaucoup plus primitive, elle était aussi très inventive. C'est un des rares compositeurs du XXe siècle qui ait inventé un style mélodique authentique, extrêmement personnel et très expressif.

Quant à la question adornienne de choisir entre Stravinsky et Schoenberg, je répondrais d'abord que je ne choisirais pas Adorno. Quand il est en forme, c'est parfait. Il a peut-être écrit les plus belles pages sur la musique que j'ai jamais lues. Mais, dans d'autres écrits, c'est tellement dogmatique... Son pessimisme d'après-guerre était compréhensible mais d'une telle sévérité, presque cruelle, que je ne pourrai jamais l'accepter. On a l'impression d'une tyrannie intellectuelle. Dans ses études sur Berg, lorsqu'il analyse la musique même, c'est très conventionnel. Tout d'un coup, il pense à Stravinsky et il avance des arguments absurdes pour le combattre ! En revanche, quand il parle en termes plus généraux de Berg ou de Mahler, dans un vocabulaire qui n'est pas celui d'un analyste, c'est merveilleux. Son article sur Berg paru dans Quasi una fantasia dessine l'âme du compositeur avec une sensibilité et une empathie extraordinaires.

Pour revenir à Schoenberg et Stravinsky, ce sont deux grands compositeurs. La conception philosophique chez Schoenberg m'intéresse plus que chez Stravinsky. Mais, pour l'oreille, je choisirais mille fois Stravinsky. Je préfère sa personnalité telle qu'elle transparaît dans sa musique. La Symphonie des psaumes, Les Noces, les Symphonies d'instruments à vent, les Mouvements pour piano et orchestre, Ebony Concerto, le Sacre du printemps, Petrouchka, c'est une musique éclatante et géniale.

Debussy est un géant. Sans Debussy, Stravinsky n'existerait pas. Imaginez leur rencontre à Paris il y a quatre-vingt-dix ans ! C'est cela qui a formé Stravinsky. Chez Debussy, il y a une volubilité, une liberté d'écriture, une sensibilité humaine, intime, qui est unique. J'ai toujours trouvé l'invention de

Debussy extraordinaire, par exemple dans les dernières Etudes. J'ai aussi toujours adoré Ravel. Il y a plus de clarté chez lui, c'est moins ambigu et mystérieux que chez Debussy mais comme technicien, mon Dieu ! La Valse ou Daphnis et Chloé relèvent d'une écriture tellement achevée et virtuose. La musique de Ravel est provocante. Il expose les problèmes et il propose des solutions, toujours avec une si grande subtilité expressive. Comme pianiste, j'ai même joué en concert plusieurs de ses oeuvres : Valses nobles et sentimentales ou le merveilleux Ma mère l'Oye.

Mais maintenant, plus que le piano, j'adore pratiquer la direction d'orchestre. Je fais d'habitude moins de dix programmes par an - j'ai bien compris le danger de ce chemin pour un compositeur - mais mon répertoire est assez varié. A part mes propres oeuvres, j'ai souvent dirigé les grands contemporains comme Messiaen, Ligeti, Boulez ou Berio. En même temps, j'ai interprété beaucoup d'oeuvres de compositeurs plus proches de ma génération (Tristan Murail, Gérard Grisey, Unsuk Chin, Wolfgang Rihm, Denys Bouliane...) ainsi que nombre de classiques du XXe siècle (Stravinsky, Ravel, Sibelius, Varèse, Berg...), voire quelques-uns du XIXe. Parmi mes compatriotes, j'ai surtout programmé de belles oeuvres de Harrison Birtwistle, Oliver Knussen, Jonathan Harvey et Simon Holt. Je veux mentionner un autre musicien anglais que j'apprécie mais qui ne sera peut-être jamais aimé en France : Michael Tippett. Il est possible que sa musique semble trop archaïque pour les Français. Mais j'ai entendu récemment à Londres son opéra, The Midsummer Marriage. C'est une authentique vision de joie, merveilleusement ensoleillée et lyrique. Et si je pense au théâtre musical britannique de ce siècle, je dois mentionner les grandes réussites de Britten, surtout Billy Budd.

Vers l'opéra

Mes propres racines musicales sont issues du théâtre, avec mes expériences de musique de scène à l'école et à l'université, sans oublier la quantité de films muets que j'ai accompagnés en improvisant au piano. Je ne suis peut-être pas fait pour collaborer, mais je veux moi-même écrire un opéra. Dans l'opéra contemporain, le grand problème est l'écriture pour la voix. L'opéra, c'est le chant, et le chant c'est la mélodie. Je ne dis pas la mélodie selon Verdi ou Carmen. Mais une amélioration est indispensable, pour la bonne santé de l'opéra. Les intervalles depuis le sérialisme sont devenus une sorte de maniérisme, de quasi-caractéristique de la musique moderne ; ça donne des mouvements disjoints en zigzag. Ce n'est pas facile à changer mais j'ai essayé de tenter ce challenge avec ma pièce Upon Silence.

Upon Silence (extrait).© 1991 Faber Music Ltd. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
En plus, ce qui est difficile dans l'opéra - les personnages qui traversent la scène, l'orchestre, plein d'événements - c'est que, si le style harmonique de l'orchestre est trop complexe, l'auditeur-spectateur aura du mal à unir la voix avec l'orchestre. Le XXe siècle est pourtant très riche en découvertes formelles, rythmiques, de timbres. Mais il est plus faible dans le domaine de la mélodie, si on le compare avec d'autres siècles. Tout comme dans celui de la narration, pour la simple raison que le XIXe siècle l'avait magnifiée. En outre, c'est le cinéma qui nourrit désormais notre besoin culturel de grands mythes narratifs. C'est l'un des avenirs de l'opéra, qui a utilisé beaucoup de romans au XIXe siècle, de s'inspirer du cinéma.

La musique et le théâtre existaient ensemble avant même les instruments, la notation. Je suis sûr que c'est un des débuts de la musique. On sera capable de le réinventer. Il faut peut-être une certaine naïveté pour faire de l'opéra, puisqu'il faut croire dans le médium. Ce n'est plus comme à l'époque de Verdi ou de Wagner, où l'on était constamment entouré d'opéras magnifiques. Malgré tout, il y a beaucoup plus d'énergie dans l'opéra qu'il y a vingt ans. Rien n'est impossible!

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