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Ciné-musique

François Porcile

Résonance n° 5, septembre 1993
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Malgré l'importance qu'elle occupe à l'écran, la musique reste le parent pauvre du septième art. L'histoire des « musiques de film » déroule un chemin épineux, où les difficultés et les incompréhensions d'hier demeurent souvent celles d'aujourd'hui. Quelques collaborations exceptionnelles, qui viennent éclaircir le panorama, font figures de modèles.

Début mars 1919, alors qu'il commence à travailler à L'Enfant et les sortilèges, Ravel reçoit de sa librettiste, Colette, une brève lettre qui éclaire singulièrement les rapports image/musique avant l'apparition du film « sonore » : « Savez-vous que les orchestres de cinémas jouent vos charmants Contes de Ma Mère l'Oye pendant qu'on déroule du far-west ? Si j'étais compositeur et Ravel, il me semble que j'aurais beaucoup de plaisir à apprendre cela. » Voilà d'entrée de jeu détruite une légende selon laquelle les orchestres de cinéma ne délivraient que des salmigondis où les morceaux choisis du répertoire lyrique étaient assaisonnés de rengaines à la mode et d'« incidentaux » puisés dans les catalogues musicaux des firmes cinématographiques.

Ici, double surprise : une oeuvre contemporaine, dont la création remonte à moins de dix ans, et vraisemblablement utilisée à contre-emploi.

Colette, en filigrane, indique aussi que le cinéma n'était pas pour tous les compositeurs dits « sérieux » un objet de mépris, et pour Ravel en particulier, qui affirma dès 1933 : « Le cinéma sonore pourrait être la grande expression lyrique de l'art d'aujourd'hui ». Il dit bien « pourrait ». Il venait en fait de subir une des premières goujateries de l'ère sonore : sollicité par la production du film de Pabst Don Quichotte pour écrire, sur des paroles de Paul Morand, trois chansons à l'intention de Chaliapine, vedette du film, Ravel composa ce qui devait constituer sa dernière oeuvre achevée, Don Quichotte à Dulcinée, en ignorant que le même travail avait été commandé simultanément à Manuel de Falla, Marcel Delannoy, Jacques Ibert et Darius Milhaud. Etrange concours, remporté par le plus rapide à « livrer » : Ibert.

Les chasseurs de silence

Ce n'est pas tant le mépris que la notion d'urgence qu'il faut ici souligner. C'est là, je crois, le point d'achoppement fondamental entre la production de films et les musiciens. Ceux-ci exigent du temps, là où les impératifs commerciaux imposent la précipitation. Une attitude qui a éloigné du cinéma nombre de compositeurs intéressés par cette expérience, et pas des moindres. D'autres ont pu, par hasard ou nécessité, collaborer à quelques films.

Le fortuit n'a pas valeur de règle. Ce serait ignorer la méfiance des industriels du cinéma pour tout ce qui vient d'ailleurs, et surtout d'une corporation au vocabulaire abscons, à la production incontrôlable, aux exigences démesurées. Bref, le compositeur « de concert » est suspect. Suspect d'écrire une musique « difficile », autrement dit non commerciale. Car aux oreilles des argentiers, la musique est un argument non négligeable du succès commercial d'un film. Sinon, elle est à bannir. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Henri Fescourt rapporte qu'en 1926, pour l'exploitation de Carmen de Jacques Feyder, « on avait cru avoir une bonne idée en commandant la partition au compositeur espagnol Ernesto Halffter. C'était compter sans les moeurs du cinéma. Les exploitants entendirent faire jouer ce qui leur plairait. » D'où les salmigondis évoqués plus tôt, et l'attitude généralement défiante à l'égard de ces musiciens « symphonistes » introduits dans le système de production sonore comme des fournisseurs fâcheux mais indispensables, pour faire la chasse au silence.

Avec le « parlant », le compositeur a dû lutter sur plusieurs fronts, mais pour une fabuleuse conquête : une diffusion inespérée de sa musique, un terrain d'expression à défricher totalement, la découverte d'un public nouveau. L'héritage confus des habitudes musicales du cinéma muet, la mise en place chaotique de la production sonore, les querelles entre les tenants du « musical » ou du « parlant » ont d'emblée perverti la découverte d'un horizon jusqu'ici inconnu du musicien : l'intégration définitive, indissociable, de sa musique à une oeuvre diffusible et renouvelable à l'infini. Un premier et redoutable malentendu s'ensuivit : l'intérêt essentiellement pécuniaire de ce type de travail, que résuma candidement Bernard Gavoty en demandant un jour à Arthur Honegger si l'idéal ne serait pas de « diviser sa vie d'artiste en deux parts si possible inégales, la musique de film « alimentant » la symphonie ? » Question innocente en apparence. Etablissant une hiérarchie entre « musique de droits d'auteur » et « musique désintéressée », elle illustre la condescendance de la critique à l'égard de la musique de film.

