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Bali : la musique comme cosmologie sonore

Hans Oesch

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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Quand Debussy découvrit en 1889, lors de l'Exposition universelle organisée pour le centenaire de la Révolution française, des instruments de musique d'Asie, quand il vit des danses cambodgiennes et le théâtre musical vietnamien, des orgues à bouche japonais ou de la musique de gamelan javanais, il trouva dans la pensée musicale et les expériences sonores séculaires de l'Orient non pas sans doute l'impulsion pour la formation de son style personnel, mais la confirmation que les tendances déjà manifestes d'un tel renouvellement de son langage musical étaient fondées. L'orientation selon des tendances extra-européennes trouvait son origine -- dans la décadence du XIXe siècle -- en un malaise général vis-à-vis de la culture propre. Dans cette crise, qui aliénait l'artiste de la société qui le portait, il y avait deux solutions extrêmes : la fuite réelle vers des pays exotiques (que choisit Gauguin par exemple) ou l'émigration intérieure vers la Bohême. C'est celle-ci qu'adopta Debussy, s'entourant de porcelaine chinoise, de panneaux de laque japonais, de vases grecs. Il admirait des gravures sur bois du Japon (la Vague de Hokusai orne le frontispice de La Mer dans l'édition de 1903), et lisait des poésies de tendance exotique, l'Almansor de Heine, dans la traduction de Boyer, les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs ou Sidharta de Victor Segalen.

Les révélations musicales de l'Exposition ont enthousiasmé Debussy pendant de longues années. Elles l'ont aidé à se détourner de Wagner. Debussy préféra l'idéal du théâtre vietnamien, avec sa noble retenue et ses allusions aussi denses que différenciées, à la pathétique monumentalité de Bayreuth qu'il admirait encore en 1888 et 1889 : « Une petite clarinette rageuse conduit à l'émotion ; un tam-tam organise la terreur, et c'est tout ! Plus de théâtre spécial, plus d'orchestre caché. Rien qu'un instinctif besoin d'art, ingénieux à se satisfaire ; aucune trace de mauvais goût ! » (Monsieur Croche, édition F. Lesure, Paris, Gallimard, 1971, p. 223.) L'Orient réconforta également chez Debussy le désir de continuer le chemin qui menait hors de la crise de l'harmonie fonctionnelle. A java, il trouvait une alternative au panchromatisme wagnérien, avec une disposition tout à fait différente du matériau sonore. A partir d'un réservoir de sons réduit, ni diatonique, ni chromatique, la musique de gamelan javanaise produit, grâce à des hétérophonies autour d'une mélodie centrale et d'une technique d'ornementation interne, des plans sonores statiques, qui représentent différents états d'agrégats d'une épaisseur variable, et qui, selon le principe taoïste d'un perpétuel changement, se fondent l'un dans l'autre. Ce n'est pas à la manière d'un Félicien David (Le Désert, 1844) ni de ses imitateurs, qui intégraient dans leur musique des « objets trouvés » musicaux dans un esprit colonialiste, que Debussy mit à profit la musique extraeuropéenne dans la sienne propre. La musique d'Orient devint pour lui une fontaine de jouvence qui pouvait régénérer son propre langage. Ainsi, il essaya par exemple dans Pagodes, extrait des Estampes de 1903, d'imiter le caractère de slendro de la musique javanaise avec des moyens sonores et de produire au moyen de la sonorité du piano l'illusion d'une gamme de cinq intervalles à distance à peu près égale d'un 5/4 de ton (240 cent ; un demi-ton mesure 100 cent). Il y arriva en ajoutant au sol-dièse et au dièse d'un mode de Si (si-do dièse- dièse-fa dièse-sol dièse-si) respectivement un la (mes. 5 et 6) et un mi (mes. 7). Il suggère ainsi (si l'on part de la moyenne des sons dièse/mi et sol dièse/la) l'existence d'une échelle à cinq sons équidistants, où viendraient après le ton entier si-do dièse quatre intervalles de 250 cent. L'auditeur pense donc que la quinte si-fa dièse (que l'on entend à la basse comme bourdon) est divisée non pas en un ton entier et une tierce, mais en deux moitiés. Debussy avait donc découvert, à java, un système traditionnel qui existe sans demi-tons, comme cette gamme par tons entiers qu'il emploie souvent et qui lui fut transmise par Glinka (Roustan et Ludmila, 1842) et peut-être Vladimir Ivanovitch Rebikow (1866-1920), et mène à une évaluation comparable de la consonance.

