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Giacinto Scelsi
En voyage après dictée

Zoltan Pesko

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1998


Le concept d'authenticité recouvre des réalités inattendues. On se souvient de la querelle qui s'abattit sur le milieu musical à la mort du vénéré compositeur romain, le comte Giacinto Scelsi (1988). On découvrait alors, avec stupeur pour certains et avec ironie pour d'autres, que Giacinto Scelsi n'était pas l'auteur présumé des oeuvres qu'on lui attribuait, ou plus exactement, que leur rédaction était le résultat d'un consensus privilégié entre le compositeur et ce qu'on appelle communément des nègres. Mais voilà. Quand le chat n'est pas là, les souris dansent ! Les nègres sont depuis sortis de l'anonymat. Inutile de poursuivre le récit des mésaventures d'un compositeur disparu. Zoltan Pesko ne s'est pas contenté d'alimenter la querelle. Il nous invite à suivre le processus de création de Scelsi, à comprendre les rouages de sa production. En fin de compte, il y aurait peut-être adéquation entre les moyens (réduits au plus strict minimum), et la fin (le langage). Cette analyse nous semble dépasser le simple débat passionnel, et, dans cette affaire, le comte Giacinto Scelsi n'a rien perdu de sa superbe posthume.
« En voyage après dictée », c'est par cette phrase lapidaire que Heinz Klaus Metzger, l'un des observateurs les plus attentifs de l'avant-garde internationale, résuma la querelle autour de l'authenticité de la musique d'un compositeur mort à Rome le 9 août 1988, âgé de presque 84 ans, et que le Gotha de la noblesse italienne connaissait sous le nom de comte Giacinto Maria Scelsi d'Ayala Valva. Presque ignoré pendant longtemps, le comte n'eut une réputation internationale que dans la dernière décennie de sa vie, et un grand succès auprès du public quatre ans seulement avant sa mort, fût-ce hors de son pays natal. Dernièrement (en 1989), le festival Steirischer Herbst lui dédia une série de concerts, et d'autres festivals importants programmeront ses oeuvres dans les années à venir.

Quelques musicologues non italiens considèrent l'approche musicale de Scelsi comme la révolution la plus radicale de la pensée musicale depuis Debussy et lui-même comme l'un des compositeurs les plus importants de ce siècle. Il n'en va pas ainsi dans son propre pays, où non seulement il n'était pas prophète, mais où il est resté jusqu'à ce jour un musicien totalement ignoré par les institutions musicales, par les sociétés de concerts, les radios et les éditeurs, sans parler de Rome même, sa ville, où il eut sa vie durant la réputation d'un imposteur qui devait une renommée internationale uniquement à d'autres compositeurs qu'il payait : ce qu'on appelle dans le jargon des nègres.

Certes, on connaît assez mal en Italie l'oeuvre de Scelsi, éditée (et en partie seulement) à New York et Paris dans les dernières années de sa vie, mais les rumeurs en sont d'autant plus tenaces. Les ragots allèrent jusqu'à une exécution en règle quand le mensuel Giornale della musica publia peu après la mort de Scelsi, en février 1989, un entretien avec un autre compositeur romain, dont le titre, Scelsi c'est moi, indiquait qu'il était le véritable auteur de ces compositions. Vieri Tosatti, le compositeur en question, est né en 1920 et a écrit sa vie durant une musique tout à fait différente, néo-classique et conservatrice. Il n'avait rien contre Scelsi, déclarait-il, celui-ci l'avait toujours correctement payé, mais il trouvait absurde cette gloire imméritée et que l'on puisse vendre comme un grand art une musique aussi nulle que celle de Scelsi -- ce qui était d'ailleurs aussi le cas, selon Tosatti, pour la majeure partie de la musique contemporaine. Entre 1947 et 1966 il aurait régulièrement prêté ses services à Scelsi, de façon plus sporadique ensuite. Parfois d'autres nègres devaient le relayer ; Tosatti citait Sergio Cafaro et Riccardo Filippino, indiquait qu'il y en avait eu d'autres et enfin qu'un compositeur très connu était le véritable auteur d'une oeuvre assez célèbre de Scelsi, La Nascità del Verbo. De leur côté, les admirateurs de Scelsi taxèrent Tosatti de copiste misérable et de vantard, alors que celuici continua de plus belle, dans plusieurs interviews à la radio, de développer ses théories. Puis ce fut une lettre adressée au Giornale delle musica, signée de Roman Vlad, qui avait travaillé avec Scelsi après la Seconde Guerre mondiale et lui avait enseigné quelques techniques de composition -- jusqu'au jour où il avait découvert que La Nascità del Verbo trouvait son inspiration dans sa propre musique. Vlad cessa sa collaboration et Tosatti acheva le travail. Vlad n'est d'ailleurs certainement pas ignorant dans le domaine des droits d'auteur, puisqu'il préside actuellement la SIAE, la Société italienne des droits d'auteur.

Les adulateurs et les disciples (nombreux à l'étranger, rares en Italie) condamnèrent en bloc ces nègres, qualifièrent l'Italie de provinciale et le monde musical, qui voulait ignorer Scelsi, de maffia qui l'avait poursuivi de son vivant par une campagne de calomnie et tentait maintenant de jeter le discrédit sur son héritage artistique. La polémique se teinta ainsi de traits tour à tour héroïques, satiriques ou comiques. Pour les uns, c'étaient les éditeurs italiens (une maffia comme on sait ... ) qui sabotaient son oeuvre et en empêchaient le succès, pour les autres, les éditeurs étrangers (autre maffia, comme on sait ... ) avaient soutenu sa musique au dernier moment provoquant et décrétant son succès pour des raisons commerciales. Aldo Clementi, compositeur d'avant-garde romain, sortit son artillerie lourde et opposa à Scelsi des compositeurs de sa génération comme Godffedo Petrassi ou, de façon posthume, Luigi Dallapiccola, vainqueurs heureux d'un combat où le front des avant-gardistes devint difficile à distinguer de celui des traditionalistes.

