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Tradition et authenticité
Entretien avec Wolfgang Korb

Wolfgang Rihm

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Wolfgang Rihm appartient à cette génération de compositeurs pour qui la création musicale doit chercher très loin et très profondément dans son histoire afin d'y puiser la force de s'accomplir. Cette attitude peut surprendre, tant elle semble, a priori, dépourvue d'initiatives subversives. En réalité, Wolfgang Rihm ne prend pas le parti de l'histoire en tant qu'elle représente le garant de la tradition, mais celui de l'appartenance à un héritage culturel. Pour s'inscrire dans la tradition, pour devenir à son tour un de ses représentants, il faut connaître ses exigences et non lui tourner le dos. L'authenticité du compositeur consiste précisément à évaluer la bonne de la mauvaise exigence.
Wolfgang Korb. -- Je voudrais, avant d'entamer notre conversation, citer une phrase extraite de l'article « Par rapport à la théorie du métier de la musique » 1 que vous avez écrit il y a environ cinq ans :

« L'artiste se recrée lui-même. L'autocréation comme motif de l'art. Il se crée un corps nouveau et différent -- l'oeuvre. Ainsi, lorsqu'il travaille, il peut observer la recréation de lui-même dans un autre endroit de l'espace -- un aspect tout à fait inquiétant du travail. »

A cette époque, lors de la première lecture, je ressentais l'aspect inquiétant de votre théorie, puisqu'elle faisait monter en moi un sentiment étrange et indéfinissable : je quitte la sphère de la raison et ses argumentations. Le mythe se manifeste. A celle époque, j'étais même tenté de donner un jugement moral : n'est-il pas prétentieux de dire qu'il se crée un « nouveau corps, un corps lui-même tout nouveau », et que l'oeuvre d'art n'est au fond rien d'autre qu'une forme d'expression différente... ? Une forme d'existence.

Est-ce que le problème de l'authenticité et de l'identité se pose a priori dans votre propre processus créatif ? Ou vos oeuvres contiennent-elles nécessairement ces deux qualités « authenticité/identité », puisque les oeuvres sont l'incarnation du créateur ?

Wolfgang Rihm. -- Je dirais que l'authenticité et l'identité ne sont pas les préoccupations majeures de l'artiste. Autrement dit, personne ne crée pour être authentique ou identique, mais il constate qu'il l'est, ou qu'il ne l'est pas ; et dans ce cas, chacun est abandonné à lui-même -- naturellement, ceci ne représente par l'étalon or, valable pour tout et tout le monde. C'est pour cette raison qu'il est difficile de répondre, car le motif de la création ne peut pas simplement être circonscrit en disant qu'à présent il s'agit de créer ce corps différent. C'était une observation, une imagination, une idée que j'avais soudainement, lorsque je me suis rendu compte qu'il y avait carrément, à côté de moi, un corps différent qui naissait de mes oeuvres ; l'autre ? Et c'est ce que j'essayais d'exprimer par cette métaphore.

Mais il y a de toute façon une certaine identité entre vous et l'oeuvre.

Je ne crois pas que l'on puisse considérer d'une façon aussi matérielle que l'oeuvre créée doit être égale à la production créative, qu'elle serait devenue un corps charnel autre par une sorte de trans-substantiation. Je considère cela plutôt au sens figuré, du point de vue de celui qui s'étonne de tout ce qui y naît, qui y arrive ; il n'est pas vrai -- je parle uniquement pour moi, mais je crois qu'il en est de même pour les autres -- que c'est à partir d'une conscience totale que nous créons une oeuvre. Une grande partie naît lorsque nous prenons un chemin tout autre et que nous découvrons soudain que nous y avons tout emmené, ou, qu'en en prenant un autre, nous sommes allés sur un chemin parallèle. Il y a alors une grande part d'imprévu au départ. Le travail est également un processus -- je dirais que c'est en cela que consiste la véritable authenticité et la véritable identité -- (il nous faudra peut-être en donner une définition plus précise plus tard) -- dans le travail ; moins dans l'objet, dans le résultat qu'on peut objectiver et dans l'égalisation alors probable entre le créateur et l'objet créé ; plutôt dans le processus -- celui-ci s'apparente à la vie, à la génération, à la phylogenèse, très biologique alors.

On pourrait peut-être définir cela comme une «  revendication » : l'objet créé vous correspond dans tous les cas, correspond à votre pensée, à votre nature...

Je le suppose. Il se peut aussi que cela mène à ce que je ne connais pas encore. C'est pourquoi je pense que l'égalisation totale, l'idée que l'identité s'y manifeste en tant que lieu nous égare seulement. Cependant, si je dis identité je ne veux pas dire A égale A. Ceci serait la forme la plus banale d'identité. A ma connaissance, l'Antiquité a déjà connu une idée plus différenciée de l'identité, incluant également la différence.

Naturellement. Et je pense que le concept Autoritas, dans sa signification de qualité d'auteur, nous est également important -- justement pas autorité mais qualité d'auteur.

Donc l'identité comme savoir-se-reconnaître, même si l'on découvre des contradictions, même si des terrains inconnus sont défrichés ; quelque chose qui, de toute façon, peut être ressenti après coup comme une expression conforme à vous, venant d'abord de vous.

Oui, peut-être que j'avais une arrière-pensée lorsque j'ai trouvé cette formulation. Je crois aussi qu'il y a un domaine, une idée d'autocréation qui est à la base de tout ce qui a à voir avec l'art ; que l'artiste -- peu importe ici sous quelle forme il se manifeste, avec quel matériau il travaille -- effectue quelque chose qui, au fond, peut être tout à fait une chimère humaine : se produire lui-même, se créer lui-même.

Deviens celui que tu es. Cela ne doit pas être entendu comme prétentieux...

Devant qui cela pourrait-il trouver la mesure de sa prétention ? L'homme est le seul être capable d'art, et l'art n'y inclut pas uniquement la production d'objets, mais aussi la réflexion et la critique de ces objets.

Comment peut-on décider ce qui est vrai, crédible, authentique dans l'art, ou, en l'occurrence, dans votre art ? D'après quels critères ?

J'en suis incapable. En effet, cela ne relève pas de mon travail. Mon travail, c'est la production créative. Tout ce qui fait partie des jugements, de la classification appartient en effet à la réception -- et celle-ci change. Ce qui est propre aux jugements, c'est qu'ils ne se présentent pas -- même si celui qui juge le souhaite souvent ainsi -- comme leur propre ciment, ne permettant plus aucun mouvement. Les jugements changent, les valeurs se transforment.

Considérons le problème de l'authenticité encore une fois dans la perspective du récepteur. Est-ce que quelque chose comme la mesure de l'authenticité existe après tout ? Peut-on entendre cela en tant qu'auditeur ?

Je crois que oui. Cela se communique même à celui qui se ferme. En effet, cela se communique par couches qui ne sont pas mesurables sur une échelle donnée. Je crois que chacun le sent, et chacun a certainement son sens de l'authenticité d'une chose.

Même sans connaissance préalables... ?

Je crois que oui. Je ne le sais pas, mais je crois que oui. Sinon la capacité de réception par rapport a un objet esthétique dépendrait en fait d'une connaissance préalable. Le fondement des jugements esthétiques a besoin d'une connaissance préalable, mais non la réception -- l'intuition. Celle-ci devrait avoir lieu sans condition préalable.

Retournons à la perspective de celui qui crée : existe-t-il une conscience de l'authenticité pendant le travail de composition ? Par exemple, sentez-vous intuitivement que vous êtes restés fidèle à vous-même ? Avez-vous des doutes ?

