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Le forum de l'Ircam ou l'antichambre du son numérique

Cécile Rémy

Résonance n° 15, juin 1999
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1999

A la manière d'un club d'usagers, le forum de l'Ircam diffuse les logiciels des chercheurs aux compositeurs intéressés par l'informatique musicale. Lieu de rencontres réelles ou virtuelles, de formation ou de dépannage, c'est également une source d'inspiration pour les concepteurs de ces nouveaux instruments.
les 1001 utilisateurs du forum Ircam

Cécile Le Prado. Des impressions aquatiques dignes des marais poitevins

Plongé dans Lignes d'eau, l'auditeur imagine de surprenants farfadets des marais, dont les éclaboussures jaillissent d'on ne sait où, dont les pas légers s'éloignent ou se rapprochent. Cette pièce, composée par Cécile Le Prado, est une installation sonore permanente à l'IUT de Niort. Pour transmettre l'impression vivante et mystérieuse des atmosphères aquatiques, elle a utilisé le spatialisateur, logiciel developpé par l'Ircam et Espaces Nouveaux, simulateur d'acoustique virtuelle.

« Je travaille la spatialisation comme un élément de composition dès le début de la création », explique-t-elle. « Je peux ainsi essayer d'enfouir les auditeurs dans un espace très particulier, rempli de halos sonores. Les perceptions physiques me semblent ainsi beaucoup plus fortes qu'en ajoutant seulement au moment final du mixage des effets de réverbération. »

Eric Mauer prêche pour des interfaces plus intuitives

Un des plus anciens membre du forum, Eric Mauer, créateur -- un titre qu'il préfère au plus courant designer -- sonore, pratique Audiosculpt depuis longtemps en analyse et en morphing sonores. Il l'a exploité avec brio pour réaliser la bande-son du jeu vidéo Heart of Darkness. Intarissable sur le sujet de l'informatique musicale, il dégage particulièrement deux voies d'amélioration pour les logiciels de l'Ircam, qu'il juge encore trop attachés au monde de la recherche et difficilement exploitables en production.

1. Améliorer l'interface graphique

« Les interfaces des logiciels sont encore trop abruptes pour que le compositeur ait l'impression de disposer d'une palette d'outils. Ce serait vraiment confortable de manipuler ses produits, dont la qualité et la finesse d'analyse sont exceptionnelles, avec des interfaces aussi simples et intuitives que celle de Photoshop. On pourrait commencer avec des fonctions simples, une transposition ou une variation en miroir d'un simple clic, puis petit à petit profiter de la complexité en s'attaquant aux ressources de programmation, inexistantes dans les logiciels du commerce. Si je connais bien Audiosculpt, la difficulté et le temps de mise en oeuvre pour manipuler avec aisance d'autres outils me rebutent et m'effraient ; j'hésite à aborder Patchwork. »

2. Le traitement de la parole

« Des univers incroyables pourraient s'ouvrir si je pouvais isoler la parole d'un fond sonore. Cela donnerait plus d'interactivité au son. On pourrait par exemple enregistrer un comédien en studio, puis redonner de l'espace et du volume sonores afin de simuler le direct, espace et volume différents selon les situations. Aujourd'hui, une telle isolation n'est réalisable ni avec Max, ni avec MSP, ni avec le spatialisateur. » Une voiture passe dans la rue qui longe son studio ; ce qui lui donne immédiatement l'envie d'extraire la voix de la conversation du bruit du moteur...

Trois logiciels vedettes du traitement sonore

Dans chacun des trois groupes d'utilisateurs qui constituent le forum, un logiciel tient le haut du pavé. Présentation d'un trio de solistes qui savent parfois converser en duo.

OpenMusic relève de la catégorie écriture sonore. Outil destiné aux compositeurs, c'est une interface graphique pour la programmation en Lisp. Les objets de composition se dessinent à la mode du glissé-déposé. On accède à différentes notations musicales, notation classique, piano roll Midi ou diagrammes acoustiques. Un outil particulièrement intéressant dans la musique sérielle pour faire proliférer une séquence.

