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Les Cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'Aujourd'hui: Kaija Saariaho, n° 6, juillet 1994
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1994
« ...Car la voix intérieure ne supporte que les paroles dont le sens est secrètement d'accord avec l'être vrai ; dont la musique est le graphique même des mouvements et arrêts de cet être. 1 »Aborder l'oeuvre de Kaija Saariaho, c'est suivre le cheminement d'une écriture qui s'échappe, fuyante, réflexive, à la conquête significative de son unité et de sa forme. On doit le prendre dans sa genèse, dans l'originaire évolution des styles et de leurs intégrations successives, de l'esthétique sérielle à l'esthétique spectrale.Toutefois, l'espace de ces multiples conciliations sera principalement appréhendé à travers le concept de forme. Car, dans l'oeuvre de Kaija Saariaho, la forme agit sur tout ce qui l'entoure, en pur reflet qui accueille et qui renvoie. Médium, elle s'offre comme élément et comme moyen. Elle est un corps dont la transparence accueille le sens, et un moyen de le faire accéder à la réalité sensible, au souffle intentionnel et expressif de la parole.
Kaija Saariaho séjournera ensuite deux années auprès de Brian Ferneyhough et de Klaus Huber, à la Staatliche Hochshule für Musik de Freiburg-im-Breisgau, et sera admise à suivre en parallèle, dès 1982, le Stage d'informatique musicale de l'Ircam à Paris. Il s'agit d'une période véritablement décisive de sa recherche, période charnière, prodigue, durant laquelle elle affine, affirme et fixe les axes de sa démarche. Bien qu'elle n'en soit jamais arrivée au point de complexité de la musique de Brian Ferneyhough, elle a fait sienne l'inclination de son professeur pour la rigueur, sa quête de l'unité stylistique et de la pureté, son approche presque puritaine de la musique. Comme en témoignent ...sah den Vögeln, pour soprano, flûte, hautbois, violoncelle, piano préparé et électronique live, ainsi que la pièce pour flûte Laconisme de l'aile (1982), commencée à Freiburg puis achevée à Paris, il s'agit là d'une avancée primordiale dans l'édification de son langage, faisant montre d'une totale adéquation de l'outil informatique à la formalisation de sa pensée.
Sa rencontre avec la scène parisienne semble lui avoir procuré
les éléments propices à la maturation de sa syntaxe.
C'était pour elle l'occasion de s'initier non seulement aux
environnements d'aide à la composition, mais aussi à l'ensemble
des recherches menées en psychoacoustique par Stephen McAdams. La
première pièce composée à l'Ircam tentait
effectivement de prouver les limites de la perception humaine. Vers le
blanc (1982), pour bande seule, est en fait un simple processus
évolutif, un glissement de quinze minutes d'un accord de trois sons vers
un autre, d'une lenteur telle que les variations de hauteurs deviennent
imperceptibles à l'oreille. Cette pièce annule toute distinction
entre forme et matériau, la forme étant la simple
évolution du matériau, comprise organiquement dans l'idée
globale de la pièce.
Après ces deux années consacrées à l'analyse et à la synthèse des sons, Kaija Saariaho a pu mettre à profit la somme de connaissances acquises dans le domaine informatique pour s'adonner pleinement à l'écriture instrumentale. Dans des oeuvres pour instrument seul comme Jardin secret II (1984-1986), pour clavecin et bande, Petals (1988), pour violoncelle seul, ou Près (1993), pour violoncelle et dispositif électronique, elle semble vouloir vérifier la validité de ses systèmes. Son écriture se plie en réalité à un double principe d'expérimentation musicale, s'appliquant à la fois aux interactions parfaites des divergences entre matériau électronique et matériau acoustique, et à la réalisation instrumentale des divers procédés syntaxiques. L'ordinateur offre en outre de nouveaux modèles de représentation qui assujettissent l'information acoustique aux techniques de visualisation. Il est vrai que musique et informatique recourent pareillement à ce type de conversion acoustico-optique. Aussi est-ce la projection toujours plus manifeste de cette médiation qui transparaît dans son langage, soit par la voie d'une métaphorisation de la pensée, soit par la voie de sa formalisation.
