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InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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L'authenticité musicale est pavée de bonnes intentions... Elle propose notamment aux compositeurs contemporains des alternatives compositionnelles inédites intégrant la tradition dans la modernité et réciproquement. On songe immédiatement au citationisme, cette mosaïque de syntaxes regroupées dans une même oeuvre. Pour certains, cette démarche consevre des relents d'esthétique néo... Pour d'autres, elle est le fondement d'une nouvelle esthétique et d'un nouveau rapport à la création. Luciano Berio appartient à une génération de précurseurs « la première à être confrontée à une surabondance de choix musicaux ». Parmi les éléments de cette surabondance, il appréhende essentiellement le répertoire des chansons populaires, susceptible pour lui de le propulser dans un dialogue ininterrompu avec ses modèles, Mahler, Schubert ou Monteverdi par exemple. David Osmond-Smith s'emploie à dégager de ce travail de récupération/transfiguration des constantes, en rapport avec la nature fragmentaire du matériau et la distance qu'il impose. Aussi, l'analyse de Laborintus II, de Sinfonia, d'Orfeo ou de Rendering est-elle un écho à ce dialogue, une façon de poursuivre ces Chemins si chers à Berio.La génération de Berio a été la première à être confrontée à une surabondance de choix musicaux. L'explosion, après la guerre, de la technologie de l'enregistrement, a donné la possibilité d'écouter une variété encyclopédique de musiques et l'excitation suscitée par l'exotique est devenue indissociable d'une certaine nostalgie de l'authentique. Un chanteur populaire sicilien ou un batteur d'Afrique de l'Ouest créaient des musiques d'une immédiateté viscérale et tellement en accord avec leur environnement que le citadin européen a eu de nouvelles visions du bon sauvage. Son authenticité contrebalançait, semblait faire ressortir, à l'opposé, la fameuse perte de nos racines. En complément, les musicologues ont essayé de retrouver les structures et les rythmes musicaux de nos ancêtres et les historiens ont expliqué plus clairement que jamais la mutabilité de la signification sociale de la musique. Aussi avons-nous commencé, après avoir éprouvé un sens d'identification naturel avec les « classiques », à nous dire que les générations précédentes étaient peut-être plus exotiques et pouvaient présenter plus d'intérêt qu'on ne l'avait jamais soupçonné en raison de leur différence.
La tentation de considérer une autre réalité sociale ou culturelle comme plus richement authentique et plus complète que la nôtre remonte au moins au XVIIIe siècle. Mais avant l'ère de l'enregistrement, aucune génération n'avait eu une telle occasion d'y céder dans le domaine musical. Si bien que des compositeurs de la génération de Berio ont réagi au sentiment d'évasion qu'engendrait la situation en adoptant un modernisme militant. Berio, lui, a opté pour une attitude moins défensive. Son approche de la musique populaire est plus générale. Lors d'un entretien avec Rossana Dalmonte, il a précisé : « Il n'est pas dans mon intention de préserver l'authenticité d'une chanson populaire. Mes transcriptions sont des analyses des chansons populaires. » On pourrait en dire autant de son travail sur les matériaux empruntés à la tradition des salles de concerts européennes : on y trouve un élément analytique (quoique, dans le cas de certaines de ses transcriptions, il soit très discret) qui témoigne de la distance entre notre point de vue, en ces dernières décennies du XXe siècle, et celui de l'époque à laquelle ces oeuvres ont été produites.
Certes, quand il a transcrit des chants de Kurt Weil ou Manuel de Falla pour Cathy Berberian, il s'est contenté de revêtir le masque des compositeurs concernés. Mais dans son travail plus récent sur certains des premiers chants de Mahler (1986-87), on trouve les indices d'une stratégie plus complexe. Les moments de troublante imitation que l'on pourrait attendre de ce fervent analyste des partitions de Mahler se dissolvent en passages dans lesquels la perception rétrospective qu'a Berio de l'influence de Wagner et de Brahms sur le jeune Mahler est soulignée par de subtils changements du climat orchestral. A un moment donné, nous mobilisons un ensemble d'habitudes prises en écoutant les partitions de Mahler, mais elles sont tout doucement remises en cause au moment suivant par un élargissement des perspectives. C'est, à une échelle microscopique, typique de bien des rencontres créatives de Berio avec la musique du passé.