Celui qui crée ne se pose pas ces questions, ce sont plutôt des questions liées à la réception, dans la mesure où la réception a besoin d'une réassurance pour être sûre qu'elle a à voir avec un objet de valeur. Pour celui qui crée, le processus de création est, comme je l'ai déjà dit, bien plus important que son résultat ; il ne faut pas s'imaginer qu'un artiste se demande sans cesse : « Est-ce vraiment authentique ? ». Comme je l'ai déjà dit au début, la question Suis-je authentique ? n'est pas de nature artistique. Ce n'est pas une question propre à celui qui produit. C'est plutôt la question de quelqu'un qui se dit : Un jour, je pourrai aussi faire de l'art. Cependant, si quelqu'un, de par ses origines, vient de l'univers de la création et la pratique depuis peut-être son enfance, alors cette question est absolument secondaire.

Est-ce qu'il n'y a pas aussi une opposition entre un comportement authentique spontané et la production artistique, la création artistique ?

Je ne mettrai pas sur le même niveau authentique et spontané. On peut s'y tromper facilement, car le geste du spontané est souvent -- si on veut l'exprimer d'une façon extrême -- utilisé par les moins doués, pour la simulation de l'authenticité ; tandis que le créateur original se fiche d'être spontané ou non. Ce qu'il fait a toujours la même distance par rapport au centre. Il ne s'interroge pas tout le temps ; il ne veut pas continuellement se rassurer : suis-je en fait à distance égale du centre ? Il accepte que les choses le traversent et le quittent, de se retrouver dans des situations ou des espaces où il est décentré et désorienté. Toute ces questions -- est-ce vraiment juste, est-ce vraiment authentique, est-ce vraiment identique ? -- sont secondaires, et même de second ordre.

En composant, vous dites-vous : ,je suis dans une situation plus ou moins artificielle :« Je me suis promis, ou on m'a demandé, d'écrire une pièce de telle et telle sorte, de tel et tel genre, de telle et telle forme ? »

Oui, mais on ne s'impose pas des tâches pareilles. Du moins pour moi. Je sais ce que je fais. S'imposer des tâches, c'est un guide-âne. De nombreux compositeurs disent qu'ils « résolvent des problèmes » -- les affirmations classiques de Stravinski en parlent. A mon avis, ces affirmations forment en quelque sorte un masque. Après coup, on déclare que quelque chose est un problème dont la solution se trouverait dans ce qui existe déjà ; que ce qui existe aurait aussi pu naître sans résoudre des problèmes. Mais maintenant, l'artiste doit faire comprendre à son milieu et à ses contemporains qu'il y est parvenu par un chemin connu de tous, a savoir : on est face à un problème et on le résoud. Ceci équivaut à une introduction de l'activité artistique -- chose tout à fait normale pour l'artiste -- dans une quotidienneté compréhensible à tous ; mais pour le récepteur, reste toujours la question : comment fait-il cela, pourquoi fait-il cela, pourquoi ne le fait-il pas autrement ? Alors, on raccourcit le processus et l'on déclare : « Il s'est posé le problème et l'a résolu ainsi. » Mais ce n'est jamais ainsi.

Cependant, n'est-elle pas légitime, cette question du récepteur, puisque le langage artistique -- c'est-à-dire, dans ce cas, le langage sonore, la musique -- n'est pas communément compréhensible, alors que le langage nous est transmis par la mère ? Par conséquent, l'expression, à travers un langage artistique, nécessite d'abord une explication ou une traduction.

Le son fut transmis par la mère avant le langage ; le monde acoustique de l'embryon est plus riche que celui qu'il retrouvera plus tard comme monde assimilé au langage. La musique en fait partie, du moins celle que je crois faire. Elle se fonde autant sur des motifs ataviques que sur ceux hautement civilisés, cultivés, sublimés et pleins de renoncements.

Est-ce que la problématique d'authenticité représente un problème individuel propre à celui qui fait de l'art, ou celui qui le reçoit, ou est-ce qu'il faut l'examiner dans un contexte culturel global, en rapport avec des tendances, des écoles ou des traditions ? Par conséquent, le terme authenticité ne doit-il pas être considéré comme altérable ?

Oui, mais il faut se demander d'abord : « Dans l'intérêt de qui le demandons-nous ? » Je pense qu'il peut tout à fait s'agir -- comparativement à certaines stratégies de marché -- d'un questionnement qui cherche à se rassurer sur certaines valeurs. Si j'entends aujourd'hui des enregistrements de pratique d'interprétation authentique de la musique baroque, c'est parce qu'on m'y suggère une certaine vision de la vérité. Donc, la question : « est-ce vraiment authentique ? » est couplée avec la question : « est-ce que le prix est justifié ? ».

J'admets que la question, « est-ce un original ? », face à un tableau, soit, à la limite, naïvement possible. Mais il n'y a pas d'original dans la musique. Il n'y a pas de version unique. Il n'y a pas d'oeuvre unique. Il n'y a toujours que la seule multitude de possibilités à partir d'une direction déterminée. Déjà, la question d'authenticité dans la musique s'annonce très problématique, puisque la musique n'a pas de lieu, n'a pas de corps visible. Je peux imaginer qu'une personne désirant l'authenticité demande : « est-ce que quelque chose a de la valeur ou moins de valeur ; est-ce que je m'occupe de quelque chose ayant de la valeur ; est-ce que cela vaut la peine ou pas que je m'en occupe ? » Autrement dit : le prix. Mais un auteur ne peut pas répondre à cette question. Elle trouve son origine dans celui qui questionne. Bien sûr, il a peur d'imaginer qu'il pourrait s'occuper de quelque chose qui n'est pas authentique, parce que ce mot revêt une telle valeur pour lui qu'elle dépasse autre chose qui, selon lui, ne l'est pas. Je me demande tout simplement : comment veut-il différencier les deux ?

L'intérêt croissant pour l'authenticité vient peut-être du fait qu'aujourd'hui il existe beaucoup de solutions qui s'offrent au producteur et à 1'interprète ; que se manifeste aussi un des problèmes majeurs de la musique en tant qu'art, à savoir qu'une oeuvre, qu'une partition, lorsque le compositeur la transmet, ne représente qu'un potentiel qui doit d'abord être puisé par l'interprétation. Quelle position prenez-vous par rapport à l'authenticité de l'interprétation ?

Il faut d'abord reconnaître que les nombreuses possibilités offertes aujourd'hui restent pour moi une formule conte de fées. Il y a toujours eu autant de possibilités. Nous avons toujours connu ce choix de possibles. Seule réelle proposition : celui qui fait avec ses possibilités, qualitativement les mêmes de tous temps -- peu importe si j'ai à présent la possibilité de travailler avec cinq instruments, ou avec des instruments électroniques, ou des pierres, ou de l'eau. La conception de création originale demeure inchangée.

Cela concerne la base du matériau ; mais en ce qui concerne la stylistique, il y a aujourd'hui, je crois, bien plus de facteurs d'influence agissant sur chaque compositeur, qu'il le veuille on non ; nous sommes sans cesse confrontés à des formes et genres d'art incroyablement nombreux et différents ; mais aussi au non-art, au bruit, etc., nous ne pouvons nous y soustraire.

C'est une vision uniquement quantitative ; au point de vue qualificatif, ceci est tout à fait hors de propos. Celui qui va à la montagne, qui n'entend alors que le vent et la pluie, est exposé au même problème que celui qui essaie de travailler dans une grande ville, dans un appartement à pièce unique. Il est confronté à lui-même. Il est vrai qu'il faut toujours se redire que les problèmes du créateur sont à l'intérieur de lui. Naturellement, chacun essaie, par ses paroles, de projeter ces problèmes à l'extérieur ; surtout essaie d'en trouver les causes à l'extérieur. Mais à l'extérieur, je le répète encore une fois, ils n'existent que quantitativement -- jamais qualitativement.