Comme son nom l'indique, Audiosculpt est un instrument de sculpture et de modelage sonores. L'analyse du son par les fréquences, l'amplitude et le temps offre une finesse exceptionnelle de traitement. Le compositeur peut découper, ciseler, supprimer ou incruster une séquence. Il peut également s'adonner aux joies d'un réel « morphing », ou modelage sonore par le jeu des compression et dilatation. Ce logiciel est particulièrement apprécié des créateurs de sons. Une prochaine version devrait voir le jour dans le courant de l'année. Open Music et Audioscultpt sont capables de travailler ensemble.

Le roi du temps réel, c'est jMax. Successeur de FTS, il est destiné à la réalisation de pièces musicales comprenant une partie sonore électronique calculée en direct pendant le concert. Par la combinaison d'assemblage d'objets, transformation d'échantillons, synthèse de son, contrôle midi, le compositeur programme ses événements.

« Pépiements » de violoncelles, vocalises de percussions ou polyphonie de cris d'enfants, ces animaux sonores fantastiques naissent sous les doigts des virtuoses de l'informatique musicale. Nouveaux instrumentistes, quelques centaines de compositeurs et d'informaticiens participent au forum de l'Ircam afin d'apprivoiser les logiciels qui y sont développés. Pas vraiment place publique au sens où les Romains entendaient ce terme, ce forum constitue toutefois une passerelle entre le monde musical « hors les murs » de l'édifice de brique et de verre et ses entrailles trépidantes de recherches sonores.

Pour y entrer, il n'est pas nécessaire de descendre d'une lignée musicale plutôt que d'une autre ; tout curieux de traitement sonore -- adepte de Macintosh -- peut y participer en contrepartie d'un droit d'entrée. « Après avoir manipulé Audiosculpt au sein de l'association Cidma, puis le spatialisateur à l'intérieur même de l'Ircam, j'ai ressenti la nécessité de m'approprier ces nouveaux outils », témoigne Cécile Le Prado, compositeur du Triangle d'Incertitude, en 1996, et plus récemment de l'installation sonore Lignes d'eau. « De la même façon qu'on pratique mieux le piano quand on possède un instrument chez soi, j'ai eu besoin d'intégrer les logiciels dans mon studio. C'est ainsi que j'ai adhéré au forum. »

Ce besoin d'appropriation est également ressenti par Jean-Louis Davoigneau, un compositeur qui travaille pour la compagnie marseillaise Carpe Diem : « Les logiciels développés à l'Ircam sont de nouveaux instruments. Le forum est un moyen de s'initier à un nouveau solfège, à une nouvelle gestuelle. » Tenté par ce service, Hugo Vermandel, créateur sonore et réalisateur du son des récents CD-Rom Le violon ou Pygmées Aka, peuple et musique, en limite cependant le champ d'usage : « Très performants, les logiciels du forum m'intéressent plus pour des recherches sonores personnelles que pour mon travail d'exploitation en studio. »

Le forum est animé depuis 1993 par Andrew Gerzso, avec le souci de déployer les ressources du centre de recherche. « Auparavant, un compositeur devait être physiquement présent dans les studios pour bénéficier des richesses informatiques. Inscrite dans une dynamique d'ouverture de l'ensemble de l'Ircam, la volonté de mettre les logiciels à la disposition d'un plus grand nombre a coïncidé avec l'évolution de l'informatique, soumise à une exceptionnelle combinaison de baisse de prix et d'escalade des performances. Il devenait alors logique de porter le travail du son vers les ordinateurs personnels. » En plus des activités de recherche, de production et de formation de l'Ircam, c'est donc sous la forme d'un service un peu spécial de distribution de logiciels qu'a démarré le club, avec une vingtaine de compositeurs et informaticiens proches de l'Ircam sans en faire vraiment partie, tous sensibles aux avancées des outils informatiques de composition.

Pas question de commercialiser les logiciels de l'Ircam en magasin. La formule, classique dans l'univers informatique, du groupe d'utilisateurs est retenue. « Plus adapté qu'un simple prix de vente, l'abonnement correspond à la volonté d'entretenir une relation permanente. Cela n'a, en effet, pas vraiment de sens d'acheter un produit en évolution permanente », remarque Andrew Gerzso. Une formule également bien adaptée à des logiciels issus du monde de la recherche. « L'interface graphique, encore assez aride, ne permet pas une commercialisation dans un mode traditionnel », estime Eric Mauer, membre du forum depuis les premiers jours, créateur sonore qui a notamment réalisé la bande son du jeu Heart of Darkness. « Ce sont des programmes plus proches de version bêta, que de produits finalisés », ajoute Cécile Le Prado ; « pour les utiliser, j'ai fréquemment recours au support technique. »