Ce qui est vrai pour Mahler l'est aussi pour Brahms. Lorsqu'il a orchestré sa Sonate pour clarinette op. 120 n° 1, en 1986, Berio a respecté de près les sonorités orchestrales de Brahms, mais il a été induit par la logique du projet à y introduire un élément étranger. Chez Brahms (contrairement à Mahler dans ses chants), la partie du piano est extrêmement personnelle : sa puissance harmonique repose sur une utilisation intelligente de la pédale. Pour trouver des équivalences, Berio a dû chercher ailleurs que dans la pratique orchestrale de Brahms, car si le style pianistique juvénile du compositeur aspire peut-être à des sonorités quasi orchestrales, son style orchestral, lui, n'est nullement marqué par un travail au piano. Mais dès lors qu'il recule au-delà de Mahler et Brahms, Berio doit humblement accepter de ne pas laisser son empreinte personnelle. Certes, la transcription et la superposition de quatre versions légèrement différentes de La Ritirata notturna di Madrid, de Boccherini (1975) n'étaient qu'un amusement occasionnel, mais il est symptomatique de la plus grande distance culturelle impliquée dans le fait que Berio n'essaie nullement d'évoquer un orchestre classique et préfère recourir sans scrupule aux ressources et aux styles d'instrumentation du XXe siècle.
Outre Mahler, l'autre compositeur avec lequel Berio a constamment dialogué est Monteverdi, dont il a connu la musique aux cours de composition de Ghedini au Conservatoire de Milan vers la fin des années 40. Si cette musique a eu une grande influence sur l'approche de l'écriture vocale de Berio, il a attendu le milieu des années 60 pour lui rendre explicitement hommage sous deux formes d'une différence révélatrice. Pour commencer, il a introduit dans Laborintus II (1965) une Canzonetta qui évoquait les textures vocales de Monteverdi tout en évitant le genre du pastiche. Puis, l'année suivante, il a produit une version scénique de Il Combattimento di Tancredi e Clorinda, de Monteverdi, dont les ressources instrumentales, quoique non authentiques, étaient néanmoins une reproduction moderne raisonnablement fidèle des instruments d'autrefois : trois violes, un violoncelle, une contrebasse et un clavecin. Monteverdi était également présent par défaut dans une des trois couches entremêlées de l'Opera de Berio : il s'agit de mises en musique d'une traduction anglaise du livret de Striggio pour l'Orfeo de Monteverdi, mais sans essayer de faire écho à la composition originale. (On trouve une même distanciation délibérée à travers la traduction dans Coro, pour lequel les textes rédigés dans des langues dont il est proche -- l'italien et, à travers sa femme, israélienne, Talia Pecker-Berio, l'hébreu -- sont mis en musique dans leurs versions originales. En revanche, tous les autres sont traduits, y compris les plus obscurs, que la traduction n'essaie nullement de polir en proposant des phrases anglaises correctes et stylistiquement normales.)
Mais c'est en 1984 que le jeu de doubles perspectives, auquel Monteverdi a plusieurs fois amené Berio, a atteint son apogée, lorsqu'il a été invité à prendre la direction artistique du festival Maggio Musicale de Florence. Il a alors demandé à Roger Norrington de présenter l'Orfeo de Monteverdi dans une version aspirant à l'authenticité, non seulement par le son, mais aussi par la mise en scène. Mais il a également coordonné des groupes de jeunes compositeurs qui ont créé une version de la partition de Monteverdi destinée à être jouée en plein air. Cela a été l'occasion d'expérimenter l'emploi des ressources contemporaines : des ensembles d'instruments à vent, la manipulation de voix enregistrées assistée par ordinateur afin de reproduire les choeurs de Monteverdi, des instruments (et des styles de chant) empruntés à la musique populaire -- guitares, mandolines, accordéons. Enfin, des costumes modernes ont été utilisés et Eurydice redescendait en enfer sur une moto.
Si Berio s'est donné plusieurs occasions d'approfondir activement sa relation avec Mahler et Monteverdi, en revanche il a été plus circonspect avec Schubert, autre compositeur dont la musique l'a beaucoup fasciné. Tout comme l'oeuvre de Mahler, celle de Schubert est considérée sous un nouvel éclairage depuis quelques années. Ce n'est que lorsqu'il a commencé à ne plus être vu uniquement à travers des lunettes beethoviennes -- c'est-à-dire comme un maître de la mélodie et du détail harmonique qui, par contre, dominait très mal l'argument musical global -- mais comme un véritable penseur expérimental, que les musiciens contemporains ont saisi la pleine signification de sa mort précoce. En outre, dans le cas de Schubert, on ne peut pas se consoler en se disant que sa trajectoire créatrice était achevée (comme on peut le faire, à tort ou à raison, pour d'autres compositeurs morts jeunes, comme Mozart) : il est mort au beau milieu d'une grande évolution créatrice, ce qui fait que le sentiment de perte s'est gravé d'autant plus profondément dans l'imagination des musiciens.