Il est certes légitime qu'un compositeur mette à profit des conceptions et des catégories de pensée non européennes pour renouveler son propre langage, d'autant que Debussy conçut Pagodes et plusieurs autres de ses oeuvres influencées par l'Orient avec ses propres moyens techniques, c'est-à-dire essentiellement occidentales, à la lumière de ce qu'il savait de principes structurels non européens. Il transforma ce qui était étranger en biens propres et ne songeait nullement à créer une manière de musique universelle. Et il n'était pas si réactionnaire qu'un Steve Reich par exemple, qui plus tard allait étudier la musique de Bali ou d'Afrique occidentale, puis importer telles quelles les structures et les sonorités exotiques dans ses oeuvres pour produire de nouveau de la musique « sur un style ».

Debussy, dans son enthousiasme pour la musique orientale, en avait bien vu certains aspects. En 1895, il écrivait à Pierre Louÿs (Correspondance entre Debussy et P. Louÿs, Paris, 1942, p. 41) : « Rappelle-toi la musique javanaise qui contenait toutes les nuances, même celles qu'on ne peut plus nommer, où la tonique et la dominante n'étaient plus que vains fantômes à l'usage des petits enfants pas sages. » La musique de Java, qui lui inspira Pagodes, donna lieu à un malentendu : Debussy la comprit comme produit de la nature, expression d'une liberté individuelle : « Il y a eu, il y a même encore, malgré les désordres qu'apporte la civilisation, de charmants petits peuples qui apprirent la musique aussi simplement qu'on apprend à respirer. Leur conservatoire c'est : le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu'ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder dans d'arbitraires traités. Leurs traditions n'existent que dans de très vieilles chansons, mêlées de danses, où chacun, siècle par siècle, apporta sa respectueuse contribution. Cependant, la musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n'est qu'un jeu d'enfant. Et si l'on écoute, sans parti pris européen, le charme de leur percussion, on est obligé de constater que la nôtre n'est qu'un bruit barbare de cirque forain » (Monsieur Croche, l.c., p. 223-224). Debussy sentit l'importance de la tradition dans la culture musicale de l'Asie du Sud-Est, mais il ne pouvait soupçonner à quel point des siècles et des millénaires guident les mains d'un joueur de gamelan. Nous savons aujourd'hui beaucoup plus de choses que du temps de Debussy quant aux conditions fondamentales de musiques non européennes et aux multiples imbrications du fait musical et des faits sociaux ou de la philosophie. A la fin du XXe siècle, une véritable réception des acquits musicaux exotiques ne peut plus se faire que dans le cadre d'une connaissance de ce système de coordonnées où s'inscrivent la musique, la littérature ou la peinture. Nous voudrions montrer dans ce qui suit comment une identité culturelle se répercute dans le domaine musical, en prenant comme exemple la musique de Bali.

Si l'on considère dans leur ensemble les domaines culturels extraeuropéens, on remarque très vite que chacun est caractérisé par la prédominance d'un certain matériau qui sert à construire les instruments produisant du son. Dans les îles de l'Asie du Sud-Est, auxquelles appartient Bali, voisin de Java, et sur la terre même -- la région de l'Indochine -- le bronze et le fer constituent la base de la culture musicale. Celle-ci fut posée aux temps néolithiques quand, vers 1500 avant J.-C. au plus tard, des primitifs qui parlaient l'austronésien parvinrent sans doute en plusieurs vagues vers l'archipel indonésien. Nous savons aujourd'hui que pour ces habitants primitifs d'Indonésie c'était non la hache à quatre pans et en pierre qui était caractéristique, mais déjà des outils en métal, introduits en même temps que les constructions d'irrigation des champs de riz. Dans ce domaine de la métallurgie, le travail du bronze et du cuivre, importé au IIIe et au IIe siècle avant J.-C., est considéré comme moins ancien que celui du fer, métallurgie dont l'âge vénérable est attesté par la découverte d'objets en bronze et en étain à Chiang (dans le nord-est de la Thaïlande, datant probablement de 3600 avant J.-C.).

