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Le choc de l'ancien
Autour de Authenticity and Early Music : A Symposium, Nicholas Kenyon, Oxford University Press

Charle Rosen

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Expliciter clairement un concept tel que l'authenticité en usage à la fois chez les interprètes, les compositeurs et les historiens relève d’une gageure intellectuelle difficile à maîtriser. Charles Rosen en est parfaitement et définitivement conscient. Sa théorie de l’authenticité, qu’il module avec beaucoup de parcimonie, s’appuie sur une lecture élégante du recueil collectif organisé par Nicholas Kenyon : Authenticity and Early Music. Charles Rosen prend un plaisir non dissimulé à relever les propositions de chaque auteur et à dégager les contradictions qui surgissent dès lors que la question de ou sur l’authenticité est posée. Le point névralgique demeure le répertoire de musique ancienne à qui il règle gentiment ses comptes. Après ce préambule, l’article se poursuit avec maestria, dévoilant le bien-fondé de l’analyse de Charles Rosen.
Aujourd'hui, la plupart des amateurs de musique penseraient sûrement que ce n'est pas en prenant un concerto pour clavecin de Jean-Sébastien Bach et en l'arrangeant pour choeur à quatre voix, orgue et orchestre que l'on respecterait les intentions du compositeur ou même la partition. C'est pourtant ce que Bach lui-même fit avec son Concerto en mineur pour clavecin -- qui était d'ailleurs, dans sa version originale, un concerto pour violon relativement plus simple. L'idéal de l'exécution d'une oeuvre telle qu'elle l'aurait été du vivant du compositeur, voire par le compositeur, fait naître des idées inattendues dont la précédente est, certes, un cas extrême, mais nullement rare.

La volonté de faire revivre les instruments anciens et la manière de jouer d'autrefois n'est pas véritablement moderne, puisqu'elle avait déjà été exprimée au cours de la première moitié du XIXe siècle. Et au début de notre siècle, Arnold Dolmetsch et Wanda Landowska sont devenus renommés avec leur concours de clavecin. Il n'y a pourtant que vingt ans que le mouvement en faveur de la Musique ancienne s'est transformé en une véritable croisade, sortant de la sphère de la musique médiévale et baroque pour investir la fin du XVIIIe et le XIXe siècle. Bien que ce mouvement s'intéresse désormais à Mozart, Beethoven, Chopin, et même à Brahms et Debussy, l'appellation Musique ancienne demeure un nom approprié, car l'objectif consiste à les faire paraître plus anciens que nous ne les imaginions.

Il est indéniable que ces nouveaux croisés ont réussi dans leur entreprise, et leur nouvelle orthodoxie a d'ailleurs gagné beaucoup de terrain. Du temps de notre innocence, nous voulions une exécution techniquement parfaite, efficace, belle, émouvante et même, pour les idéalistes, fidèle à l'oeuvre ou aux intentions du compositeur. Désormais, la fidélité ne suffit plus : l'exécution doit aussi être authentique.

Ce nouveau cri de guerre, l'authenticité, est un objectif à la fois plus simple et plus noble que la fidélité. Il est véritablement moderne en ce qu'il transcende les intentions du compositeur ou, tout au moins, les évite. Le vieil idéal de fidélité voulait que l'interprète essaie de découvrir les intentions du compositeur et de les rendre avec le moins de distorsion possible. Dans une interprétation fidèle, la personnalité de l'exécutant et son besoin de s'exprimer sont essentiellement un moyen de proposer l'oeuvre au public ; le style de l'interprète doit être fantasque, volontaire, lyrique ou dramatique en fonction de l'oeuvre. Mais la fidélité n'est pas sans danger, car l'interprète ne s'identifie que trop volontiers au compositeur, se persuadant aisément du fait que le compositeur aurait approuvé telle ou telle coupe, apprécié cette accentuation et placé ce point de relâchement du tempo exactement à cet endroit. La fidélité exigeait pourtant des interprètes une véritable fusion avec le style du compositeur.