Au premier abord, tout musicien exécutant pensera qu'il n'importe aucunement de savoir qui a composé telle ou telle musique -- que seule importent la substance musicale et l'importance artistique de celle-ci. Qu'elle soit l'oeuvre d'un certain compositeur, d'un autre ou encore écrite à quatre mains, ce ne seraient là que des questions secondaires. Il faut cependant approfondir et compléter une telle remarque : si la qualité musicale ou compositionnelle d'une musique ne change pas et n'est pas dépendante d'aspects extérieurs, en revanche l'influence qu'elle peut avoir et l'importance qu'on lui donne sont fonction du rapport qu'elle entretient avec ce qui la précède et la suit, ainsi que de notre façon de la voir. Et, dans le cas de Giacinto Scelsi, ce problème se pose d'emblée : quelle influence peut avoir une musique dont la mauvaise réputation (du moins en Italie) empêche l'exécution ? Comment s'attendre que l'on joue une musique dont on prétend que l'auteur l'a achetée à d'autres compositeurs ? Et si, de plus, ceux-ci prétendent avoir livré de la mauvaise marchandise, comment croire encore à sa qualité ? La vérité s'inscrit ici dans une certaine éthique, puisque l'histoire de la musique occidentale tient encore de nos jours à l'idée de création originale. Voilà pourquoi, les détails de l'étrange biographie du comte ne nous sont pas entièrement indifférents.

Les indications du « maître » lui-même sont assez laconiques et les témoins de sa génération se font rares ou bien se drapent dans un silence discret. L'autobiographie de Scelsi (telle qu'elle a été publiée dans le n° 31 des Musikkonzept de H. K. Metzger et R. Riehn parmi d'autres articles et d'abondantes analyses) ne fournit guère de faits précis :

Giacinto Scelsi
Le 8 janvier 1905
un officier de marine annonce la
naissance d'un fils
l'escrime, les échecs, le latin
une éducation médiévale
un vieux château dans le sud de l'Italie
Vienne
Compositions dodécaphoniques
Londres, mariage réception à Buckingham
L'Inde (le Yoga)
Paris
Concerts
(oeuvres qui laissent une trace dans leurs failles)
Ponts
(conversations avec les clochards, à vau-l'eau)
survivre à des poèmes inconsumables
à Rome des sons
des sons
vie d'ermite
négation de ce qui rend l'homme opaque
oublier quelque chose ?

Beaucoup de détails de cette vie d'homme et de compositeur demeureront énigmatiques, même s'il s'agit d'un vieux monsieur petit, aimable. Ce contemporain au regard parfois si aigu emportait avec lui mille renseignements utiles à la compréhension de son attitude.

Quand je fis la connaissance de Giacinto Scelsi, il ne voyageait déjà plus souvent, et ne partait pas pour longtemps, ni bien loin. Rarement il quittait Rome où il vivait dans une sorte d'ermitage raffiné, recevant de temps en temps des admirateurs ou des interprètes : je fus de ces derniers.

Au début de l'année 1984, Wolfgang Becker, chef du service de musique contemporaine à la WDR, me demanda de diriger à Cologne un concert avec des oeuvres contemporaines, le 12 octobre 1985. Parmi les compositeurs envisagés figurait un Italien, Scelsi, qui était selon Becker un grand musicien, mais dont l'oeuvre m'était inconnue et dont le nom ne me dit tout d'abord rien. Sans doute était-il très jeune, suggérai-je à Becker, car, depuis 1963, je connaissais tous les compositeurs italiens importants, personnellement ou par mon métier de chef d'orchestre. J'avais dirigé au sein de toutes les institutions musicales en Italie et la collaboration avec les compositeurs, remarquai-je, presque agacé, était une part importante de mon travail. Ce monsieur, répondit Becker, avait à peu près 80 ans. Un peu sceptique, je demandai que l'on m'envoie les partitions, dont la qualité finit par m'impressionner. Pour le programme du concert, nous choisîmes Aion, une oeuvre en quatre mouvements écrite en 1961 et qui n'avait pas encore été exécutée.

Il se trouvait que je devais diriger un concert à Rome quelques semaines plus tard et je voulus faire la connaissance de ce compositeur. Après une introduction téléphonique de Becker, Scelsi me reçut dans sa maison, et quand il m'ouvrit la porte, je me souvins d'un coup l'avoir vu apparaître avec son curieux couvre-chef oriental à presque tous les concerts de musique contemporaine lors de mes années d'études à Rome entre 1964 et 1966, à la RAI, à l'université, à l'Accademia filarmonica romana ou aux concerts Nuova Consonanza organisés par Franco Evangelista. Il était assis au premier rang quand le Living Theater vint pour la première fois à Rome, il s'intéressait aux dernières recherches dans chacun des domaines de l'expression artistique. A Vienne, Scelsi étudia au moment de l'essor de la musique dodécaphonique, à Paris, il fut l'ami des plus grands surréalistes, en Italie celui des futuristes. Dans les années 60, il avait été le cofondateur d'une Rome-New York Art Foundation ; il ne connaissait pas seulement l'avant-garde musicale, mais celle de la littérature et des beaux-arts, comme peu de gens.

L'apercevant, je me souvins aussi que l'un de mes condisciples du cours de Goffredo Petrassi a l'Accademia Santa Cecilia à Rome, Cornelius Cardew, mort si jeune, hélas ! et de façon si tragique, m'avait montré ce monsieur avec son curieux béret, qu'il estimait beaucoup, et s'en était pris un jour assez violemment à Petrassi (pour autant que cette apparition angélique fut capable de violence), pensant que l'establishment des compositeurs romains (dont Petrassi était sans nul doute le doyen) ne soutenait pas ce grand homme, et même le sabotait. Petrassi fit une réponse évasive (il ne dirigeait aucun comité à l'époque qui pourrait décider d'une exécution quelconque) mais sur le fond il ne se prononça pas, et je ne puis qu'exprimer mon respect devant ce silence : il ne voulait rien dire de compromettant. Car naturellement, on savait déjà alors à Rome ce qu'il en était de ces collaborateurs de Scelsi. Je regrette cependant que Petrassi ne veuille toujours rien dire à l'heure actuelle -- il connaissait le comte depuis plus de soixante ans (celui-ci prenait alors des leçons privées chez le professeur de Petrassi, Giacinto Sallustio) et entretint sa vie durant des relations amicales avec lui. Sans aucun doute il pourrait fournir des éclaircissements sur la méthode de travail de Scelsi, d'autant que celle-ci se trouve maintenant au centre d'une âpre controverse.