Parmi les objets datant de l'âge de bronze comptent les gongs de la culture Dongson, répandus dans le domaine indonésien dès le IIIe siècle siècle avant J.-C., qu'il faut considérer comme les prototypes des gongs et des jeux de gongs (combinaisons de plusieurs gongs individuels) indonésiens et qui confèrent à cette culture, jusque de nos jours, son caractère propre. Les instruments de cet âge de bronze, nommés d'après leur lieu de découverte Dông-So', fouillé en 1924 par un archéologue français, sont des centaines de gongs, aux bords profonds, qui, sur leur surface ou sur les rebords latéraux, montrent souvent des ornements dont l'iconographie renvoie à des représentations de l'au-delà et à des rituels funéraires propres au chamanisme (nefs des morts magiques, avec leur équipage, parmi lequel des joueurs d'orgues à bouche et de jeux de gongs). Les Indonésiens sont probablement très vite devenus des maîtres dans l'art de forger ; les gongs les plus anciens que l'on ait trouvés en Indonésie -- le plus grand se trouve dans le vieux temple de l'empire, le Pura Panataran Sasih (à Intaram-Pèjèng, district de Gianyar), à Bali -- et qui relèvent du même type que ceux de Dongson -- ne sont cependant guère de fabrication locale, mais importés. Cela est suggéré par des mythes racontant que les gongs, jadis, seraient « tombés du ciel » (piturum).

Puisque les métaux étaient considérés par les Indonésiens comme porteurs de forces et que les forgerons (pandé) sont donc en contact, jusque de nos jours, avec des forces magiques dangereuses, ils formaient -- afin de se transmettre en secret les formules de mantra que l'on récitait pendant ce travail -- un groupe social à part, dont la prééminence est attestée par des documents, même dans la période hindoue, plus tardive, de Bali. Les forgerons travaillant le fer (pandé běsi) se considéraient comme plus anciens que les brahmanes à Bali, et jouissent encore aujourd'hui de multiples privilèges.

Grâce aux recherches de Mande Hood et d'érudits indonésiens, nous sommes assez bien renseignés à présent sur la généalogie du gamelan, ensembles orchestraux d'effectifs et de fonctions divers. Les Indonésiens ont forgé tôt le grand bonang avec une bosse centrale, suspendu horizontalement, ainsi que les grands gongs suspendus verticalement (gong ageng), combinant des jeux de métallophones, alors qu'au cours des siècles les pièces individuelles devenaient de plus en plus petites, mais les formations composées de plus en plus complexes. Point de départ de cette évolution : le gamelang mungag, à trois sons, datant du Ier siècle avant J.-C., qui donna naissance peu à peu à la formation slendro, à cinq sons, et pelog, à sept sons. Le gamelan munggang, à trois sons, appelé « Kangjěng Kyai Guntur Laut » (« Vénérable Seigneur Océan tonnant ») et conservé au kraton (palais) de Yogkarta comme le plus ancien gamelang, se compose de quatre suspensions (rancak), chacun à trois gongs (bonang) distingués en jatěran (octave supérieure = masculine) et sětren (octave inférieure = féminine), ainsi que de deux gong ageng et quelques autres instruments à percussion. Si l'on part de la technique de jeu qui s'est maintenue au gamelan munggang à Yogyakarta encore aujourd'hui, les anciens comme les récents gamelans d'Indonésie combinent non seulement l'idée du caractère sacré du métal et la distinction entre principe masculin et féminin (yang/yin) ; même des principes structurels et des modes de jeu encore en valeur ont déjà dû exister pour le gamelan munggang. Les bonang jouent sans discontinuer des patterns à trois sons, identiques, comme 3-2-3-1. Par des doublures à l'octave et le procédé d'orchestration dit de « stratification » on peut produire déjà avec seulement trois sons des figures assez compliquées et différenciées. La stratification repose sur le fait que les instruments plus grands et plus petits, plus forts et plus doux d'un gamelan produisent des degrés différents et individuels de densité musicale, qui se superposent en plusieurs couches. Au cours de l'évolution du gamelan, on a développé le principe d'une mélodie centrale (balungan), jouée par certains instruments, et des évolutions autour, des ornements (paněrusan) confiés à d'autres, selon des règles strictes encore en vigueur. Mais déjà dans le gamelan munggang on trouve appliqué l'autre principe général de la musique de gamelan indonésienne, celui de la colotomie. Les instruments plus ou moins grands de la famille des gongs mettent en évidence la colotomie, c'est-à-dire les membres et les sections de la mélodie balungan. Comme les points, les virgules, les points-virgules font pour le discours écrit, ainsi des gongs de grande, moyenne ou petite taille (mais aussi le grand tambour à tonneau bědug) articulent la forme musicale. Ce principe de interlocking, qui permet des tempi extrêmement rapides, faisait donc partie dès l'origine de la musique de gamelan indonésienne, comme enfin la technique de marquer par des coups précis des changements de tempo ou d'autres informations qui coordonnent le tout.