Ainsi, outre la pure distribution des logiciels, le forum délivre formation et assistance, conformément au rôle d'un service après-vente. Il est organisé en trois groupes : un premier, sur le thème de la composition assistée par ordinateur, dénommé aujourd'hui écriture musicale, autour des logiciels Patchwork et OpenMusic ; un deuxième, sur le thème du design sonore porté par les logiciels Audiosculpt, Diphone et Modalys ; et enfin un troisième, un peu moins actif, consacré à l'interactivité et au temps réel, centré sur le spatialisateur et les logiciels Max, JMax et MSP. L'abonné à l'un de ces groupes reçoit deux fois par an les nouvelles versions des logiciels avec une documentation explicative, des exemples sonores ainsi qu'une démonstration. L'envoi est parfois complété de logiciels venus d'ailleurs, comme dernièrement MidiShare développé au Grame de Lyon. Au bout d'un combiné téléphonique ou d'une boîte aux lettres électronique, des assistants et techniciens affectés à chaque thème expliquent ou dépannent les membres du club, offrant ainsi un support technique appréciable.

Mais le forum, ce n'est pas simplement un service après-vente. « C'est un lieu de rencontre et d'échanges qui vient réconforter la solitude du compositeur », estiment en choeur Alain Michon et Rebecca Garces, compositeurs adhérents du forum. Ils apprécient particulièrement la rapidité et l'efficacité des échanges par Internet. Le forum a en effet ouvert son double électronique sur le site Internet de l'Ircam. Au chapitre ForumNet, chacun peut prendre des nouvelles des logiciels, trouver ou donner des tuyaux, et poser ses questions dans le cadre des salons de discussion. On peut également télécharger des mises à jour. « Les réponses rapides et précises obtenues par la messagerie m'ont particulièrement aidée lorsque je me suis équipée de matériel informatique », témoigne Rebecca Garces. « Je regrette toutefois que les assistants de l'Ircam écrivent très souvent en anglais. C'est un frein supplémentaire à la compréhension des logiciels. » D'autres rencontres, bien réelles, se nouent au moment des ateliers, manifestations semestrielles, pendant lesquels les usagers présentent leurs travaux, et l'Ircam les nouvelles versions de ses logiciels. Au cours du dernier, en décembre 1998, l'auditeur a pu comprendre la logique de tous ces outils qui agissent dès les premiers échos de la création sonore jusqu'au traitement du son en temps réel pendant un concert ; d'un logiciel à l'autre, le son traverse un itinéraire bourré d'analyses, de synthèses, d'échantillonnages ou de spatialisation. La démarche didactique, davantage tournée vers l'usage que vers le contenu technique, fut particulièrement appréciée des néophytes. Il manque encore, toutefois, un espace plus large pour que les compositeurs présentent les travaux réalisés avec ces outils. « J'aimerais beaucoup en savoir plus sur ce que font les uns et les autres avec ces nouveaux instruments », commente Alain Michon. « J'imagine volontiers une espèce de show-room, présentant logiciels et compositions en libre service », poursuit Eric Mauer.

Eric Mauer dans son studio personnel

Eric Maueur dans son studio personnel

Comme le luthier ne peut se passer du violoniste pour affiner son dessin, les développeurs de l'Ircam ne peuvent se passer de l'avis de ceux qui créent et composent. « Les programmes sont très complexes ; nous devons "distiller" les remarques, les besoins exprimés par tous », avise Andrew Gerzso. C'est pourquoi toutes les critiques qui parviennent aux informaticiens de l'Ircam sont soigneusement notées et conservées. Le spécialiste du groupe en tire une synthèse, base de travail indispensable au directeur scientifique et à son équipe de développement pour décider des orientations de la nouvelle version, ou pour se lancer dans un nouveau produit. « Par exemple », relève Andrew Gerzso, « des utilisateurs de Max, tant lors d'un concert que lors d'une étude acoustique dans un laboratoire, nous ont signalé un défaut de synchronisation. La double remarque a rapidement débouché sur une amélioration. » A l'image des services consommateur ou marketing de l'industrie, le forum sert ainsi d'oreille pour entendre les revendications des virtuoses du traitement sonore.

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