Dans un essai sur les religions de l'Antiquité, Karl Kerenyi résume à peu près ainsi le changement de signification du mot mythe : « A l'origine, le mot avait chez Homère une tout autre acception que chez nous. La nourrice Euryclée, reconnaissant les cicatrices d'Ulysse, qu'elle était la seule à connaître, dit : "Moi seule je connais les faits exacts", utilisant le mot muthos. Chez Platon, cet emploi est déjà plus fluctuant, le mot ne convient plus guère, pourrait-on dire, à la déposition d'un témoin lors d'un procès, il signifie déjà davantage le récit, la narration, la fable. Ce sont la théologie chrétienne et la philosophie de la religion qui ont consacré enfin le sens de faux récit, de légende trompeuse, la Vérité se trouvant dans le mystère de la Rédemption et dans la Bible, non dans les mythes grecs. » (Ges. Werke, VII, München, 1971.)

Un même glissement de sens peut s'observer avec la légende qui nous occupe, décalage non dans le temps, mais dans l'espace. Scelsi, déjà un mythe à l'étranger de son vivant même, vit sa renommée ruinée à Rome avant d'être un peu connu. Via San Teodoro, où il habitait, il pouvait croire aux « faits exacts » dans le cercle de ses disciples -- Via Vittoria, deux kilomètres plus loin, à l'Accademia Santa Cecilia, on n'était déjà plus sûr de rien. De plus, la connaissance qu'avaient certains compositeurs romains célèbres des quelques pièces anciennes éditées de Scelsi (souvent à compte d'auteur), chez les Officine Ricordi entre 1931 et 1934 puis chez de Santis entre 1947 et 1949, n'était d'aucun secours : ce sont des oeuvres faibles et sans relief et qui n'atteignent jamais à l'originalité de l'oeuvre ultérieure, laquelle n'était pas publiée.

Les faits vérifiables ont produit ainsi une légende musicale suspecte. Hormis Franco Evangelisti et quelques musiciens autour de la Nuova Consonanza (et même ceux-ci furent rares), il n'y eut presque personne qui pouvait se faire une idée de cette musique. La légende de l'imposteur, tissée de ouï-dire, prévalut ainsi en Italie, alors qu'à l'étranger on avait, fût-ce très tard, publié la plupart des oeuvres récentes, préparant une reconnaissance internationale.

A Rome, si sceptique, on ne comprenait pas cette gloire, et pas seulement pour les raisons déjà évoquées. Les artistes et les intellectuels romains ne peuvent en général souffrir l'aristocratie (d'habitude « noire ») et tous les Romains se méfient des excentriques. Pour être accepté, un excentrique doit pouvoir disposer de la technique éblouissante ou de la virtuosité esthétique d'un Picasso ou d'un Stravinski -- ce qui n'était assurément pas le cas de Scelsi. On sourit ainsi de sa naïveté, on comprit sa vie retirée et ses airs distants comme un snobisme, son ardeur artistique comme une forme de dilettantisme aristocratique et son mysticisme comme une mystification destinée à cacher ses déficiences techniques. Cette attitude négative des milieux spécialisés est très sensible dans l'article de l'excellent musicologue Claudio Annibaldi publié dans le numéro déjà cité de Musikkonzept. Dans cet essai très documenté, dont on peut d'ailleurs accepter un certain nombre de conclusions, Annibaldi part de l'analyse d'un texte publicitaire -- très irritant en effet -- écrit par Scelsi pour l'éditeur Schirmer, de New York, pour aboutir à une condamnation assez sévère. L'esthète romain, qui en serait très capable en vérité, prétend devoir s'abstenir de tout jugement, vu son incapacité de comprendre l'univers de Scelsi, si bien qu'il renonce d'emblée à évaluer sa musique. Notons qu'Annibaldi n'évoque jamais, consciemment du moins, le problème de l'origine des oeuvres, qu'il ne mentionne même pas. (L'article en allemand date de mai 1983.)

A l'heure qu'il est, les sceptiques italiens, qui ne connaissent Scelsi que de façon superficielle, se disputent avec les tenants du mythe. Les considérations objectives sont devenues difficiles, maintenant que les positions se sont durcies et que tout jugement ne paraît qu'une formulation émotionnelle. Des « témoignages » seraient les bienvenus, et je ne fus qu'un des visiteurs de la dernière heure,

Quand j'entrai dans la maison voisine du Forum, en face des ruines de palais impériaux, quelques hôtes plus jeunes étaient déjà présents, parmi lesquels Luciano Martini, l'éditeur des poèmes de Scelsi. La conversation s'engagea sans effort : je demandai au compositeur si Aion, le titre de la pièce d'orchestre choisie, avait un rapport avec celui du livre de Carl Gustav Jung. Ce livre m'avait beaucoup impressionné nombre d'années auparavant et je me souvenais avoir à l'époque déjà été agacé par le snobisme de l'auteur, qui ne daignait pas expliquer le sens de certains concepts ou traduire des termes compliqués. Je mis ainsi un certain temps à apprendre que le mot grec Aion signifiait non seulement l'ère, mais aussi l'ère cosmique, puis, plus loin dans le texte, l'ère chrétienne placée sous le signe du Poisson. A ma grande surprise, Scelsi ne connaissait pas du tout ce livre : sa pièce s'inspirait des quatre épisodes d'une journée du Brahma, et un jour était pour Brahma comme une époque pour nous.

Je voulais obtenir quelques informations concrètes pour mon travail et demandai des explications plus techniques ; c'est plus tard, lors des deux autres rencontres à Rome et après le concert à Cologne, que nous avons parlé de nouveau de la philosophie hindoue, du zen, de la pensée orientale. La vision du monde de Scelsi était profondément imprégnée par ces conceptions, comme aussi la dernière période de sa création. Avec un mélange de sage modestie, d'une curiosité avide de l'ultime vérité métaphysique et d'un peu de cette fierté enfantine d'y avoir été (comme d'avoir été reçu par la reine d'Angleterre), il racontait les expériences de ses longs voyages en Inde. Je compris ainsi son influence énorme sur des compositeurs de la génération des années 60, des artistes non conformistes vivant ou de passage à Rome, comme Cornelius Cardew, Morton Feldman, Frederik Rzewski et d'autres, puis de jeunes compositeurs allemands et français qui faisaient le pèlerinage de la Villa Massimo ou de la Villa Medici vers Via San Teodoro, et qui tous voyaient en lui l'incarnation d'un type d'artiste avant surmonté le progrès technique à l'occidentale pour regarder vers l'au-delà comme un voyant inspiré. Son art devenait ainsi non seulement un modèle mais presque une sorte d'exercice spirituel.