A partir de là, la musique de gamelan a évolué de manière continuelle, sans s'éloigner jamais de ses principes de base. Dans le gamelan kodok ngorek du VIIIe-IXe siècle, le système complet du slendro à cinq sons se présente pour la première fois de manière complète. Le système complet du pelog à sept sons se cristallisa peu à peu au XIIe siècle et trouve son point d'aboutissement dans le Java déjà islamisé du XVIe siècle.

Les orchestres utilisés de nos jours en Indonésie avec leurs techniques et leur répertoire spécifiques, considérés encore comme une manifestation de kasěkte (une force surnaturelle, charismatique), ont existé au XVIIIe siècle sous leur forme complète, et ont abouti depuis, surtout à Bali, à plusieurs combinaisons et formations nouvelles. Le métal est resté, depuis les temps préhistoriques, comme matériau sacré pour la fabrication d'instruments, de même que le principe de la stratification et de la colotomie. Naturellement les métallophones qui parfois résonnent très longtemps et leurs modes de jeu produisent une pensée musicale -- ou en découlent -- qui se distingue fondamentalement et en son principe de celle d'une culture où l'on se sert surtout de bois ou du souffle pour l'instrumentarium. Un Balinais qui joue du gamelan est strictement tenu de respecter les mélodies, les techniques d'ornementation et de ponctuation de la tradition de son village. Dans le cadre d'une fête au temple, d'infimes erreurs entraînent des amendes ou même la répétition onéreuse de tout le rituel ! La liberté du joueur de gamelan à l'intérieur de l'orchestre est réduite dans les genres sacrés à de très rares moments. Ceux qui produisent la mélodie centrale ne peuvent se permettre aucune licence, et un instrument qui assure les ornements ou les accents de tempo ou de forme s'égare quand il se permet quelque fantaisie. Est considéré comme juste ce qui est solidement inscrit dans la tradition. La fonction de la musique cultuelle à Bali consiste à actualiser ce qui est toujours valable.

