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Les cahiers de l'Ircam: Composition d'aujourd'hui: Frédéric Durieux, n° 7, juin 1995
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1995
C'est en effet ainsi que j'ai perçu la situation dans les années 80, lorsque je me suis intéressé à la composition. Les compositeurs se posaient le problème de l'apprentissage : vingt-cinq ans seulement après Le Marteau sans maître de Boulez, Gruppen de Stockhausen ou Epiphanie de Berio, ils se trouvaient déjà confrontés à une histoire de la musique «contemporaine». Diverses esthétiques coexistaient, représentées par Xenakis, Ligeti, Ivo Malec (avec qui j'ai étudié). Nous subissions l'influence de la tendance spectrale avec Gérard Grisey, Tristan Murail, et plus généralement celle de tous ceux liés à l'Itinéraire : Hugues Dufourt, Michael Lévinas, etc.
C'était la première génération qui disposait d'autant de moyens d'information sur la création contemporaine.
J'ai habité Grenoble jusqu'en 1978. Au conservatoire, il y avait une discothèque où l'on pouvait écouter une bonne partie des oeuvres de Messiaen ou de Xenakis... A cette époque-là, un très grand nombre d'oeuvres existaient sur disque. Quelques années plus tard, la musique spectrale est apparue et la radio diffusait beaucoup de musique contemporaine. France-Musique a d'ailleurs constitué, à l'époque, un précieux outil d'information. On établissait déjà des panoramas retraçant l'évolution de la musique dite savante. En examinant cette situation, il m'a semblé - c'est ainsi que je l'ai ressenti à ce moment-là - que notre génération était en quelque sorte dépositaire d'un legs. Et puis, à cet âge-là, on est fasciné par tout, on est curieux de tout, on veut tout dévorer. J'avais, quant à moi, une certaine culture littéraire et je m'intéressais également à la peinture. Je pénétrais dans une forêt vierge où j'essayais de me frayer un chemin.
Pour quelles raison avez-vous été attiré par une esthétique plutôt que par une autre ?
Si je reprends l'analogie de la forêt vierge, je dirais que j'ai,
à force de défricher, voire de déchiffrer, essayé
de trouver ma voie et un endroit où je me sentirais à l'aise.
J'ai tout d'abord été attiré par Messiaen - par les
Sept haïkaï notamment - puis par certains de ses
élèves comme Boulez et Stockhausen, puis finalement par les
compositeurs rattachés, à tort ou à raison, à
Darmstadt, dont Berio bien évidemment.
Me plaisaient chez Boulez ses références, qui m'étaient
familières : Klee, Kafka, Mallarmé. En dehors de cela, il existe
déjà, de Messiaen à Boulez, une certaine filiation qui me
frappe de plus en plus. Certains «gestes» pianistiques de
Messiaen se retrouvent par exemple dans la Deuxième Sonate de
Boulez. Certes, l'univers modal de l'un n'est pas le dodécaphonisme de
l'autre. Pourtant, l'utilisation du registre du piano me semble tout à
fait comparable. De même, l'écriture des xylorimbas de
L'Improvisation III de Pli selon pli est directement issue, selon
moi, de celle des Oiseaux exotiques. Je découvrais donc une
relation de génération qui m'indiquait une voie à
poursuivre ; des oeuvres qui non seulement me fascinaient, mais aussi me
poussaient à composer.
Cela étant, je ne me bornais pas à l'étude de ces seules
esthétiques. Xenakis, par exemple, m'impressionnait, même si sa
musique m'est très vite apparue comme trop gestuelle et uniquement
fondée sur «l'effet». A cette même période,
j'ai pris connaissance de la musique spectrale. Là encore, je n'ai
jamais tout à fait été satisfait par une écriture
qui, bien qu'elle prît en compte les phénomènes de
perception, n'en était cependant que trop prévisible.
C'est dans cette période de découverte intense, voire d'inventaire, qu'est apparue votre vocation de compositeur ?
Composer, c'est en quelque sorte faire acte de résistance. Les
génies sont là, qui vous incitent à faire aussi bien.
Certes, personne n'en attend autant de vous, mais pourtant l'envie est
là, en vous. C'est presque une question morale, en tout cas une
nécessité : il faut poursuivre, créer, développer.
Je me trouvais à cette époque face à un constat : la
musique atonale s'imposait avec une évidence irréversible. Les
compositeurs de ma génération savaient que la création
musicale, en dépit de la multiplicité des esthétiques, se
devait d'être dodécaphonique ou micro-intervallique.
L'école de Vienne,
Varèse, puis tous les compositeurs de
l'après-guerre nous léguaient pour ainsi dire un ensemble
d'oeuvres qui entérinaient cette rupture définitive avec la
tonalité. Chacun à notre manière, nous avons non pas tout
recommencé, mais poursuivi et développé.