En quelques années, de 1979 à 1982, Kaija Saariaho forge les
données véritablement nouvelles de son écriture, accordant
toute son importance au concept d'« axe timbral 2 ». Les deux
notions distinctes d'« axe » et de « timbre »,
l'une indépendamment de l'autre, sont capitales pour comprendre
l'organisation syntaxique de son langage. L'axe permet un type
d'élaboration intégrationnelle ou oppositionnelle des
paramètres, alors que la notion de timbre, sur le plan de
l'expérience auditive, se réfère plus directement à
la nature différenciée du matériau. L'axe timbral se
déploie donc sur une échelle de timbre où chaque son
trouve sa place déterminée, entre sinus et « bruit
blanc », entre son clair et son « bruité » .
« Sur un plan général, la notion de "bruit" signifie pour moi des émissions telles que la respiration, le son de la flûte dans les registres graves, d'un instrument à cordes sul ponticello, et le "bruit blanc". En revanche, les sons clairs sont par exemple le glockenspiel, le jeu sur les harmoniques au violon ou les chants d'oiseaux ; ils sont aussi divisés en sons "purs" (sinus harmoniques) et sons "pleins" (c'est-à-dire fortement pigmentés : cuivres, certaines percussions métalliques) 3. »
Kaija Saariaho a cherché à faire de cet axe son/bruit l'un des
facteurs cohésifs de son langage. Le matériau, fondé sur
une ambivalence dialectique entre son clair et son « bruité
», permet de créer des tensions d'un type original qui lui
procurent de nouveaux moyens d'expression. La notion de bruit, exposée
plus volontiers dans sa matérialité instrumentale, opère
le plus souvent en tant qu'objet sonore à part
entière. Mais elle peut aussi provenir d'un artifice (in)harmonique, par
le biais d'une relation intrinsèque au processus. Pour Kaija Saariaho,
cette notion autorise une restructuration radicale du langage, qui vise
à réinstaurer plusieurs principes inspirés de la musique
tonale. « Dans un sens abstrait et atonal, l'axe son/bruit peut, en
quelque sorte, se substituer à la notion de consonance-dissonance. Une
texture bruitée et grenue serait assimilable à la dissonance,
alors qu'une texture lisse et limpide correspondrait à la consonance
4. »
La notion d'axe timbral est bâtie sur la différenciation
qualitative du matériau sonore, et doit apparaître comme le
facteur opératoire d'une dynamisation de l'écriture, qui
rétablit entre tension-détente les concepts fondamentaux de
hiérarchie et de fonction.
Comme le note Kaija Saariaho, la notion de timbre est traditionnellement considérée comme verticale, subordonnée à la progression temporelle de l'harmonie. Aussi va-t-elle tenter de basculer cette relation vers une évolution conditionnée de l'harmonie au timbre qui, de ce fait, prendra « la place de l'harmonie 5» et deviendra « l'élément progressif du langage 6». De l'ordre relativement simple à l'intérieur du son à l'ordre de la grande forme, le discours de Kaija Saariaho repose donc entièrement sur la téléologie unifiante du timbre et de l'harmonie. Sans doute sa volonté de fusionner les facettes timbriques et harmoniques a-t-elle été facilitée par sa connaissance de la technique spectrale.
De 1984 à 1988, elle continue d'approfondir ce concept d'axe timbral dans plusieurs pièces pour orchestre ou formation de chambre. Verblendungen (1982-1984), pour 35 musiciens et bande quatre pistes, est sa première grande oeuvre pour orchestre. Insistant particulièrement sur la relation du timbre et de l'harmonie, le travail sur la forme dévoile une très grande richesse et liberté de détails. L'oeuvre commence par une explosion sonore, l'apogée maximale de la pièce, et s'affaiblit progressivement jusqu'à la fin. La partie électronique expose d'abord des bandes de sons denses et bruités qui s'éclaircissent lentement jusqu'à un spectre pur et consonant, alors que la partie orchestrale, à l'inverse, fournit dès le départ le matériau harmonique et glisse insensiblement vers une texture bruiteuse et dense.
L'existence de l'axe son/bruit est une abstraction qui peut être appliquée à des échelles différentes, matérialisable dans un seul trait d'archet ou par l'utilisation de tous les instruments de l'orchestre. La distinction faite généralement entre timbre instrumental et timbre global peut tout aussi bien être appliquée ici aux différents modes de production du bruit, bruit instrumental ou bruit global. Le premier proviendrait d'une technique instrumentale particulière, ou appartiendrait à la nature même de la sonorité de l'instrument, sans hauteur, à son mode de production sonore, tandis que le second serait le fruit d'une orchestration donnée, où les combinaisons de hauteur et de timbre conféreraient à l'ensemble une sonorité fusionnée proche du « bruit blanc ». Compte tenu des différents degrés de clarté du son, Kaija Saariaho peut donc opérer de façon sensible et approfondie sur les multiples catégories du bruit, entre ce qui relève du pur jeu instrumental et ce qui relève d'un art du timbre.
