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Composer (avec) des identités culturelles

Henri Pousseur

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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1. Identités

Il est difficile de nier ou même tout simplement d'ignorer que les faits sonores élémentaires, qu'ils soient intentionnels ou non, deviennent des signes parce qu'ils rencontrent et stimulent une fondamentale capacité d'identification. Dans bien des cas, d'ailleurs, ils témoignent d'une intention identifiable (fût-elle d'abord non volontairement audible, exemple : des bruits de pas), et parfois même d'un projet explicitement auto-identificateur. Comme nos autres sens, notre ouïe n'a-t-elle pas été « inventée », mise au point, développée et raffinée (sans doute comme une spécialisation de ce sens originel qu'est le toucher), en premier lieu pour nous informer, nous renseigner le plus précisément possible sur les objets et les êtres qui nous entourent, et sur les événements qui surviennent, même à distance, dans cet environnement, susceptibles d'exciter nos craintes ou nos appétits ? En outre, n'avons-nous pas appris à émettre des signaux pour infléchir dans un certain sens le cours des choses, tout d'abord en nous faisant connaître, fût-ce sous une certaine image simulatrice que nous voulons donner de nous-mêmes ?

Tout ce complexe témoigne donc et participe de l'existence d'une « représentation (intériorisée) du monde ambiant », éventuellement rudimentaire mais qui s'efforce par nature, par fonction naturelle, d'être aussi juste, c'est-à-dire tout d'abord aussi efficace que possible par rapport à l'objet qu'elle vise, qu'elle s'efforce de rejoindre ou du moins de « traduire » avec les moyens et au sein du milieu qui lui sont propres mais qui tendent toujours à une plasticité optimale.

Certes, il s'agit là, sous sa forme générale, d'un comportement débordant très largement, dans le sens des réalités biologiques élémentaires, la seule « intelligence » humaine voire animale, et témoignant (comme Claudel l'a si éloquemment rappelé dans son Traité de la co-naissance au monde et de soi-même) d'une sensibilité caractéristique de toute matière vivante voire peut-être même, a quelque niveau (par exemple au niveau microphysique ?) de toute espèce de Matière (c'est-à-dire d'énergie ou vibration)1. On peut naturellement être tenté de s'interroger, à partir d'un certain échelon (pour certains -- mais de moins en moins nombreux -- dès l'« échelon » animal), sur la nature consciente de cette faculté. Ne serait-ce pas plutôt dans le sens inverse que l'interrogation devrait porter, c'est-à-dire sur la particularité même, prétendument incomparable, de la conscience humaine ?

Sans doute a-t-il été avancé depuis longtemps que le propre de celle-ci serait sa réflexivité (basée sur un développement original de la mémoire) et la capacité analytique qui en résulte. Mais cette dernière à nouveau est-elle autre chose qu'une spécialisation fonctionnelle, certes considérable, et productrice d'une indéniable efficacité sans précédent ; cependant peut-être payée, on l'a dit aussi, de certaines pertes non moins flagrantes... ? Peut-elle se développer sans s'enraciner dans (...se baser sur, se nourrir de...) la faculté plus fondamentale de préhension immédiate ? Comme le suggère cette notion, ce qu'elle désigne est de nature essentiellement intuitive -- ce qui ne signifie nullement le « contraire » d'une opération rationnelle (ni moins encore, ici, une quelconque faculté mystique ou métaphysique en rupture radicale avec l'expérience « naturelle »). C'est au contraire sa condition subordonnée (car comment élaborer rationnellement ce que l'on ne posséderait pas, au moins symboliquement, ce que l'on n'aurait pas d'abord saisi de quelque manière aussi peu différée que possible ?) en même temps que son dépassement globalisateur et unificateur (lequel, soit-il spontané ou induit, pourrait bien être réservé, précisément, à la seule conscience individualisée et donc individualisante, c'est-à-dire à une faculté identificatrice, à la fois de son « objet » et de soi-même, en un perpétuel mouvement de va-et-vient dont aucun des termes ne peut prétendre à une antériorité absolue).

Pour ne pas trop tarder à nous rapprocher de notre thème particulier (mais j'ai trouvé nécessaire, pour identifier ma position, de proposer ce petit préambule général), je saute tout de suite à un exemple typiquement humain et même phonétique, c'est-à-dire donc quasi musical : j'ai été à plusieurs reprises profondément ému quand téléphonant après un long silence (parfois de plusieurs années) à une amie chère et lointaine, elle a immédiatement reconnu ma voix au seul bref énoncé des trois syllabes de son nom. Plus généralement, cette capacité à identifier les voix comme les visages, à saisir à travers elles, je dirais volontiers, l'âme d'une personne (cependant sans connotation « spiritualiste » !), et dans certains cas son « état d'âme » plus ou moins momentané, m'a toujours plongé dans un abîme d'étonnement admiratif (même le bruit des pas, d'ailleurs, peut parfois nous rendre étonnamment identifiable une présence...)

Toutes les formes de mesure et d'analyse, qui nous fournissent incontestablement de précieuses informations sur ce phénomène ou du moins sur certaines de ses conditions, restent cependant impuissantes (et, j'en suis convaincu, définitivement) à restituer ou si on préfère à remplacer la globalisation hypersynthétique, la « simplification-(non appauvrissante, c'est-à-dire préservatrice)-du-complexe » que réalise cette perception la plus (sinon la seule) véritablement informative et donc finalement désirable, qui relève essentiellement de l'ordre de la « Gestalt ».

Les méthodes rationnelles de description (soit d'abord d'investigation et d'observation) -- dont on me ferait grande injustice de croire que je les méprise ou les récuse -- me semblent cependant avoir par rapport à elle une vertu exclusivement instrumentale : de circonscription et de dévoilement, d'ajustement (de notre appareil perceptif et mental) voire de déblayage et débroussaillage (de nos à priori référentiels inadéquats). Elles agissent à la fois en amont et en aval de cette saisie immédiate, définissant d'une part les « constituants » éventuels de l'objet considéré (qu'il faut donc bien saisir eux-mêmes de manière immédiate et intuitive, du moins à quelque niveau élémentaire, irréductible en tout cas pour cette opération précise) y compris les relations partielles qu'ils entretiennent entre eux ; et d'autre part comparant cet objet à d'autres du même ordre (donc aussi appréhendés, « reconnus » globalement) afin de dégager sa fonction propre et caractéristique dans un ensemble ou contexte plus vaste ; s'efforçant finalement de cerner ainsi de tous côtés et d'approcher au plus près (possibilité qui sans elle resterait souvent illusoire, d'où sa nécessité) une spécificité figurale dont la propriété la plus forte est sans doute son indivisibilité, génératrice d'un inconfondable, d'un inaltérable (sauf par destruction pure et simple, ce que peut perpétrer, faut-il le rappeler, une dissection inconsidérée) et par conséquent d'un irremplaçable rayonnement. Il faut donc se garder de cacher l'objet, de l'enfouir sous un luxe analytique excessif et surtout inadéquat ; au contraire, il faut parfois et finalement trouver le geste ou le trait synthétique qui, comme certains graphismes extrême-orientaux, résume son identité essentielle avec un minimum de dépense, la fait proprement surgir de la façon la plus parlante et la plus évidente. Or, ce que peut réaliser un dessin, ou un énoncé poétique, ne peut-il pas aussi (éventuellement dans la visée d'un autre type d'objet) être le fait d'une phrase musicale, par exemple d'une formule médico-rythmique ?