Que la question ait été posée à Honegger ne manque pas d'intérêt. Voilà un compositeur dont la filmographie, assez conséquente, reflète paradoxalement les qualités et les travers. Si beaucoup de ses musiques de longs métrages commerciaux pèchent par symphonisme excessif, ses partitions pour des productions indépendantes manifestent une intelligence remarquable des possibilités offertes par le micro et la pellicule. Dans L'idée, animation par Berthold Bartosch de gravures de Frans Masereel (1934), Honegger associe à un quatuor à cordes les sonorités électriques des Ondes Martenot nouvellement inventées. Dans Rapt de Dimitri Kirsanoff (1934), il obtient un effet d'inversion acoustique par retournement de la bande musicale au montage, ouvrant ainsi des perspectives sur cette musique mécanisée dont tireront profit expérimentateurs et musiciens « concrets ».

Créations marginales

De telles expériences n'étaient justement possibles qu'au sein de productions indépendantes des impératifs commerciaux : mécénat, commandes gouvernementales ou de firmes industrielles. Quatre exemples de la première décennie sonore me paraissent significatifs. D'abord le premier film de Jean Cocteau, Le Sang d'un poète (1930), début cinématographique de la belle entente Cocteau/Auric. « La musique soulignera les bruits et les silences », est-il annoncé au générique. Le poète-cinéaste impose d'emblée cette dialectique si particulière, où le jeu entre image et musique n'est jamais fixé à l'avance. « Dans Le Sang d'un poète, j'avais déplacé les séquences musicales, trop proches de l'image, afin d'obtenir le synchronisme accidentel. » Contre-pied d'une pratique courante, à l'époque, où l'on demandait aux compositeurs de multiplier les effets synchrones en soulignant les incidents matériels de l'action.

Second exemple, autre contre-pied des habitudes. Le compositeur, la plupart du temps, vient en dernier maillon de la chaîne s'insérer tant bien que mal dans un ensemble verrouillé, immuable ou presque, d'images et de sons montés. Fin 1932, Jean Lods filme la Seine, de la source à l'estuaire, et en soumet les images non encore montées à Maurice Jaubert pour écrire sa partition, sans contrainte de minutage. C'est après enregistrement de la musique que Jean Lods effectue le montage de son film, La vie d'un fleuve.

Hanns Eisler développe ces préoccupations interactives dans Zuyderzee de Joris Ivens, sonorisé en 1934 et exploité sous le titre La nouvelle terre. Esthétiquement, il applique à la musique de cinéma la notion de « petite forme » préconisée par son maître Schönberg, reposant sur les trois données essentielles : registre instrumental, jeux de timbres, variations d'intensité. D'où l'emploi de formations originales mettant en valeur les instruments solistes, allant à l'encontre de la standardisation des effectifs orchestraux. Au-delà, ce qui importe essentiellement à Eisler, c'est la signification de la musique par rapport aux images. La nouvelle terre décrit le gigantesque travail d'assèchement et de fertilisation de la région des Polders aux Pays-Bas. Mais, en contrepoint de la première moisson des champs gagnés sur la mer, on rejette le blé à la mer pour éviter l'effondrement des cours. Le compositeur ne se contente pas d'accompagner ce terrible mouvement de balancier, il prend position :  « L'image de l'oppression, de l'abattement, caractérisant les conditions de travail, est transformée par la musique en image de la solidarité. » Eisler insistera toujours sur cette fonction de la musique dans le film : donner à l'image son véritable sens et révéler au besoin son sens caché. En 1942, aux Etats-Unis, il écrira pour Les bourreaux meurent aussi de Fritz Lang une partition dont le style comme la durée tranchent résolument sur les habitudes hollywoodiennes. Une musique dérisoire, grêle et cristalline, ponctue l'agonie du chef nazi Heydrich. « Dans un film fasciste allemand, explique Eisler, en ayant recours à une musique tragique et héroïque, on aurait pu transformer le criminel en héros. »

Le dernier exemple de cette période inventive du documentaire provient de la fameuse « école anglaise ». Ici, le traitement de la piste sonore est tripartite : texte, bruits et musique interviennent à égale importance, en étroite imbrication : le film de Basil Wright et Harry Watt Night mail (1936), qui accompagne le trajet nocturne du train postal Londres-Glasgow, entremêle la symphonie des sons ferroviaires, le commentaire-poème de Wystan Auden et la partition du jeune Benjamin Britten.

