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InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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Or, par un curieux paradoxe, les étrangers mieux « intégrés » sont crédités d'une modération dans leurs pratiques culturelles propres que l'on oppose volontiers à l'intégrisme culturel des émigrés du Maghreb, qui, dépossédés des instruments de réadaptation en milieu étranger (langue, technologies pratiques et intellectuelles, réseaux intégrés) seraient enclins à un renfermement exclusif sur eux-mêmes.
L'enquête1 nous convie à un tout autre constat. Contre toute attente, les fêtes maghrébines ne réactualisent pas une forme désincarnée et générique de la « musique arabe ». La prolétarisation, fait social massif, passe par une désarticulation générale à laquelle n'échappent pas les pratiques musicales.
Le « quartier arabe » circonscrit une aire centrée sur le boulevard d'Athènes et le cours Belsunce. La forte proportion d'émigrés du Maghreb et l'existence de circuits commerciaux spécifiques ouvrant sur un marché d'intense circulation des marchandises aux très faibles marges de vente suffiraient à caractériser ce quartier qui est à la fois une gare régionale assurant la ventilation d'une main-d'oeuvre temporaire à bas prix et un milieu culturel spécifique. La musique s'y pratique lors des réjouissances collectives telles que mariages, baptêmes et circoncisions. Une trentaine de musiciens, algériens et marocains pour l'essentiel font revivre des chansons qui circulent par ailleurs sous forme d'enregistrements écoutés en famille que diffusent quatre magasins spécialisés, uniquement achalandés en cassettes. Quelques cabarets animant de longues soirées offrent à un public plus solitaire des sensations fortes érotico-musicales, répliques arabisées des « boîtes » européennes. Nous voudrions partir ici d'une fête donnée à l'occasion d'une circoncision dont la recomposition cherche à présenter un idéal-type de la fête urbaine en terre étrangère.
Arrière-salles des quartiers Nord ou décors fonctionnels de la Maison des Familles ; moiteur des arrière-cours et infini urbain des bords d'autoroutes ; ce n'est pas de la coupure d'un espace consacré que naîtra la fête. Le bar vit sa quotidienneté, la voie rapide fait défiler en désordre ses hôtes bruyants. Pas de décors, nappes en papier, vaisselle amoncelée prête à l'emploi, invités trop en avance attendant en bout de table. Ici on n'habille pas l'espace.
Les musiciens prennent place. Derbouka et tambourin assurent la base rythmique, deux instruments mélodiques, lyre à cinq cordes et petit clavier de synthétiseur qui remplace le violon ou la flûte traditionnelle (nay) soutiennent et relaient le chanteur. La soirée -- 4 ou 6 heures ininterrompues -- représente pour les musiciens une épreuve physique. Aussi intervertissent-ils régulièrement leurs instruments notamment le derbouka ; la spécialisation instrumentale de ces musiciens populaires est peu développée et les cavenas sont bien connus de chacun d'eux. En revanche tout un savoir-faire apprécié, inégalement partagé, passe par l'ornementation des schèmes répétitifs utilisés.
Les femmes dansent seules, quelques hommes aussi. Chaque entrée est prise de parole, manière d'imposer sa voix. Le temps se tisse de figures très dessinées qui s'abîment en une polyphonie gestuelle rarement dialoguée que soutient le chanteur. Ses paroles portent ; noms de lieux marqués et trajectoires sacrées, actes de la vie quotidienne et revendication politique alternent en une succession de chants dont la présence est immédiatement saluée par les cris des femmes, aigus et modulés2.
La musique fortement amplifiée raréfie les dialogues, on l'écoute et l'on danse. Points de mire de la fête, les musiciens sont l'armature musicale et les destinataires des dons3. Le père de l'enfant circoncis semble orchestrer ce partage collectif. Il interrompt les musiciens et rend compte des adresses qui accompagnent les offrandes répétées d'une voix assurée. Il ouvre la fête par une danse. De temps à autre, un homme place aussi son obole qu'il attribue, d'un geste mimé, à une danseuse. L'estrade est le centre symbolique d'un mouvement que personne ne cherche à capter.
Au reste c'est sur cette estrade que l'on hisse l'enfant circoncis, paré d'habits traditionnels, aux pieds duquel, dans une vaisselle finement décorée, des confiseries et des boissons sont déposées.