Dans Lichtbogen (1985-1986), pour petit ensemble et dispositif électronique, le matériau harmonique provient de deux spectres d'un son de violoncelle : le premier, complexe et multiphonique, obtenu en jouant un harmonique naturel et en augmentant progressivement la pression de l'archet ; le second, un glissando entre deux harmoniques naturels, produisant des séries de hauteurs complexes, irrégulières et oscillantes. Kaija Saariaho procède à l'analyse spectrale des différentes phases du son, les fréquences les plus importantes étant ainsi retranscrites au quart-de-ton près. Bien qu'il ait été employé dans des styles et à des fins expressives très différents de Gérard Grisey ou de Tristan Murail, ce principe de transcription évolutive des spectres dans le temps lui offre aussi des modèles d'articulations pour la grande forme de l'oeuvre.
Le caractère unidimensionnel de l'axe timbral a conduit Kaija Saariaho à diversifier les pôles de la dialectique tension-détente. Selon un même principe de strict contrôle du timbre et de l'harmonie défini dans Vers le blanc, elle construit un réseau multidimensionnel, contrôlé par ordinateur, dans lequel toutes ces nouvelles données peuvent être modifiées de façon continue, vers une totale interdépendance des paramètres. Ces dernières sont en fait susceptibles d'établir de nouvelles hiérarchies entre texture rythmique, texture dynamique et espace de registres.
Avec Io (1986-1987), pour ensemble, dispositif électronique
et bande réalisée par ordinateur, Kaija Saariaho établit
ici une synthèse de plusieurs pièces composées auparavant.
L'ordinateur intervient à tous les niveaux de la réalisation de
l'oeuvre : pour la synthèse des sons, pour les progressions harmoniques
et les interpolations rythmiques, et pour le contrôle de
l'électronique en temps réel. En plus de la transcription directe
du spectre en notation musicale, le programme développé par
Gérard Assayag à l'Ircam donne des informations sur les poids
perceptifs de chaque composante fréquentielle. Ce modèle, commun
à la partie de synthèse électronique et à
l'harmonie instrumentale, va permettre un jeu de superpositions et de
décalages complémentaires dans l'écriture, l'ensemble
jouant ou s'éloignant des fréquences de la bande, le
matériau des uns imitant celui des autres, la bande semant à de
multiples endroits les germes d'un matériau entendu plusieurs minutes
plus tard dans les parties instrumentales. Il va générer en
définitive un réseau de couches et de textures, complexe et
indissoluble, dans lequel harmonie et timbre sont devenus inséparables.
Quant au matériau rythmique, il est lui traité par interpolation,
en transition continue, finement contrôlé de part et d'autre de la
texture à l'aide de programmes déjà utilisés
pour Jardin secret I, Jardin secret II et Lichtbogen.
Après avoir distillé tous les éléments de son style
dans l'équilibre de Io, Kaija Saariaho s'est finalement
tournée vers l'équilibre d'une formation toute traditionnelle :
Nymphea (1988), pour quatuor à cordes et dispositif
électronique, qui s'inscrit elle aussi dans le prolongement des oeuvres
précédentes. Dans la perspective d'une extension de l'univers
timbral des seize cordes, le dispositif électronique propose des
opérations simultanées, programmées individuellement pour
chaque instrument. Cette commande du Lincoln Center pour le Kronos Quartet n'a
pas manqué de propulser Kaija Saariaho sur le devant de la scène
inernationale : une reconnaissance qui marque le début de
l'accélération de son travail, accompagnée d'ailleurs d'un
certain nombre d'attributions honorifiques tels que le Kranischsteiner Preis
(1986), le prix Italia (1988) et le prix Ars Electronica (1989).