Que reste-t-il donc à inventer, dans une situation où vous vous sentez comme privé d'une certaine fulgurance de la création ?
J'essaie de faire la part des choses entre ce qui a été
inventé, ce qui semble devoir être poursuivi et ce que, par
ailleurs, on aurait perdu. Gruppen est une oeuvre qui me fascine
intellectuellement, mais m'ennuie du point de vue formel. Aussi
intéressants que soient les événements sonores, ceux-ci se
succèdent plus par un jeu de juxtaposition et de contraste que
grâce à une réelle articulation.
Si je considère les trois aînés qui me passionnaient le
plus - Berio, Boulez, Stockhausen -, leur évolution se
caractérise au début par un radicalisme intransigeant, une
volonté systématique de tout recommencer, de tout repenser, en
laissant de côté toute référence. Puis
réapparaissent, petit à petit, des phénomènes qui
intègrent une relation entre des événements qui
s'articulent plus qu'ils ne s'opposent. Cela tient alors plus du discours que
de la pure démonstration.
Je me suis dit qu'il n'était pas utile de tout recommencer, qu'il me
fallait poursuivre cette évolution. C'est là le constat de ma
génération, toutes esthétiques confondues. Un compositeur
comme Philippe Hurel
commence par une écriture sérielle, puis
s'oriente vers le spectralisme ; Marc-André
Dalbavie se développe
à partir de l'esthétique de Tristan Murail ; Michael
Jarrell est
directement issu de certaines oeuvres de Luciano Berio. Il est vrai qu'il n'y a
pas eu d'invention radicale dans les années 80.
J'ai du reste constaté ce phénomène dans d'autres
disciplines lorsque j'étais pensionnaire à la villa
Médicis, à Rome. Pour l'heure, le temps de la rupture semble
terminé. Cela explique la critique de certains observateurs qui
recherchaient la nouveauté à tout prix. Par exemple, on
découvre Ferneyhough, dont l'écriture est encore plus
compliquée que celle des post-sériels, ou Lachenmann, qui scrute
toujours plus avant la marge entre hauteur perceptible et bruit. Il y a comme
une fuite en avant dans la quête du nouveau, plus que de la
modernité. Il n'est pas évident que le nouveau soit le moderne.
Prenons Nuages gris de Liszt : certes, une certaine radicalité
existe dans cette oeuvre, mais celle-ci apparaît avant tout comme une
excentricité, une extravagance sans lendemain. On reproche à
notre génération de ne rien inventer dans la configuration
hécatombe/reconstruction, ce qui, pour certains, apparaît peu
glorieux. J'estime pourtant qu'une refondation a été
réalisée et qu'il nous faut la continuer. Après la
pensée sérielle, la musique spectrale me semble être la
dernière innovation, même si je n'en partage pas les postulats. Ma
génération se trouve de ce fait dans la nécessité
de poursuivre les différentes propositions encore en friche ; ce qui ne
signifie nullement un engendrement qui s'apparenterait à une
déduction logique. Que Beethoven soit issu de Mozart n'implique pas la
Grande fugue, de même que cette dernière n'entraîne
pas l'accord de Tristan, même si Wagner se réclamait du
dernier Beethoven.
Vous avez écrit que «les lois acoustiques et les lois de la perception sont des réalités que l'on ne peut transgresser» : une caractéristique des compositeurs de votre génération [2].
J'ai écrit cela à propos de certaines musiques des années
50-60, qui sonnent de façon indifférenciée et dont
l'articulation harmonique est inexistante. On y perçoit certes beaucoup
d'événements, enchaînés souvent à une vitesse
fulgurante, mais cela tient en fait plutôt du phénomène
global discontinu et non évolutif. J'ai besoin d'un système
harmonique perceptible et je ne pense pas que l'on puisse se débarrasser
de cet outil. On disait beaucoup, dans les années 50, à propos de
compositeurs comme Boulez, qu'ils se rattachaient à l'Ars Nova par le
type d'invention radicale, ce qui ne peut pas me satisfaire. On pourrait bien
sûr m'objecter qu'à l'époque de la musique modale il n'y
avait pas réellement de conscience harmonique au sens d'une organisation
telle qu'elle a pu exister dans la musique tonale. Le système tonal se
fonde sur une harmonie qui est fonctionnelle et directionnelle. C'est un fait
que nous ne sommes plus dans cette situation, puisque notre écriture
n'est plus fonctionnelle d'un point de vue harmonique. Même si nous ne
nous référons plus au strict système tonal, nous ne
pouvons pas pour autant évacuer le principe d'une organisation
harmonique.