Ceci voudrait dire qu'il n'y aurait -- du point de vue historique -- aucun changement qualitatif des individus qui serait basé sur des facteurs extérieurs.

Je crois que c'est en effet le cas pour l'art, puisqu'on le considère toujours naïvement, comme l'histoire de ses moyens. Par exemple, pour moi, les sculptures en acier de Richard Serra ne représentent pas une extension qualitative face à une sculpture des Cyclades, mais bel et bien de nouvelles situations conditionnées au niveau quantitatif et au niveau du matériau.

Alors -- si l'on tranchait rigoureusement -- la psyché d'un artiste de l'Antiquité classique différerait à peine de celle de l'artiste contemporain.

Naturellement, elles ne diffèrent pas, car chaque artiste est dans son milieu. Je me trouve dans mon milieu -- celui-ci est différent. Mais le rapport est le même, Et chacun est seul avec son milieu. Celui de jadis ne se trouve pas dans le milieu d'aujourd'hui, et je ne peux pas re-créer un milieu de jadis. C'est la base de l'échec de tant d'actions de restauration.

N'était-ce pas plus facile pour l'artiste du milieu de jadis, si différent, d'être authentique ?

C'est une mystification. Aucun homme ne peut le prouver. Je crois que les problèmes sont toujours les mêmes, qu'il s'agisse d'une série pentatonique, ou que l'on ait travaillé ou travaille à présent avec des sons bruités. La problématique de faire de l'art est à peine modifiée. Il s'agit encore des différences quantitatives par lesquelles nous essayons de décider des véritables différences. Les seuls lieux nous le permettent. On pense toujours qu'à présent -- dans chaque présent en question -- il y a beaucoup de choses différentes qui naissent. Cinquante ans plus tard, le son d'une époque est typique de cette époque. Aujourd'hui, lorsque nous écoutons la musique des années 20, nous l'entendons immédiatement, à la seconde près, en tant que telle, Nous pouvons, rien qu'en l'écoutant, différencier la musique des années 20. Nous le faisons déjà pour la musique des années 50 et 60. Les années 70 et 80, de par leur variété, nous paraissent encore indéfinissables ; attendons encore dix ou vingt ans. Nous pourrons également entendre le son de base de cette époque.

A l'époque baroque, les conceptions variaient énormément ; nous écoutons de la musique, et chacun dit immédiatement : c'est de la musique baroque. Et malgré tout, il s'agit d'une musique qui se différencie de par son originalité

Faut-il alors considérer l'histoire de la musique comme une suite d'écoles, d'idées, de tendances, ou comme le résultat d'accomplissements individuels de personnalités différentes se situant peut-être à l'extérieur de la tendance prédominante de leur époque ?

C'est probable. Je considère toutefois l'histoire de la musique comme un accomplissement des historiens de la musique. Je la considère comme accomplissement authentique de la réception.

Pouvoir résumer la musique d'une époque -- peu importe la différence qu'elle inspira à ses contemporains -- par une certaine intonation valable pour toute la période parlerait plutôt en faveur de l'idée qu'il existe des idées ou tendances dominantes.

Je dirais presque des substances dominantes ; c'est quasiment une chimie qui s'y joue. Dans le travail, ce n'est pas évident. Le compositeur travaille dans le but d'une différenciation. Il tente, consciemment ou inconsciemment, de se comporter de façon authentique, précisément en se différenciant. Avec le temps, il se révèle comme résultat de son temps. Aujourd'hui, l'idéal de différenciation est sans doute plus nouveau, plus postérieur. Pour Mozart, être ou ne pas être différenciable était sans importance. Il a tout simplement produit des oeuvres que nous avons différenciées. Un compositeur anonyme italien servait à Mozart de source et de modèle. Naturellement, bien sûr. Ce qui naissait restait tout de même unique.

Je voudrais encore aborder un aspect tout à fait différent de l'authenticité ou de la non-authenticité, à savoir la possibilité d'intégrer consciemment dans le processus de composition des éléments étrangers sous forme de citations variables, dérivées ou authentiques, ou par l'emprunt de modèles stylistiques, etc. Est-ce que ce procédé est conciliable avec l'exigence d'agir d'une façon authentique ?

Une dérivation serait le premier pas pour qu'un élément étranger devienne familier. Or, ces processus conscients de dérivation ne nous sont pas étrangers. Ce qui serait étranger, étranger de par son originalité, serait quelque chose qui arrive, quelque chose qui s'infiltre intentionnellement, qui est réellement étranger, une mutation, une effraction.

Le compositeur sent-il lorsqu'un événement similaire lui arrive ?

Ce sont des moments intéressants dans la création, surtout si on en a conscience. Soit on fait disparaître cette conscience par le processus de la composition -- on travaille contre la tendance du matériau --, soit on intègre cet élément étranger tel qu'il est réellement, sans le rendre familier par la dérivation, sans le niveler. Cela dépend de la position esthétique de chacun. On peut apprécier une attitude d'harmonie, de nivelage, d'angle épuré, de surface lisse, ou si l'on veut, un reflet de la vie dans son travail. je crois que l'on n'a pas le choix, mais que l'on obéit à son don naturel. Celui qui cherche le reflet ne l'aura pas appris à l'école -- de même que l'autre ne dira pas : « Voilà, je veux le nivelage. » Il trouvera sa motivation autrement.

Ce que je dis sous-entend une certaine polémique : « Ici, on souhaite le nivelage. » A mon avis, celui qui nivelle dira naturellement : « Je crée de la clarté. » Alors que pour moi, il nettoie.

L'authenticité, pour vous, ne peut être définie au-delà de l'individu -- du moins, pour le créateur compositeur. Elle doit être définie tout à fait individuellement, selon chaque position esthétique en vigueur. Comment parvient-on à différencier dans une pièce ce qui est authentique de ce qui ne l'est pas, puisque pour vous, « il peut arriver que quelque chose arrive, que quelque chose d'étranger s'infiltre tout à coup » ?

« Quelque chose d'étranger » signifie un son que je ne connais pas. Etranger devrait signifier quelque chose de menaçant et de différent, tel que le fremde Mann du Schumann de notre enfance, peut-être, Je ne voulais pas dire : « Mon Dieu, une série dodécaphonique de M. Müller m'est venue à l'esprit. »

Qu'en est-il d'une échelle d'une autre culture musicale ?

C'est un sujet très intéressant auquel je suis merveilleusement allergique. Les autres cultures musicales -- comment je les aborde ? En touriste, en dilettante, en charcutier-traiteur, en colporteur ! En tout cas, je suis un grand ennemi de l'incorporation -- à mon avis très touristique -- de la musique soi-disant extra-européenne. Ce terme, à lui seul, est déjà ce qu'il y a de plus euro-centrique ! Extra-européen ! Tous mes cheveux se dressent. Et j'y vois toujours ces images de gens descendant d'un autocar, en culottes courtes, prenant des photos des autochtones, retournant chez eux, essayant de mettre des culottes, peut-être même des courtes, à ces mêmes autochtones. Ils s'essaient aussi aux danses des autochtones lors de la fête champêtre. Ce fut si beau jadis quand ils sont descendus du car pour imiter ces danses, ou celles des Japonais qui font leur entrée en scène au Hofbräuhaus de Munich en costume d'orchestre bavarois... Alors là je suis très, très allergique !

Dans ce cas, le non-authentique équivaudrait à l'annexion irréfléchie d'une autre culture.