Seul signe visible de l'émotion, l'agitation secoue par instants les danseuses et les convives attablés. Une femme aux gestes plus désordonnés danse et perd peu à peu la notion de l'espace. Inattention tout de suite captée ; les musiciens accélèrent le mouvement et une autre danseuse lui entoure la taille d'un foulard. Inlassablement les mêmes paroles sont prononcées, les chants reprennent sous forme de boucle prêts à durer aussi longtemps qu'il le faudra, jusqu'à la chute brusque de la danseuse en transe.
Ces fêtes tournées vers la dépense collective4, innervées par la présence d'une musique vivante et interactive par laquelle affleure de temps à autre une transe ont de quoi frapper l'observateur européen sans le séduire ; transe ressentie comme un excès, à la limite de l'indécence ; partage collectif où aucune étiquette ne semble être respectée. Bref aucun exotisme, pas même celui de l'habit ne vient colorer l'ensemble. Seule la présence d'un orchestre, luxe inexpliqué si l'on ne prend note des spécificités économiques et culturelles du milieu, apporte une nuance cossue.
De fait la présence d'un ensemble musical réduit ne découle pas seulement d'une opportunité économique. Acteur à part entière, prestataire rétribué et néanmoins collaborateur, l'ensemble instrumental possède une fonction culturelle structurante. En permettant l'actualisation de divers fragments culturels auquel par ailleurs aucun métadiscours ne vient donner forme, il autorise une survie parcellaire d'une culture qui perdure en terre étrangère, marquée par les conditions matérielles du déracinement.
Tunisiens, Algériens et Marocains sont réunis dans des fêtes qui ne peuvent avoir d'équivalent au pays ; la rencontre des familles, exclue outre mer, l'est aussi sur le sol français pour des raisons matérielles évidentes. Le métissage maghrébin entre des nationaux qui n'ont pas pour tradition de s'opposer mais qui trouvent usuellement au sein de leur propre pays le terrain de leurs échanges matrimoniaux interdit les traditionnelles alliances familiales. Aussi les bonnes intentions de coopération et d'échange affirmées au cours des tractations verbales de la soirée n'ont-elles aucun équivalent au pays. Il n'est donc pas étonnant que soit excipé le fonds commun musical du maghreb, faisant alterner les chants traditionnels de l'Aurès, la chanson populaire marocaine et la musique Raï oranaise.
Sans qu'il soit possible d'établir un comptage significatif, la multiplication des fêtes mixtes, rompant radicalement avec les habitudes culturelles les plus ancrées, offre un spectacle inhabituel dont il conviendrait de saisir la portée. Paradoxale parce que exceptionnelle au regard des divisions sexuelles vécues quotidiennement, la mixité est-elle le signe d'une désaffection temporaire -- un compromis d'exil -- ou le résultat d'un changement plus profond ? En d'autres termes, une culture musicale de transit, née de fragments hérités, fruit du déracinement, prend-elle forme ou s'agit-il de lambeaux de pratiques héritées ? Impossible bilan ! La comparaison avec les pratiques musicales urbaines dans les pays d'origine serait indispensable avant toute conclusion5.
Néanmoins, les musiques de fêtes en milieu urbain possèdent des caractéristiques communes sur lesquelles nous nous arrêterons maintenant.
Le fonds commun et métissé des enregistrements disponibles sur le micro-marché du quartier arabe est le fruit d'une histoire qu'il faudrait écrire. Les musiques irakiennes et iraniennes ou les oeuvres de la tradition arabo-andalouse qui sont les unes et les autres au fondement de la musique du Maghreb ne font pas partie de la culture qui nous occupe. Cette exclusion à laquelle il faut ajouter les musiques religieuses s'accompagne d'un foisonnement qui marie aussi bien les musiques orchestrales non polyphoniques égyptiennes que les traditions rurales les plus diverses. Si la séparation entre cultures urbaines et rurales dessine des frontières indécises, la division culture savante/populaire, bien que moins nette que par ailleurs est clairement établie, du moins en milieu urbain. Pour ces musiciens populaires, les rythmes élaborés de la tradition arabo-andalouse ne permettent pas la danse (« c'est un peu comme vos 5/4, des choses compliquées... »). Inséparable de la transe6, la musique du Maghreb est pour sa part populaire fondamentalement liée à la danse.