Faisons un pas de plus, un pas complémentaire vers l'objet principal de notre réflexion, que nous ne tarderons plus à rejoindre : la recherche hypertrophique, souvent crispée, de l'originalité individuelle à tout prix, dont témoignent ou ont témoigné certaines productions artistiques plus ou moins récentes, et d'autant plus dérisoire qu'elle ne pourra jamais remplacer un phénomène bien plus profond qui justement se manifeste avec une force et une beauté particulières lorsqu'il n'est pas recherché ; c'est la « griffe » qu'un auteur ne peut pratiquement pas s'empêcher d'imprimer à son travail et aux fruits de celui-ci, même et peut-être surtout lorsqu'il est habité et mû par des intentions entièrement tournées vers l'objet, par des préoccupations purement structurelles et fonctionnelles -- voire même ludiques et illusionnistes ! Jusque dans le mensonge et la simulation, les mobiles profonds du sujet agissant, c'est-à-dire certaines constantes de son comportement, finissent par remonter à la surface. Et si un «crime parfait » de travestissement, sans être totalement impossible, reste cependant bien difficile en face des capacités extraordinairement affûtées d'un « flair perceptif » inné, fût-il naïf, combien plus éclatante sera la révélation d'une personnalité, surtout fortement affirmée (et même appliquée à des cas très divers), pourvu qu'elle se contente de ne pas chercher cette dissimulation, de ne pas y penser davantage qu'à une intention subjectivement expressive, étant entièrement absorbée par sa volonté et par son attention artisanales !

2. Cultures

2.1. Orients

En est-il autrement des groupes humains, clans ou tribus, castes ou classes (d'âge ou de richesse, de genre ou sexe ou de profession, de savoir ou de localisation fonctionnelle, par exemple ville ou campagne), peuples, nations ou races, religions, sociétés secrètes ou partis, qui témoignent bien entendu de degrés très divers d'identité collective sédimentée. Celle-ci imprègne plus ou moins fortement, à un niveau plus ou moins intériorisé, impératif et exclusif, la conscience individuelle de leurs membres, la « vision du monde » dont ils sont capables, c'est-à-dire tout d'abord leur perception du contexte social direct dans lequel précisément ils s'insèrent, puis plus médiatement (pour ne pas dire médiatiquement...) les orbes concentriques de plus en plus « extérieurs » qui enrobent celui-ci. Pour assurer leur identité et leur cohérence, ces groupes ont sécrété et sécrètent continuellement (selon un processus souvent quasi organique et donc au moins partiellement inconscient que je n'ai certes ni le loisir ni la compétence de décrire ici très en détail, dans toutes ses modalités différenciées, mais qui n'en est pas moins directement en prise sur notre préoccupation principale) toute une enveloppe symbolique. Celle-ci va de la représentation de divinités totémiques ou tutélaires distinctives, efficaces en particulier dans l'opposition, pas toujours belliqueuse, à d'autres groupes du même ordre, jusqu'aux plus infimes particularités de la pratique quotidienne, organisation du calendrier annuel et des horaires journaliers affectant le travail et les fêtes qui le rythment, forme et décoration des objets courants, mise en valeur de la nourriture et d'autres biens usuels, matériels ou non, etc., sans oublier bien entendu le langage et tous ses prolongements ou répondants, tant rituels et mythologiques que techniques et cognitifs. C'est dans ce cadre, qui me semble rester valable mutis mutandis même pour les sociétés industrielles avancées, que viennent tout naturellement se loger, en tout cas dans un premier temps et en première approximation, la réalité, la pratique, la tradition, la création et donc l'identité plus étroitement culturelles ou « artistiques » (y compris bien évidemment les musicales), ce qui nous amène donc au corps principal de notre examen, que désormais nous n'abandonnerons plus sauf éventuellement pour de brèves excursions comparatives.

Jusqu'à quel point ces facteurs, dans leurs formes et caractères distinctifs, sont-ils ou ne sont-ils pas « arbitraires » ? On hésite à mettre le doigt dans cet engrenage ou plutôt dans ce guêpier conceptuel, souvent exaspéré par des argumentations au moins aussi passionnées que rationnelles, quand elles ne frisent pas purement et simplement le fanatisme. Pour éviter tout excès dogmatique, il me paraît non seulement plus prudent mais surtout plus correct, plus prometteur de justesse analytique et descriptive, de suggérer l'existence de toute une gamme de situations ; des plus sciemment conventionnelles aux plus naturellement enracinées et déterminées (ou disons plutôt... conditionnées). La plupart des cas (sinon tous) sont donc des mixtes aux proportions variables ; et s'il est indéniable qu'une mise en lumière attentive des multiples influences, profondément interactives, qui ont le plus souvent conduit à la définition originelle (presque toujours enfouie dans la nuit du passé collectif) et à la relative fixation d'un élément signalétique (par exemple un mode ou un mètre, un contour mélodique ou une figure rythmique, une famille de timbres ou un type de pratique formelle caractéristiques), s'il est indéniable que cette mise en lumière va parfois pouvoir révéler la nature au moins partiellement gratuite (libre ou aléatoire) de telle sélection caractérisante, il est non moins probable qu'une autre, ou alors la « palette des éléments » sur laquelle la première a opéré, apparaîtra marquée d'une nécessite plus ou moins incontournable. Citons entre autres les pesanteurs géographiques ou technologiques, les climatiques, les géologiques et les écologiques (matériaux disponibles, expériences marquantes privilégiées... ), les purement physiques ou les socio-psychiques devenues secondes natures.

Je ne donnerai ici que deux ou trois exemples en « patchwork », sans autre prétention systématique que d'éveiller ou réveiller tout l'arsenal des connaissances concrètes qui sont maintenant largement partagées. Qui en effet, parmi les musiciens surtout aventureux, n'a pas passé des heures éblouies à écouter des enregistrements ou mieux encore des exécutions en direct -- déplacées sur nos scènes ou de préférence insérées à leur terrain autochtone -de multiples « musiques du monde » ? Qui n'a pas été fasciné, à la fois par la variété de leurs traits typiques mais aussi par la capacité où il se trouvait placé, grâce à elles, de communiquer, fût-ce très confusément et de manière encore fort obscure et balbutiante, hypothétique et interrogative, avec toute la réalité « culturelle » au sens le plus large dont elles étaient issues, avec la part d'humanité générale et solidaire aussi bien que de spécificité distinctive qui s'y manifeste (les deux se conditionnant d'ailleurs mutuellement d'une manière très étroite sinon inséparable) ?