En utilisant le terme «acoustique», je prends en
considération au sens le plus large cet aspect fondamental de
l'écriture. Un espace harmonique fait que l'on perçoit une
globalité qui va suivre une orientation. Ce phénomène
possède son équivalent dans le domaine visuel : pour
apprécier un tableau pointilliste, il faut s'en éloigner afin de
découvrir les formes dans leur globalité. Cela fonctionne de
façon relativement analogue pour l'oreille. Si l'on n'a pas le temps de
percevoir, il est impossible de différencier les éléments,
ce qui relève de la simple psychoacoustique. Actuellement, j'utiliserais
de préférence le terme d'articulation, dont les enjeux me
semblent importants pour ma génération. En effet, comment
articuler un discours ? Car, même s'il n'y a pas de
directionnalité, il faut bien une organisation des parcours pour
créer la forme. C'est ce genre de phénomènes qui a trop
souvent été mis de côté depuis 1945. Les
événements sonores sont enchaînés plus par
contrastes et juxtapositions, ce qui me semble un artifice d'articulation et ne
répond pas à une organisation réelle. Qui plus est,
j'avoue que je ne supporte pas une certaine conception harmonique des
années 50 qui non seulement sonne mal, mais est d'une monotonie
navrante. Il y a une jouissance sonore à laquelle je suis sensible et
dont je ne veux me départir à aucun prix.
Justement, la musique spectrale s'est particulièrement attachée à ce phénomène de perception, lié à une harmonie évolutive. Comment réagissez-vous ?
Les phénomènes de perception ne me paraissent pas l'unique
apanage de la musique spectrale, même si cette esthétique a mis
particulièrement l'accent sur la perception. Certes, cette
esthétique m'a amené à réfléchir, même
si je n'étais pas satisfait de la trop grande
prévisibilité de cette musique. Il y a une grande conscience
d'étagement harmonique, une clarification du discours, une orientation
de la perception qui, d'une certaine façon, conduisent l'auditeur d'un
point à un autre. Mais l'idée même de ce processus, si
caractéristique du mouvement spectral, m'est étrangère.
J'ai quelquefois utilisé le moyen du processus, mais ce n'est là
qu'une possibilité parmi d'autres, sur laquelle uniquement on ne peut
fonder un discours ni une esthétique. L'orientation systématique
de l'écriture d'une enveloppe donnée vers une autre,
généralement opposée, bloque tout autant la perception, en
raison de la prévisibilité, de la répétition et de
la lenteur de l'évolution, que le statisme ou la neutralité de
certaines musiques post-sérielles. Par exemple, Ferneyhough ne manifeste
aucune conscience acoustico-harmonique dans ses oeuvres. Je pense que c'est un
domaine dont il ne se préoccupe absolument pas. Dans sa musique, je
perçois surtout des périodes contrastées qui
s'enchaînent et une superposition quasi polyphonique
d'événements. Ce type de discours ne m'intéresse pas.
Cela étant, on ne peut pas évacuer une conscience
d'écriture qui relie au mieux perception et structure, sans que l'oeuvre
soit assujettie à l'autre, et vice versa. Il faut, je crois, sortir de
l'antinomie d'une écriture figée par la perception et d'une autre
qui greffe cette dernière a posteriori, presque par inadvertance.
Si l'on examine l'évolution de la musique contemporaine depuis une
trentaine d'années, je pense qu'il est urgent d'organiser de plus en
plus de classes d'enveloppes, des espaces acoustiques qui tiennent compte de
l'articulation sans annihiler la conception. L'oeuvre, pour moi, est un aller
et retour entre les structures hors temps et l'inscription de ces structures
dans le temps.
A mon avis, toute évolution substantielle de l'écriture
d'aujourd'hui relève de cette question. L'oeuvre doit pouvoir être
entendue et réentendue de telle manière qu'il y ait une audition
momentanée et une audition mémorielle. Les deux doivent se
combiner et se confronter. Il y a une organisation hors temps qui, bien qu'elle
ne soit pas immédiatement perceptible, influe plus ou moins consciemment
sur l'audition. C'est à partir de ce type d'organisation que l'on
structure tout ce qui est lié à la forme, et celle-ci doit rester
suffisamment cryptée pour ne pas se dévoiler tout à fait.
Il existe une trame structurelle, qui ne peut se concevoir que hors temps, sur
laquelle se fonde toute la figuration qui, elle, se situe dans le temps. C'est
une fondation, pas une décoration. Sinon l'oeuvre s'épuise trop
rapidement en une démonstration, un inventaire d'états
immédiatement repérables qui se délitent sitôt perçus.