Témoignages marginaux, certes, d'un bouillonnement expérimental généralement inconnu dans la production courante des débuts du sonore, sauf exceptions justement : celles des rencontres créatrices entre metteur en scène et compositeur, où le compositeur envisage la musique de film comme écriture spécifique, exigeante et originale. viennent à l'esprit, aussitôt, trois noms : Maurice Jaubert, Serge Prokofiev, Bernard Herrmann.

Exceptions à la règle

A l'inverse d'une pratique où le compositeur travaille dans l'ignorance des autres composants sonores du film, dialogues, ambiances et bruits, Jaubert prend précisément appui sur le son réel du film pour construire ses interventions. Au début de L'Atalante de Jean Vigo, le cortège nuptial s'arrête devant la péniche, les mariés embarquent et le bateau glisse lentement le long de la berge. La musique naît, presqu'imperceptiblement, calquant son rythme sur le halètement du moteur. Dans le glissement du son non musical au son musical, s'épanouit au saxophone solo le thème d'amour. « C'est précisément le rôle du musicien de film, dit Jaubert, de sentir le moment précis où l'image abandonne sa réalité profonde et sollicite le prolongement poétique de la musique. » Plus tard, dans sa cabine bric-à-brac, le père Jules, le second de l'Atalante, passe le doigt sur les sillons d'un disque. La musique jaillit. Il s'arrête, la musique s'interrompt. Il repasse le doigt, la musique réapparaît. Il s'arrête à nouveau, la musique s'éteint. Il recommence, mais quand il écarte son doigt du disque, la musique se poursuit : c'est le mousse qui, hors champ, joue de l'accordéon. Deux preuves, entre tant d'autres, d'une compréhension du cinéma qui conduisit Jaubert à une économie rigoureuse du minutage musical dans les films, et vers une démarche extrême que le destin ne lui permit pas d'approfondir : libérer la musique de film de l'expressivité mélodique pour lui confier un rôle essentiellement rythmique et sensoriel : exprimer le temps.

Pour parler de la collaboration Eisenstein-Prokofiev, il faut imaginer des conditions de travail inconnues ou presque dans les autres pays : l'absence de contrainte de temps. Temps de conception, de réflexion, de discussion, d'expérimentation, résumé par Eisenstein comme processus « naturel » quand il précise, à propos d'Alexandre Newsky : « Il y a des séquences dans lesquelles les plans furent montés en fonction d'une musique enregistrée par avance. Il y a des séquences pour lesquelles le morceau entier de musique fut écrit en fonction d'un montage définitif de l'image. » Les deux opéras cinématographiques que sont Alexandre Newsky et Ivan le terrible prouvent que le compositeur, apportant au film une couleur personnelle, peut aussi l'enrichir d'expérimentations propres. « L'idée me vint, dit Prokofiev, de savoir s'il était possible d'employer les côtés négatifs du microphone afin d'obtenir des effets particuliers. L'émission violente d'un son dans le microphone abîme la pellicule et provoque un bruit désagréable à l'audition. Comme le son des trompettes teutoniques était incontestablement désagréable aux oreilles russes, je fis jouer directement les fanfares dans le microphone, ce qui provoqua un effet dramatique curieux... »

La notoriété d'Alexandre Newsky dans l'oeuvre de Prokofiev dément l'idée reçue selon laquelle les compositeurs devraient abandonner leur style quand ils écrivent pour le cinéma. Et certaines des plus belles partitions de films ne sont pas l'oeuvre de spécialistes, mais signées Ohana (Goha le simple), Mayuzumi (La rue de la honte), Nigg (Le combat dans l'île) ou Petrassi (La patrouille perdue).

Pour Bernard Herrmann, « il n'y a pas de différence entre un compositeur de théâtre, de concert ou de cinéma ». Entré au cinéma dans le sillage d'Orson Welles, il récuse les normes du laminoir hollywoodien. Il entend contrôler la musique depuis la conception jusqu'au mixage. Il demande douze semaines de composition là où les studios en offrent deux, il exige d'orchestrer lui-même sa partition et d'en diriger l'enregistrement. Par rapport au symphonisme envahissant de la première décennie sonore, la musique de Citizen Kane marque une rupture décisive. Herrmann oppose aux orchestrations standardisées des combinaisons instrumentales inventives, propres à chaque film.