Le principal problème n'est pas que ça se passe sans réflexion, mais d'une façon réfléchie. J'irais même jusqu'à dire que, dans ce cas, ceci est le problème de l'authenticité, qu'il s'agisse alors d'une annexion consciente peut-être même tout en sachant, sans le vouloir, que ce qui nous est propre ne fait plus rien bouger à cause de son impuissance ; alors il vaut mieux choisir une cure aux cellules fraîches, des vacances d'aventure.

Vous évitez dans votre travail les allusions à une autre musique ou les citations. Mais vous utilisez, formellement, des genres académiques -- l'opéra ou d'autres. Vous perpétuez consciemment la tradition.

Oui, car je viens aussi d'une culture. Et sa tradition persiste aussi en moi. Il est faux de penser que la tradition serait quelque chose qui traîne quelque part comme substance, et que je serais ici et n'aurais qu'à la retrouver ; au contraire, la tradition ne se présente qu'à travers mon travail.

Une façon légitime de traiter la tradition, de la prolonger par la pensée, consisterait à faire des allusions à certaines caractéristiques stylistiques de la tradition existante. Excluez-vous consciemment cette façon de traiter la tradition ?

Notre tradition consiste principalement en sa rupture. L'expérience de la culture comme la rupture fait partie de notre éducation et de notre culture artistique. J'ai ainsi procédé toute ma vie. En cela, j'ai perpétué ou restitué la tradition. Nous ne pouvons pas abandonner la tradition, nous sommes éduqués d'une façon dialectique. Ce problème ne se pose pas pour quelqu'un qui a grandi dans un champ culturel non dialectique. Pour nous, le problème tradition se pose seulement dans la mesure où nous avons appris à l'interroger. Et je viens d'une éducation entièrement humaniste-dialectique. J'ai eu un très bon enseignement de grec et de latin. On m'a communiqué toute cette culture de saisie dialectique d'une problématique quand j'étais enfant.

L'authenticité que vous visez et que vous exigez inclut également une réflexion par rapport à sa propre tradition, sa propre histoire, l'histoire de son peuple, de sa culture.

...et leurs ruptures continuelles, du moins à titre expérimental.

Avez-vous une responsabilité vis-à-vis de cette tradition culturelle ?

« Responsabilité » ? : ça sonne comme la charge et le soin d'une tâche. C'est quelque chose que je ne connais pas dans ma compréhension parfois plus ou moins ludique de l'art. Pour moi, la tradition est en mouvement. Elle était aussi en mouvement quand elle n'était pas encore la tradition, avant que quelque chose d'autre ne l'ait précédée comme tradition tout en étant également en mouvement. On peut seulement parler en termes de responsabilité, dans le sens où il faut rester en mouvement. Pour moi, la tradition est l'obligation de rester en mouvement. C'est tout. La connaissance et le mouvement, le savoir et le mouvement, le savoir et l'abandon du savoir, connaître et la perte de la connaissance, voir, contempler -- l'aveuglement créatif, non la vue ancrée dans ses doctrines ; à l'intérieur de ces champs de tension, quelque chose naît qui sera clairement reconnaissable comme prolongation d'une tradition, mais qui n'est pas intégré en tant que tel dans l'oeuvre.

Mais on peut aussi imaginer de se confronter à un aspect particulier de la tradition.

L'artiste ne se comporte pas d'une façon aussi chirurgicale. Il n'extrait rien par une opération pour en faire après -- conservé dans le formol intellectuel -- l'objet de sa contemplation, en travaillant dessus. C'est un immense tissage impénétrable de rapports et de bouts dénoués qui est à l'oeuvre.

Cela vous arrive-t-il de travailler à partir d'un projet spécifique, d'une tâche imposée, d'un problème de composition, d'une règle ?

Je ressens tâche et règle comme opposées. J'affirmerais règle ; la tâche et le problème viennent avec le temps. Au début, je ne sais jamais que c'est le début. Ce qui forme maintenant le début pourrait être le mois prochain une partie du milieu, ou une partie des développements plus qu'antérieurs, ou une partie qui ne vient pas encore. Commencer en temps réel et se trouver dans la projection linéaire du temps, ce du début jusqu'à la fin, cela réussit parfois ; parfois, une phase de travail se déroule ainsi, adopte cette forme ; cependant, cela n'arrive que dans des cas très rares. Je dirais même que la phase de travail que j'ai pu reconnaître chez moi comme authentique à travers mes vingt-cinq années de composition, je ne la connais pas encore.

Qu'en est-il lorsque vous avez un texte littéraire ? Ne forme-t-il pas en quelque sorte une prédisposition ?

Disons que cent textes amènent cent expériences différentes. Il y a le genre de texte qui garantit son propre déroulement ; il y a le genre de texte qui disparaît progressivement de la pièce ; il y a le texte qui apparaît peu à peu ; il y a le texte qui n'apparaît qu'en fragments ; puis il y a celui qui apparaît en double ; il y a celui qui parle tellement qu'il se couvre avec ses propres mots, qu'il se barre, qu'il se noircit ; il y a le texte qui fait référence à un autre texte, et celui-ci qui apparaît alors. Je n'ai jamais fait la même expérience d'acte avec deux textes différents, peu importe qu'il s'agisse maintenant d'un fragment de Nietzsche, ou d'une partie d'un poème d'un auteur schizophrène, ou d'une partie d'un texte d'Heiner Müller, ou, ou, ou -- c'est toujours différent, et je ne le sais pas d'avance. Je peux réclamer pour moi comme authentique le fait qu'au début, il y a toujours le non-savoir, et à la fin, le savoir du non-savoir.

Lors des tâtonnements dans le processus de composition, y a-t-il en vous la tabula rasa qui apparaît à présent comme si souhaitable.

Oui, bien sûr, elle est souhaitable, mais elle existe seulement comme souhait, car elle est irréalisable, elle représente une utopie. Alors, l'utopie n'est pas une table pleine, mais la tabula rasa, la table vide. C'est irréalisable ; le vide ne peut pas être produit, peu importe ce que sont nos efforts dans ce sens. Je dirais que l'aspect proprement moderne de notre acte, la tentative de créer le vide, ne réussit pas. Déjà son intention l'empêche. Créer réellement l'incohérence musicale ne réussit pas non plus.

L'idée -- qui prit naissance avec Cage -- selon laquelle on crée de la musique qui vise justement à ne pas être cohérente, mais à exister à cause d'elle-même, a fait que nous avons appris à entendre cette musique comme un déroulement. Nous entendons l'incohérent comme de la cohérence. Donc il possède de la cohérence. Nous entendons le résultat, qui -- si j'intercale deux jours -- suit à une distance énorme l'autre événement, déjà comme une reprise. Le temps lie, crée des cohérences, le déroulement à l'intérieur du temps forme une cohérence à laquelle nous ne pouvons pas échapper. Si nous nous y refusons, cela seul crée déjà l'unité. Tout de même, l'utopie proprement dite -- et c'est aussi celle de mon travail -- est d'entrer dans une incohérence supérieure... de sauter hors du temps. Dans l'incommensurable.

Je dirais dans une incohérence expérimentale et saisissable. Sinon l'art serait une pure tautologie. C'est la contradiction essentielle qui m'incite et me stimule toujours pour le travail. Ce n'est pas pour me mettre en face dans une pose de méditation auto-suffisante, mais en étant conscient de ne pas l'atteindre, de recommencer toujours à nouveau, afin de gagner une sagesse grandissante et alors pouvoir accepter le travail comme but en soi. Je ne dois pas expliquer cela en rapport avec la philosophie orientale ; en revanche, cela trouve ses origines dans le génie de la pensée occidentale duquel je descends sans pouvoir ou vouloir lui échapper.

