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Paradoxes de hauteur(1)

Jean-Claude Risset

Rapport Ircam 10/78, 1978
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(Article accompagné d'une bande d'exemples sonores)

A l'aide de l'ordinateur, Shepard a produit en 1964 douze sons formant une gamme chromatique et qui semblent monter indéfiniment lorsqu'ils sont répétés. En dissociant les variations de la fréquence fondamentale et de l'enveloppe spectrale pour des sons formés d'octaves, nous avons obtenu des sons qui paraissent descendre indéfiniment ; descendre pour aboutir à un son plus aigu ; descendre en restant sur une même note (un do par exemple) ; descendre la gamme et simultanément devenir plus aigus. On pourra entendre ces sons, et aussi des sons présentant des particularités analogues dans le domaine du rythme. On entendra encore un son dont la hauteur parait baisser (pour la majorité des auditeurs) lorsqu'on double les fréquences qui le constituent. Ces paradoxes peuvent s'interpréter en termes d'une conception composite de l'attribut de hauteur -- cette conception est confirmée par des études sur la perception des sons présentés. (2)

En 1964 Shepard a produit douze sons formant les degrés d'une gamme chromatique, mais qui semblent monter sans fin lorsqu'ils sont répétés. Les jugements de hauteur pour ces sons ne sont pas transitifs : les sons possèdent des hauteurs différentes, mais d'aucun des douze sons on ne peut dire qu'il est le plus bas ou le plus haut.

Je vais présenter sous forme d'exemples sonores quelques paradoxes de hauteur qui prolongent le phénomène démontré par Shepard. Les sons ont été synthétisés par ordinateur à l'aide du programme Music V.

Shepard indiquait dans son article de 1964 qu'il n'obtenait son phénomène cyclique qu'à condition que les sons soient séparés par un silence. Cependant le phénomène peut se produire avec un son continu de fréquence glissante, comme dans l'exemple suivant, qui est un extrait d'un glissando qui pourrait durer indéfiniment.

Exemple sonore n°1

(Incidemment, l'effet d'espace est obtenu par un léger décalage temporel entre les deux canaux). Le son précédent est obtenu de manière similaire aux sons de Shepard, de façon illustrée par la figure 1

Ce diagramme montre l'amplitude en fonction de la fréquence. Les lignes continues verticales représentent les composantes du son glissant au début : ces 9 composantes sont à intervalle d'octave, et elles sont assujetties à une enveloppe spectrale en forme de cloche. Le son continu peut également monter, et l'enveloppe spectrale peut avoir une forme différente, comme dans l'exemple sonore suivant, qui correspond à un timbre moins grave.

Exemple n°2

Voici un exemple visuel analogue, dû à Penrose et repris par Carl Escher (figure 2).

Certaines personnes perçoivent mieux l'effet de montée infinie avec le son continu ; pour d'autres c'est le contraire. Par rapport à l'enveloppe de Shepard , les enveloppes utilisées ici abaissent davantage le niveau des composantes graves et aiguës du spectre. D'autre part si la variation de fréquence est trop rapide, l'effet de montée se transforme en un effet suggérant une rotation spirale. (Dans l'exemple suivant, la variation de fréquence, d'abord rapide, se ralentit progressivement : ce n'est que vers la fin que le son "décolle").

Exemple n°3

Deux sons continus simultanés séparés d'une demi-octave suggèrent également une rotation.

Exemple n°4

Les sons de Shepard ou les exemples précédents sont difficilement compatibles avec la définition classique suivant laquelle la hauteur des sons est l'attribut perceptif qui permet de ranger des sons sur une échelle grave-aigu. En fait on a soutenu depuis longtemps que la hauteur comportait deux composantes psychologiques (W. Köhler distinguait ainsi "hauteur musicale" et "corps du son"). La ressemblance des sons -- manifeste dans le caractère cyclique des noms des notes : do si la sol fa mi ré do... -- à intervalle d'octave entrainera Drobisch à remplacer, voici plus d'un siècle, l'échelle rectilinéaire des hauteurs par un schéma en hélice : les sons à intervalle d'octave sont représentés (figure 3) les uns au-dessus des autres sur des spires successives de l'hélice. Cette représentation suggère de décomposer la hauteur en deux attributs : l'un appelé parfois hauteur brute, et que nous appellerons ici hauteur spectrale, correspondant à l'axe vertical de l'hélice, et l'autre, appelé chroma, ou tonalité, et que nous appellerons hauteur tonale, et qui correspond à l'échelle circulaire à la base de l'hélice. La hauteur spectrale varie des sons jugés "graves" aux sons jugés "aigus" ; la hauteur tonale est la même pour tous les do, les ré, etc ... Seule la hauteur tonale varie dans les exemples que j'ai passés jusqu'ici.