Quand nous lui rendîmes visite pour la dernière fois avec ma femme, nous avions déjà une grande sympathie pour lui, et eûmes l'occasion de faire la connaissance d'un groupe d'admiratrices -- une troupe de 8 à 10 danseuses très jeunes, qui avaient fondé près de Rome une communauté sous la direction d'une femme à l'air très décidé, afin de développer la pensée et la musique de Scelsi au travers de mouvements rythmiques. En toute simplicité, le maître nous présenta ce groupe ravissant comme son harem. Une fois les filles parties, une gouvernante sévère nous servit un repas végétarien encore plus sévère, puis la conversation se poursuivit jusque fort avant dans la nuit. Il savait déjà entre-temps que j'étais né en Hongrie et me fit part de sa joie quand Ligeti lui avait fait exprimer son admiration ; il connaissait fort bien l'oeuvre de Ligeti et son importance.

Mais revenons à ma première rencontre. Les réponses concrètes à mes questions sur Aion commencèrent par l'écoute d'une vieille bande magnétique que le compositeur avait enregistrée lui-même avec deux ondolions. Cet instrument électrique désuet, un développement des ondes Martenot, était devenu, dans les trente dernières années de sa vie, le centre du travail de Scelsi. Capable de réaliser des micro-intervalles subtils, des glissandi, des changements dynamiques brusques ou continus, l'ondolion lui permettait d'enregistrer des esquisses pour ses compositions. Sur d'anciens magnétophones, jadis extrêmement onéreux, il me fit entendre l'une de ces esquisses pour Aion, pas toujours enregistrée de façon irréprochable, et qui contenait effectivement déjà la construction et les principaux éléments de l'oeuvre. Je m'étonnai cependant qu'il tînt autant à l'écoute de cette bande : j'avais apporté la partition, qui suffisait pour éclaircir mes questions. Aujourd'hui, il me semble que ce n'est pas la partition, mais cette esquisse sonore qui constituait au fond sa véritable création, enfantée dans la douleur. Scelsi prenait part à son écoute de façon active, il revivait sa musique.

Je puis d'ailleurs exprimer ma considération au(x) copiste(s) d'Aion : la notation est claire et précise. Mes questions, peu nombreuses, visaient à satisfaire au mieux les souhaits du compositeur. Les répétitions ne furent pas très difficiles, bien que l'interprétation désirée opposât quelque résistance.

Scelsi vint en personne à Cologne, et la première exécution de Aion, le 12 octobre 1985, fut pour lui un grand succès. Le terrain avait d'ailleurs été préparé par d'autres concerts de musique contemporaine et des explications théoriques, dont je ne savais rien et que je découvris avec surprise. Scelsi se sentait faible l'après-midi et ne quitta pas l'hôtel, mais il vint au concert et fut fêté par le public comme je ne l'ai vécu qu'une fois dans ma jeunesse, à Budapest, quand le vieux Stravinski parut.

Hormis deux autres rencontres à Rome, nous avons parlé une vingtaine de fois encore au téléphone après le concert de Cologne ; la plupart du temps, c'était lui qui m'appelait, et il s'agissait de projets qui n'aboutirent jamais, alors que je me mettais à son entière disposition. En mars 1988, ces appels cessèrent. Des mois plus tard, en Italie, j'appris que Scelsi était mort entre-temps, le 9 août 1988.

Le récit de mes rencontres avec Scelsi ne signifie aucunement que je pourrais ou que je voudrais mettre en question sa collaboration avec d'autres compositeurs. J'ai quelques appréhensions quant à la virulence de la polémique et au choix du moment, mais même quelqu'un de neutre comprendra que Roman Vlad, par exemple, qui, mis à part ses fonctions de président de la SIAE est également compositeur et musicologue, et qui a été des années durant directeur artistique des opéras de Florence et de Rome, n'invente pas simplement les reproches qu'il adresse à Scelsi, même si ces derniers ne sont pas exempts de ressentiments personnels.

D'après ce que nous pouvons savoir à l'heure actuelle, il est hors de doute que Scelsi n'a probablement jamais composé seul et a employé toute sa vie des collaborateurs. Dès le début de la discussion, des noms ont été cités, quelques-uns remontant à l'époque de sa jeunesse, ainsi que des interprètes qui l'ont conseillé sur des problèmes techniques. Parmi ceux-ci, il faut mentionner la chanteuse japonaise Mishiko Hiroyama, qui vit à Rome et apprit à Scelsi l'emploi de techniques vocales de la musique japonaise ancienne et contemporaine. Collaboration importante, dont découlent entre autres les fameux vingt Canti del Capricorno (1962-1972) que le compositeur, dont le signe astral était le Capricorne, a écrits pour voix seule.

Dans les partitions que j'ai regardées jusqu'ici, Scelsi lui-même mentionne une collaboration seulement dans In nomine lucis, dédié à la mémoire de Franco Evangelisti : adaptation pour orgue : Siegfried Neumann, enregistrement : Erik Lundquist. De To the Master (1974), deux improvisations pour violoncelle et piano (non publiées et que je n'ai donc pu consulter), le catalogue note qu'elles furent écrites en collaboration avec Victoria Parr. Parmi les collaborations avec de vrais compositeurs, celle avec Vieri Tosatti fut apparemment la plus longue et s'inscrit dans la période la plus importante de la création de Scelsi, lequel n'a jamais mentionné publiquement Tosatti. Il serait très important pour les recherches sur Scelsi de cerner exactement la nature de cette collaboration, à l'aide d'une analyse rigoureuse des esquisses, des notes, des copies. Il est difficile de penser qu'on ne peut plus trouver les preuves de cette collaboration, au moins pour les oeuvres importantes. Le noeud du problème est de savoir qui a véritablement composé ces oeuvres et où on peut déceler un travail qui excède la simple copie : cela est tantôt évident, tantôt assez embrouillé, et il faut donc opérer une analyse musicologique très précise.