Vous avez parlé de la musique se référant aux textes, où, naturellement, les textes suggèrent, à cause de leurs qualités différentes, des procédures tout à fait différentes. Qu'en est-il pour la musique instrumentale se fondant sur des formes transmises, par exemple pour les sonates pour piano ou, plus généralement, les oeuvres pour piano ? Vous avez écrit toute une série de pièces pour cet instrument.

Je voudrais savoir comment, dans ce cas, on parle de formes transmises. Je ne connais aucune pièce pour piano qui préexisterait déjà sous une forme ou une autre. Ce sont des pièces pour piano, d'où leur intitulé Pièces pour piano ; ce sont des pièces composées pour le piano. Le fait que des topoï de jeux y paraissent a souvent induit en erreur en pensant qu'il y aurait ici la même disposition, comme dans l'architecture post-moderne. Or, j'ai écrit toutes ces pièces pour piano dans les années 70, la dernière en 79/80, quand on ne parlait presque pas encore de la post-modernité en musique. Alors, je vous en prie, où trouvez-vous une sonate pour piano, ou quelque chose comme ça ? Il n'en est rien !

Ces pièces ne peuvent donc pas être considérées comme faisant partie d'une tradition de musique pour piano, par exemple comme succession de Beethoven, telle que nous pourrions la comprendre ? Les topoï dont vous parlez sont-ils purement pianistiques, donc quasiment relatifs à la technique du piano, ou sont-ils également des topoï stylistiques ?

C'est une formulation que je qualifierais d'inconcise. Presque une figure de rhétorique classique, à savoir la formulation qui fait trébucher après coup et dont on essaie de saisir le sens par des relectures -- ce qui est musicalement parlant très difficile, puisque le temps passe ; ou ce sont des choses qui se succèdent sans lien, des formulations para-tactiques : naturellement, celles-ci sont des figures de rhétorique qui existent depuis toujours dans la musique. Je pense néanmoins que chez Beethoven, il y a également des formes qui étaient développées antérieurement dans la diction de Haydn ou Carl Philipp Emanuel Bach, mais qui ont adopté entre ses mains d'autres physionomies, etc. Il n'y aurait pas de style pianistique contemporain sans les compositions pour piano de Cage, Boulez et Stockhausen, de même que mes pièces pour piano n'existeraient pas. Et je me rappelle d'essais scientifiques hautement sophistiqués sur le lien existant entre Beethoven, les sonates pour piano de Boulez et les pièces pour piano de Stockhausen. Bien entendu, des liens naturellement forts.

Je suppose que vous contrôlez et examinez les sons de vos pièces pour piano sur l'instrument. Qu'en est-il pour la musique d'orchestre ?

En tant que compositeur, on peut, à travers l'expérience correspondante, imaginer des sons ; néanmoins, il me semble difficile d'imaginer, dans le cas de la complexité de certains sons, toute l'expérience des sons.

Or, l'expérience devient de plus en plus complexe, On n'arrête pas d'apprendre. Et l'imagination peut se rassurer d'une expression toujours grandissante de sa propre expérience. Ceci, en revanche, inclut un danger, car il se peut, au fil du temps, que l'on n'imagine plus que ce que l'on connaît déjà, que ce qui nous est déjà disponible en tant que valeur d'expérience, à cause probablement d'une connaissance grandissante. Je ne parle pas ici d'une connaissance étrangère mais d'une connaissance propre que l'on se plaît à nommer la technique.

L'expérience de quinze, vingt ans de présence lors des répétitions d'orchestre et des représentations mène finalement à ce résultat : on applique cette expérience de manière virtuose ; et ici commence ce que je voulais tout à l'heure circonscrire avec désapprendre, devoir désapprendre. A mon avis, c'est en cela que réside l'originalité de l'activité créative : l'oubli, le non-savoir concernant les valeurs d'expérience, mais non dans le sens de je les nie maintenant, ou je n'ai rien à voir avec celles-ci, mais l'oubli et le non-savoir dans la plus haute conscience de ce que l'on oublie et ne sait pas. Il s'agit alors d'une marche sur la crête d'une montagne où, d'une part, on apprend de plus en plus et, par conséquent, on doit oublier de plus en plus, afin de trouver des formulations que l'on ne connaît pas. Par ailleurs, on doit rendre fertile ce savoir dans la pratique, avec l'usage des instruments par exemple.

Même si vous essayez d'inventer des sons que vous ne connaissez pas encore, que nous n'avez pas encore entendus, vous aspirez à imaginer comment ils sonneront en réalité, ou éventuellement. Vous évitez de concevoir les sons de façon purement théorique, de les développer, par exemple, sur la base d'expérimentations arithmétiques.

Théorie veut dire : regarde -- donc, la théorie est en fait précisément ce que je voudrais signifier par cet acte de représentation imaginaire. Une théorie sans regarder, sans une représentation, c'est comme nager sans eau. Je me représente le son d'une façon tout à fait physique, et je l'attaque et le comprends physiquement. Reste le problème qu'il est de plus en plus facile, l'âge aidant, d'écrire, de gribouiller le son sur le papier, de sorte qu'il y a le danger que les pièces sonnent de mieux en mieux, puisqu'on maîtrise mieux la flexibilité de l'appareil. Et c'est un véritable danger à mes yeux ! Car il est tout à fait insensé que la vitalité de l'art consiste en des moyens de plus en plus disponibles. Pour moi, le moyen va également de pair avec une entrée sur un terrain qui m'est inconnu. Un jour, je saurai tant qu'il me sera possible de créer d'un jet d'écriture un son résonnant. Je ne le veux pas ! A cause de cela, je pense que je dois désapprendre, et que je dois toujours, de nouveau, adopter une perspective, un climat où mon son imaginé n'a pas encore fait ses preuves.

J'ai commencé notre entretien avec une citation extraite de votre article sur la théorie du métier de composition, une phrase que j'ai trouvée, à cette époque, très étrange, parce que j'en ai soupçonné quelque chose de mythique, peut-être même de prétentieux. Or, récemment, j'ai trouvé dans un autre de vos essais -- dans la revue Musica 2 , un autre texte, relativisant, dans un contexte différent ce que le premier exprimait : « La musique comme un moyen pour écrire même ce qui ne te signifie plus du tout toi-même. » Vous vous référez peut-être à un signe. Un signe de vous. Je comprends mieux cette formulation. Car l'authenticité se manifeste également par l'utilisation du concept de signe, mais sans l'arrière-pensée : c'est toujours moi -- seulement sous une autre forme.

Cela ne voulait pas dire que l'on dit toujours MOI. Non. Cela serait comme, disons, mettre le miroir en face du miroir, tout en étant convaincu qu'on lui met le miroir en face.

Dans les années 70, lorsque vous avez commencé à composer, les critiques ont ouvert un tiroir dans lequel ils voulaient vous ranger et certains de vos contemporains -- c'était le tiroir de La nouvelle simplicité. Peut-être a-t-on choisi cette étiquette parce qu'on pouvait tout d'un coup entendre des sons présents tout simplement par eux-mêmes, sans autre justification arithmétique compliquée, sans un concept théorique. A celle époque, on polémiquait beaucoup sur et contre La nouvelle simplicité. Pourtant la tendance, le son de notre époque, en direction de ce qui était, alors, si grossièrement étiqueté comme La nouvelle simplicité. Comment envisagez-vous ce concept aujourd'hui ? Le trouvez-vous à présent positif ?