Tout au plus formerai-je ainsi l'espoir de proposer ou au moins de suggérer implicitement une certaine méthode d'orientation parmi ce paysage extrêmement riche, complexe et proprement inépuisable, dans lequel jouent ce que Fernand Braudel a appelé « les phénomènes de longue durée ».

2.1.1. Japon

Alors que cette nation a en commun avec tout l'Extrême-Orient -- et même avec d'autres régions de la Terre, nous allons y revenir tout de suite -- la pratique du pentatonique « classique » (alternance, au niveau scalaire, de ce que nous appelons des tierces mineures et secondes majeures, réductibles en profondeur à un tronçon ininterrompu du « cycle des quintes » comme cela a été proposé depuis longtemps par des théoriciens entre autres chinois), elle en a développé une variante ou altération qui lui est propre et exclusive (et qui est, curieusement sinon significativement, l'inverse d'un mode que l'on rencontre beaucoup dans les pays de civilisation indienne). Dès qu'on l'entend, on ne peut manquer de songer (pour autant qu'on ait eu un minimum d'expérience située, bien entendu, mais les média nous ont largement pourvus de celle-ci) au pays des Geisha et du mont Fuji, on ne peut manquer d'avoir celui-ci vivement présent à l'esprit.

Cette variante pentatonique consiste à baisser d'un demi-ton les deux notes « les plus à droite » dans le fragment de chaîne de quintes, ou si on préfère, les notes inférieures des deux tierces rencontrées à l'intérieur d'une octave, qui de mineures deviennent donc majeures, alors que deux des trois secondes connaissent la transformation inverse, et que la troisième forme avec la tierce majeure voisine un triton jusque-là inconnu et tout à fait déterminant pour le climat affectif résultant. Comme la bémolisation consiste en une relative chute de tension (minime mais très pertinente pour notre si sensible oreille musicale)2, nous percevons donc la traduction d'une certaine, subtile et irrémédiable dépression, à quoi s'attache tout aussitôt un sentiment de nostalgie et de mélancolie, éventuellement très tempérées par la retenue et même par un certain sourire pas seulement résigné (ces composants me semblant quant à eux plutôt liés au rythme ou au timbre).

Même si nous avons fait l'opération inverse et plutôt haussé, diézé les trois autres notes, cela ne changera rien à cette association. L'ensemble du phénomène sera sans doute légèrement plus clair dans sa globalité, surtout s'il peut être comparé au même pentatonisme classique de départ, mais comme ce sont les relations internes qui définissent surtout l'expressivité d'un certain ordre, la tendance structurelle généralement descendante restera préservée.

S'agit-il cependant d'une projection, dans cette musique étrangère, de notre système d'interprétation affective ? Ou bien les japonais, même ceux d'avant l'occidentalisation (qu'il nous est sans doute difficile d'interroger) ont-ils ou avaient-ils une perception analogue ? Je me contenterai d'avancer l'idée que le climat littéraire et surtout poétique de la culture traditionnelle nippone me semble effectivement attester d'une importante composante du même type, méditative, introversive, ne laissant entrevoir une paradoxale « possession » des biens les plus désirables que dans et par le silence ou même un apparent renoncement. Là domine ce que le Torikaebaya monogatari appelle la « beauté troublante » qu'on trouve « en ces pleurs assombris à la source cachée », tandis que le Genshi monogatari exalte « la main » qui « en croyant le saisir, s'ouvre vide et... cherche où vole l'éphémère ».

Pour fonder doublement mon assertion, ma conviction en une relative (peut-être virtuelle) communauté transnationale et même transethnique des sentiments (de certains sentiments fondamentaux) et en la communicabilité qui en résulte, voici une anecdote en quelque sorte parallèle. Nous distinguons d'habitude des timbres sombres ou clairs (par exemple ceux des voyelles ou et i) ce qui, encore une fois, témoigne de la liaison phénoménologique (très simple, très naturelle, déjà évoquée plus haut) à l'échelle des fréquences, ici appliquée au formant supérieur du spectre caractéristique des voyelles. Toutefois, on le sait, cette liaison a été battue en brèche, au niveau des théories scientifiques académiquement admises, par les tenants de l'« arbitraire radical des signes », et je ne pense pas devoir avouer ici, insister sur le fait que je ne partage pas (... entièrement ...) ce scepticisme !

Quel ne fut donc pas mon plaisir lors d'une conférence sur la poésie japonaise que fit à l'Université de Liège, voici quelques années, le professeur Tomonobu Imamichi, alors titulaire de la chaire d'esthétique de l'Université de Tokyo. Expliquant le Haïku en général, le conférencier s'attardait à un exemple dont le contenu sémantique était particulièrement nocturne et grave, sinon tragique, et nous fit remarquer combien le choix des phonèmes, tous sombres selon son échelle de valeurs, était étroitement adéquat à ce climat et à l'intention de le communiquer : or il s'agissait bien d'une dominance, d'une présence presque exclusive de o et de ou !

Tout cela n'est-il pas tout compte fait tellement simple ! ? Les fréquences graves sont directement liées à des corps plus lourds ou à des tensions moins énergiques que les fréquences aiguës, leur représentation oscillographique, par exemple, est comparativement plus molle ; est-il dès lors bien étonnant que notre appareil de perception établisse, universellement, les associations synesthésiques que nous savons ?

Par opposition à ce « mode japonais » typique, le mode indien symétrique évoqué plus haut, et dont on rencontre une fréquence particulière, également identifiante, dans certaines régions d'Indonésie, par exemple sur Bali, me paraît témoigner (surtout, bien sur, associé à certains rythmes et complexes de timbres -- mais il y a alors eu choix et convenance mutuels) d'un sentiment général beaucoup plus expansif et extraverti, qui le rend particulièrement apte à soutenir et à illustrer la représentation chatoyante, sans doute plus « méridionale », des grands « épos » guerriers.

2.1.2. Pentatonisme

On peut s'étonner, on n'a pas manqué de s'étonner du fait que le pentatonisme « classique » défini, ci-dessus, en début de paragraphe, se retrouve en Chine comme en Ecosse, en Afrique centrale aussi bien que dans la Cordillière des Andes. On a essayé d'expliquer ce phénomène par des raisons de migration et de dissémination des groupes humains. Toutefois cette explication ne me semble nullement rendre justice à la relative discontinuité de cette répartition, ses îlots étant séparés par des cultures musicales dont les systèmes s'avèrent de nature dissemblable : outre ceux déjà mentionnés et d'autres encore autrement similaires, comme le slendro javanais (pentatonisme quasi tempéré), donc aux différences symétriquement réduites plutôt qu'accusées, citons les régimes heptaphoniques plus ou moins variables, avec des structures d'intervalles parfois extraordinairement raffinées et « déviantes », en Inde du Nord et dans l'Islam (sans parler -- nous le ferons tout à l'heure -- du système occidental, de son évolution et de son extension récente, source de multiples métissages, à presque toute la planète...!) ; citons aussi une situation acoustique et « grammaticale » apparemment plus empirique, et alors particulièrement différenciée et dispersée, dans toutes sortes de cultures à certains points de vues restées assez « primitives », etc.