Tosatti est, toute polémique mise à part, un compositeur parfaitement formé dans le domaine traditionnel (celui d'une « modernité modérée », comme disent les Allemands) et nous ne pouvons nous borner à faire de lui un nègre. Cependant une grande partie de ce qu'il a décrit dans les interviews comme une collaboration pourrait être réalisé aujourd'hui à l'aide d'un ordinateur.

Il se pourrait que tous ces problèmes de notation chez Scelsi apparaissent bientôt comme secondaires et inintéressants au vu du développement d'une notation par ordinateur. Pour l'heure, il est encore incontestable que la fonction même de la notation dans la pensée musicale a influencé chaque détail de la composition. La formation musicale de Scelsi s'inscrit sans nul doute dans le prolongement de la musique électronique classique, tradition qui a précédé la musique avec ordinateur, même pour la dernière période de son oeuvre, chronologiquement postérieure. Il tenait d'ailleurs à la notation classique de ses pièces. Même s'il faisait entendre à chacun de ses interprètes les bandes où il jouait lui-même, il s'est employé, nonobstant sa vie retirée, à faire éditer et diffuser ses partitions. Scelsi ne travaillait donc pas comme un compositeur formé à l'ordinateur, mais comme un musicien qui avait acquis son métier dans les années 20 et qui voulait confier à des instruments traditionnels et à une notation traditionnelle même son oeuvre tardive, véritablement novatrice.

Ce qui m'importe, en revanche, c'est que non seulement une réalisation par ordinateur est possible, mais aussi que la manière qu'avait Scelsi, d'après certains récits, de donner ses instructions -- au moyen de graphiques par exemple, de dessins, de points, de notes à permuter -- fait partie aujourd'hui des codes de programmation des ordinateurs. Il s'agit justement de tirer au clair si Tosatti et d'autres étaient simplement les Macintosh de Scelsi ou si leur collaboration était devenue une sorte d'osmose artistique.

D'après ce qu'il dit lui-même, le travail de Tosatti comprenait des initiatives personnelles ; d'après Aldo Brizzi, qui a dirigé ces dernières années des exécutions de compositions de Scelsi, il existe des esquisses et des partitions rudimentaires (Particell) autographes, avec des indications pour l'orchestration, documents aujourd'hui conservés à la Fondazione Isabella Scelsi, l'héritière du compositeur. Le pianiste Yvar Mikashoff, qui a créé quelques pièces pour piano de Scelsi, prétend lui aussi posséder des manuscrits de la main même de Scelsi.

Nous ne savons pas exactement pourquoi et jusqu'à quel point Scelsi ignorait ou regimbait à utiliser une notation qui jusqu'à peu faisait le noeud même de la pratique compositionnelle. Les disciples du compositeur parlent d'une très grave maladie psychique et de ses conséquences -- mais pour l'heure on n'en connaît aucune description clinique. D'autres rapportent son dédain pour toute activité manuelle « secondaire, non créatrice, qui était une perte de temps ». Les sceptiques parlent d'une formation musicale et compositionnelle insuffisante, de l'ignorance de plusieurs disciplines dont l'instrumentation, l'orchestration, etc. Et il n'est pas à exclure que toutes ces motivations aient joué conjointement jusqu'à un certain degré.

Ce qui n'est guère convaincant, en revanche, c'est de rappeler, pour sauver le compositeur, les botteghe de grands peintres du Moyen Age et de la Renaissance, ou bien les collaborateurs d'autres grands compositeurs dans le passé (le copiste des sonates de Domenico Scarlatti, celui de Mozart pour les récitatifs de Titus, ceux de Wagner pour ses partitions d'orchestre ou les orchestrateurs de Prokofiev) : ces cas ne sont pas comparables puisque tous ces compositeurs étaient capables non seulement de contrôler chaque détail mais de l'écrire eux-mêmes. Il est inconcevable par exemple que Wagner ait confié la mise au propre d'une partition à Hans Richter sans être absolument sûr que celui-ci allait réaliser exactement ce qu'il avait indiqué. Le noeud de la question est donc de savoir qui a écrit ces oeuvres en réalité, et jusqu'où vont les interventions d'une main étrangère : voilà ce que doit résoudre une analyse scientifique.

Une chose certaine ressort de tout cela : malgré le titre grandiloquent de l'entretien avec Tosatti (qui semble le fait d'un journaliste), celui-ci n'était pas lui-même le compositeur. Sa propre remarque le prouve, qui déclare que cette oeuvre est sans aucune valeur, jeu infantile qui occupa Scelsi sa vie durant. Tosatti est incapable de comprendre l'importance de la conception de la musique évoquée au paragraphe précédent ; pareille musique ne lui apparaît pas digne de l'appellation d'oeuvre d'art, et lui-même n'aurait jamais noté de telles choses. Tout cela prouve que la pensée musicale en oeuvre ne peut être sa propriété intellectuelle. Tosatti n'a ni conçu ni rêvé cette musique, elle lui est étrangère et incompréhensible. Toute autre réflexion ne peut être qu'une hypothèse pour le moment, car la littérature scelsienne ne recèle encore aucun travail de recherche sérieux, et la publication, tardive, des oeuvres montre encore des lacunes, en particulier pour les premières périodes de son activité créatrice.

Grâce à l'aide de Radu Stan, des éditions Salabert de Paris, et d'une note dans l'article de Claudio Annilbaldi, j'ai pu parcourir jusqu'ici à peu près un tiers de l'oeuvre de Scelsi, et même quelques compositions de jeunesse qu'il ne voulait plus reconnaître à la fin de sa vie. Une proportion qui n'autorise certes pas un jugement musicologique définitif sur la création du compositeur, mais qui permet, comme on dirait pour des élections, une première estimation. On peut voir ainsi dans son oeuvre, au fil du temps, différentes influences globales et un point de cristallisation marquant un changement que je situerais en 1958, alors que le compositeur a déjà atteint l'âge de 53 ans. Il est possible par conséquent de parler d'une oeuvre de jeunesse très étendue et d'une oeuvre tardive bien plus brève, qui se démarquent fortement par leur qualité et leur importance.

Les influences dans la première période de l'oeuvre scelsienne sont diverses et parfois difficiles à démêler. Au début, l'écriture de Scelsi fut post-romantique, puis marquée par Alexandre Scriabine et la technique dodécaphonique de Schönberg. Jusqu'à 1952 environ, il ne put renoncer véritablement au sentiment tonal, ce pour quoi j'ai (entre autres) le plus grand mal à qualifier ses études à Vienne de très approfondies.