Le plus vieux gamelan d'Indonésie, le gamelan munggang, était dédié à Sang Hyang Batara Guru, c'est-à-dire Shiva, qui est le dieu à l'intérieur du gamelan et parle en lui. Jusqu'à nos jours, pour un Balinais, le savoir essentiel sur la musique ne se réfère pas à des figures musicales ou une pratique instrumentale, mais à des bases philosophiques et religieuses. Ce savoir, à Bali, et sa traduction dans une réalité sonore relèvent de la compétence de quelques spécialistes choisis. Il existe fort peu d'écrits sur le sujet. Certes, chaque village possède ses mélodies fondamentales notées sur les feuilles de palmier lontar, mais que l'on consulte de temps en temps pour vérifier que la pratique ne s'est pas éloignée de ce qui seul est juste et valable. Récemment, R. Schumacher a publié et commenté une traduction (Jahrbuch für musikalische Volks -- und Völkerkunde, 12, 1985, p. 13-49) d'un de ces traités rarement conservés, le Aji ghūrnita (« écrit sacré du son (tonnant) »). La première phrase indique déjà l'origine divine de la musique. Puisque l'enseignement de la musique implique une force surnaturelle, elle s'adresse aux régents, représentants sur terre de cette force, et il faut le tenir secret et le protéger des abus. Au centre de cet enseignement se tient la cosmologie balinaise, qui influe sur tous les détails d'instrumentation ou de modes de jeu. Comme tout ce qui existe, la musique repose également sur l'harmonie de deux contraires fondamentaux, désignés dans le traité comme rwa bhineda (« divisé en deux », « séparé »). Le monde des Balinais, orienté verticalement, se trouve dans un champ de forces défini par deux pôles, l'uranien (le céleste) et le chthonien (le terrestre). La représentation d'un équilibre entre les éléments positifs et négatifs, qui se retrouve dans d'anciennes cultures, voire les cultures Mégalithes encore existantes, et que le bouddhisme n'a pu effacer à Bali ou Java, se fonde sur le savoir que deux forces opposées se complètent et se conditionnent. Le principe de la division duelle opère aussi horizontalement : dans l'orientation spatiale entre côté montagne (kaja = uranien) et côté mer (kělod = chthonien), Est (kangin = uranien) et Ouest (kauh = chthonien) ; d'autres pôles sont jeune/vieux, masculin/féminin, jour/nuit, à droite/ à gauche, dieux/démons, etc. Souvent ces pôles sont élargis à une trinité par un élément moyen, par exemple quand un village balinais (désa adat) comporte entre le quartier d'habitation (banjar) à l'est et à l'ouest un quartier central (banjar tengah). Dans ce banjar, les jeunes célibataires se regroupent en sěkaha taruna (association des garçons) et en une sěkaha daha (association des filles). Les anciens du village (kérama saing), toujours au nombre de vingt-quatre, se divisent en un groupe plus vieux (wayanan) et plus jeune (nyomanan), qui, lors de la réunion mensuelle (sangkèpan) se font face selon un protocole rigoureux en deux rangées, les douze plus anciens côté montagne, les douze autres côté mer, les uns vers l'est, les plus jeunes vers l'ouest de l'édifice. Les rituels expriment toutes ces polarités sous une forme concentrée. Des fêtes au temple où l'on révère les dieux et les ancêtres sont orientées côte montagne, et ont toujours lieu entre la nouvelle (tilem) et la pleine lune (purnama), c'est-à-dire dans la moitié positive et claire du mois. Dans ces rituels on trouve également des éléments négatifs pour l'équilibre désiré, mais les éléments positifs prédominent clairement.

Dans ce système complexe de polarités, la musique rituelle est solidement ancrée. Il est indispensable que certaines compositions résonnent par l'orchestre qu'il faut dans l'endroit déterminé du temple, au temps déterminé et au moment où il faut à l'intérieur d'un rituel. La musique rend audibles les éléments polaires et leurs relations internes. Ces rapports compliqués ont été étudiés par Danker H. Schaareman dans le village Tatulingaa, dans l'est de Bali (voir le disque Bärenreiter Musicaphon BM 30 SL 2570 et 2571 de la « Anthology of South-East Asian Music »). On peut observer dans ce village de montagne le phénomène extraordinaire que des tonalités (saih) sont attribuées à certains rituels ou certaines parties de rituels, ainsi qu'à certains dieux.