Je propose donc une autre hypothèse, peut-être difficile à vérifier, je ne sais, mais qui me paraît cependant promettre une certaine fécondité : le pentatonisme y apparaît comme l'indicateur d'un certain niveau d'évolution scientifico-technologique, de ce qu'on pourrait peut-être appeler le premier degré de civilisation rationnelle ou plus exactement métrique. Au stade « inférieur », un peu comparable à celui qui, dans l'évolution du petit enfant, précède l'acquisition réglée du langage par le contrôle d'une certaine sélection phonique (ou plutôt phonologique ?) et de sa codification, et qui témoigne d'une activité « babillante » extraordinairement riche et bigarrée, les organisations musicales seraient de nature beaucoup plus pragmatique, dépendraient directement des « outils » disponibles, acceptés dans leur diversité contingente, cailloux, morceaux de bois, tubes végétaux ou animaux non encore rapportés les uns aux autres selon une logique claire, vérifiable et reproductible. Les résultats souvent très complexes (de notre point de vue), et qui pourraient certes déterminer des fixations, des apprentissages et des codifications spécifiques à développement limité (relevant peut-être de ce que Claude Lévi-Strauss a appelé « la Pensée sauvage »), serviraient entre autres à l'(auto-)identification et à la distinction réciproque des petits groupes tribaux ou claniques.

Par contre, dès que serait atteint un certain stade du développement des outils et de leur utilisation, et surtout une certaine théorie (pré-)scientifique les englobant, permettant entre autres et plus particulièrernent l'échange entre les groupes, il semblerait que les mêmes données conceptuelles les plus simples (par exemple, au plan graphique, des formes élémentaires comme le cercle, le carré ou le triangle, même encore plus ou moins grossièrement définis) aient tendance à se présenter en premier lieu à l'intelligence individuelle et surtout collective.

Les intervalles harmoniques inférieurs ou proportions vibratoires primaires, que notre oreille appréhende d'ailleurs avec une certaine marge d'approximation (ce que l'oscillogramme à nouveau peut aisément expliquer : il s'agit toujours de déviations trop lentes pour être pertinentes), octave, quinte et quarte, éventuellement quelques autres et ceux qui peuvent en être directement dérivés ou réduits, sont les faits de « hauteur » (en fait, d'affinité « tonale », au sens très large de ce dernier mot) les plus faciles à reconnaître, a mémoriser, a reproduire et surtout à contrôler (tant vocalement que -- surtout ? -- technologiquement, à l'aide de premiers instruments « accordés » ou même accordables). L'ensemble pentatonique apparaît alors comme un premier système opérationnel entièrement construit sur ces éléments au sens strict, dont la figure relationnelle totale reste d'une remarquable, d'une exceptionnelle (sinon unique) économie (pas de demi-ton, pas de triton, encore moins -- même potentiellement, par exemple lors d'une transposition à un ensemble « voisin » -- d'intervalles plus complexes) ; il n'en permet pas moins simultanément un étalonnage complet et efficace de l'octave et donc de toute l'échelle sonore. Il semble dès lors assez logique, assez aisément explicable que, dans des circonstances de développement analogues, ce système se soit présenté (sinon imposé), non pas certes à toutes les populations qui se trouvaient dans une même situation, mais en tout cas à un nombre important d'entre elles (l'accord des lyres ou harpes, ainsi que de certains aérophones à plusieurs tubes, qu'on retrouve effectivement liés à cette première grammaire, doit avoir joué dans sa mise en lumière un rôle déterminant).

Ensuite, après ce passage par un « goulot » commun, après cette réduction hautement probable sinon universelle de la richesse empirique primitive à un premier type, exemplaire, de construction sensiblement rationnelle, les « grandes » cultures se seraient développées par une élaboration, à nouveau fortement différenciatrice, de ce modèle commun (dont les applications, de toute manière, pouvaient connaître, ont connu et connaissent encore toutes sortes de variantes, essentiellement de projection dans le temps, donc mélodiques et rythmiques : polarisations, courbes, formes, pulsations, etc., avant de subir les premières (?) et très expressives déformations que nous avons étudiées pour commencer).

En effet, nous rencontrons des structures pentatoniques, multiples, cachées, sous-jacentes, enrichies, mixées à d'autres qui leur restent irréductibles, tant dans le chant grégorien que dans la musique du théâtre Nô, dans la mélodie du blues que dans la marche des degrés de l'harmonie tonale « orthodoxe » ou dans certaines constructions plus récentes, par exemple chez Debussy.

Dans certains pays, comme la Chine, le système s'est maintenu pratiquement inchangé pendant des millénaires, nonobstant une complexification évidente de la structure sociale, du savoir et même du savoir-faire technique ; il a été là l'objet d'une conservation soigneuse au même titre que d'autres éléments de l'étiquette hiérarchique ou Li. Alors que dans d'autres civilisations même très voisines, l'échelle mélodique s'enrichissait de multiples degrés au moins virtuels, et d'une beaucoup plus grande diversité d'expressions conséquentes adaptées par exemple à la diversité climatique des heures et des saisons, ainsi que des « affects » qui leur sont associés. Ailleurs encore, par exemple dans certaines peuplades rurales, la mémoire du système pourrait bien s'être maintenue, à cause de sa simplicité et donc de sa résistance à l'érosion, malgré une relative régression de son substrat cognitif et technique. Dans d'autres cas enfin, c'est par une combinaison à plusieurs niveaux que l'enrichissement semble s'être réalisé : par exemple chez les descendants des Incas, des structures mélodiques strictement pentatoniques, en se combinant avec un parallélisme de tierces (qui pourrait, mais ce n'est pas sûr, avoir été introduit par les conquérants espagnols), ont donné naissance à une forme très particulière, très limitative, d'heptaphonisme (et de très simple polyphonie), dont les rythmes et les timbres, par ailleurs, seraient peut-être liés (fût-ce à travers des médiations comme celle de la feuille de coca... ) à des phénomènes de haute altitude, représentatifs à quelque titre de cette insertion et de ce conditionnement géographiques.

2.1.3. Jazz

Curieusement, l'échelle typique du blues, avec ses degrés variables ou « notes bleues » (non sans quelque similitude avec les degrés variables d'autres systèmes musicaux, pourtant caractéristiques de civilisations fort différentes), peut être figurée comme l'imbrication de deux (ou trois) échelles pentatoniques assez éloignées (harmoniquement) l'une de l'autre. (Les mélodies empruntent effectivement, en alternance, l'une ou l'autre de ces échelles.)