Donc, l'invention se déplace. Après les fulgurances de la création dont nous parlions, quelles sont alors les perspectives, les projets à accomplir ?
L'invention, effectivement, se déplace. Elle est sans doute moins
fulgurante qu'à l'époque glorieuse de l'avant - et de
l'après-guerre. Maintenant, c'est bien l'articulation,
c'est-à-dire la multiplicité des perspectives combinées,
qui est en jeu. Les oeuvres des années 50-60 que j'évoquais
donnent l'impression de n'être pas intégrables. Elles s'imposent
souvent par la force : il faut plier ou se démettre. Certes, la
Grande fugue de Beethoven, par exemple, harcèle sans cesse
l'auditeur, mais de telle sorte qu'il y a confrontation entre un cadre connu
(la fugue, le quatuor, le système tonal ...) et une invention qui
repousse les marges des références tout en jouant avec elles.
En revanche, certaines oeuvres post-sérielles vous imposent une
auto-référence qui vous est inconnue et qui est impossible
à déceler. D'où une entropie qui vous laisse en
deçà de l'oeuvre. Bien sûr, cela concerne les oeuvres
réalisées au cours de cette période précise
où il existait une relation tout à fait particulière entre
matériau et figuration.
Il est flagrant que l'esthétique des années 50-60 confondait
conception et réalisation, et ce quasiment dans toutes les disciplines
artistiques. En effet, une fois l'organisation établie, les structures
emboîtées, l'oeuvre est comme finie, sans qu'il y ait de distance
entre l'édification et la réalisation. L'oeuvre est alors la
présentation du matériau brut. Certaines pièces se
laissent très bien réduire à ce schéma. Cette
confusion entre organisation et réalisation est parfaitement antinomique
avec l'oeuvre d'art qui constitue, pour moi, une relation entre ce que
j'appelle le matériau hors temps, la trame originelle et la figuration,
qui transgresse si besoin, dévie quelquefois et qui, de toute
façon, se greffe sur la structure initiale.
Naturellement, à une période où l'on se faisait fort de
créer quasiment ex nihilo, il était nécessaire,
mais également rassurant, de se forger un cadre drastique, qui
était comme le contraire de ce qui avait prévalu dans le
système tonal ; toute référence devait être
radiée. Mais, si l'on pousse cette exigence jusqu'à l'absurde, on
obtient plus un cahier des charges qu'il convient de respecter qu'une
conception articulée. On rend compte, mais on n'articule pas. Imaginez
que l'on réduise la musique tonale à l'enchaînement
tonique/dominante/tonique et à une gamme, sans autre ajout. Vous avez le
substrat, mais certainement pas une oeuvre, dont le problème
réside plutôt dans la manière d'effectuer un parcours sur
lequel se greffe le discours mélodique, harmonique, contrapuntique et
formel.
Il ne s'agit pas pour autant de revenir en arrière, de renouer avec un
système obsolète. De ce point de vue, les véritables
singeries qui nous sont aujourd'hui proposées tomberont
d'elles-mêmes tôt ou tard. Il nous faut à présent
transgresser sans tabous ni références inutiles.
La question de l'articulation pose le problème du matériau initial et de ses réalisations ?
Comme beaucoup de compositeurs, j'ai utilisé des séries, des
multiplications d'accords, ainsi que nombre de techniques sérielles. Ce
genre de matériau de départ vous conduit inévitablement au
cahier des charges dont je parlais. Les grilles préalables
prolifèrent presque d'elles-mêmes et impliquent un matériau
que vous devez dévider, ne fût-ce que par logique. Ce
matériau, si l'on n'y prend garde, vous conduit là où il
le veut ; par parenthèse, il y a une situation similaire lorsque l'on
utilise des logiciels informatiques d'aide à la composition.
Aujourd'hui, je suis très circonspect vis-à-vis de ce type
d'engendrement. Je m'appuie sur un matériau initial qui me sert de trame
sur laquelle je pense insérer l'invention. Ce qui me permet, quitte
à tordre l'idée de départ, de déployer le plus
grand nombre possible d'articulations. Effectivement, il n'y a pas, a
posteriori, de justification note à note possible ; ce qui, encore
une fois, en rassure plus d'un. En revanche s'instaure dès lors une
relation avec le matériau de départ qui s'apparente à
l'idée de variation, laquelle, cette fois, n'est plus fondée sur
un thème ou sur une grille initiale donnée en exergue, mais sur
une thématique quasi structurelle.
Quelle est alors la relation entre le matériau et la figuration ?