Je l'envisage exactement comme avant : inutilisable. D'abord, ce qui se cache derrière n'est pas correct pour moi. Ensuite, s'il s'est révélé en tant qu'objet, il n'est pas non plus comparable à ce que je fais. Je crois qu'on m'a simplement mis dans cette catégorie parce que je suis une figure très exposée. Alors, on se disait : « Ah, il doit en faire partie. Il a le bras si long. » Quelle bêtise ! Cela m'a mis dans tous mes états, je me suis fâché. Cette façon d'agir est synonyme de médiocrité. On le fait encore aujourd'hui, principalement dans l'intention de me fâcher. Ceux qui le font le savent. Mais à présent, nous le savons de même.

On peut considérer l'expression « simplicité » positivement ou négativement ; à cette époque, elle était plutôt péjorative.

Non, car ceux qui l'ont utilisée à usage institutionnel l'ont certainement considérée positivement. C'était le slogan traduit de l'Américain New Simplicity ; ils étaient en tennis, légers et agiles subitement. Ça n'a pas marché, et j'en suis content. Qu'il y ait dans chaque musique intéressante une simplicité originale, ne fait aucun doute. Vous parliez de concept et de légitimation. Au nom du ciel, chacun a sa possibilité de dire : « Ce qui résonne là correspond au concept de sa légitimation. »

Il aurait été plus facile de tricher en affirmant : « Mais non -- ici, il y a l'échelle. Tout provient d'une légitimation conceptuelle précise ou d'une conceptualité légitime. »

Simple « gymnastique de l'habitus », le jeu avec l'habitus que l'un utilise pour étiqueter l'autre, ou l'étiquette que l'autre utilise pour fuir celle qui lui est destinée. A un moment donné, il faut s'en soustraire et adopter réellement comme perspective : qu'est-ce que cela a à voir avec moi ? Et lorsque, jadis, je me suis tant fâché, c'était aussi une question d'âge, j'avais alors 23 ans. On vieillit, et alors, on prend du recul. Quand on comprend, dans son jeune âge, qu'il y a un tiroir dans lequel on devrait avoir l'obligeance d'entrer, on s'en défend. C'est un cercueil. Tandis que plus tard, on pense : Eh bien, ramenez-le.

Ce que vous faisiez était alors qualitativement différent, comparé aux imitateurs, en partie mauvais, dans le domaine de l'enseignement purement sériel.

Voilà le problème : on a fait du mauvais imitateur un tigre de papier, car la musique réellement grande n'était, de toute façon, jamais mise en doute. Je veux dire qu'aucun compositeur sérieux ne pouvait rejeter, sous quelque forme que ce soit, Stockhausen, Boulez et Nono. C'étaient toujours seulement X, Y, Z, M. On nous a rendu la vie amère, on a commis l'erreur de se mettre en colère à cause de Monsieur Tout-le-monde. Les compositeurs rassemblés sous l'étiquette Nouvelle simplicité ne voulaient plus cacher leur intérêt pour une musique entièrement expressive, subjectivement motivée, contrairement à la pensée de la génération de nos pères. Après la guerre, beaucoup d'entre eux étaient sincères.

J'ose affirmer que Schönberg, de même que Boulez, Stockhausen et Nono n'ont jamais été contre la subjectivité et l'expression. Si j'écoute les grandes cantates de Boulez, celles des années 40 -- Visage nuptial, ou Le Soleil des eaux ; si j'écoute de Nono Il canto sospeso ; de Stockhausen, Gruppen, c'est de la grande musique, hautement subjective et expressive. Ce n'est pas un travail mécanique ! Et même Schönberg se définissait entièrement à partir du sujet, n'autorisant la légitimation qu'à partir de prémices subjectives. Varèse, sans lequel je n'existerais même pas artistiquement, procède ainsi. Je n'entends pas non plus la domination d'un monde sonore objectivement épuré. C'est un univers tout à fait vital et subjectif, qui, cependant, n'exclut pas l'autre, et qui est ouvert.

Le faux-semblant, l'argument apparent, le médiocre fait tigre de papier, ou l'opinion qu'il y aurait une compréhension fonctionnant objectivement et à laquelle il suffirait d'obéir, c'était ça le véritable problème.

Comment expliquer les étiquettes telles que « néo-classique » ou « néo-romantique » ? Ce n'est pas une simple question de mauvaise foi attribuée à des critiques. Il y a une raison fondée sur la chose elle-même.

La perpétuité de ces expressions et de ces argumentations est vraiment le résultat de la mauvaise foi ; je concède qu'à chaque époque cela ait été une tentative tout à fait sincère de décrire son époque, et que les intentions aussi furent sincères. Mais une fois constaté que l'on pouvait également en faire une massue, ce fut fatal pour ceux qui croyaient vraiment qu'il fallait se plier sous le coup.

En fait, il y a des biographies qui, si je l'interprète sentimentalement, s'y sont brisées, de même qu'auparavant face à la position apparemment objective ou le standard objectif. A présent, nous ne voulons pas pleurer ; mais ces petites cruautés existent, et ce n'est pas toujours gai. Je crois que la tentative d'y voir quelque chose de nouveau, et, en parallèle, de diffamer, font toujours partie des concepts. L'expression atonal fut d'abord l'étendard de l'hostilité. On essaie toujours de décrire quelque chose en se basant sur la sympathie. On constate que la même expression peut également être négativement connotée. Ou inversement. Quelle a pu en être la raison ? La réalité de ceux qui créent co-existe avec la réalité de ceux qui expliquent. Cela a principalement eu lieu dans le monde de ceux qui expliquent. Ceux qui créent furent souvent cités sans être vraiment sur les lieux. Et ne parlons pas de toutes ces manoeuvres de distinction de sa propre personne : je ne connais aucun compositeur sérieux qui ne soit pas informé de ce qui se passe à côté et autour de lui ; même si l'on proclame toujours : « je ne m'occupe pas de... », chacun s'intéresse au travail de l'autre. C'est un univers très fertilisant.

Les problèmes surgissant lors du jugement, de l'évaluation, de la classification sont principalement les problèmes de celui qui explique et qui reçoit. Cela lui permet de prendre position. Cette tâche nécessaire devrait passer plutôt par le dialogue que par l'attribution, je suis en dialogue avec beaucoup de critiques. J'apprends beaucoup. Or, je ne peux apprendre de quelqu'un qui croit avoir le droit de mesurer à distance. Je peux seulement apprendre de quelqu'un qui s'approche, dont la proximité fait évoluer mes pensées, et qui, pour sa part, peut s'y sensibiliser et développer sa propre position ; Des expressions plaquées -- telles que nouvelle simplicité ou néo-romantisme -- ne se satisfont pas d'une réflexion philosophique. Un grand nombre d'auditeurs n'ont pu se familiariser avec la musique des années 50 et 60. Ils n'ont pu y reconnaître les qualités expressives, par exemple, d'une composition comme Gruppen de Stockhausen, ou Visage nuptial de Boulez.

Ces pièces connaissent aujourd'hui un grand succès en concert.

La réceptivité est devenue plus différenciée. La controverse, la confrontation avec les multiples possibilités d'organiser les sons ont finalement déclenché un processus d'apprentissage chez le public. Les concepts se laissent, à mon avis, expliquer du point de vue de l'observation ou de la perception d'un public plus large, d'un public qui, après avoir fait l'expérience des sons relativement revêches dans de nombreuses oeuvres, fait de nouveau l'expérience des sons plus sensuels dans les oeuvres d'une jeune génération de compositeurs qui réagissent vivement : « Finie l'empreinte académique et structurelle des compositeurs. Voici des sons agréables à percevoir. On peut les sentir directement. Ils sont apparemment simples. On peut enfin les écrire. »

Cette argumentation me déplaît pareillement ; je m'y reconnais aussi peu que dans une diffamation académique du passé. C'est la même oreille sourde qui écoute. Dans un cas, elle n'accepte que ce qu'elle veut. Dans l'autre cas, elle refuse ce qu'elle ne veut pas. Tout d'un coup, une explication devient le substitut d'une conception.