Champ magnétique

Cette « déstandardisation » de l'effectif orchestral a été largement favorisée par l'arrivée, au début des années cinquante, d'un support qui aurait dû révolutionner, et de façon beaucoup plus profonde, la conception sonore du cinéma : la bande magnétique. Outre la fidélité de l'enregistrement et le contrôle immédiat de sa qualité, elle offrait, par rapport aux contraintes de la piste photographique (limitation du spectre sonore, parasites, bruit de fond) de multiples possibilités de montage et de manipulation. L'ère de la pellicule magnétique n'a constitué en vérité qu'un élargissement, un perfectionnement d'innovations réalisées au temps du seul son photographique, sauf sur un plan qui lui est propre : manipulation des sons, multiplication des bandes sonores au montage, possibilités de mixage infinies. Ce qui a favorisé la démarche d'un Michel Fano, par exemple, pour qui il n'existe pas de « musique de film », mais une « partition sonore » dont le compositeur est le maître d'oeuvre. « L'élément purement musical n'a pas pour moi un statut privilégié par rapport à la qualité et à l'organisation des sons non musicaux, voire à l'aspect musical de la parole. » A l'appui, ses travaux pour Alain Robbe-Grillet, et ses participations aux films animaliers de François Bel et Gérard Vienne, Le territoire des autres et La griffe et la dent.

La pellicule magnétique accompagne aussi l'avènement d'une nouvelle génération de compositeurs pour le film : Baird en Pologne, Vlad en Italie, Dankworth en Grande-Bretagne, Rosenman aux Etats-Unis et, en France, Arthuys, Barbaud, Le Roux et le « quintette de la Nouvelle Vague » : Delerue, Duhamel, Jansen, Jarre, Legrand. D'origines esthétiques très diverses, ils ont grandi avec le cinéma sonore et apporté à celui-ci ce que leurs prédécesseurs, en grande majorité, n'avaient pu (ou voulu) manifester : une passion, qui les a vite transformés, aux yeux des producteurs, en « spécialistes ». Redoutable étiquette, aux conséquences logiques : un statut de « compositeur de films » qui a occulté leur production parallèle pour la scène et le concert, et une notoriété qui leur a fait traverser plus de trente ans de cinéma, et des conditions de travail de plus en plus précaires, conduisant les uns au découragement, les autres à l'exil.

Le retour au muet

La précarité de la situation musicale dans la production cinématographique européenne a entraîné une autre conséquence : la nécessité de rentabiliser les partitions hors film, par le disque et la radio. Un impératif commercial qui bloque l'accès au film des compositeurs non spécialistes ou inconnus sur le marché. Un cercle vicieux.

Les rares apparitions sur les génériques d'un Henze ou d'un Takemitsu, voire d'un Hersant ou d'un Mestral, ne changent rien au problème. La musique contemporaine est ignorée du cinéma (et réciproquement), sauf à titre rétroactif, comme musique préexistante (Ligeti dans 2001 Odyssée de l'espace, Dutilleux dans Sous le soleil de Satan). Le jazz et le rock figurent de leur côté dans des films plus pour des raisons internes à l'action qu'en tant que musiques originales ; quant aux groupes et chanteurs de variétés, leur présence ostensible sur les écrans tient généralement plus à des raisons commerciales que créatives. Situation bloquée ?

Une issue paradoxale s'est ouverte depuis quelques années. L'intérêt pour le patrimoine, la redécouverte de films muet ont suscité un besoin de partitions nouvelles, de « relecture » allant de l'improvisation jazzique à la musique électroacoustique, en passant par l'orchestre symphonique classique. Le film muet ainsi revisité offre évidemment au compositeur une liberté totale, mais avec ce risque : seul devant l'image, il est sans interlocuteur, sans contradicteur. Le metteur en scène n'est plus là, le compositeur monologue. Il interprète. Il accompagne ou il recrée. Entre Arnaud Petit, qui restitue la modernité de la Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer et Carl Davis qui s'offre la plus enviable des musico-filmographies posthumes (Gance, Brown, Vidor, Sjöstrom, Walsh, Stroheim, Keaton, Griffith !...) s'est dégagé un vaste champ d'investigation, un domaine créatif idéal sans doute, mais à mon sens incomplet, bancal. Le travail du compositeur au cinéma s'inscrit dans une création collective. Une oeuvre solitaire et rétrospective, si réussie soit-elle, ne pourra découvrir cette « mystérieuse alchimie des correspondances qui est le fondement du métier de compositeur de films » (Jaubert) et dont témoignent les associations heureuses de l'histoire du cinéma : Cocteau-Auric, Vigo-Jaubert, Antonioni-Fusco, Fellini-Rota, Trnka-Trojan, Mizoguchi-Hayasaka, Hitchcock-Herrmann, Truffaut-Delerue, Oshima-Takemitsu, Wenders-Knieper...

Henri Fescourt : La foi et les montagnes (Paris : Paul Montel éditeur, 1959)
Jean Cocteau : Journal de la Belle et la Bête (Paris : J.B. Janin éditeur, 1946)
Hanns Eisler : Musique de cinéma (Paris : L'Arche éditeur, 1972)

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