Il faut avoir à l'esprit que, pour quelqu'un comme Mozart, le
matériau de départ se greffait sur un système
codifié. Nous sommes dans le cas d'un compositeur qui hérite d'un
contexte et n'a pas tout à repenser. La codification de cette
époque recouvre d'ailleurs tout aussi bien le système
d'écriture (système tonal), les formes (formes dites
«sonate», rondo, etc.) que les genres (symphonie, concerto,
opéra...). Il y a toute une série de phénomènes
culturellement admis, dont Mozart joue avec génie en les poussant dans
leurs plus lointains retranchements.
Actuellement, le compositeur est obligé de réaliser
individuellement le matériau de départ et il doit effectuer cette
démarche pour tout nouveau projet. D'un système codifié on
est passé à un système relatif. Si l'on reprend l'exemple
de Mozart, tel le premier mouvement de la sonate dite «facile»,
il y a un lien très fort entre le mélodique et l'harmonique, qui
fixe bien le rapport tonique/dominante/tonique. Plus on avance dans l'histoire,
plus l'ambiguïté s'accentue dans le phrasé, ce qui rend
l'harmonie de moins en moins prévisible. Sans s'éloigner trop,
l'exemple de l'Appassionata de Beethoven est déjà
très significatif. De nos jours, la figuration se manifeste par une
nouvelle relation au matériau que l'on définit soi-même et
par la façon dont on le révèle. C'est la raison pour
laquelle je travaille à partir de données initiales assez simples
qui sont plus facilement repérables - par exemple un certain type de
hauteurs dérivées d'un accord
[3] - et qui portent en elles leur
propre potentiel de développement, un peu à la manière
d'un code génétique.
En résumé, et par analogie, le matériau s'apparente
à la grammaire et à la syntaxe, tandis que la figuration
représente la narration.
La notion de narration est sous-jacente dans votre discours musical. Si l'on compare les deux versions de Là, au-delà, les deux fins sont très différentes. Dans la première, la fin est comme un éloignement progressif, tandis que la seconde a une expression véhémente, comme l'urgence de quelque chose à dire.
Comme Stravinsky,
je me méfie des musiques et des compositeurs qui
veulent «dire» quelque chose. En général, ce genre
de déclaration sert de masque à une invention déficiente.
Pour exprimer une idée ou un sentiment, les mots suffisent. L'expression
musicale, ou picturale, est en quelque sorte autonome et peut tout au plus
évoquer. Et encore, si vous interrogez plusieurs personnes sur ce
qu'elles ont ressenti et sur ce que telle ou telle oeuvre leur a
inspiré, vous obtiendrez vraisemblablement des réponses
contradictoires. C'est la raison pour laquelle on ne peut fonder un discours
musical sur l'expression seule.
Cependant, toutes précautions prises, il est évident qu'il existe
une relation directe avec la véhémence de la fin de Là,
au-delà dans sa deuxième version, qui est exactement
contemporaine de l'évolution de l'agonie de Dominique Bagouet, avec
lequel je collaborais à l'époque. Outre le fait que le travail
commencé avec Dominique Bagouet et Jean Rouaud prenait fin brutalement
et était condamné à être figé dans
l'inéluctable, je ressentais très douloureusement cette mort
annoncée. Il y avait en moi une tristesse de savoir que le
chorégraphe, au sommet de son art, ne nous offrirait plus rien. De plus,
je perdais quelqu'un avec qui j'avais de grandes affinités artistiques
et humaines. Je dois beaucoup à Dominique, et sa disparition a
laissé en moi un vide que je ne comblerai jamais.
Pour revenir à des questions d'ordre technique, car c'est par là
que l'expression se dévoile, une comparaison des deux versions de
Là, au-delà pourrait mettre en évidence la marque
d'un passage. Cette pièce est importante dans mon évolution, car
elle m'a amené à me définir plus
précisément.
Le projet initial était de développer à l'échelle
d'une oeuvre les principes de la cadence de clarinette de Seuil
déployé. Dans un premier temps, j'ai écrit
Là, pour clarinette solo, puis Marges III pour hautbois
solo et treize instrumentistes, qui annonce le matériau et les principes
d'écriture de Là, au-delà. La rigueur du projet,
son côté implacable, a figé l'écriture en une
articulation que je trouvais raide et inerte. Très sommairement, on peut
dire que la première version ne mène nulle part et tourne sur
elle-même. Cela conduit inévitablement à l'entropie. Ne
pouvant laisser un échec derrière moi, j'ai retravaillé
sans relâche cette partition, jusqu'à ce qu'elle me semble
satisfaisante.
En comparant les deux versions, j'ai remarqué que les structures d'accords homorythmiques issus des accords du début sont systématiquement supprimées dans la seconde version. Le développement de ces éléments disparaît totalement. Cela donne à la nouvelle mouture un début plus resserré, plus nerveux.