Cette conception duale de la hauteur, très discutée, a été défendue par Revesz et Bachem ; son fondement est la force de la relation d'octave, qui a été confirmée par des études de Allen ; des études de Rakowski et de Diana Deutsch ont à la fois confirmé et nuancé le rôle de cette relation d'octave (3). Pour les sons formés d'octave, elle parait tout-à-fait justifiée.

Grâce à la synthèse des sons par ordinateur on peut dissocier les variations, habituellement corrélées, de hauteur spectrale et de hauteur tonale, et isoler pour ainsi dire ces deux attributs pour des sons constitués de composantes à intervalle d'octave. En voici quelques exemples.

Si la hauteur tonale varie seule, comme dans les sons de Shepard, une descente d'un tiers d'octave

Exemple n° 5
do
sol#

conduira à un son jugé plus bas. Voici le début et la fin du son glissant précédent.

Exemple n°6
do
sol#

Voici un son glissant un peu différent

Exemple n°7
do
sol#

Ecoutons le début et la fin de ce son

Exemple n°8
sol#
do

Ce son descend pour aboutir à un point plus haut que le son initial. Voici un exemple semblable : cette fois nous donnons d'abord les points de départ et d'arrivée :

Exemple n°9
fa#

et la descente

Exemple n° 10
fa#

Ces exemples sont obtenus en faisant baisser les fréquences des composantes à intervalle d'octave (ce qui fait baisser la hauteur tonale) mais en faisant varier simultanément leurs amplitudes relatives de façon à accroitre graduellement la proportion des composantes de haute fréquence (ce qui fait monter la hauteur spectrale).

En gardant toutes les fréquences fixes mais en renforçant graduellement les fréquences aigues au détriment des fréquences graves, on obtient un son dont la hauteur tonale reste invariante mais dont la hauteur spectrale monte (le son devient plus aigu, sans saut d'octave en restant un-mi bémol).

Exemple n°11
mi b

Sur la représentation en hélice on peut représenter la descente ou la montée sans fin, la montée sur une note, et la descente qui aboutit à un son final plus aigu que le son initial (dans ce dernier cas, le sens de variation de la hauteur tonale impose la variation de hauteur perçue localement : mais après un parcours suffisant, les variations de hauteur spectrale se seront accumulées, alors que le sens de variation de la hauteur tonale sera devenu plus aigu). Voici deux exemples du même type où la dissociation est plus claire : deux sons qui descendent la gamme tout en devenant plus aigus.

Exemple n°12
up down
Exemple n°13
up down fast

On voit que pour des sons à intervalle d'octave hauteur tonale et hauteur spectrale peuvent être variées indépendamment. Inspirés par une étude de Bever et Chiarello, nous avons pensé que ces deux types de hauteur n'étaient peut-être pas traités de la même façon par les deux oreilles -- c'est-à-dire par les deux hémisphères cérébraux : la communication de Gérard Charbonneau (4) dira ce qui en est.

Certains des effets précédents se généralisent au rythme. Vers 1970, Ken Knowlton a produit un battement s'accélérant indéfiniment. Les exemples suivants que j'ai synthétisés à Marseille Luminy utilisent une technique un peu différente, et très semblable à celle utilisée pour les hauteurs. Voici d'abord un son qui descend et ralentit indéfiniment.

Exemple n°14
slow down

Voici maintenant un son qui descend la gamme et devient plus aigu, et qui en même temps ralentit et devient plus rapide.

Exemple n°15
slow down
fast up

Voici l'exemple inverse : un son qui monte la gamme et devient plus grave, et qui en même temps accélère et devient plus lent.

Exemple n°16
fast up
slow down

Revenons aux hauteurs. Voici peut-être le plus paradoxal des exemples, qui m'a aussi été suggéré par la distinction entre hauteur tonale et hauteur spectrale, entre aspect focalisé et aspect distribué. Voici deux sons dont je vous demande de comparer pour vous-même les hauteurs.