Le mot saih (« genre », « sorte ») désigne aujourd'hui à Bali une suite de sons reliés, saih lima une suite pentatonique, saih něm une suite hexatonique, saih pitu une suite heptatonique. Les sept sons sur lesquels se fondent les modes balinais sont (entre parenthèses toujours d'abord l'abréviation usuelle par la voyelle de la syllabe, puis ce qui correspond grosso modo dans le système européen) : ding (i; mi), dong gědé (0; fa), dang gědé (A; sol), deng (e; la), dung (u; si), dang cěnik (a; do), dong cěnik (o; ). Cependant, on ne parle pas à Bali des modes en théorie, mais chacun est exemplifié concrètement par une des mélodies principales, par exemple saih dong cěnik par la mélodie sudamala (« lavé de toute impureté »). Dans cette mélodie se traduit clairement la modalité o i 0. e u (manquant A et a). Dans la même modalité on trouve des mélodies comme pujaparwata, sidapuja, pator, rangacalon, smara, etc. Les rituels où l'on emploie le mode dong cěnik se rapportent à Tatulingga ou bien à la désa comme entité religieuse du village. A cela s'ajoutent toutes les danses abuang des habitants mariés ainsi que le rituel macapah par lequel les kerama saing (l'entité religieuse la plus importante des désa) sont purifiés rituellement. Le mode dong cěnik représente aussi le lien avec l'origine des désa ; les mélodies de ce mode sont jouées dans le temple de l'origine Pura pusěh (pusěh = ombilic, centre) et dans le temple des parentés Pura ibu désa (« mère du village »), pour la préparation de l'eau sacrée (tirta), pour le rituel de la purification, les funérailles, etc. Le mode dong cénik est aussi relié à certains dieux, c'est-à-dire au couple divin I Déwa Bagus Cělagi et I Déwa Ayu Pamayun ainsi que Batara Pusěh Gědé. Pour le masolah Batara, une prêtresse (sedahan désa) « danse » successivement les dieux présents lors de la fête au temple -- alors que résonne la mélodie qui leur est affectée -- en portant à pas cadencés et solennels le taluhan (une petite boîte en bois où se tient un dieu pendant la fête), puis le dépose à nouveau à sa place dans le temple. La succession de la présentation des dieux et les mélodies correspondantes sont exactement fixées dans le lontar et l'on s'y confirme scrupuleusement. Même le mode de jeu et le rapport temporel entre une note de la mélodie principale et de l'ornementation sont exactement fixés. De cette manière la musique rituelle à Bali est solidement inscrite dans la religion et la conception du monde des habitants. La réalisation de la liberté individuelle d'un joueur ne trouve là que peu d'espace. La musique reflète l'ordre du macrocosme et en même temps le principe philosophique et religieux du dualisme qui ordonne toute chose. Dans le cadre d'une fête au temple, qui la plupart du temps dure plusieurs journées, il faut que des rapports de modes et de mélodies soient rappelés pendant des jours entiers ; le Balinais est capable de relier l'une à l'autre des figures mélodiques espacées dans le temps. On s'est toujours étonné de cette capacité, puisque nous-mêmes avons du mal à repérer des rapports musicaux à l'intérieur d'une oeuvre qui dure plus d'une heure. Si le Balinais réussit à relier de tels éléments, c'est que l'épaisseur de l'information dans cette musique est bien moindre que dans l'européenne. D'autre part cette faculté s'explique par le fait qu'existent des relations claires entre les modes et les dieux, et que pour les hommes de Bali les choses religieuses vont de soi. La musique leur révèle les faits religieux et cosmologiques, elle est pour eux l'image sonore de ce qu'ils savent et croient.

La musique rituelle, située jadis dans la sphère de la vie de cour, ne s'inscrit pas seulement -- comme on l'a montré -- dans un système de références métaphysico-mystiques et ne se subordonne pas exclusivement aux schémas de la philosophie balinaise ; elle est également marquée par un rapport intense avec la poésie antique javanaise. Les mélodies principales (pokok) de la plupart des pièces instrumentales rituelles sont en effet des mélodies kidung, transmises sans rythmes dans les lontar, mais très rarement chantées à Bali. La plupart des lontar les notent par conséquent sans texte, ou alors très altéré.