La musique de jazz s'y appuie, tout en se référant aussi parfois plus franchement à l'idiome majeur-mineur des marches de carnaval de la Nouvelle-Orléans. A travers toute son évolution, cependant, à côté d'une chromatisation croissante et d'une augmentation longtemps permanente du taux de dissonance ou « tension », on verra des concepts et des éléments concrets de nature modale continuer à pointer périodiquement l'oreille.

Mais c'est encore au niveau rythmique (certes étroitement combiné à, et tributaire de, la dimension harmonique, en particulier dans la périodisation des « grilles ») que cette musique m'a toujours semblé le plus éloquemment significative. Sa façon de rester attachée à une pulsation obsessive, non seulement dans ses battements élémentaires, mais aussi dans les groupements très « carrés » de celle-ci, d'abord les « mesures », puis les phrases (le nombre 4 dominant les unes et les autres), enfin dans la forme même des « standards », avec ses schémas de 12 ou de 32 mesures, harmoniquement plus ou moins spécialisées et donc codifiées, sur la suite fonctionnelle desquelles va d'ailleurs se développer tout le processus d'improvisation ; la furieuse volonté de celle-ci de s'en émanciper sans jamais totalement y parvenir (du moins jusqu'à un certain moment... ), par le « swing », par les syncopes, par la structuration haletante ou en tout cas fortement asymétrique et fragmentée des élans mélodiques ainsi que par l'abondance et l'insistance des tensions dissonantes ; tout cela étant finalement toujours rattrapé, récupéré, re-situé par les très fortes, les implacables symétries-cadres tant harmoniques que rythmiques ; n'est-ce pas l'extraordinaire image, le cri irrépressible d'un psychisme collectif pour lequel non seulement l'expérience de l'esclavage et de ses chaînes est encore extrêmement proche et mémorable, mais qui reste frappé d'une terrible (je dirais d'une exemplaire) aliénation. Car n'est-elle pas, mise ainsi tout particulièrement en évidence, celle d'une bonne partie, peut-être de la totalité de l'humanité, en cette période de « civilisation industrielle » avancée -- avancée au même titre sans doute qu'une décomposition peut l'être ? Ce qui expliquerait la fortune, dans les musiques populaires de toute la planète, d'éléments issus plus ou moins directement du jazz et d'ailleurs souvent sérieusement appauvris... L'homme qui s'exprime par le jazz se plaint certes de sa déréliction, il l'accuse, et se révolte contre elle, mais parfois aussi, il s'en amuse et s'en moque, s'y résigne ou en prend « philosophiquement » son parti !

Que les années de la récente revendication raciale la plus virulente aient cependant été celles où le jazz a connu les plus violents rejets de tout l'équipement codificateur même très distendu ou distordu, les éruptions les moins contrôlées et même les plus sauvages dans le « free », en même temps que les productions les plus fièrement auto-affirmatives dans ce qu'on pourrait appeler le « rock religieux » (je pense par exemple au groupe d'Art Reynolds), personne ne prétendra que ce soit là une coïncidence fortuite, ni d'ailleurs, dans ce cas, une liaison inconsciente. Et qu'aujourd'hui tout cela se soit passablement (parfois seulement apparemment) assagi (car on assiste aussi à des élaborations grammaticales beaucoup plus complexes et donc autonomes, par exemple dans l'utilisation systématique de mesures « asymétriques », pour ne citer qu'un symptôme relativement mineur) ne doit pas non plus être dénué de signification (peut-être d'ailleurs moins lucidement volontaire), témoigne sans doute à la fois d'une intégration relativement soumise, mais aussi d'une réflexion et donc d'une action transformatrice (voire subversive) plus raisonnée, au sein même de la structure intégrante.

De toute manière, la permanence ou la résurgence (après des tentatives de refoulement violent, et malgré de nouvelles élaborations différenciatrices) d'un rythme fondamentalement pulsé, est sans doute à mettre en rapport ici avec l'une des origines, avec l'origine africaine de cette musique, et avec une dominance affirmée, même dans les musiques dérivées, du tempérament chaleureux ou si on veut de l'impetus dansé, tel que l'a mis en évidence par exemple Elie Faure (non sans quelque excessif résidu d'ethnocentrisme européen ou « civilisé », d'ailleurs !).

Pour illustrer cette liaison, je voudrais rapporter encore une seule observation anecdotique significative : ayant séjourné dans la ville américaine de Buffalo, et confié nos enfants à une « public school » dont cinquante pour cent de la population était noire, nous avions, avant de quitter, organisé une « good-bye-party » pour les petites amies d'une de nos filles qui fréquentait le jardin d'enfants. Je ramenais chez elle, dans la « country Sedan » que nous avions louée, la petite Dawn, du quartier « coloré », dans une averse proprement diluvienne, et je lui demandais de m'indiquer le chemin. Au rythme lancinant des essuie-glaces de la voiture, elle avait alors improvisé une séquence répétitive, assez « swing » et extrêmement entraînante, sur le vocable « it's not yet here », qui n'était pas sans me rappeler le climat de transe des services religieux et des prédications baptistes. Imprégnation purement culturelle ? Ou (fût-ce à travers celle-ci !) résurgence d'un « atavisme » ancestral, au sens le plus positif du terme ?

2.2. Occident

Si j'ai ramené toutes mes observations et propositions précédentes non pas à un mais à des « Orients » (voir l'utilisation de ce vocable par Marcel Granet dans son ouvrage sur « la Pensée chinoise »), à des horizons divers et rayonnants comme les points cardinaux de la rose des vents, c'est qu'en effet elles se référaient toutes à des objets plus ou moins éloignés, dans l'espace et/ou dans le temps, de notre propre situation culturelle (même si le jazz, il est vrai -- que j'ai plutôt amené en dernier lieu comme un épisode de transition et même d'anticipation -- appartient indubitablement, fût-ce dialectiquement, à notre réalité la plus actuelle) ; il s'agissait dès lors de conjectures (sérieusement, cependant, fondées sur ma défense initiale d'une appréhension qualitative et globalisante, telle qu'elle a pu s'exercer dans ma propre expérience passionnément interrogative, et étayée tout de même par une série de remarques aussi raisonnées que possible) plutôt que de certitudes ou même de demi-certitudes, sinon objectives du moins vécues de l'intérieur.

La référence subséquente à notre langage musical propre, même considéré d'abord (pour permettre une prise en compte de son évolution et la situer au sein du mouvement évolutif total de notre société) dans ses formes historiques assez lointaines et donc partiellement oubliées, devrait rendre possible maintenant une série d'observations déjà plus autorisées, bien que là aussi il s'agisse tout compte fait plutôt de paris que de vérités sécurisantes, donc de risques pris et assumés en vue de comprendre, expliquer, fonder et finalement engager une action « créatrice ».

