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Luca Francesconi, la profondeur de la séduction

Michel Rigoni

Résonance nº 7, octobre 1994
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Jeune compositeur italien, Luca Francesconi vient de terminer à l'Ircam une oeuvre incluant l'électronique, que les auditeurs auront l'occasion de découvrir les 25 et 26 novembre prochains, à l'Espace de projection. Résonance profite de l'occasion pour tracer le portrait musical d'un artiste peu connu encore du public français.

Né en 1956, Luca Francesconi appartient à cette génération de compositeurs partagée entre l'héritage de l'avant-garde des années cinquante et les crises auxquelles la société contemporaine se trouve confrontée. " Nous devons à présent repenser en profondeur, filtrer avec résolution le riche potentiel élaboré avant nous et l'utiliser à des fins expressives ", écrit ainsi le musicien. Pour Francesconi, comme pour ses pairs, il s'agit de " convertir la matière en sens ", certain que le travail sur la pure matérialité du son, très poussé dans la phase la plus dogmatique de la musique contemporaine, ne peut plus constituer aujourd'hui l'unique champ de recherche. Luca Francesconi reprend d'ailleurs à son compte l'idée de Claude Levi-Strauss selon laquelle " la musique expose à l'individu son enracinement physiologique ". Elle s'adresse au plus profond ; elle est médiation entre le mythe et l'homme. Rôle qu'il est d'autant plus urgent de revendiquer à une époque où la logique du profit et l'accumulation des produits commerciaux submergent tout et ignorent cette médiation. Le compositeur d'aujourd'hui ne veut pas s'adresser aux réflexes conditionnés, mais à l'être. Il ne s'agit donc plus de lancer des signes conventionnels, mais des signaux grâce auxquels nous nous reconnaissons comme vivants et qui, selon le mot du musicien, proviennent d'" esprits libres ". Loin d'oublier le legs du passé, ces esprits libres puisent leur force dans une tradition qui a fait ses preuves.

Luca Francesconi a suivi des études musicales à Milan, puis à Boston et à Tanglewood, avec Luciano Berio, dont il fut l'assistant de 1981 à 1984. Dès 1975, il travaille dans son propre studio de musique électronique, avant de fonder, en 1990, le centre AGON "Acustica Informatica Musica", studio de recherche et de production musicale assistée par ordinateur. Luca Francesconi a composé une quarantaine de pièces pour des formations très variées, de l'instrument soliste au grand orchestre. Compositeur, Luca Francesconi est aussi professeur de composition et chef d'orchestre.

Quelques points du parcours

Première oeuvre importante, la Passacaglia pour grand orchestre révèle déjà la préoccupation permanente du compositeur d'orienter le discours selon une directionnalité claire, menée au travers d'un tissu tout à la fois complexe et transparent. Francesconi tient, dit-il, à " n'utiliser une syntaxe articulée et complexe que [s'il] en éprouve réellement la nécessité, c'est-à-dire [s'il a] des choses articulées et complexes à dire ". Cela, la basse obstinée de la passacaille et le foisonnement des variations le lui permettent. Avec la Suite 1984, pour orchestre symphonique, ensemble de jazz et percussions africaines, Francesconi propose ainsi une polyphonie de langages. Car, selon le musicien, de profonds archétypes communs existent au-delà des clichés de langages. Et c'est cet au-delà qu'il plaît au compositeur d'explorer, pour aboutir à une musique qui " réinvente, ou transgresse totalement les formules du code même ".

Commentant l'une de ses oeuvres concertantes - Plot in fiction, pour hautbois/cor anglais et onze instruments -, Luca Francesconi définit ce qui semble être sa philosophie musicale : " Plot, écrit-il, signifie trame, filigrane, ou encore complot ou machination. Non pas exclusivement : au théâtre, le plot est la trame même du récit, le fil narratif. Et cette trame s'insinue en une histoire, une fiction linguistique ; c'est là le langage contemporain dans un contexte très abstrait et complexe. Il ne semblait plus possible de raconter une histoire. Comme si nous nous trouvions privés d'une faculté qui paraissait inaliénable et qui, jusque-là, était la plus sûre de toutes : la capacité de partager nos expériences ". La musique de Plot révèle d'emblée la virtuosité d'écriture du compositeur - aptitude à changer de climat, mobilité de l'expression -- qui le situe dans la descendance de Luciano Berio.