Cela est dû au fait que j'ai, au fur et à mesure de la
réécriture de Là, au-delà, pris de plus en
plus de distances par rapport à l'idée initiale. Dans la
première version, il y avait comme une dépendance
vis-à-vis du schéma de départ, alors que dans la seconde
je laisse l'invention locale s'immiscer et presque pervertir une logique trop
prévisible. Depuis cette oeuvre, ma relation au matériau s'est
considérablement assouplie, de telle façon que l'invention se
greffe sur le matériau et m'oblige à le redéfinir en cours
de composition jusqu'à l'étape suivante. C'est nettement moins
sécurisant, mais beaucoup plus fertile, car la remise en question est
permanente.
Je dois aussi avouer que l'explication, pour ne pas dire la justification,
d'une partition note à note me devient étrangère. Musil
décrit très bien dans L'Homme sans qualités cette
fixation obsessionnelle sur le détail au détriment de l'ensemble.
Je préfère aujourd'hui organiser progressivement les
différentes enveloppes d'une oeuvre et tordre le matériau initial
en fonction des nécessités.
Vos pièces les plus récentes : Devenir et So schnell, zu früh, intègrent une partie électronique réalisée à l'Ircam. Vous avez toujours adopté, par rapport au travail avec l'électronique, une position oscillant entre scepticisme et intérêt pour ses techniques et ses développements [4].
Je n'ai guère changé sur ce point. La principale
difficulté pour les oeuvres mixtes, c'est le temps nécessaire
à leur réalisation, car on est contraint à des allers et
retours constants entre la partition et l'électronique. Il y a tout
d'abord une phase d'expérimentations qui permet de définir
l'environnement et la stratégie que l'on désire adopter. Ensuite,
le travail porte sur les premières esquisses de la partition, qui se
fait et se refait à chaque essai, sur tel ou tel type de relation entre
partie instrumentale et partie électronique. Vient enfin la phase de
réalisation à proprement parler, laquelle, en
général, ne bénéficie pas du temps nécessaire à la pérennité.
Maintenant, d'un point de vue plus philosophique, il faut toujours se souvenir
qu'un ordinateur ne pense pas : il calcule. Il calcule même si vite qu'il
peut vous entraîner, si vous n'y prenez pas garde, là où
ses programmes l'entraînent. La Station d'informatique musicale de
l'Ircam offre un nombre de possibilités d'autant plus important que
cette machine est en quelque sorte «ouverte». C'est au
compositeur de définir un projet et de s'y tenir fermement, en prenant
garde de ne pas sombrer dans l'utopie. Personnellement, je ne veux pas
écrire pour une machine, mais je veux écrire avec.
Cela signifie que c'est en fonction de certaines possibilités que je
détermine mon projet, sans tomber dans une démonstration qui
s'apparente plus à un catalogue qu'à une oeuvre musicale.
Ecrire des oeuvres mixtes, c'est pour moi tirer parti de possibilités
importantes. Par exemple, faire exécuter des figures perceptibles mais
irréalisables instrumentalement ; jouer sur la répartition dans
l'espace, ce qui découpe les polyphonies complexes et les clarifie ;
développer des timbres dérivés de ce qui est joué
instrumentalement et déformer l'acoustique traditionnelle. Tout cela est
inconcevable sans l'informatique musicale.
De Parcours pluriel à Là, au-delà, on identifie très clairement une généalogie de vos oeuvres. On sent un besoin très fort de construire une oeuvre globale.
Il a fallu que mon catalogue soit suffisamment important pour que je me rende
compte, d'abord assez inconsciemment, puis après relecture de partitions
antérieures, que, d'une pièce à l'autre, il existait des
liens. J'ai constaté que des figures, des accords ou des mélanges
de timbres étaient quelquefois textuellement repris. De là
à en déduire que c'était là mon mode de
fonctionnement, il n'y avait qu'un pas. Alors, plutôt que de chercher
à éviter ce phénomène, sous prétexte qu'il
serait dû à un manque d'invention, j'ai pris conscience que,
d'oeuvre en oeuvre, j'établissais un parcours qu'il me fallait
définir. Qui plus est, je crois aujourd'hui que cet engendrement continu
- qui peut voir l'émergence d'idées nouvelles - correspond
à une nécessité de développer les outils que je me
suis forgés pour étendre le champ de mon discours musical.
Le cas le plus extrême, qui date de la prise de conscience dont je
parlais à l'instant, est constitué par cet ensemble de
pièces qui correspondent à un développement
systématique de Seuil déployé à Marges IV.