La qualité musicale de ces oeuvres varie beaucoup (même à l'intérieur d'une seule), et ces variations sont indépendantes du style pris comme modèle ou de l'époque de la composition. Il y a même quelques pièces anciennes écrites en style rigoureux, puis d'autres qui paraissent plus improvisées, voire d'un débutant, toutes ou en partie -- on ne peut parler d'une évolution continue. En dépit de cet éclectisme, on ne saurait condamner en bloc la première période de sa production comme le fait Annibaldi dans son article (« On y décèle un état créateur où la personnalité de l'auteur, qui ne s'annule pas à dessein, doit être qualifiée d'inexistante. »), Après le 1er Quatuor (entièrement écrit de la main de Tosatti en 1947 d'après ce qu'il affirme) et après La Nascità del Verbo (1948), où l'on sent encore les maladresses techniques, suivent quelques années plus tard des pièces bien plus intéressantes comme les dernières Suites pour piano ; j'ai d'ailleurs pu écouter moi-même un enregistrement par Scelsi de la 9e Suite, ce qui prouve qu'il avait une formation de pianiste et ne se contentait pas, comme l'affirme Tosatti, de pianoter n'importe quoi sur son instrument.

La musique de Scelsi se développa et s'enrichit de façon significative seulement dans les années 50 et se débarrassa à ce moment aussi d'un sentiment tonal conventionnel. Le compositeur trouve ainsi dans les Suites n° 8, 9 et 10 (de 1952, 1953 et 1954) un langage plus substantiel en dépit des influences inexistantes, et qui portait des marques plus personnelles. Mais ce n'est qu'en 1958, vers la fin du deuxième tiers de son existence, qu'il découvrit un style authentique et individualisé.

Nous avons déjà deux certitudes quant à cette découverte tardive d'un matériau musical adéquat : il s'agit de deux expériences qui mettent en branle une nouvelle pensée musicale. La première est la rencontre déjà mentionnée avec la chanteuse Mishiko Hiroyama, et donc la connaissance des techniques vocales de la musique japonaise ancienne et de la musique contemporaine européenne. Son application ne se fit pas seulement à des oeuvres pour voix seule, Scelsi composa également des oeuvres chorales ou pour voix et instruments. Je n'ai trouvé aucune influence mélodique concrète de musiques orientales dans les oeuvres que j'ai lues (je me réfère ici à ce qu'on dit de ses études des musiques javanaise, copte, indienne et tibétaine) ; hormis ces techniques vocales, l'emploi des instruments à percussion et surtout le traitement du temps indiquent parfois quelques souvenirs lointains de ces musiques. Mais on ne trouve aucune filiation directe, comme celle du folklore de l'est de l'Europe chez Stravinski ou Bartok.

La deuxième impulsion concerne les nouveaux instruments électriques qu'il s'est procurés et la façon qu'il avait d'étudier pendant des mois, comme dans une méditation religieuse Orientale, les sons tenus sur les ondolions. (Ceux-ci n'étaient d'ailleurs que des instruments de travail, Scelsi n'a jamais composé de véritable musique électronique.) L'accent n'est pas mis alors (comme le pense Annibaldi) sur un son unique très longtemps tenu, comme nous le trouvons dans l'oeuvre ultérieure et qui fait partie du vocabulaire du langage contemporain depuis Wozzeck, mais plutôt sur la manière de diviser ce son et d'en faire une synthèse avec d'autres, en en changeant la hauteur, la dynamique et le timbre. Pour cela, la comparaison avec le premier mouvement du Concerto pour violoncelle de Ligeti n'est pas très convaincante -- l'utilisation d'une seule note tenue découle ici d'une pensée musicale très différente.

Chez Scelsi, celle-ci repose dans l'oeuvre tardive, sur des informations qui n'étaient disponibles que fragmentairement avant les années 50 (même l'utilisation d'une note tenue est rare dans les quarante années suivant Wozzeck). Scelsi fut l'un des premiers à comprendre les conséquences d'une application du matériau obtenu avec les instruments électroniques à la composition instrumentale et orchestrale, de même que son traitement de la voix fut prophétique. Lors de ses expériences, une accointance déjà longue avec la musique occidentale fut l'humus où put éclore la semence orientale, sans que la musique extra-européenne devînt un matériau musical imité.

Ce sont des expériences et des réflexions analogues qui ont modifié la pensée de John Cage, héritier de l'école de Vienne, encore que celui-ci aboutît à des résultats tout à fait différents. C'est à raison que l'on voit donc dans Scelsi et Cage des musiciens qui ont achevé de façon emblématique l'expérience du sérialisme intégral. Il faut remarquer cependant qu'à la fin des années 50 les temps étaient mûrs pour cela et que l'on trouverait même des exemples encore antérieurs (Metastasis de Xenakis, pour ne citer que cette oeuvre, a été écrit en 1953-1954, c'est-à-dire avant le tournant de Scelsi) d'autres compositeurs, qui, indépendamment et de manière presque contemporaine, ont dépassé eux aussi le sérialisme.

Une grande variété d'effectifs caractérise cet univers créateur dorénavant arrivé à maturité. Le tournant se situe à peu près vers Elegia per Ty pour alto et violoncelle (1958), déjà typique du style tardif et qui contient l'emploi de différentes techniques de jeu (comme la scordatura occasionnelle des cordes) exploitées dans le 2e Quatuor de 1962 (bien supérieur au 1er, de 1944) puis le 3e et le 4e (de 1963 et 1964). En cherchant des rapports entre la musique d'avant et d'après 1958, on peut déceler déjà quelques traces à partir de 1956 -- c'est l'année où se situeraient les expérimentations avec les nouveaux instruments électroniques alors acquis, si les indications chronologiques du catalogue sont exactes. Apparaissent alors pour la première fois des changements de timbre par quarts de tons, des glissandi, des vibratos excessifs ainsi que la variation dynamique d'une seule note, si caractéristique plus tard, comme dans les Tre Pezzi pour trombone (1956), les Quattro Pezzi pour trompette (1956), puis Triphon et Dithome pour violoncelle. Dans ces deux dernières pièces, Scelsi expérimente déjà la combinaison des timbres des différentes cordes, préparant la nouvelle technique d'Elegia. Toutes ces oeuvres sont encore marquées cependant par une pensée harmonique et mélodique caractéristique de la première moitié des années 50 chez lui, quoique de façon moins univoque, à travers une sorte de technique de maquam, à figurations mélodiques. Parmi les trois derniers quatuors, le deuxième présente déjà une « rythmisation interne des voix » relativement riche et développée, à laquelle je reviendrai, et qui caractérise les meilleurs oeuvres de Scelsi vers la fin. Le troisième par exemple, avec ses transitions extrêmement fines, est une version poétique de ce style et le quatrième une oeuvre véritablement suggestive qui acquiert, parmi d'autres partitions importantes comme les Quattro Pezzi su una nota sola pour orchestre de chambre (1959), Aion pour orchestre (1961), Duo pour violon et violoncelle (1965) ou Pranam II pour neuf instruments (1973) etc., une importance centrale, comparable à celle du 3e Quatuor dans l'oeuvre de Bartok.