Quand, au XIVe siècle, la prosodie d'origine indienne (katawin), adaptée à la poésie (chantée) du sanscrit, perdit son influence, une prosodie javanaise authentique (également chantée) fit son apparition, la littérature dite kidung. Elle a absorbé des mètres javanais plus anciens, appelés sěkar macapat (ou těmbang cilik, « petit vers »). Ses caractéristiques sont 1) que chaque strophe (pada) consiste en un nombre défini de vers plus au moins longs (gatra) et que 2) les gatra sont formés par un nombre fixé de syllabes (lampah) et se terminent sur une voyelle prescrite. Depuis le XVIe siècle, où java fut rapidement islamisée, la littérature kidung fut cultivée uniquement à Bali, retranchement de l'ancienne culture javanaise, et qui ne fut jamais en contact avec l'Islam. Dans les mélodies principales de la musique instrumentale rituelle les sěkar macapat se sont conservés. Le sěkar macapat Sinom par exemple comprend 9 gatra avec le nombre de syllabes et les voyelles finales suivantes : 8-a, 8-i, 8-a, 8-i, 7-i, 8-i, 12-a.

On peut observer dans ce répertoire des kidung balinais une curieuse relation entre parole et musique (voir E. Schlager/H. Oesch, Rituelle Siebenton -- Musik auf Bali, Forum ethno-musicologicum, I, I, Bern, 1976, p. 31-36). La voyelle des syllabes d'un son de la mélodie principale coïncide souvent avec les voyelles du texte des kidung, et en somme la figure musicale du pokok est calquée mécaniquement sur le texte. Cette coïncidence entre parole et musique sera illustrée par le premier vers de Jurangandanu, un kidung de 6 gatra : 8-i, 8-o, 6-a, 10-i, 10-a, 6-a. La mélodie principale du premier vers (8-a) est jouée par les gangsa (deux paires de deux de plaques de bronze à sept sons) du gamelan gambang (formé de gangsa et de quatre xylophones en bambou, qui assurent l'ornementation du pokok) dans le village de montagne Bungaya à l'est de Bali de cette manière (sans chant ; on trouvera une version avec chant dans le disque Bärenreiter Musicaphon BM 30 SL 2571, n° 12) :

texte Su - ba   - mah,   ga- lang   ka- ngin
mélodie u o u A u A  i
Si l'on considère que ba se prononce presque comme o, on constate que trois seulement des huit syllabes finales du texte ne coïncident pas avec la voyelle des syllabes des sons. Pour la syllabe qui termine, l'identité des voyelles est impérative. Cette coïncidence s'observe à peu près pour la moitié des lontar kidung gambang. Quand l'identité des voyelles n'a pas lieu, on peut conclure qu'il y a transposition. Effectivement, on pratique à Bali la transposition d'une mélodie (parfois seulement de quelques sections) sur le degré qui suit celui immédiatement voisin, en montant ; beaucoup de kidung sont notés et joués ainsi. Il faut admirer, là encore, ceci : quand de telles mélodies transposées excèdent l'ambitus d'un gangsa avec sept touches en bronze, on rabat simplement les sons dans l'octave du gangsa. Pour un auditeur occidental naissent ainsi des figures mélodiques tout à fait différentes, mais le Balinais entend les degrés et reconnaît le pokok même sous les transpositions qui le déforment.

Cette manière amusicale de mettre en musique un texte peut étonner. Mais au fond, elle ne se distingue guère de la méthode que le grand théoricien Guy d'Arezzo conseille à ses élèves dans son Micrologus (chap. 17), écrit vers 1025, et elle rappelle également les transpositions de noms propres en musique ; Josquin Desprez déjà a formé ainsi le thème de solmisation de sa messe Hercules Dux Ferrariae :