Cette dernière oeuvre constitue presque une preuve par l'absurde de ce
cheminement, car si elle existe bel et bien, elle n'est qu'une mise à nu
de la partie de piano du début de Seuil déployé et
de la fin de Marges II. Il y a comme un labyrinthe au sein duquel se
créent des relations complexes entre les oeuvres. Si j'ai
décidé de faire jouer les parties de piano seules, c'est parce
qu'elles fonctionnent par elles-mêmes et que, sans les ensembles de
timbres qui les entourent dans les pièces originelles, une autre
perception se fait jour. Je crois avoir démontré avec ces
pièces qu'il y avait bien dans mon écriture une relation
figure/timbre pertinente.
Pour revenir à une réflexion d'ordre plus général,
cette relation entre les pièces pose le problème du parcours d'un
créateur. Qu'une oeuvre en engendre une autre correspond à mon
projet de construire un tout cohérent. Certains compositeurs
écrivent une pièce, puis une autre, et ainsi de suite, sans qu'il
y ait de lien. Tel Stravinsky dans sa période néo-classique. De
même pour Pascal
Dusapin, plus récemment. Pour ma part, je
préfère le développement de concepts plus globaux qui, au
fil de l'évolution, finit par constituer un corpus. Un peu comme si
l'ensemble des oeuvres était une suite de variations sur les
idées générales qui fondent mon projet. Cette
nécessité de creuser toujours plus avant mon sillon fait que je
me sens de plus en plus à l'étroit dans le strict cadre de la
musique contemporaine. Je n'ai plus envie de composer systématiquement
des pièces d'une quinzaine de minutes pour dix à quinze
musiciens. Je l'ai beaucoup fait ces derniers temps, et encore, en essayant
toujours d'obtenir le maximum d'interprètes. Ainsi que je l'ai
signalé, mon souhait est de composer pour des effectifs plus
variés, allant du grand orchestre à la musique de chambre, et de
n'utiliser les ensembles de dix à quinze musiciens que pour des projets
bien spécifiques. Dans le contexte actuel, je risque de me placer
moi-même hors du système de la commande, qui est de ce point de
vue restrictif, et il faut, je crois, le bousculer.
C'est pour cela, entre autres raisons, que les compositeurs se tournent vers l'opéra.
Pour nombre de compositeurs, l'opéra représente actuellement le seul moyen de sortir du cadre dont il était précédemment question. Mais je ne me sens pas du tout attiré par ce genre à l'heure actuelle, d'autant plus que l'opéra repose sur une organisation artistique et administrative pour le moins incontrôlable. Concevoir un opéra, c'est non seulement écrire une oeuvre, mais également concevoir l'espace dans lequel il est représenté. Tout ce que l'on demande aujourd'hui aux compositeurs, c'est de remplir les espaces existants, sans se préoccuper de savoir s'ils répondent ou non aux nécessités actuelles.
Pourtant dans So schnell, zu früh il y a un texte chanté et la fin de Là, au-delà suggère une narration, avec une expression souvent dramatique.
Une expression dramatique ne naît pas forcément d'une
nécessité scénique. Berlioz, par exemple, ne rêve
que de scène, mais ses oeuvres dramatiques ne sont pas toujours
satisfaisantes d'un point de vue compositionnel, et lorsqu'elles le sont, comme
pour La Damnation de Faust, la mise en scène en est impossible au
théâtre. De même, s'il y a un compositeur dont on aurait pu
attendre un opéra, c'est bien Mahler ; et pourtant son dramatisme doit
plus à la narration quasi épique, ou à l'évocation
poétique, qu'à la représentation théâtrale.
Dans So schnell, zu früh, le contexte d'écriture de la
partition et le texte qu'elle utilise m'ont amené à une certaine
dramatisation, mais ne m'ont pas pour autant conduit à écrire un
opéra.
Qu'il y ait de plus en plus d'opéras créés ces derniers
temps est tout à fait représentatif de la
nécessité, avouée ou non, de sortir la musique
contemporaine de son enfermement. Les opéras sont actuellement les rares
institutions qui disposent des moyens de faire aboutir des projets de grande
ampleur ; même si je pense que ce n'est pas forcément le meilleur
choix en ce moment, je le répète. Les grandes phalanges
symphoniques sont plus frileuses quant à la création. En France,
il n'y a guère que les orchestres de Radio-France qui passent encore des
commandes de façon importante. Force est de constater que, chez nous,
à la différence de l'Allemagne, toutes les formations
symphoniques évitent, avec un rare acharnement, la musique
d'aujourd'hui. Les orchestres ont perdu toute la musique d'avant le XIXe
siècle du fait des instruments dits d'époque. S'ils se ferment
à celle qui s'écrit maintenant, que va-t-il leur rester ?
Vous aimez rendre hommage à travers vos oeuvres ; vous avez notamment un goût pour la dédicace. Vous utilisez la symbolique entre lettres et notes, un procédé cher à Alban Berg.