2.2.1. Histoire

J'ai proposé ailleurs, à plusieurs reprises, une présentation interprétative de l'évolution de notre syntaxe musicale et de ses liaisons aux sensibilités, pratiques et théoriques, des différentes époques historiques qu'elle traverse et contribue à définir. On pourra s'y rapporter3 et je voudrais donc me contenter d'en rappeler ici quelques grands traits assez schématiques :

Si la monodie cléricale médiévale me semble assez exactement rendre compte du climat, des affects et des comportements d'une société (ou au moins d'une couche sociale) dominée par les conceptions féodales, théocratiques et obédientes, ainsi que de l'identité très forte et souveraine qui les caractérisait, si la polyphonie modale primitive décrit assez bien l'émergence, au sein de cette société encore solidement hiérarchisée, d'une volonté d'émancipation centrifuge chez certains individus ou groupes partiels, et plus particulièrement dans sa composante urbaine en pleine (en dangereuse...) expansion.

La canalisation de ces nouvelles énergies dans le contrepoint consonant qui se développe au plus tard dès le XVe et qui conduit, avec le concours de la lutherie à claviers (c'est-à-dire d'instruments polyphoniques contrôlés par une seule conscience centralisatrice), à la mise au point et au développement de la fonctionnalité harmonique (telle que la définit une première fois la technique théorico-pratique de la basse chiffrée), est non seulement un reflet mais à proprement parler un outil d'exploration et de définition articulée de l'individualisme « bourgeois » et « moderne », tel qu'il se projettera éminemment dans ces formes narratives (quasi-romans ou -drames) classiques que sont la sonate et le concerto (avec leurs protagonistes ou « héros » fortement individualisés), la symphonie (que domine le chef-vedette) et encore plus évidemment l'opéra.

Tout comme le spectateur du tableau classique (où règne la perspective « à l'italienne ») s'identifie avec l'« absolu » cosmique que représente le « point de fuite » en face duquel il se situe comme devant un miroir, confortant ainsi sa propre « divinité intérieure » symétrique, de même l'auditeur des oeuvres musicales de cette période (le plus souvent un bourgeois entrepreneur et compétitif qui ne rêve que de s'approprier une portion aussi vaste que possible du monde et du pouvoir sur celui-ci) s'assimile lui-même, par le truchement de cette merveilleuse organisation auditive du désir qu'est le langage tonal (par l'exaltation de ce désir, son maintien en haleine et sa satisfaction d'autant plus vivement espérée ou même en quelque sorte préconsornmée -- ô Don juan! -- qu'elle est perpétuellement différée), non seulement à ces héros d'avant-plan, mais plus profondément encore à la totalité spatio-temporelle que médiatise l'aventure qu'ils exécutent ou minent pour lui, et dont ils lui fournissent ainsi la délectable possession.

Ce langage, dans sa forme la plus classiquement achevée (dont il faut exclure comme un mixte plus complexe la polyphonie protestante) a connu jusqu'à la Révolution française une période principalement optimiste, comparable en bien des points à la foi des Encyclopédistes dans le progrès et l'harmonie sociale ou à ce qu'on pourrait appeler la santé métaphysique d'un Emmanuel Kant. Mais cela ne va pas empêcher qu'avec les retournements de cette redoutable charnière historique4 s'installe dans l'intelligentsia européenne éthiquement la plus éclairée un pessimisme sinon une résignation (y compris dans les cas les plus faibles une recherche des consolations sentimentales imaginaires) dont la croissance va occuper toute la durée du nouveau siècle, en un impressionnant parallélisme avec la croissance de la grande industrie et l'accroissement des clivages sociaux qui lui sont propres.

C'est là, considérablement mais, me semble-t-il, significativement schématisée, l'histoire de tout le romantisme et post-romantisme musical. Celui-ci, dans la diversité de ses typologies, donne, au même titre que l'oeuvre des peintres ou des littérateurs contemporains, une pertinente image synthétique, une sorte de « portrait-robot » de ce qui caractérise le plus communément l'homme (et, peut-être encore davantage, la femme) d'une certaine classe sociale entre grosso modo les années 1800 et 1900 (avec une progression assez linéaire de l'une à l'autre).

L'accroissement et l'émancipation des dissonances qui s'y réalisent de manière relativement graduelle conduisent, on le sait, au seuil de la musique contemporaine, telle qu'elle explose autour du nouveau pivot interséculaire. Celle-ci va se caractériser globalement, bien qu'à des titres divers, par la perte, le délabrement ou même la « suspension » volontaire pure et simple des principes les plus généraux qui ont assuré la cohérence du langage commun -- malgré ses métamorphoses -- pendant une bonne brochette de siècles (même si, fait incontestablement troublant, ces principes vont rester opiniâtrement opérants, pratiquement jusqu'à l'heure présente, dans les musiques populaires5).

Et si la production viennoise de l'extrême début du siècle se distingue assez profondément de ce qui se fait alors à Paris (pour nous limiter aux deux centres les plus importants de l'innovation à cette époque), si ce dernier se concentre encore sur les douceurs de la « belle époque » ou sur les possibilités d'un avenir aéré, alors que l'autre est déjà presque entièrement absorbé par des prémonitions d'apocalypse (ce qui est peut-être à rattacher à des caractères sociopsycho-morphologiques ou -morphodynamiques qu'il serait présomptueux de prétendre définir ici, mais qui sont en tout état de cause médiatisés précisément par ces émanations), la création de l'entre-deux-guerres semble niveler jusqu'à un certain point ces différences et en révéler d'autres, plutôt transversales aux distinctions géographico-nationales (Berlin et certaines grandes villes américaines ou russes venant d'ailleurs ajouter encore d'autres notes au paysage).

Une importante partie de la production me semble alors relever, à quelque titre et dans diverses mesures, de ce qu'on pourrait appeler le cynisme ambiant, donner à celui-ci une allure et une voix convaincantes parce que plaisantes ; tandis qu'une autre, sans doute (encore...) plus minoritaire et située à l'autre extrémité de l'éventail des possibles, se caractériserait par une vive désapprobation, typiquement puritaine, de ces positions, dans certains cas par une condamnation seulement implicite, réalisée à travers le retrait « vertueux » des lieux mêmes où ce cynisme peut s'exercer (par exemple, chez tous les Viennois, le théâtre de ballet, et chez le seul Webern, l'opéra), et l'adoption d'attitudes contraires, passablement idéalistes et ascétiques (opposition où se localise peut-être, nuancé, le célèbre antagonisme entre l'école viennoise contemporaine et une partie au moins, et la partie la plus « néo-classique » de l'oeuvre d'un Stravinsky, ce qui rétablirait tout de même un certain clivage Est-Ouest, héritier du clivage Vienne-Paris ?).