L'expérience d'une pièce dépend aussi beaucoup de l'interprétation. Je me rappelle avoir entendu en studio des pièces pour piano de Stockhausen, de les avoir analysées un peu, sans en avoir ressenti la moindre sensation. L'interprétation était sèche, comme si l'on y comptait des petits pois. Plus tard, j'ai entendu Bernard Wambach jouer ces mêmes pièces, et j'ai découvert tout d'un coup que c'est une musique hautement expressive. Cela dépendait aussi de l'interprétation. Et cela dépend non seulement de l'interprétation de l'artiste, mais de celui qui en fait analyse. Lorsque nous élaborons une analyse, elle n'est pas l'analyse de la pièce. Nous entendons la méthode de l'analyse. Si nous avons à notre disposition un appareil pour compter des petits pois, alors ce dernier comptera des petits pois même s'il n'y en a pas, et il prétendra devant nous qu'il y a trop peu de petits pois. Pourtant, il ne voit pas les pommes, les poires, les courges et les autres fruits du champ cultivé.

La méthode est en fin de compte le résultat de la méthode. Si j'aborde Beethoven avec une règle à calcul, alors je constate que le compte est parfaitement juste, et chez Mozart, je constate qu'il me faut ajouter quelques calculs plus compliqués pour que le compte soit juste. Qu'est-ce que j'apprends au juste ? Rien sur la musique. J'apprends seulement quelque chose sur celui qui manipule la règle et qui calcule. L'interprétation -- pas celle de l'interprète mais celle du commentateur -- en dit plus long sur le temps présent que les pièces qui sont en soi trans-temporelles et a-temporelles. Certaines époques ont considéré le travail de Bach comme des exemples de calcul, ou d'études -- pour un jeu pianistique plus rapide ; on a constaté aux mêmes époques d'autres préférences musicales.

Et la considération de la tradition dans le travail de composition.

La tradition ne peut jamais être prise en considération, mais elle peut seulement se manifester grâce à notre travail. Pendant le processus de composition, on ne peut pas prendre en considération la tradition, sinon le processus de composition serait, le cas échéant, la tradition. J'essaie de partir du concept dynamique de la tradition : même si on ne réfléchit pas, même si on ne le fait pas consciemment, on se réfère, pendant le processus de composition, à une série d'oeuvres, à une série de personnalités, d'expériences et de conceptions qui imprègnent notre propre culture, éventuellement notre propre culture nationale. Toutefois, ça ne doit pas être la culture nationale. Dans mon cas, par exemple, si je devais citer la généalogie des compositeurs qui m'ont impressionné et influencé depuis mon enfance, Mozart, Debussy, Beethoven, Berlioz, Varèse, Schönberg ; la nationalité n'y est pas décisive, mais l'approche de la musique et la motivation par laquelle naît la musique le sont. Des compositeurs tels que Schumann, Debussy et Mozart sont plus proches, d'autres plus distants.

Le danger d'être, sous une quelconque forme, fortement lié à une pensée culturelle nationale est-il encore d'actualité ?

Ce que nous sommes capables de faire de plus national, c'est de dévorer des cultures étrangères, C'est une expression universelle et pervertie de la culture, à savoir, cet engloutissement à la fast food, des randonnées touristiques. Les randonnées, ça irait encore, mais, les voyages !

Le reste -- et je considère à présent l'Europe comme un pays -- n'est plus saisissable par des frontières d'Etat. Un compositeur comme Varèse dont j'ai dit qu'il était très important pour moi -- ou des gens tels que Schönberg ou Stravinski, je ne les explique pas uniquement en fonction de leur nationalité.

De toute façon, on ne peut pas orienter l'exigence de l'authenticité d'après une culture nationale.

Oui, on ne peut la fixer immédiatement. Tout de même, j'ai grandi dans une région linguistique et géographique spécifique. J'en suis conscient du point de vue productif et n'essaie pas de cacher cela. Je vis de ce langage, et je vis consciemment aussi là où je suis né. Ce n'est pas simplement un hasard, ou parce que personne ne me veut ailleurs. C'est parce que j'aime vivre ici. Or la région d'où je suis -- Karlsruhe, Baden, l'Allemagne du Sud -- est très ouverte. La France est tout près, l'Italie aussi à travers la Suisse ; il me faut le même temps pour aller à Milan ou à Hambourg ; je suis tout de suite à Paris, à Munich, et je vais en train à Berlin. Cet espace qui se présente à moi en tant qu'espace ouvert, géographiquement ouvert, je l'aime, et j'y vis consciemment. Je ne connais pas, en moi, de frontière culturelle, au sens d'une frontière esthétique.

Peut-on définir d'autres positions ? Comment vous situez-vous dans le paysage esthétique actuel ?

Je n'en vois pas la raison. Je définis ma position à travers mes oeuvres, à travers ce que je fais. Mon travail définit la position. J'évite d'ajouter des poteaux indicateurs spécifiant la manière dont il faut expliquer ce que je fais, la manière dont il faut l'explorer, le voir -- je préfère le nouveau, trouver une nouvelle pièce.

Vos oeuvres sont-elles conçues de façon didactique ?

J'ai d'immenses difficultés avec les approches didactiques, car tout ce qui est académique, académique dans le sens d'une rupture de dialogue, ou d'une transmission unilatérale du savoir, nie la vie. L'apprentissage en soi crée de la vie. Le didactisme selon lequel Il faut le voir ainsi signifie attribuer une perversion, une déchéance, un potentiel de destruction.

Vous le formulez négativement. On pourrait aussi le formuler positivement : une aide à la compréhension...

C'est une erreur. La compréhension se modifie rapidement. Il faut s'en remettre à la vie, donc, aussi à la décomposition, mais non en y introduisant un durcissement par le didactisme, cette sainte escroquerie. Beaucoup commettent la faute de combiner leur art avec son explication. Il vaut mieux trouver des points binaires à d'autres niveaux où naîtront des perspectives ; d'où on s'abstrait de ce qui se présente comme art ; d'où le regard est dirigé tout à fait ailleurs pour, ensuite, lorsqu'il revient de son propre gré, générer une connaissance entièrement différente.

La fonction de l'art est étroitement liée à cette réflexion. C'est une recherche de vous-même, la tentative de vous reconnaître, ou de vous recréer comme cela a déjà été formulé pour les autres, pour la société. Quelle serait la fonction sociale de l'art ?

La fonction sociale de l'art consiste à montrer clairement de quoi est capable l'Histoire. Si elle touche la liberté, si elle produit la liberté, si elle crée la liberté. La fonction sociale de l'art consiste également à présenter à la société sa capacité de fonctionnement au-dehors du fonctionnement.

Le compositeur n'est-il pas responsable de la capacité de cette forme d'expression de la liberté ?

Je ne peux pas aussi créer -- tel le directeur de théâtre dans Kafka qui crée ses acteurs -- mes propres auditeurs, jusqu'à ce qu'il y ait à la fin la famille qui écoute les mots de Papa. Cela ne va pas. Je dois aussi prendre sincèrement en considération un mouvement qui ne se dirige pas nécessairement vers mon centre. Ce serait terrible !

Une oeuvre d'art -- que ce soit de la musique, de la parole, de l'image, ou peu importe quoi, ou tout ensemble -- ne devrait-elle pas être permanente pour un moment, ou se soustraire, ou décliner ? Ou ne pas provoquer de réaction ?

Pourquoi pas ? Ce qui vient viendra. Ce qui est possible arrivera.