Il est vrai que chacune de mes partitions porte en exergue une dédicace. Souvent cette dédicace, selon le principe de l'acrostiche, tient lieu de matériau de départ fondé sur les lettres du nom du dédicataire, toujours choisi avant le titre même de la partition. En cela j'ai une certaine affinité avec Alban Berg, auquel je rends souvent hommage en alternant une écriture stricte et l'autre libre. Ce principe d'alternance m'a beaucoup impressionné lorsque j'ai étudié, il y a longtemps, la Suite lyrique.
D'autres fois, c'est le titre même d'une oeuvre qui rend hommage : Macle, outre sa signification cristallographique, est un anagramme d'Ivo Malec, auquel je voulais témoigner toute ma reconnaissance pour l'enseignement qu'il m'a dispensé. Bien que nos styles soient divergents, je dois beaucoup à ce professeur qui m'a donné confiance en moi-même et m'a affirmé dans un projet artistique qui n'était pas le sien. C'est suffisamment rare pour être souligné, et cela valait bien une pièce.
Dans Là, au-delà, il y a une dédicace très chaleureuse à André Boucourechliev, dont vous avez dit qu'il représente une «sentin-elle vigilante» dans le monde musical.
A l'époque où, ainsi que je le disais, j'étais à
l'écoute de toutes les musiques contemporaines existant, je suis
naturellement passé par les Archipels, qui sont un modèle
du genre. J'ai été impressionné d'emblée par la
puissance et la luxuriance sonore de sa musique, notamment par Archipel
III. Mais, au-delà du phénomène poussé à
l'extrême que représentent les Archipels du point de vue de
la conception de la forme ouverte, il y a dans son catalogue des oeuvres comme
Miroir et Lit de neige, pour soprano et ensemble, qui sont d'une
grande beauté.
Outre le compositeur André Boucourechliev, il faut évoquer le
musicologue, dont les livres sont autant d'ouvrages de référence
et dont certains articles comme Le Ring, forme ou programme
[5] sont des
sources de réflexion non négligeables. Il y a le compositeur, le
musicologue et l'homme de culture, que j'apprécie
particulièrement.
Les deux versions de Là, au-delà proposent deux parcours différents à partir d'éléments communs, comme si les séquences étaient disposées autrement, dans une élaboration de la composition qui peut faire penser à la mobilité des Archipels.
Je crois que le type de mobilité dont vous parlez n'est pas comparable au concept de forme ouverte tel qu'il a été développé par André Boucourechliev. C'est lui qui a été le plus loin et le plus intelligemment dans toutes les conséquences de ce principe de composition. Il ne s'agit pas, comme dans certaines pièces de Boulez ou de Stockhausen, de choisir entre tel et tel parcours ou de faire telle action à la place de telle autre. En ce qui me concerne, je ne crois pas que la redistribution de segments communs de Seuil déployé et de Marges II ou la réécriture de matériaux similaires dans Marges III et Là, au-delà répondent à une interrogation posée par les formes ouvertes. A partir du moment où la musique perd, avec le langage tonal, la fonctionnalité du matériau harmonique ainsi que la directionnalité qui en découle, la question de l'articulation du discours musical est posée. De fait, le langage post-sériel a pour conséquence logique le concept de forme ouverte. Fondamenta-lement, puisque le matériau n'a aucune orientation, l'articulation multiple s'impose. A partir du moment où tous les domaines de l'écriture sont relatifs, et non plus précodés, la forme n'a rien d'un caprice, à moins de compositeurs indigents, elle est une conséquence. Cet ensemble d'interrogations reste toujours d'actualité car, si l'on ne peut se satisfaire d'une pensée procédurale, on ne peut pas non plus balayer d'un revers de la main une nouvelle manière de penser la forme.
Quels sont vos projets ?
Je commence en ce moment un cycle pour soprano, choeur et orchestre sur des poèmes d'Emmanuel Hocquard, dont les deux premiers mouvements sont créés en 1995. C'est un travail dont la réalisation devrait durer de deux à trois ans, pour une durée d'exécution d'environ une heure. Ce projet est néanmoins conçu de telle façon que chaque mouvement sera jouable séparément. Après, j'aimerais me confronter au quatuor à cordes. Enfin, je voudrais repenser le concept de concerto en associant le soliste à une série de transformations électroniques de sorte que l'on n'assiste pas à un simple dialogue, mais à une série de situations dans lesquelles le soliste émerge plus ou moins de la masse orchestrale. Je crois que l'électronique peut, de ce point de vue, aider à renouveler le genre.
Entretien réalisé entre le 19 août et le 21 septembre 1994
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