Le groupe instrumental, composé au minimum de trois musiciens (derbouka, nay ou violon et chanteur s'accompagnant lui-même au luth) et au maximum six musiciens (derbouka et tambourin, violon et nay, luth et cythare orientale appelée kanun) assure trois fonctions, le continuum rythmique, la ligne mélodique et l'intervention vocale. Malgré la présence de plusieurs instruments mélodiques, cette musique reste monodique ; tout se passe dans le cadre linéaire de la mélodie. La base rythmique est répétitive mais quelquefois ornée. Certains degrés, répétés souvent, servent de points d'appui à la mélodie et jouent parfois le rôle d'une tonique ou d'une finale. Contrairement à d'autres musiques modales, les modes ne sont pas installés selon des trajectoires connues et nommées. Au reste ces musiciens populaires ont perdu le souvenir des noms des modes. Dans la tradition musicale savante du Maghreb, commune aux pays du Proche et Moyen-Orient, les formules consacrées par la tradition, reflétant des chants anciens ou des motifs particulièrement réussis, prennent le pas sur des échelles que seuls certains traités cherchent à isoler. Les musiciens populaires urbains véhiculent de leur côté des chansons qu'ils utilisent comme des modules assemblés au gré des publics réunis. Leur formation est totalement empirique :
« J'ai appris, dit l'un d'eux, parce que dans mon quartier il y avait des groupes pour les mariages, au Maroc. Chaque fois j'allais dans les mariages pour regarder. Et alors j'avais envie d'apprendre le luth. Chaque fois je regarde. Je regarde que le luthiste. A force, petit à petit, j'ai fabriqué un luth moi-même avec des freins à bicyclette, des trucs de Fly-Tox, tu connais les boîtes de Fly-Tox ? Une boîte en fer, tu vois, je l'ai trouée, j'ai mis un manche de bois, j'ai mis des clous, trois cordes et je jouais sur une seule corde avec mes copains. J'ai appris tout seul, je n'ai pas été au conservatoire7.»Apprentissage en marge et mi-professionnalisme contribuent à caractériser cette institution musicale8, forgée et soudée par les pratiques des publics.
A des degrés divers l'écoute et la participation, liées à la transe, fers de lance de l'institution musicale, reposent sur les savoir-faire transmis par les femmes9 -- apprentissage corporel de gestuelles modales adéquates, attente et maîtrise d'états psychophysiologiques, auxquels la complicité active de l'entourage doit prêter concours.
« On regarde ce qui se passe. La personne, quand on commence à voir qu'elle ne se maîtrise plus, que ce qu'il y a autour d'elle n'existe plus, c'est là que ça commence. Les gens qu'il y a autour s'en chargent, ils prennent par exemple un châle et la retiennent par le ventre pour qu'elle ne tombe pas10. »Le musicien, attentif aux signes de l'absence, déclenche, au moment voulu, le long accelerando qui doit conduire à la chute. Cette complicité passe par un ensemble d'attitudes allant du choix des chansons à des prescriptions morales.
« Il y a une chanson marocaine qui s'appelle le Gnowi. C'est comme un saint au Maroc. Ils vont là-bas les femmes, ils prient et tout. Alors quand on chante cette chanson, les vieilles femmes, comme ça, elles pensent à ça. Alors quand on chante ça, les vieilles femmes, elles tombent. Il y en a qui durent longtemps. Il faut pas s'arrêter. Elle, elle s'arrête la première. Il y a des gens qui comprennent pas ça, de chez nous, des Arabes, ils disent : arrêtez, arrêtez la musique, arrêtez parce que la femme, elle va tomber. Mais ils sont fous, ils savent pas qu'on peut pas arrêter. Si on arrête, la femme, elle va tomber malade aprés11. »A l'instar des mixtes de la production musicale, ces schèmes perceptifs procèdent d'emprunts croisés ; transe « émotionnelle » liée à une géographie symbolique et transe induite selon des techniques corporelles (proche du Dhikr religieux)12 s'interpénètrent.
Trait d'union entre ces différentes pratiques musicales institutionnelles, et au-delà même, les schèmes perceptifs incorporés offrent à l'investigation sociologique un matériau précieux dont l'étude pourrait, avec profit, s'étendre aux résultats de la socialisation de l'affectivité (l'hyperesthésie à laquelle nous nous référions en donne une image générique). Il conviendrait de mieux étudier la perception esthétique et ses conditions d'existence pour un travail plus affiné.
Centralement axée sur un registre émotionnel, étroitement reliée à la transe et aux altérations de la conscience, la pratique musicale maghrébine se transmet aussi par ces voies détournées ; on perdrait beaucoup à vouloir les ignorer.
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