2.2.2. Actualité

C'est sans doute au dernier courant cité, au courant qu'à la condition de voir qu'il répercute certaines propriétés du courant opposé (ici aussi, les extrêmes se touchent) on pourrait appeler iconoclaste, qu'il faut rattacher les positions prises, aux alentours de 1950, par les compositeurs d'« avant-garde » de ma propre génération (c'est-à-dire donc aussi, je ne m'en défends pas, par moi-même ... ). Si j'essaie de me remémorer et de relater le climat qui flottait devant ce qu'on pourrait appeler les yeux de notre imaginaire anticipateur au moment où, poussés par une nécessité intérieure assez impérieuse, nous avons choisi d'« accrocher notre wagon » à la « locomotive » Webern -- bien modeste, il est vrai, du moins en apparence et extérieurement parlant, mais en même temps combien fascinante par son incomparable ou explosive nouveauté et son incorruptible intégrité ! -- me référant pour ce faire à mes souvenirs les plus intimes aussi bien qu'aux déclarations, presque des confidences, que me firent à l'époque, parfois en parlant d'autre chose, la plupart de mes camarades -- je crois pouvoir décrire un alliage où entraient divers composants plus ou moins hétérogènes (mais non incompatibles). A savoir : le goût prononcé des constructions fortement rationnelles aussi bien que le souvenir assez épouvanté des destructions récentes, pas seulement matérielles, souvenir où se mêlaient réprobation furieuse et certaines approbations accusatrices ; le rejet des « idéologies » (au sens le plus large voire le plus diffus) qui avaient, qui nous semblaient avoir permis sinon préparé ce carnage (parmi lesquelles non seulement les tentatives à nos yeux coupablement hybrides de la plupart des musiques modernes -- seul Webern trouvant entièrement grâce au jugement des plus radicaux -- mais aussi les modèles traditionnels : moins les oeuvres et les compositeurs majeurs, il est vrai, continuant à susciter notre profonde révérence, que les prototypes langagiers, morphologiques et rhétoriques, longtemps dominants, dont nous nous efforcions de mettre à nu « scientifiquement » les contenus « erronés » pour justifier nos dégoûts plus concrets et instinctifs), ainsi que la prémonition quasi visionnaire, à partir du modèle wébernien (et de quelques autres influences intensivement dépouillées de leurs « impuretés », comme le Sacre du Printemps, les productions varésiennes, ou les oeuvres atonales de Schoenberg et Berg), d'émergences sonores radicalement inouïes, porteuses de contenus et donc stimulatrices de transformations plus générales et proprement révolutionnaires6.

C'est cette « tonalité » rêvée et poursuivie, à travers toutes sortes de nuances régionales ou individuelles certes non négligeables, mais tout de même en une remarquable et assez exceptionnelle homogénéité, c'est elle qui soudera pour quelques années en un étroit réseau international, au taux très élevé de communication interne et de conscience collective, les groupes très restreints qui s'y reconnaissent, à Paris comme en Allemagne, en Italie ou en Suède comme -- tout de même beaucoup plus autonomes -- aux États-Unis.

Cette cohérence fera la force du mouvement et lui permettra d'imposer rapidement son « style » comme un idiome capable de dominer la recherche, l'invention et même l'appareil institutionnel qui non seulement soutient celles-ci mais aussi s'en nourrit. Ce qu'on appellera vite le « son de Darmstadt » (ou du « Domaine musical ») se répandra comme une traînée de poudre parmi la jeunesse musicienne avide de rupture. En se combinant parfois avec des influences hétérogènes (comme celle de la musique concrète ou, dans certains pays excentriques comme le Japon, celle de vieilles traditions non occidentales semblant en connivence au moins partielle avec certaines des propositions les plus récentes), il gagnera de nouveaux adeptes de plus en plus nombreux, pour qui ce climat musical sera un véritable signe de ralliement, sinon une nouvelle identité obligatoire. Certains s'affirmeront alors suffisamment talentueux ou même géniaux pour participer activement aux développements et aux mutations que le mouvement lui-même rendra nécessaires ; tandis que d'autres, plus épigonaux, se contenteront assez largement de l'exploitation des recettes et de la reproduction du même, ce qui conduira d'abord parfois à la grisaille, à la médiocrité et à l'ennui, et puis, dans les cas les plus graves, à un véritable nouvel académisme, fortifié par un certain business distributif qui trouvera là fréquemment, dans les critères d'un renouvellement artificiel car homologué, ses normes de sélection et de rentabilisation.

Cette situation répétitive et passablement « entropique » sera l'une des raisons (à côté de mobiles internes sans doute plus importants, directement issus des expériences rédactionnelles et productrices que l'on aura pu faire) à partir desquelles se dessine, dès les années 60, une nouvelle et assez divergente évolution (divergente globalement, certes, par rapport à l'homogénéité précédente, mais aussi à l'intérieur d'elle-même, dans ses diverses composantes qui semblent s'éloigner l'une de l'autre à des vitesses croissantes). J'ai proposé d'y voir le passage, d'un exemple wébernien encore étroit et littéral, à une transposition beaucoup plus authentiquement généralisée7.

3. Composition

Pour m'expliquer, je dois rapporter ici une nouvelle anecdote qui me paraît très utile à la compréhension de ce qui s'est passé alors et depuis lors. Tout au début des années 60, je me promenais un jour avec Karlheinz Stockhausen dans la campagne colonaise et nous nous entretenions intensément de notre travail, comme nous en avions encore l'habitude à ce moment-là. J'avais entrepris mes premières recherches systématiques en vue de la composition de Votre Faust, et pour sa part, il commençait à penser à la composition d'une grande oeuvre sur les hymnes nationaux. Je ne sais plus lequel de nous deux amena la conversation sur ce sujet et surtout introduisit le premier l'idée dont je vais parler, mais en tout cas nous tombâmes facilement et rapidement d'accord, nous trouvant tous deux dans la disposition d'esprit appropriée, pour déclarer que « notre » musique, celle que nous avions sans doute déjà commencé mais surtout que nous allions continuer à produire, aurait moins pour fonction de proposer un nouveau vocabulaire (comme cela avait apparemment été le cas de nos devanciers, grosso modo les compositeurs du premier demi-siècle) -- lequel vocabulaire pourrait sans doute parfois émerger mais plutôt comme une résultante, presque fortuite, d'une autre préoccupation -- que d'ouvrir et articuler un espace suffisamment vaste pour que toutes les musiques présentes dans le monde contemporain et à la conscience collective puissent y trouver place, s'y rencontrer, s'y confronter, y dialoguer, s'y marier, se métisser et donc -- tout en résistant à un nivellement général et préservant au contraire leurs propriétés distinctives -- produire tout de même une sorte de super- ou métalangage les englobant toutes (ainsi que leurs multiples croisements) et dont elles puissent apparaître comme des sous-systèmes communiquants.

