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Le Concerto de Chambre de Ligeti

Robert Piencikowski

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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Composé en 1969-1970 pour l'ensemble Die Reihe dirigé par Friedrich Cerha, le Concerto de Chambre pour 13 instrumentistes poursuit les recherches d'écriture micropolyphonique dans une texture plus ramassée, telle que Ligeti l'avait amorcée dans son second Quatuor à cordes et les dix pièces pour instruments à vent (1968). La malléabilité de l'effectif (instruments traités en groupes solistes) et l'équilibre formel des quatre parties qui le composent ont contribué dans une large mesure à sa rapide diffusion. Au moyen de quelques fragments empruntés au premier mouvement de cette pièce, nous tenterons d'extraire les principes généraux qui régissent l'organisation structurelle des hauteurs.
La micropolyphonie est fondée sur une logique matricielle. Celle-ci consiste à extraire un ensemble d'intervalles à l'intérieur d'un ambitus restreint. Toutes les combinaisons possibles des différents degrés compris entre les limites extrêmes sont alors retenues -- ainsi, la durée globale de la matrice est-elle exactement proportionnelle au nombre de sons compris dans l'ambitus choisi. Afin d'assurer la non-directionnalité des lignes mélodiques, deux conditions supplémentaires doivent être respectées :

1) Chaque intervalle est traité par couple : à tout intervalle ascendant correspondra nécessairement son homologue descendant et vice versa.

2) Il ne peut y avoir plus de deux intervalles se succédant dans la même direction (dans le cas de combinaisons assez complexes, cette deuxième contrainte n'est pas toujours observée).

Du degré d'adéquation de la réalisation à ces principes de base dépendra l'effet statique souhaité, de l'immobilité absolue à l'orientation relative. L'évolution de la texture musicale à partir de telles matrices est produite par altération du contenu des intervalles premiers. Deux possibilités sont envisagées :

a) Matrices fixes : la matrice initiale est maintenue tout au long du développement ; les degrés initiaux sont modifiés par retrait ou substitution selon l'orientation choisie (texture creusée ou dirigée) ; la matrice peut alors être traitée en rotation, en la faisant pivoter sur ses notes extrêmes ;

b) Matrices mobiles : à toute modification du nombre de valeurs correspond une adaptation équivalente de la logique matricielle ; l'étendue de la matrice sera donc exactement proportionnelle au nombre de degrés qu'elle comprend.

D'un cas à l'autre, c'est l'ensemble des rapports entre l'intervalle et le groupe qui est inversé : soit l'intervalle détermine la durée de l'ensemble, soit c'est au contraire l'ensemble qui décide du nombre de répétitions des intervalles.

La mise en place des lignes ainsi déduites repose souvent sur un traitement canonique, les différentes voix exposant leur matériau avec une unité de décalage les unes par rapport aux autres. La figuration a alors loisir de jouer sur l'ambiguïté des présentations, selon le choix de l'orientation rythmique. En effet, la dimension verticale étant définie une fois pour toutes, il n'y a guère lieu de se préoccuper outre mesure des rencontres entre lignes superposées, exception faite d'un parallélisme qui annulerait leur dissociation. Entre autres alternatives, la figuration pourra soit maintenir l'aspect individuel des lignes en une conduite polyphonique serrée ; soit ramener au contraire toutes les lignes en blocs verticaux dont la succession analysera en quelque sorte le contenu ; soit encore dissocier les unités comprises dans la sélection initiale en les attribuant chacune à un instrument individuel, créant ainsi l'illusion d'une organisation en valeurs répétées.

Quelques exemples tirés du premier mouvement du Kammerkonzert nous permettront de vérifier comment Ligeti met en oeuvre les conditions précédentes.

La conclusion (lettres 0 à S, p. 21-30) fait appel à une matrice fixe comprenant 32 valeurs, toutes comprises à l'intérieur d'un ambitus de quarte. Chaque degré est présenté à cinq reprises, exception faite du mi bécarre et du sol bécarre qui sont joués six fois (5 X 6 = 30 + 2 = 32). Tous les intervalles combinant les différents degrés chromatiques sont présents, figurant à deux reprises en sens contraire : cinq secondes mineures, quatre secondes majeures, trois tierces mineures, deux tierces majeures et la quarte. La tierce mineure sol bécarre/mi bécarre est présentée quatre fois (dont l'une est figurée par les notes-pivots extrêmes), ce qui explique l'écart que nous venons de signaler quant à la somme des valeurs.