Her-   cu-   les   Dux   Fer-   ra-   ri-   ae ( = e)
ut ut la mi
Si que l'on considère cette méthode de composition des Balinais à la lumière de leur conception du monde, notre étonnement se perd peu à peu. La distinction des cinq sons à l'intérieur de l'octave repose, comme on l'a montré, sur les cinq voyelles principales de l'alphabet balinais : a, i, u, e, o. Les cinq sons ding, dong, dang, dèng et dung sont en relation avec l'enseignement du pancamahabhuta qui vient de l'Inde, celui des cinq éléments que peuvent percevoir les sens. Dans saih lima les cinq sons sont reliés aux divinités féminines Mahādewī, Saraswatī, Gāyatrī Srī et Umā, dans le saih pitu aux aspects masculins de celles-ci, les cinq divinités les plus hautes de Bali : Iśwara, Brahmā, Mahādewa, Wisnu et Siwa. Les signes pour ces sons sont également protégés par des dieux. Dans saih pitu ce sont les plus connus des cent noms de śiwa (Sadyojaata, Bāmadewa, Tatpurusa, Aghora et Iśāna), dont les syllabes initiales forment le mantra « cinq feux ». Les sons saih lima font référence aux mantra des « cinq eaux » : Na- ma- śi- wā- ya (« Gloire à Siwa »), mais de plus, comme tous les sons d'ordinaire, à des directions du ciel et à des couleurs (voir C. Hooykaas, Agama tirtha -- Five Studies in Hindu-Balinese Religion, Amsterdam, 1964, p. 36 ss. et R. Schumacher, l.c., p. 32-34). Il ne faut donc pas s'étonner de ce que la qualité sonore de la musique et de la langue soit confondue, que l'on aspire à une coïncidence entre la voyelle des syllabes du texte et de la musique. L'ancrage des cinq sons dans le domaine cosmique fait de la musique une instance sécurisante pour l'homme.

A côté de cette fonction protectrice, la musique à Bali doit aussi charmer l'homme et le rendre heureux. Le Aji ghūrnita (voir le commentaire de Schumacher, l.c., p. 31-42) en parle abondamment. Il y est question de quatre formations de gamelan logées au palais royal et produisant de la musique qui révélait musicalement la sphère des quatre gardiens du monde (caturlokapāla), à savoir les dieux Indra, Yama, Baruna et Kuwera. Quand en 1908 la dernière monarchie balinaise disparut et que la musique de cour fut intégrée dans les villages-républiques, il ne restait de ces quatre ensembles que le nom smara-pagulingan. Au palais, ces formations avaient joué chacune à un des quatre points cardinaux. On considérait comme leur modèle l'antique gamelan amladprāna, qui jouait au centre (le moyen terme de deux oppositions), au pied du lit royal, et qui survit dans le gambuh. Ces sons révélaient la sphère du dieu de l'amour Smara, dieu de toutes les joies et de toutes les beautés. Autour de ce centre se groupaient non seulement la sphère des quatre gardiens du monde, mais aussi, à gauche du portail, babonangan et, à droite, gong. Ces deux ensembles étaient placés à leur tour selon une opposition : le gong appartenait à la sphère des dieux et marque, dans la représentation du monde, le zénith, et le babonangan (qui survit sans le bělěnganjur) symbolisait le monde des démons et le nadir. Au milieu de toutes ces oppositions, et ainsi pièce centrale de la musique à Bali, se tient le amladprana, ce qui veut dire que la musique doit ici avant tout charmer par la beauté et la grâce. Des sonorités vivantes et mouvementées peuvent seules, au sens tantriste, symboliser le dualisme universel et rétablir l'équilibre des pôles. Cette action concordante des éléments en une unité duelle détermine la musique balinaise sous tout rapport, ce qui est prouvé encore par le fait que les instruments d'un gamelan vont le plus souvent par paires, et que les sons des instruments mis en relation sont toujours accordés un peu plus bas (ngumbang) ou plus haut (ngisěp). Ainsi les battements qui résultent de ce désaccord et que l'on peut aussi observer pour les octaves, produisant parfois même des tensions dissonantes assez fortes, ne sont pas un phénomène esthétique, mais le résultat sonore de la pensée par opposition. Quand à l'intérieur du grand gamelan gong la flûte suling et le violon à deux cordes rebab, les métallophones qui déroulent la mélodie principale et les grands gongs produisent leurs grandes vagues sonores, cela signifie dans l'esprit des Balinais une cosmologie qui se met à résonner.

Traduction : Martin Kaltenecker

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