On retrouve cette même mobilité dans Attesa (1988), pour quintette à vent, où, développant un concept qui lui est cher, Francesconi explore l'articulation entre dynamisme et statisme. Dans Plot, le dynamisme cède progressivement le pas au statisme ; dans Attesa, les deux alternent ou se superposent. Le geste soliste constitue d'ailleurs chez Francesconi l'un de ces gestes récurrents qui le rapprochent encore de Berio. Le catalogue de Luca Francesconi compte en effet nombre d'oeuvres concertantes : un concerto pour piano, deux pour hautbois, ainsi que Riti neurali, pour violon et huit instruments. Dans cette dernière pièce, l'ensemble instrumental prolonge et commente le discours du soliste, qui sert de vecteur et assure la cohérence directionnelle. Le soliste incarne une présence permanente porteuse de sens, les autres instruments répercutant son discours et renvoyant des images sonores et des échos qui constituent une sorte de mémoire du récit soliste. Le titre même de Riti neurali témoigne de la volonté du compositeur de jouer avec les fondements physiologiques de la musique.

Une musique en récit

Les constantes du langage de Francesconi se retrouvent encore dans le Troisième Quatuor à cordes, composé en 1993 pour le quatuor Arditti. La pièce, qui commence dans un climat de modalité diatonique, fait alterner des phases statiques et dynamiques ; sur des grilles harmoniques servant de trames, viennent se greffer les signaux et les repères auditifs des solos de violoncelle ou d'alto, dans des élans lyriques exacerbés. Le brio de l'écriture instrumentale permet au compositeur d'explorer les vastes potentialités timbriques et expressives du quatuor. Enfin, le discours dépasse le fragmentaire pour diriger cette longue oeuvre vers une phase finale tout en ostinatos rythmiques et mélodiques. Encore ne s'agit-il pas là d'une directionnalité sous-tendue par un déterminisme téléologique : l'histoire véhiculée par la musique culmine en une trépidation obsessionnelle qui représente le jaillissement d'une pulsion mythique.

La narrativité sous-jacente revendiquée par le musicien le conduit tout naturellement à confronter musique et verbe. Dans l'oeuvre développée à l'Ircam, Etymo, pour soprano, ensemble instrumental et électronique, Luca Francesconi s'est une fois encore intéressé à cette relation. Méditant l'alliance, selon lui problématique, du monde instrumental et de l'électronique, le musicien a longuement attendu avant d'aborder cette situation. L'ordinateur, qui permet d'analyser des comportements avec une extraordinaire finesse, apporte des informations sur le monde intérieur des sons. Ces informations se court-circuitent avec le texte lui-même, et le rapport entre celui-ci et ses microcomposants se situe bien à la lisière du conscient et de l'inconscient, dans cette zone liminale où naît le sens et qui, selon Francesconi, constitue le territoire même de la musique. Il n'est donc pas fortuit qu'il reprenne dans Etymo ce vers interrogatif du Voyage de Baudelaire " Dites, qu'avez-vous vu ? ". Et on ne s'étonnera pas que le projet suivant relève de l'opéra. Après la quête de l'étymologie, Ballata, composé sur des textes du poète romantique anglais Coleridge, sera axé sur la parole. L'opéra oblige à résoudre la question épineuse de la confrontation du mot et de la musique, qui n'évite que rarement le recours aux clichés et aux formules toutes faites. Pour Francesconi, un musicien ne peut relever ce défi qu'à condition de posséder une pensée musicale suffisamment forte. Cette nouvelle expérience lui permettra de démontrer encore le pouvoir magique de la musique, son rôle de filtre. Car la conviction première de Luca Francesconi est bien que " la musique est séduction. Il n'y a que cela qui puisse être en profondeur ".

Etymo de Luca Francesconi, commande de l'Ircam, création. Ensemble InterContemporain dirigé par Pascal Rophé (vendredi et samedi 25 et 26 novembre, Ircam, Espace de Projection, 20 h 30).

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