3.1. Collectif

Entreprise démesurément ambitieuse peut-être, mais à laquelle non seulement les deux acteurs de ce petit dialogue mais aussi bon nombre d'autres musiciens s'attelèrent dans ou depuis ces années-là de manières diverses, avec plus ou moins de résolution systématique et de durable obstination.

Zimmermann avait dès les années 50 entrepris un travail sur la citation (que nous avions d'ailleurs parfois condamné comme impur !) ; je ne sais de quand datent les premiers travaux de Rochberg dans ce sens ; le projet de Sinfonia de Berio est pratiquement contemporain des deux oeuvres citées plus haut (et une oeuvre comme Coro sera sans doute, beaucoup plus tard, une des réalisations les plus remarquables de ce courant conçu dans toute son ampleur) ; quant aux « minimalistes » américains, qui avaient pris le contre-pied complémentaire ou dialectique de l'aléatorisme cagien, ils se référaient volontiers (certains même de façon tout à fait pratique, par des collaborations avec des « maîtres » autochtones ou mieux encore par des séjours d'étude « sur le terrain ») à des traditions archaïques indiennes ou africaines.

Pour notre part, à côté de « nostalgies », nous étions tout aussi fascinés par le jazz (d'abord mais pas seulement le plus progressiste, tel que le pratiquait par exemple un Lennie Tristano -- et nous allions bientôt découvrir Cecil Taylor), que par les musiques « ethniques » ou extraeuropéennes évoquées ci-dessus (Le marteau sans maître de Boulez n'était-il pas déjà, par certains côtés, un beau témoignage de cette fascination ? Dans l'entre-temps, Telemusik en serait un autre, où régnerait encore une volonté de dissimulation, un phénomène de voiles que Hymnen n'hésiterait plus se ferait un monumental plaisir à déchirer).

Depuis lors, bon nombre de jeunes (et de moins jeunes) musiciens ont emboîté le pas, ils ne se sont plus refusé ce qu'interdisaient les tabous des décennies immédiatement précédentes, ils ont trouvé les moyens d'entendre enfin les leçons d'autres grands ancêtres sur lesquels nous avions d'abord jeté l'anathème et sur lesquels des amis littérateurs ou esthéticiens avaient attiré notre attention avec un peu de reproche dans la voix.

Par exemple :

« Stravinsky a conçu et réalisé le projet paradoxal de récupérer, dans le passé de la musique européenne, les matériaux qui avaient servi de supports à la rhétorique classique, afin de les rendre, en quelque sorte, à leur état sauvage. Ainsi la même démarche créatrice, qui avait conduit Debussy à rompre avec une tradition séculaire, a conduit Stravinsky à conférer à ses vestiges cette valeur d'étrangeté que prennent toutes choses aux yeux de l'artiste moderne. »

(André Souris à propos de Stravinsky)

ou encore :
« Bartok, par exemple, s'installant délibérément dans la couleur hongroise (ou roumaine), s'est efforcé, non point de l'absorber dans la musique occidentale, mais de la mener à un point de systématisation et d'élaboration tel qu'elle puisse être mise sur le même plan, instituant dans cette "couleur" une véritable harmonie, réalisant ainsi à l'extérieur de la tonalité classique, des oeuvres d'une richesse et d'une complexité harmonique comparables, démontrant ainsi à l'Occident que son système musical classique devait être considéré comme un simple cas particulier, parmi d'autres organisations susceptibles d'être utilisées aux mêmes fins. »

(Michel Butor à propos de Bartok)

Après une décennie entièrement consacrée à la (re-)construction d'un tissu musical à partir d'une assez radicale table rase, et donc presque exclusivement préoccupée par ce qu'on pourrait appeler des problèmes de surface, de matière et d'éléments, et de leur organisation en une poétique que l'on qualifiera parfois de virginale ou (plus pathologiquement ?) d'amnésique, c'est bien à un retour en force de la sémantique des signes musicaux, d'un jeu avec les associations historiques ou géographiques, socio- ou idéologiques, c'est-à-dire à proprement parler avec les identités culturelles qu'il s'agissait là. Ces entités, il allait donc falloir s'efforcer de les étudier (dans leurs formes et dans leurs significations), de les analyser, de les comparer et de les mettre en rapport, pour leur faire rendre un maximum de l'information dont elles sont porteuses. On pourrait ainsi mettre celle-ci à la disposition d'un projet qui reste essentiellement l'exploration des accès sonores de l'imaginaire, dans toutes ses régions, y compris non seulement les « inouïes » mais aussi, nous aidant à mieux les percevoir, celles que l'immense histoire, l'inépuisable polyphonie des cultures a dégagées pour nous, pourvu que nous sachions nous mettre a son écoute, préoccupée qu'elle était toujours, elle aussi, de creuser l'inconnu8.

Notes

  1. Comment ne pas songer aussi dans ce contexte aux écrits de Maeterlinck sur L'intelligence des fleurs ?
  2. Ce qui se rattache à toute la traduction phénoménologique (en degrés de luminosité, de poids ou d'acuité -- voir la forme plus ou moins acérée des différents oscillogrammes !) de l'échelle des fréquences, et explique aussi très simplement la différence d'expression affective (toutes choses égales par ailleurs !) de nos accords ou même de nos modes majeurs et mineurs.
  3. Par exemple dans Fragments théoriques I sur la musique expérimentale (1970), Editions de l'Université libre de Bruxelles, ou dans Musique, Sémantique, Société (1972), Casterman-poche, Paris-Bruxelles.
  4. En particulier la prise du pouvoir impérial par Napoléon Bonaparte, qui signifie l'appropriation par la bourgeoisie d'une fonction aristocratique usurpatrice, aussi bien qu''elle annonce et préfigure, voire réalise déjà une prochaine restauration entièrement régressive.
  5. Pour un examen beaucoup plus détaillé des relations entre musiques « savantes » et populaires au cours des quelque cent dernières années, voir H.P. « La musique, ici-aujourd'hui », in Socialisme, nos 139, 140, 142, Bruxelles (1977).
  6. Voir « Le Sacré et la Musique, aujourd'hui », in Corps écrit, n° 3 (1982), Presses universitaires de France, Paris.
  7. Par exemple, dans « D'une incontournable actualité », programme du concert anniversaire donné au Conservatoire de Liège en mai 1983 (Centre de recherches et de formation musicale de Wallonie), traduction allemande dans Opus Anton Webern, ein Buch der alten Oper Frankfurt  et dans « Webern et nous », inédit, traduction allemande dans UE festschrift Anton Webern 1983.
  8. La place qui m'est impartie ne me permet pas de présenter ici les développements et applications pratiques réalisés depuis lors, principalement dans mon travail de compositeur et de pédagogue. Je suis disposé à fournir aux lecteurs intéressés cette information dès à présent rédigée et comportant un certain nombre d'exemples musicaux : Henri Pousseur directeur de l'Institut de Pédagogie musicale Parc de la Villette 211, avenue Jean-Jaurès 75019 Paris.

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