On rencontre un travail mélodique seulement dans les pièces vocales, là aussi au travers de notes abaissées, de quarts de tons ou de glissandi, comme par exemple dans les Tre Canti popolari pour choeur mixte à quatre voix (1958) ou les Tre Canti sacri pour choeur mixte à 8 voix (1958). (On trouve des exceptions dans Antifonia sur le nom de Jésus pour choeur d'hommes (1970) et les Trois Prières latines, « Ave Maria », « Pater noster » et « Alleluia » pour voix soliste et choeur mixte (1970), avec des citations de grégorien très simples et qui sont à peine des oeuvres d'art à part entière). Il est également remarquable que la technique vocale ultérieure présente des similitudes avec la musique pour instruments à vent d'avant 1958 et que Scelsi ait transposé les possibilités d'articulation de ces instruments dans la voix, au moyen parfois de véritables citations (voir H. R. Zeller, Das Ensemble der Soli, dans le numéro de Musikkonzept).

A côté d'une absence de structure intervallique s'appuyant sur des gammes particulières, on remarque dans l'oeuvre instrumentale que la pensée harmonique a presque complètement disparu : les agrégats harmoniques apparaissent très rarement et presque comme en passant, rencontres de sons isolés et non porteurs d'énergies de tension et de détente. De même, sa polyphonie n'est plus une technique de contrepoint à base thématique ; elle apparaît parfois comme une hétérophonie, parfois comme une juxtaposition compliquée de voix qui se situent sur une même hauteur ou sa transposition à l'octave (combinée avec des altérations microtonales), voix qui sont les éléments d'un son complexe.

Au lieu d'un univers rythmique aux articulations métriques bien ordonnées, nous trouvons l'exploration d'une « rythmisation interne des voix », extrêmement artificielle, raffinée et très efficace psychologiquement, tantôt sur plusieurs secondes d'affilée, tantôt concentrée sur une fraction de seconde (là aussi souvent sur une seule hauteur), et qui forme ensuite avec les autres voix des réseaux imbriqués. Ces « diminutions » rythmiques sont variées à l'infini en combinaison avec les changements de dynamique -- de soudaines éruptions alternent avec des sections qui se construisent et se défont lentement et dessinent un discours très dramatique dans un sens formel. Les barres de mesure n'indiquent plus de temps forts -- ce sont ou bien des indications vagues d'une pulsation, ou un simple repère pour les instrumentistes. Cet élément rythmique est d'ailleurs le seul dont on puisse trouver des traces dans l'oeuvre de jeunesse (sur une seule note également), et cela en remontant jusque vers les années 30.

Les scelsiens fidèles qui considèrent son oeuvre et sa manière de créer sans préjugés pensent que la discussion autour de la question de l'auteur de ces oeuvres tombe dans le vide : Scelsi ne serait pas un compositeur au sens traditionnel, mais un représentant du Concept Art en musique. Il serait donc tout à fait indifférent, disent-ils, de savoir qui a exécuté ses indications et ses idées, de même que les ouvriers qui emballent pour Christo ne sont pas importants. Je regrette de ne pouvoir comprendre ces arguments : il n'y a absolument rien dans cette musique qui rappellerait l'art conceptuel. Je comprends qu'on veuille ainsi souligner l'importance de la pensée, de la « conception » de Scelsi. Mais lui-même voulait écrire des oeuvres closes, classiques, qui sont parues sous sa signature (avec copyright) comme toute la musique occidentale depuis l'invention de l'imprimerie. Scelsi n'a non seulement rien à voir avec la conception d'oeuvres indépendantes de leur médium artistique ou conçues au moyen de techniques aléatoires, mais encore il tenait beaucoup à être l'unique auteur des siennes jusque dans les plus infimes détails, et l'on dit qu'il a corrigé sa vie durant ses manuscrits.

Les sceptiques, eux, s'appuient sur l'une des remarques du fameux texte publicitaire (sans aucun doute inspiré également par le compositeur) selon laquelle il ne voulait pas être défini comme un compositeur, mais comme celui qui transmet un message : stratégie un peu puérile face aux accusations qu'il prévoyait. Cela mis à part, cette remarque, si on la réfère non à la croyance d'une mission mystique de médium, que nous ne partageons pas tous, mais au contenu psychologique de sa musique, est justifiée. Chez Scelsi, la méthode de travail séculaire des compositeurs, présupposant une formation technique et psychologique complexe, à la fois consciente et inconsciente, se déforma sous l'impulsion d'improvisations infinies qui pouvaient capter de mieux en mieux une pensée musicale. Dans l'oeuvre tardive, il en vient pratiquement à la négation du métier technique conscient, afin de réaliser, par un jet unique, inconscient et lent, des constellations sonores inexistantes auparavant.