Du cristal (1989-1990), pour orchestre symphonique, est le premier volet d'un diptyque pour grand orchestre. Dans la continuité de son travail sur la forme, Kaija Saariaho explore dans cette pièce les méandres du son complexe de ce gigantesque instrument. Pourtant, avec ...à la fumée (1990), l'autre volet du diptyque pour flûte en sol, violoncelle et orchestre, le principe d'organisation axiale précédemment généralisé et parachevé dans Du cristal semble occulté ici. Un autre modèle de génération de la forme est proposé, non plus fondé sur le grossissement - effet de zoom - à l'intérieur du son, mais pensé de façon plus dynamique, avec une propagation des structures hiérarchisantes de la forme vers les masses instrumentales - opposition soli-tutti. ...à la fumée s'oppose catégoriquement à Du cristal et inaugure dans l'oeuvre de Kaija Saariaho une voie nouvelle de la recherche, poursuivie dans Amers (1993), pour violoncelle et ensemble. En une même oeuvre, coexistent ainsi deux esthétiques divergentes, antithétiques, représentatives d'une mutation radicale de l'écriture.
L'à-venir de la musique de Kaija Saariaho se place donc à présent dans l'en-jeu de ces multiples conciliations. Car, n'ayant retenu des dogmes et des écoles qu'une somme résiduelle de théories et de pratiques, elle a suivi le chemin obligé d'une évolution complexe comportant toutes les étapes d'intégration du nouveau savoir, ayant ouvert par le biais de l'informatique des voies nouvelles pour la composition. Sa musique offre a fortiori une présentation duale des composants : l'axe son/bruit, la concordance microstructure/macrostructure, l'intégration acoustique/électronique, le principe même de l'interpolation et du processus, et toute symétrie formelle en général, participent de cette idée.
« ça et là dans le plan, ça et là dans le temps 7. »« Le premier souvenir très vif de la composition de mon enfance, c'est l'essai de noter la musique nerveuse et jaune que j'avais dans la tête et que je n'arrivais pas à mettre sur le papier 8. » Pour autant que l'on puisse en juger, l'oeuvre de Kaija Saariaho présente de réelles affinités avec le domaine des arts plastiques. Ses nombreuses références aux écrits théoriques de Kandinsky et de Paul Klee l'attestent et confessent son extrême sensibilité aux arts visuels. Elle se réfère ouvertement encore aux films d'Andrei Tarkovski et d'Alain Tanner, reconnaissant volontiers l'influence du cinéma sur son travail. L'analogique et l'analytique semblent inextricablement liés par le discours, résultant d'une conciliation patente entre l'expression pensée en forme et la technique de son langage. Au lieu d'établir une distinction catégorique entre forme et langage, Kaija Saariaho va tendre au contraire intuitivement à résorber l'écart entre les deux. Elle cherche à transférer le concept de départ d'une représentation dans l'autre, l'écriture apparaissant alors comme simple transcription métaphorique de l'imagination formelle. « Les esquisses d'un grand nombre de mes pièces sont des dessins et je me suis toujours demandé si elles fonctionneraient aussi bien pour quelque chose de visuel 9. ». Alors que Lichtbogen est associée au souvenir inoubliable d'une aurore boréale, Verblendungen s'inspire, quant à elle, d'un simple trait de pinceau sur une feuille :
L'esquisse préfigure l'enveloppe de l'oeuvre. Symptôme d'un complexe dynamique, elle est médiane entre le champ évolutif de ses graphismes et la production musicale qui en résulte, car l'élaboration de cette forme est devenue pratiquement la base de son travail. « J'ai toujours été frappé, écrit Antonin Artaud, par cette obstination de l'esprit à vouloir penser en dimensions et en espaces 10. » En vérité, l'activité du schématisme est omniprésente aux divers niveaux de la vie de l'esprit, en tant qu'elle introduit l'oreille dans l'espace des opérations et des fonctions. Tel le panorographe, elle offre de manière emblématique la perspective des champs de force de l'oeuvre. Jamais hors de l'écriture, elle est plutôt toujours avant l'écriture, à chaque moment où se constituent les arguments topiques d'une mise en oeuvre ou de ses potentialités.
« La représentation graphique ne permet pas de
déchiffrer la signification musicale, mais elle me sert
d'aide-mémoire quant à la forme de chaque paramètre,
m'évitant ainsi de perdre de vue la globalité 11. »
Ce qui est intéressant, c'est l'idée du passage de la
rétention à la représentation, avec la reconquête
d'un certain rythme dans la forme qui donne sens. Car le discours
musical ne peut se soutenir que grâce à un appareillage formel qui
l'amène à sa véritable dimension et le maintient selon une
trajectoire fortement définie. « L'idée
première, le croquis, qui est en quelque sorte l'oeuf ou l'embryon de
l'idée, est loin ordinairement d'être complète ; elle
contient tout si l'on veut, mais il faut dégager ce tout. Ce qui fait
précisément de ce croquis l'expression par excellence de
l'idée, ce n'est non pas la suppression des détails, mais leur
complète subordination aux grands traits qui doivent saisir
avant-tout... 12 »
Sur plan donc, Kaija Saariaho schématise des processus de
transformation, déterminés dans l'espace et dans le temps. Elle
assure la coalescence des paramètres dans une écriture
diagrammatique dont on ne peut dissocier les facteurs ni fragmenter les
étapes. Le diagramme, ce « cristal d'espace-temps 13
», ne souffre en effet aucune description de type analytique, parce qu'il
est rythme avant d'être structure.