Cette définition de la matrice va servir de base à une évolution en texture creusée, par élargissement de la quarte initiale comprenant tous les degrés chromatiques intermédiaires (p. 21-27) à la septième majeure finale en éliminant le remplissage (p. 27-30). Ce qui est obtenu en substituant, à chaque rotation de la matrice, aux degrés initiaux leurs valeurs chromatiques complémentaires prises par mouvement contraire. La quarte initiale est ainsi scindée en deux secondes majeures concomitantes, les trois degrés inférieurs s'élargissant progressivement vers le grave (do bécarre), les trois degrés supérieurs parcourant la trajectoire inverse (si bécarre). Les différentes étapes du processus sont toutes signalées par une variation de la texture musicale :

lettres O : exposition de la matrice
P : agrandissement rythmique
Q : statisme
R : réduction du seuil inférieur (mi bécarre)
S : élargissement de la texture creusée
Il faut ajouter à cette observation l'importance accordée à la présentation instrumentale, notamment dans la dernière étape où le morcellement en Klangfarbenmelodie s'accompagne de variations d'éclairage acoustique par un traitement en doublures d'octaves à la manière de mutations ; et la figuration métrique, jouant sur une subdivision de la noire oscillant de six à neuf valeurs d'abord, pour s'amenuiser à mesure que l'on se dirige vers l'intervalle conclusif (de cinq à deux subdivisions).

A l'opposé, le premier versant de la partition (lettres A à M, p. 1 à 19) va juxtaposer deux types de traitements de la matrice, fixe puis mobile.

Dans un premier temps (lettres A à G, p. 1 à 11), nous retrouvons le principe matriciel fixe adopté à des fins assez voisines du cas précédent. L'ensemble compte cette fois quarante valeurs, combinant les cinq degrés chromatiques compris dans l'ambitus de la tierce majeure sol bémol -- si bémol, figurant chacun huit fois (8 X 5 = 40). La raison du redoublement proportionnel tient au fait que chaque intervalle est présenté non plus deux mais quatre fois, toujours en faisant alterner leurs formes ascendantes et descendantes (quatre secondes mineures, trois secondes majeures, deux tierces mineures et la tierce majeure).

Cet espace chromatique se dirige graduellement vers un groupe de secondes majeures à distance de tierce mineure (si l'on préfère, de deux tierces mineures imbriquées) composant un ambitus de quarte qui forme le terme de la première trajectoire (lettre G, p. 11). Après l'exposition de la matrice en rotation, un processus d'élimination et de substitution est responsable de l'altération de sa physionomie initiale (lettre B, p. 4) : le sol bémol est d'abord éliminé, puis remplacé par si bécarre ; la bémol est remplacé par do bécarre (lettre C, p. 6) ; enfin, le si bémol est éliminé à son tour (lettre F, p. 9).

La réduction ainsi obtenue (de cinq à quatre degrés, d'abord inscrits dans une tierce majeure, puis dans une quarte) n'altérait en rien la fixité de la matrice qui continuait ainsi à gouverner un ensemble d'intervalles pour lequel elle n'était pas préalablement conçue. Le processus suivant (lettres H à M, p. 12 à 19) va au contraire adapter chaque fois l'ensemble à toute modification de détail : ce qui signifie que l'étendue de chaque matrice sera exactement proportionnelle au nombre de degrés permutés. On obtient ainsi une courbe en arche allant de l'augmentation (lettres H à I, p. 12-16) à la diminution (lettres J à M, p. 16-19).

On part alors d'un complexe de trois sons (l'aboutissement précédent réduit d'une hauteur) formant une permutation de six valeurs, qui se dirige vers le remplissage chromatique d'une quinte (huit hauteurs fournissant vingt-huit combinaisons d'intervalles, soit 7 X 8 = 56 valeurs), pour aboutir finalement à la réduction au trille de seconde mineure conduisant au centre statique de la pièce.

Tableau des combinaisons matricielles
hauteurs de base 3 4 5 6 7 8
combinaisons d'intervalles 3 6 10 15 21 28
unités de la matrice 6 12 20 30 42 56
Là encore, le traitement instrumental va jouer sur l'apparence des figures sonores, masquant par des tuilages (par exemple, à la page 12, où les deux violons poursuivent encore la présentation du complexe de l'aboutissement antérieur alors que les claviers et les vents entament le nouveau processus de formation), ou soulignant par des techniques de jeu la modification des matrices. Ce qui est particulièrement sensible dès que la texture est confiée aux cordes (lettre I, p. 14), où l'ajout puis le retrait d'un degré se manifestent par une transformation du maniement de l'archet, et par les interventions sporadiques des vents qui amplifient la tête des matrices nouvelles :
  variante de hauteur     unités de la matrice     variantes instrumentales  
- la bécarre 6 claviers
+ la bémol 12 vents
+ ré bécarre 20 claviers/clarinette basse
+ ré bémol 30 cordes : alla punta
+ la bécarre 42 ponticello
+ si bécarre 56
- sol bécarre 42 ordinario (+ bois)
- la bémol 30 sul tasto (+ cuivres)
- la bécarre 20 alla punta (+ bois)
- si bémol 12 ordinario
- si bécarre 6
- do bécarre (2) sul tasto
Les matrices sont donc conçues dans le but d'une annulation préalable du sens de l'orientation des figures sonores par neutralisation d'un espace donné comme fixe. A l'intérieur d'un champ défini, si tout intervalle appelle nécessairement son contraire, la perception ne dispose plus de repère directionnel et s'installe dans un espace amorphe. C'est pourquoi, au niveau de la morphologie, Ligeti ne craint pas de faire appel à des stéréotypes d'écriture, clichés instrumentaux qui parcourent les trajectoires closes en décrivant des arpèges autour d'une harmonie statique (par exemple, dans le deuxième mouvement du Kammerkonzert, lettre X, p. 58, au terme du second développement). Une fois cet immobilisme obtenu à force de retourner les matrices sur elles-mêmes, les champs entament leur processus de déplacement, sans mobile apparent d'abord, puis en des conduites plus accusées. Tout se joue dès lors sur l'ambivalence des variations de débit, avec le jeu entre vitesse figurée et vitesse réelle, entre la mobilité apparente des traits instrumentaux et le statisme latent des structures internes.