Les comparaisons et les analogies faites avant que nous ayons pris la distance nécessaire pour juger sont toujours précaires : l'opinion de Harry Halbreich nous le prouve de nouveau, qui estimait que les innovations de Scelsi n'étaient en importance comparables au XXe siècle qu'à celles de Debussy. Combien il est contestable de se laisser emporter ainsi par la découverte du moment et d'anticiper avec hâte la canonisation, la lecture des premières partitions de Scelsi le prouve à l'évidence : des généralisations hâtives portant sur l'oeuvre complète ne font que fermer à nouveau les fenêtres ouvertes par les oeuvres des dernières décennies. Le jugement de Halbreich se voulait peut-être une exagération provocatrice à dessein, afin d'attirer l'attention sur un inconnu en le comparant à un génie incontesté. Mais il est déjà clair maintenant que Scelsi, quel que soit l'attrait de son oeuvre tardive, n'atteint guère de façon générale au rang musical ni au génie ni encore à l'importance historique de Debussy, dont son oeuvre ne peut se rapprocher. Et sans vouloir minimiser la pensée musicale de Scelsi, manifestée dans ses dernières compositions, il faut remarquer qu'après Debussy et entre Schönberg et Stockhausen, il y a eu bien des musiciens qui ont su formuler quelque chose de nouveau. On doit donc attendre un peu plus calmement le jugement de l'histoire -- et le camp adverse devrait pour les mêmes raisons ne pas perdre de vue que le concept de primitivité (que l'on applique souvent même à l'oeuvre tardive) est capable d'étranges métamorphoses... Dans chaque musique radicalement nouvelle, certains paramètres apparaissent de manière simplifiée ou bien trop accentuée par rapport à la musique qui précédait. Le nouveau ignore ou écarte souvent des acquis précieux, emportés de haute lutte par l'ancien, même si ses possibilités ne sont pas encore épuisées. Plus une musique est novatrice, plus la rupture paraît grande, et dilettantes les solutions qu'elle propose -- qui souvent choquèrent même les avant-gardistes de naguère.

Je me souviendrai toujours avec quelle imagination Pierre Boulez nous représentait, lors de son cours de Bâle, Claude Debussy outré des ostinatos primitifs dans l'introduction du Sacre du printemps, dont il entendit la première au Théâtre des Champs-Elysées. Certes, une primitivité qui apparaît au premier regard n'est pas toujours l'expression d'une nouvelle pensée musicale organique comme chez Scelsi, et il n'est pas exclu qu'une nouvelle idée (un pétard comme disait Debussy à propos du Sacre) puisse se révéler une solution superficielle, dilettante et non organique d'un point de vue compositionnel. Et au fond, cela arrive bien plus souvent que le cas inverse, où un matériau musical qui paraît primitif signe en vérité une nouveauté radicale. Hélas, tous les compositeurs ne sont pas des Stravinski, ni leurs auditeurs et leurs critiques des Claude Debussy...

Au terme de cette première estimation, il me paraît difficile, voire impossible, de répondre à deux questions, même après des analyses sérieuses qui restent à mener. Et là réside ce malaise qui accompagne la discussion autour des méthodes de travail de Scelsi, qui ne se dissipera pas dans l'avenir.

La première question concerne les collaborateurs : pourquoi n'ont-ils pas engagé la polémique du vivant même de Scelsi, alors qu'il aurait pu répondre et clarifier la situation ? Il est juste que sa renommée internationale ne date que des deux dernières années de sa vie, mais il n'était pas totalement inconnu auparavant. En 1980, à l'occasion de son soixante-quinzième anniversaire, on organisa à Rome un grand concert, justement parce que l'on se rendait compte, fût-ce dans un cercle restreint, de son importance. Bien avant, il participa à différents cours internationaux consacrés à la musique contemporaine, même en Italie d'ailleurs, comme à la Biennale de Venise. En 1950 déjà, La Nascità del Verbo fut dirigée par Roger Désormière, lors des journées de la SIMC à Paris, dans des circonstances controversées -- la polémique était déjà en cours. Le jury refusa à l'époque de sélectionner la partition pour en proposer l'exécution au comité organisateur international. Même si plusieurs membres du jury savaient, d'après témoins, que des collaborateurs avaient pris part à la composition de l'oeuvre, j'exclus pour ma part que leur refus ait pu découler de ces rumeurs. Car même si la partition (qu'elle soit l'oeuvre de Roman Vlad et/ou de Vieri Tosatti, ce qui reste encore à élucider) est écrite de façon professionnelle, c'est une oeuvre faible sous plusieurs aspects. Je ne connais pas les autres oeuvres sélectionnées, mais il est clair que La Nascità n'atteint pas à la qualité artistique d'oeuvres d'autres compositeurs italiens éminents de l'époque, comme Dallapiccola ou Petrassi. L'oeuvre fut exécutée quand même, parce que le comité international avait le droit de vérifier les propositions faites aux comités nationaux : plusieurs membres du jury final, dont Heinrich Strobel, alors très influent, pensaient que la technique dodécaphonique de Schönberg, Berg et Webern était de la plus haute importance pour le développement de la musique contemporaine, et comme ils en décelaient des traces chez Scelsi (assez maigres en vérité), au rebours de la plupart de ses concitoyens, l'oeuvre fut choisie.

En tout cas, on connaissait Scelsi dans sa ville ; Nikita Magaloff joua à Rome en 1935 ses Poemi (dont l'un est encore dédié à Alban Berg), et Claudio Abbado y dirigea la première exécution de Preludio, Arioso e Fuga pour orchestre. On aurait donc disposé, du vivant même de Scelsi, d'une cinquantaine d'années pour clarifier l'affaire, ce dernier mythe de la musique contemporaine...

La seconde question concerne l'attitude de Scelsi lui-même : s'il est vrai qu'il n'a jamais caché à ses amis la collaboration d'autres compositeurs (il ne l'a jamais mentionnée devant moi), pourquoi s'est-il ainsi exposé, lui, un homme extrêmement cultivé et très intelligent en dépit de quelques réactions ou activités un peu naïves du solitaire un peu mal adapté. Pourquoi ne s'est-il pas exprimé publiquement à ce sujet au lieu de jeter le discrédit sur son oeuvre en tenant à des copyrights et en choisissant le silence ? Pourquoi a-t-il laissé paraître toutes ses oeuvres (à l'exception de deux qui mentionnent la collaboration d'instrumentistes) comme étant des manuscrits de sa main, signés doublement de son nom et d'une sorte de logo emprunté au bouddhisme zen -- alors que, par ailleurs, il ne se voulait que messager et refusait même, très logiquement, d'être photographié ?

En tentant de comprendre le chemin parcouru par Scelsi, on se prend ainsi à songer que notre âme peut se diviser de façon étrange et peut-être à jamais incompréhensible...

12 novembre 1989
Traduction de Martin Kaltenecker

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