Exemple n°17 (son puis son de fréquence double mais plus bas)

Bien qu'il n'y ait pas unanimité, la plupart des auditeurs trouvent le deuxième son plus bas que le premier (les musiciens dissent : environ un demi-ton). Or le deuxième son est déduit du premier en doublant ses fréquences en doublant la vitesse du magnétophone sur lequel on le joue.

Ce son est formé de composantes à intervalle d'octave un peu augmentée, entre 50 Hz et 3800 Hz environ. Si l'on double les fréquences, la hauteur spectrale monte, mais peu, le spectre étant assez étendu, alors que la hauteur tonale diminue (d'environ un demi-ton).

On voit que la relation entre variations de fréquence physique et variation de hauteur perçue peut-étre très inattendue ! et cela d'autant plus que les auditeurs paraissent pondérer différemment hauteur tonale et spectrale et émettre des jugements très différents lorsque les variations de hauteur tonale et de hauteur spectrale se contrarient. L'exemple précédent n'est pas seulement une curiosité académique : il montre que lorsqu'on s'écarte de sons formés d'harmoniques, la hauteur perçue n'est pas si simplement liée aux variations de fréquence physique qu'on ne le croit généralement. Or cela est important dans la mesure où la synthèse des sons par ordinateur nous donne la possibilité de construire des sons inharmoniques. Voici par exemple deux couples de sons synthétiques évoquant des cloches : d'abord un son A, puis le son A' à deux octaves physiques du son A ; de même un son B, et un son B' à une octave physique au-dessus de B. A et A', pas plus que B et B' ne sonnent comme étant en relation d'octave.

Exemple n°18

Pour des sons inharmoniques la hauteur n'est pas toujours claire, elle est souvent ambiguë. Voici encore deux sons évoquant des cloches : chacun d'eux peut être considéré suivant le contexte comme correspondant à deux hauteurs différentes, qui sont suggérés par des sons périodiques soutenus -- un peu comme les leading tones dont parlait William Hartmann.

Exemple n° 19

Pour maîtriser les possibilités de jeu musical qu'offrent les sons inharmoniques, il importe de comprendre les relations de hauteur, et aussi les conditions dans lesquelles un complexe inharmonique fusionne en une entité ou au contraire se décompose à l'audition en plusieurs éléments.

Les deux derniers exemples démontrent à cet égard l'influence du déroulement temporel : ils comportent les mêmes complexes inharmoniques, mais affectés d'évolutions temporelles différentes conformément à la figure suivante (figure 4).

Dans le premier cas la simultanéité de l'attaque pour chaque complexe favorise la fusion et le sentiment de hauteur unique

Exemple n°20

alors que dans le second cas le décalage entre les maximums de l'enveloppe réalise une sorte d'analyse spectrale révélant une multiplicité de hauteurs composantes.

Exemple n°21

On retrouve là encore la dialectique entre hauteur focalisée et distribuée. Sur ces textures inharmoniques dont les virtualités musicales sont encore mal explorées, je voudrais terminer en rappelant la parole de Schoenberg, à peu près contemporaine d'études de Köhler sur la dualité de la hauteur : "Selon moi, le son est perceptible par son timbre, et l'une de ses dimensions est la hauteur ... La hauteur n'est autre chose que le timbre mesuré dans une direction".

Figure 1
Figure 2
Figure 3
Figure 4

Notes

  1. Les travaux faisant l'objet de cette présentation ont été effectués en partie aux Bell Laboratories et au Centre Universitaire de Marseille-Luminy. Ils ont été présentés au Symposium IRCAM sur la psychoacoustique musicale (juillet 1977).
  2. Ces études ont été effectuées en collaboration avec Gérard Charbonneau de l'Institut d'Electronique Fondamentale d'Orsay.
  3. Cf. J.C. Risset. Paradoxes de hauteur 20S 10, 7th International Congress on Acoustics, Budapest 1971 -- et cf. les communications au Symposium IRCAM de Thurlow et Erchul, Terhard, Rakowski.
  4. qui décrit des travaux effectués à lInstitut d'Electronique d'Orsay. Cf. Charbonneau et J. C. Risset., Différences entre oreille droite et oreille gauche pour la perception de la hauteur des sons. C.R. Acad. Sc. Paris, t. 281 (1975) Série D, 163-166

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