Cette conception, par-delà la dette à Bartok maintes fois avouée, et dont les précédents peuvent être retracés dans l'histoire de la musique occidentale, semble s'être imposée et précisée dans l'esprit du compositeur au contact des recherches en cours au milieu des années 50, en particulier la technique sérielle. On sait que Ligeti a consacré au Premier Livre de Structures (plus exactement à la Structure Ia) un essai qui passe pour un modèle d'analyse objective, j'entends : dans lequel l'exposé des faits structurels passe avant tout jugement de caractère esthétique. On pourrait même affirmer que cette étude a conditionné jusqu'à la manière de percevoir le sérialisme du seul point de vue formaliste. Or, si on les soumet à un examen plus attentif en les extrayant de leur contexte, certaines tournures de phrases prennent avec le recul un relief singulier : « (...) composer sériellement signifie l'abolition de toute hiérarchie des éléments musicaux ». Formulation ambiguë, car elle ne précise pas s'il est question de hiérarchie pré-existante à l'oeuvre (ce qui est effectivement le cas), ou de hiérarchie dans l'absolu (ce qui par contre ne l'est plus) -- et qui du coup va droit à l'encontre de la définition que devait proposer Boulez quelques années plus tard dans Penser la musique aujourd'hui : « La série est -- de façon très générale -- le germe d'une hiérarchisation fondée sur certaines propriétés psychophysiologiques acoustiques (...). » La formule de Ligeti visait à minimiser l'importance de certaines hauteurs qui, dans la registration définitive adoptée au terme des permutations sérielles, étaient fixées dans l'espace acoustique. Or, à les observer avec soin, ces fixations ne sont nullement le fruit du seul hasard des rencontres et de la précaution d'écriture visant à éliminer de fausses relations d'octave (ainsi qu'il y est affirmé), mais bien le produit d'une logique structurelle. En premier lieu, le mi bémol qui a tant troublé Ligeti au point de nous valoir l'affirmation précédemment citée est bien l'axe des renversements sur lequel est fondée toute la pièce, et dont la position, qu'il s'agisse de l'ordre de succession que de la registration, définit les articulations formelles de chaque séquence. Ensuite, la série même que Boulez emprunte à Messiaen n'est pas dénuée de propriétés hiérarchiques, car elle est fondée sur une organisation harmonique interne à base de tritons en rapport de complémentarité : ce qui entraîne des conséquences logiques au niveau de l'accumulation des formes sérielles, tant sur le plan des hauteurs (avec des intervalles privilégiés) que sur celui des durées (mise en place de synchronisations relatives). Faut-il s'étonner que de telles particularités aient échappé à la perspicacité de l'analyste ? La série ne lui inspire qu'une description superficielle, sous le seul angle de ses intervalles successifs en forme de décompte méthodique des distances évaluées en valeurs chromatiques -- et l'auteur de relever la complémentarité entre formes originale et renversée, ce qui, dans un tel contexte, relève davantage de la tautologie que de l'analyse proprement dite.

Mon propos n'est pas, faut-il le préciser, de dresser une liste de griefs à trente ans de distance, ou de minimiser la valeur d'une étude désormais historique : rendre cette analyse responsable des abus qui ont été commis en son nom ? Parmi les innombrables paraphrases qui en ont été tirées, d'autres auteurs se seront déjà offert le luxe de relever çà et là telle erreur de détail (à laquelle ils n'ont pas manqué, en bons logiciens, d'en substituer telle autre de leur cru), sans qu'il ait été jamais question de discuter le principe même de la méthodologie mise en oeuvre. Plus nécessaire est-il de relever en quoi la grille de lecture qui est appliquée à l'oeuvre analysée est révélatrice davantage des préoccupations de son auteur que de l'objet de son investigation. Constat courant, dira-t-on, mais qu'on ne s'attendait pas à déceler en un contexte aussi dépouillé d'artifices apparents. Le décompte numérique des intervalles successifs, se neutralisant par complémentarité en sens contraire, semble bien plus préfigurer -- avec quelle précision -- l'élaboration des matrices non directionnelles dont nous avons tenté de décrire, ponctuellement, le sens.

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