C'est précisément cette perspective éminemment contemporaine de Schubert qui a été la force motrice de Berio quand il a commencé à travailler sur Rendering (1989-90). Certes, il avait fait une allusion indirecte au style harmonique de Schubert dans un petit morceau pour piano, Wasserklavier (1965), mais a par la suite résisté à plusieurs invitations à faire quelque chose avec Schubert. Quand il a eu entre les mains les ébauches d'une Symphonie en ré majeur D. 936A sur laquelle on pense que Schubert a travaillé pendant les dernières semaines de sa vie, il s'est néanmoins laissé tenter. Par opposition calculée aux musicologues qui veulent achever des oeuvres non terminées en un exercice de pastiche, Berio a choisi d'admettre tant la nature fragmentaire de son matériau que notre distance par rapport à celui-ci. Il a comparé sa façon de procéder à celle des restaurateurs de fresques d'aujourd'hui, qui cherchent à raviver la couleur de ce qui reste de peinture, mais préfèrent laisser des blancs plutôt que de passer de l'enduit sur les portions qui se sont écaillées (contrairement à ce que faisaient autrefois les restaurateurs, ce qui donnait bien souvent des résultats désastreux). Mais le Rendering de Berio ne devait pas être l'équivalent musical d'un enduit neutre (ce qui est une des acceptions possibles de ce titre-jeu de mots). Il a, bien au contraire, créé un tissu conjonctif, une polyphonie orchestrale dense, toujours distante, toujours calme, mais entrecoupée d'allusions aux dernières oeuvres de Schubert, et plus particulièrement à sa dernière sonate pour piano, au Voyage d'hiver, et à son Trio en si bémol majeur.
Une fois de plus, il a adopté une double approche, mais cette fois-ci, il a produit une version plus fortement adaptée du va-et-vient des points de vue déjà rencontré avec les orchestrations de Mahler. Les parties dans lesquelles il reprend les esquisses de Schubert suscitent des réactions classiques qui s'expliquent par le refus de Berio de parfaire ce qui n'est que grossièrement ébauché. Mais c'est surtout quand les riches structures et les denses harmonies des interventions de Berio prennent le relais en proposant une perspective entièrement contemporaine de l'oeuvre de Schubert que l'on éprouve le sentiment d'être en terrain connu et une impression de familiarité avec le style mélodique et harmonique de Schubert. Un problème de musicologie -- comment réagir devant une composition inachevée -- devient, entre les mains de Berio, un essai qui, dans un autre domaine, n'est pas très différent des volte-face brechtiennes.
Comme il le faisait souvent, Schubert a écrit les ébauches de la symphonie en ré majeur sur deux portées. Mais elles n'étaient parfois qu'un aide-mémoire mélodique : Berio a alors dû y ajouter des lignes de basse et des parties intérieures. Comme pour mettre en relief une longue histoire de projets symphoniques inachevés avec deux bémols à la clé (car, chose curieuse, Schubert avait esquissé et abandonné deux autres symphonies en ré majeur dans les dix années précédentes), Berio a pris comme partie orchestrale le complément que Schubert avait utilisé pour sa Symphonie inachevée. Mais il a ajouté le son étranger du célesta, utilisé exclusivement pour annoncer l'apparition de son tissu conjonctif. Il a modelé son instrumentation sur le style de la maturité de Schubert, mais a détecté un son presque mendelssohnien dans certaines des esquisses, Dans ces cas-là, tout comme à l'égard des chants de Mahler, il a souligné sa position de commentateur a posteriori en laissant l'orchestration suivre cette tendance.
Schubert a laissé les esquisses de trois mouvements : un allegro d'ouverture, un mouvement lent et un mouvement double rapide qui devait sans doute être le final. Ce dernier a néanmoins frappé Berio comme ayant beaucoup des caractéristiques d'un scherzo, ambiguïté qu'il a choisi d'accentuer dans son orchestration. Ces mouvements sont loin d'être complets. En fait, les matériaux du premier semblent constituer les esquisses de deux expositions possibles et d'une coda. Chacune de ces expositions a une structure différente, même si elles sont toutes deux typiques des dernières oeuvres de Schubert. La première semble suivre l'exemple de la 9e Symphonie : une exposition ternaire bâtie selon le schéma tonal I-III/V-V. Mais Schubert s'est arrêté à la fin de la première partie et le tissu conjonctif de Berio apparaît alors. En revanche, la seconde esquisse d'exposition, préfacée par une préparation dramatique à la dominante, est binaire et construite sur le modèle du Quatuor à cordes en sol majeur : une cadence sur le troisième degré qui passe directement à une cadence sur le cinquième degré pour développer un long deuxième sujet qui s'oriente vers un troisième degré bémolisé avant de recommencer. Mais, au moins dans sa partie initiale, ce passage est plus mouvant tonalement, moins expositionnel. En outre, bien qu'elle suggère une introduction et soit dans le même tempo que le reste du passage, la préparation à la dominante qui précède réapparaît avant la coda. Ce qui fait que cette seconde exposition -- car sa structure tonale doit laisser penser que c'est bien de cela qu'il s'agit -- a une allure agitée de développement qui contraste avec les solutions simples de la première.