Entre Gestalt (forme) et Gestaltung (forme en
formation), il y a certes toute la différence du rythme fondateur. La
forme, qui ne fait pas nombre avec les autres éléments, ne peut
exister qu'en acte, intégrée à son projet.
Une dimension rythmique significative existe, qui précède, fonde
et transcende la dimension représentative, mais elle ne vaut que dans la
mesure où une perpétuelle réorganisation de l'ensemble
peut s'opérer au cours de la mise en jeu de l'invention, lors de
l'interférence entre forme, système et matériau.
Conséquemment, il doit y avoir une contemporanéité de
l'écriture à la forme qui l'engendre, où le temps est
effectivement réhabilité dans l'espace de l'écriture,
où le matériau et le diagramme se façonnent et se
répondent. Comme dans une toile impressionniste, les véritables
unités musicales ne sont pas à proprement parler des
unités élémentaires, mais des événements
à part entière, soutenus par et dans le rythme. Aussi l'acte
d'écriture réside-t-il dans cette temporalité de
l'événement qui allie l'imaginaire à ce que nous pourrions
appeler une poétique morphologique. Dans le
rythme enfin, survient l'instant de l'apparition-disparition de la forme en
métamorphose, l'instant qui fonde le temps de la présence et la
signification d'une forme.
A première vue, ce qui la caractérise, c'est la symétrie de ses structures, sa régularité, sa linéarité et sa fermeture. Pliée en son milieu, l'enveloppe déploie, par un mouvement rétrograde et à partir de celui-ci, les propositions impliquées dans la première partie. Car le concept de réflexion anamorphotique sous-tend l'ensemble de ses parties. Nous retiendrons de l'oeuvre ces idées essentielles de répétition, de régularité et de redondance, non seulement parce qu'elles sont au principe même de l'écriture, mais aussi parce qu'elles sont à mettre en parallèle avec ce qui, pour les gestaltistes, détermine la stabilité d'une forme.
Dans son étude sur les miroirs 15, Martin Gardner note que le réseau symétrique du cristal a une influence marquée sur les formes macroscopiques que prend normalement la substance. Autrement dit, du fait de cette configuration symétrique, fixe et répétitive, la structure élémentaire a une incidence déterminante sur la forme du solide. Force est donc de constater, en dehors du fait qu'il s'agit de l'une des préoccupations distinctives de la musique spectrale - cette solidarité des éléments -, qu'il existe plusieurs analogies entre les caractéristiques de son modèle physique et celles de l'oeuvre. Celle-ci repose essentiellement sur un complexe de symétries spatio-temporelles.
On doit cependant noter que symétrie et répétition ne
ressortent pas uniquement d'une volonté d'adéquation au
modèle physique, mais viennent parachever ici une recherche
entamée préalablement. La cohérence formelle de Du
cristal s'édifie manifestement sur les lois de la perception et
de l'information qui régissent toute l'oeuvre de Kaija Saariaho depuis
le milieu des années 80. Comme la plupart des compositeurs de sa
génération, elle a pris conscience de l'importance de la
communication musicale en tant que transmission de messages. Elle
n'échappe pas à l'idée qu'une forme musicale
repensée en fonction de la perception que l'on en a est une forme
communicante. Dans son flux et son reflux, dans la modulation expansive et
contracte de ses contours, l'enveloppe donne corps au phénomène
de tension-détente et l'équilibre de Du cristal, cet
équilibre extrême de la diastole et de la systole, inscrit
l'oeuvre dans l'histoire. Il fait de cette continuité le scénario
même de l'oeuvre, son centre. Là se pose effectivement le
problème classique de la dichotomie du fond et de la forme, de la
subordination poétique des événements à
l'énoncé formel qui se veut retour et symétrie.