Que signifient pour vous les réactions des auditeurs ? Non pas des auditeurs professionnels, mais des auditeurs authentiques, ceux qui ne cachent pas leur surprise, ou leur incompréhension ?

Là, je suis même plus généreux. J'admettrais même l'auditeur professionnel parmi les auditeurs authentiques. Il n'est pas exclu. Parfois, je suis tellement exposé à ces réactions que j'arrive à peine à contrôler ce que cette réaction émotionnelle provoque en moi. Je suis déprimé ou ravi dans une mesure qui ne correspond pas du tout à cette réaction. Je ne commets pas non plus la faute d'exiger de moi, par avance, un cahier des charges, un registre de comportements. Il y a de multiples situations dans lesquelles on reçoit les événements avec des réactions différentes, l'enthousiasme n'étant pas le même si, par exemple, on a un rhume. Je n'en fais pas une idéologie. Je dis, prudemment, que je suis aussi capable de me réjouir d'être en vogue que d'être refusé, dans la mesure où je déteste les deux situations.

La réaction des auditeurs a-t-elle des conséquences sur votre travail ?

Elle ne peut pas en avoir. Le mouvement qu'adopte le travail ne dépend pas d'une impression momentanée. Cette impression influe, mais je ne le sais pas. Je n'ai pas non plus un centre d'enregistrement en moi qui marque quels types de réactions en déclenchent d'autres.

Quelle est votre réaction lorsque vous êtes confronté pour la première fois au son réel dans une répétition ou dans un concert ?

C'est toujours excitant et entièrement nouveau : se rendre aux répétitions, en être terriblement heureux. Si on joue merveilleusement, je reste intérieurement absent et pense à quelque chose de tout à fait différent. Au contraire, je peux trembler devant une répétition, ne pas savoir ce qui va bien ou pas. Je trouve que tout est terrible, mais je suis très heureux.

La variété pure vient à ma rencontre. C'est merveilleux.

Pas nécessairement la reconnaissance de soi-même ?

Pas nécessairement, au nom du ciel, non ! Justement, ça continue, quand j'écoute quelque chose -- peut-être, lorsque l'on répète seulement une partie de la musique, un groupe instrumental par exemple -- soudain, je perçois quelque chose et je sais exactement que c'est là où ça continue. Je suis assis pendant les répétitions, et j'entends seulement comment les vents, la batterie, ou la harpe et les cordes répètent une quelconque combinaison, une partie. A ce moment précis j'ai l'idée d'un univers sonore, point de départ pour une autre pièce. Ça peut durer des années, jusqu'à ce que j'écrive.

L'authenticité est un processus. C'est créer toujours à nouveau, être poussé toujours plus loin dans la création par une confrontation avec les aspects individuels de ce qui est créé.

Vous arrive-t-il d'entendre et de reconnaître dans une de vos oeuvres des aspects nouveaux dont vous n'étiez pas conscient lors de la composition ?

Dans chaque musique, dans chaque expression artistique résident la part que l'on assure par une caution consciente et la part que l'on assure par une appartenance à des structures plus complexes. Nous avons autant de rapports aux matières affinées qu'aux matières plus générales. Chaque homme sait que tout ce qu'il fait consiste en la multitude des possibilités employées ou non employées à présent valables. L'art représente une image de la vie que l'on ne peut jamais rétrécir en une évidence définitive. Ce qui est a priori différent est la limite, la limite comme quelque chose où plus rien n'est possible, de même que la limite comme quelque chose où le regard vers l'extérieur est possible. La limite est toujours les deux : ce qui crée la différence et ce qui permet à la fois la transgression. Sans la limite, il n'y a pas de transgression, donc pas de perspective. Sous une formule paradoxale : sans la limite, il n'y a pas de progression. Pourtant, il est possible de simuler des perspectives en dressant intentionnellement des limites.

On pourrait appliquer ce que vous dites au processus créatif. Il y a la méthode qui consiste à dresser, avant le commencement, des limites artificielles à l'intérieur desquelles on doit se déplacer.

Certainement, c'est l'affaire de chacun ; et chaque forme de choix -- faire de l'art en est une particulièrement complexe -- a à voir avec la conception de limites et le dépassement de limites, la transgression. Là, je crois, réside le point de rencontre de la reconnaissance de l'authenticité, puisqu'il doit y avoir un point sur lequel nous pouvons nous disputer. Mais on constate également que l'authenticité s'y dérobe.

Dans votre musique, on découvre à peine des références biographiques, quoique vous pratiquez le processus de la composition comme une manifestation élémentaire de la vie, comme expression de vous-même. « Comment peut-on reconnaître la personnalité Rihm dans sa musique, à partir de quelles figurations, formulations, rythmes ou gestes ? », cette question me paraît plus difficile que pour n'importe quel autre compositeur. D'autres compositeurs ne font pas que de la composition. Ils pratiquent professionnellement d'autres formes d'expression musicale. Ils ont une approche un peu plus froide, un peu moins emphatique de la production musicale. Ils s'imaginent moins qu'ils se recréent, se réalisent eux-mêmes en écrivant une oeuvre.

Un n'égale pas un. Il y a pour moi un aussi et aussi et aussi et aussi et aussi. J'ai écrit : « Dans mon cas, l'authenticité est reconnaissable à partir de ma musique et non des moyens. » Ce ne sont pas les moyens, mais la musique elle-même, le son, la fondamentale, le grain du son, l'intervalle lorsque quelque chose succède à quelque chose, le souffle ou le hiatus, ou le manque de souffle, en général, la façon dont quelqu'un parle, c'est la même chose dans la musique : non seulement quels mots il emploie, mais aussi comment il respire, comment il les articule. Dans chaque cas, le mot est écrit de la même façon, dans sa matérialité. Vous avez deux formes de communication essentiellement différentes -- si c'est l'un qui parle ou l'autre. Chez moi, ça doit être pareil. Je n'ai jamais cherché une protection dans l'utilisation d'un matériau, parce que je savais de toute façon que le devenir est dans l'utilisation.

Le matériau n'existe pas en dehors du processus de composition. Il n'y a aucun lieu sinistre au monde où on pourrait déposer des matériaux objectifs, où on irait avec un laissez-passer pour les retirer. Cela n'existe pas. Le matériau est égal à son utilisation.

Et les préférences ? Les sons synthétiques, par exemple, ne vous intéressent pas. Vous ne les considérez pas dès le début.

Pas encore dans mon propre travail, mais ils m'intéressent quand même, s'ils vont à ma rencontre comme sons créés ; et je les utiliserai peut-être dans ma création un jour. Assez de compositeurs s'en occupent. Je ne dois pas le faire aussi, car je fais déjà presque tout. Je pense en rapport avec la compréhension du matériau. Ce serait comme si l'on reprochait à un peintre : « Vous n'utilisez pas cette couleur ? Vous devez utiliser toutes les couleurs ! Oui, M. Rothko, pourquoi ne faites-vous pas un point rouge clair dans ce tableau, car vous devriez aussi employer le rouge clair, pas toujours ce rouge rouille. »

C'est une décision authentique à laquelle nous avons enfin le droit.

13 septembre 1990
Traduction de Beate Renner


Notes

  1. Wolfgang Rihm, Spur, Faden. Zur Theorie des musikalischen Handwerks. (Traces et fils. De la théorie du métier musical) in Lust am Komponieren (Le Plaisir de la composition), éd. par Hans-Klaus Jungheinrich, Kassel 1985, pp. 24-33.
  2. Wolfgang Rihm, Auf meinem Schreibtisch (Sur mon bureau) ; in, Musica, 44, 1990, cahier 4 (juillet/août), pp. 269-271.

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