Les esquisses de l'Andante en si mineur présentent un travail musical plus complet et plus typique (Berio a dit qu'il était « habité par l'esprit de Mahler »). Sa cohérence tient au fait que le second groupe, en fa dièse mineur, naît du contre-sujet du basson dans le thème d'ouverture. Et Berio veille à conserver cette cohérence dans ses interpolations. Ainsi, l'appui répété du thème principal du mouvement sur le deuxième degré a amené Berio à étudier l'analogie entre ce mouvement et l'air du joueur d'orgue de Barbarie dans le chant final du Voyage d'hiver. Une même multiplication des analogies caractérise ses autres ajouts. Deux semaines avant sa mort, Schubert décida de prendre des leçons de contrepoint avec le théoricien Simon Schechter et, en prévision ou à la suite de ces leçons, il griffonna des exercices de contrepoint sur les esquisses de sa symphonie. Sensible au sens du contexte dont ils étaient les témoignages, Berio a incorporé l'un d'eux dans l'introduction du mouvement lent.
Mais c'est dans le dernier mouvement que le tout nouvel intérêt de Schubert pour le contrepoint se manifeste vraiment et produit des structures bien différentes de celles des éléments thématiques implacablement répétés du finale de la 9e Symphonie. Sa mélodie saccadée bien particulière a un caractère presque slave, souligné par des récurrences que l'on attribuerait plus facilement à Glinka qu'à Schubert. Ce qu'il y a d'encore plus surprenant -- d'autant plus que ce n'est pas le fruit de l'imagination rétrospective -- c'est que le premier épisode qui suit le thème principal est une transformation du thème principal du premier mouvement. Schubert était-il encore une fois en avance sur les préoccupations des générations ultérieures ? Comme dans le cas du premier mouvement, on peut penser que Schubert expérimentait différentes possibilités, puisque les deux esquisses qui constituent la plus grande partie du mouvement de Berio ont des structures générales identiques, mais utilisent des matériaux accessoires différents. Elles sont suivies par de vigoureuses péroraisons fuguées (à nouveau au nombre de deux, qui étaient peut-être à nouveau deux solutions possibles).
La nature provisoire et exploratoire de ces passages aboutit à une forme d'expérience assez différente de celle que suggère une interprétation trop littérale de l'analogie faite par Berio avec la restauration d'une fresque. Ce qui leur manque, c'est une structure globale dans laquelle chaque fragment aurait une place bien définie. En fait, pour trouver une procédure musicale remplissant cette condition, il faudrait remonter à l'expérience la plus connue de Berio, le mouvement central de Sinfonia, avec son commentaire sur le scherzo de la 2e Symphonie de Mahler. Dans ce mouvement, la structure d'origine de Mahler est souvent cachée par un ensemble de citations d'autres sources. Mais quand elle réapparaît, l'auditeur n'a aucun mal à s'y retrouver, car Berio conserve tous les points de repère importants de la structure générale. En revanche, dans Rendering -- exception faite des fragments de l'andante, qui peuvent au moins être organisés en une structure ternaire cohérente, que telle ait été ou non l'intention de Schubert -- rien ne permet de distinguer un processus global qui s'interrompt puis reprend (et l'auditeur ne peut pas compter sur sa connaissance du matériau pour l'aider à s'orienter).
Par ailleurs, la polémique de Berio contre l'inclination à achever s'inscrit dans le droit fil de la sensibilité d'une génération dont le langage musical, notamment dans les années 50 et 60, a remis en cause notre tendance à nous réfugier dans la téléologie. Et même la majorité des amateurs de musique pour qui les aventures stylistiques de ces dernières décennies sont incompréhensibles recevront très bien l'esthétique du fragment, car ils sont habitués, non pas tant à la concentration forcée sur l'intégralité d'une oeuvre, comme c'est le cas dans une salle de concerts, qu'à l'écoute indéfiniment répétable et divisible, chez soi, du son enregistré. De leur côté, les amateurs d'art graphique ont longtemps voulu placer le fragment ou l'esquisse dans un cadre, et ils apprécient autant -- et parfois plus -- ses significations virtuelles que l'oeuvre entière préfigurée. Avec Rendering, Berio nous donne la même possibilité dans le domaine musical.
Traduction de Jacqueline Henry
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