Or c'est dans ce principe même d'une information renouvelée qu'il
faut chercher chez Kaija Saariaho le fondement de l'écriture. Le
recommencement est assumé comme la condition même d'un
progrès, en écrivant à nouveau, d'autre façon,
d'une façon nouvelle ressentie comme moins trouble 16. D'où
l'extrême nécessité du pli (diptyque) et du reflet
(miroir). Dans son reflux, de l'autre côté du miroir,
...à la fumée nous convie hors de la forme, vers le
provisoire d'une écriture. Ce sont en quelque sorte les deux
représentations d'un même enjeu par lequel nous sommes
conviés à un renouvellement de l'écriture, à une
réitération transfigurée de l'idée et à un
provisoire repli de la pensée démultipliée.
Bien que le matériau utilisé soit le même, ces deux visages restent autonomes. ...à la fumée commence là où s'achève Du cristal - un trille sul ponticello du violoncelle solo. Du cristal et ...à la fumée portent donc substantiellement la trace de cette rupture. Du cristal se veut accomplissement ; ...à la fumée, recommencement. L'un est intégration et fusion des éléments constitutifs de la forme, l'autre, dissolution et éclatement du champ de ses forces ; l'un les réunit et les intègre, l'autre les mesure et les confronte ; l'un reste statique, l'autre dynamique. Avec ...à la fumée, s'articule l'impérieux besoin d'un renouveau, véritable charnière, dialectiquement posée, qui, en réaction délibérée contre une prépondérance de la forme dans Du cristal, la sanctionne et la désavoue momentanément.
« ...Il y a comme autant de différents univers,Comme le confesse l'attachement profond de sa musique au syncrétisme musical, Kaija Saariaho fait aujourd'hui partie de ceux qui tentent de (ré)concilier les esthétiques.
qui ne sont pourtant que la perspective d'un seul 17. »
Entre série et spectre, entre figure et fonction, dans l'intégration fusionnelle des différents systèmes, s'accomplit l'entre-deux de sa démarche, entre un dehors du signe et un dedans du sens. Le hiatus, assimilé généralement aux poétiques contraires de l'expression et de l'écriture, induit la présence représentative du sujet dans le discours, un dessein d'expression à même le signe, qui confère à l'avènement sériel de la figure toute la signification indicative de l'événement, c'est-à-dire toute la différence de l'intention 18. Son écriture suit la pente d'une pensée qui s'intériorise sans cesse, s'adressant à l'être même du langage, réfléchie, vers le dedans du signe, vers le dehors du sens. Aussi s'efforce-t-elle toujours de soustraire le signe à la sujétion exclusive de l'écriture, de le déborder, d'atteindre par et dans le signe à la continuité coalescente des disparates dans le langage. Elle reporte cette corrélation du sens et de la structure aux dimensions de la forme qui, loin d'englober le contenu de façon extérieure, le détermine intimement en tant que réalité intentionnelle 19.
A la base de son travail, la forme est à la fois conduite graphique et motricité expressive, témoignant, par sa cursivité, de l'immanence en elle de l'acte qui la construit, du projet à venir qui prend corps. Ce qui importe en définitive, c'est la connexité corrélative des événements à travers elle, où la loi du cadre prélude à la loi de l'ornement, où les figures diagrammatiques génèrent par analogie les figures animées du style. « Werk ist Weg 20 », écrit Paul Klee (« Œuvre est voie »). Elle est la voie de leur mise en oeuvre, de leur implication significative dans le langage. La forme nous renvoie donc essentiellement aux deux dimensions constitutives de la parole, celle de la voix et celle du dit. La première isole le système dans sa particularité, elle circonscrit l'« être vrai » en tant que « simple réflexion qui dé-peint le sens 21 », tandis que le second l'ouvre et, avant qu'elle ne le fixe, se réfère éventuellement à d'autres foyers de sens : visuels, auditifs ou conceptuels.
C'est ici, dans la transparence du signe, lorsqu'il échappe à la seule catégorie du musical, que s'opère le refus de toute normalisation esthétique de son langage. Intentionnalité formelle et écriture semblent aujourd'hui intrinsèquement liées pour elles et l'écriture de la forme, cette chorégraphie cristallisée de l'expression, prime désormais l'ordonnance conditionnelle des esthétiques. Les mutations successives de l'écriture en témoignent et relatent, du visuel à l'auditif, ce progressif décloisonnement des ordres hétérogènes de la représentation.
Damien Pousset
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