L'authenticité, elle, supprime cette approche intuitive et incertaine. Il ne s'agit plus de savoir ce que voulait le compositeur, mais seulement ce qu'il obtenait. Ses intentions n'entrent pas en ligne de compte. (Certains interprètes qui adhèrent au mouvement de la Musique ancienne veulent maintenant revenir à l'étude des intentions, mais en se concentrant toujours concrètement sur ce que l'on entendait.) Nous n'essayons plus de deviner ce que Bach aurait aimé, mais voulons au contraire savoir comme on le jouait de son temps, dans quel style, avec quels instruments, et de combien d'entre eux se composait son orchestre. Cela remplace la recherche d'une fusion avec le compositeur et met au premier plan l'étude des conditions d'exécution, et non celle du texte.

Le succès remporté par les combattants de l'authenticité est bien mérité, surtout si l'on pense au mépris que témoignaient, il y a seulement une génération, la plupart des musiciens et critiques professionnels à l'égard de ceux qui voulaient faire revivre les instruments anciens et les anciennes interprétations ; l'intolérance actuelle vis-à-vis des instruments modernes est une réaction naturelle. Mais il est inévitable qu'une nouvelle orthodoxie suscite des doutes et inspire des hérésies. Ce qui importe désormais, ce n'est plus l'hostilité à l'égard du mouvement de promotion de la Musique ancienne, mais les dissensions en son sein. Les choses ne sont pas aussi simples qu'elles semblaient l'être aux premiers jours du mouvement et les certitudes d'il y a quelques décennies ont disparu. Nous ne sommes plus aussi sûrs que Scarlatti ait écrit ses cinq cents et quelques sonates pour le clavecin et non pour le piano ; et nul ne peut dire si oui ou non, les rythmes de Bach doivent être exécutés dans le style français, avec un balancement irrégulier. La bataille fait rage quant au tempo de Mozart et de Beethoven et à l'ornementation improvisée dans les opéras et la musique instrumentale. Enfin et surtout, au fur et à mesure que nous en avons appris sur la grande variété des modes d'interprétation qui ont coexisté tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, il est devenu de moins en moins évident de définir ce qu'est le retour au style d'exécution pratiqué du vivant d'un compositeur, et donc de savoir ce que serait une interprétation authentique.

Un recueil d'essais intitulé Authenticity and Early Music, habilement compilés par Nicholas Kenyon, aborde quelques-uns des problèmes soulevés par ce mouvement de promotion de la Musique ancienne et en évoque rapidement quelques autres. Will Crutchfield, du New York Times, parle du rôle de l'interprète et de la nécessité d'abandonner la conviction et la liberté personnelles au profit du strict respect de règles d'exécution ancienne toutes simples. Philip Brett, de l'Université de Californie à Berkeley, traite du problème de ce qu'est la préparation d'un texte authentique. Il montre de façon tout à fait probante comment même la modernisation la plus neutre et en apparence la plus inoffensive de formes anciennes de notation musicale peut modifier nos conceptions de la musique et influencer son interprétation. La simple reproduction de la notation ancienne ne suffit pas pour parvenir à l'authenticité ; le seul fait d'imprimer une partition peut entraîner une méprise si l'oeuvre, telle que nous la possédons, ne devait être jouée qu'un petit nombre de fois par un groupe particulier de chanteurs et de musiciens, et ce dans des circonstances bien spéciales.

Ces circonstances sont abordées par Gary Tomlinson, de l'Université de Pennsylvanie, dans un essai sur la pièce mythologique Orfeo, d'Angelo Poliziano, probablement écrite à Mantoue en 1480. Pour Tomlinson, la «  signification authentique » repose sur la reconstruction de l'histoire et de l'environnement de l'oeuvre. Il admet une «  certaine malice polémique » dans le choix de son exemple, puisque la musique d'Orféo n'est pas parvenue jusqu'à nous et n'a peut-être jamais été écrite, mais seulement improvisée par le chanteur Ugolini, qui jouait Orphée. Tomlinson parle brillamment de l'influence probable du platonisme sur Ugolini et de ses opinions très particulières sur la musique, la magie et la frénésie poétique. Mais il ne spécule aucunement sur l'incidence que ces idées ont pu avoir sur la musique improvisée par Ugolini ni sur la façon de jouer, ce en quoi il n'a peut-être pas tort.

Cela fait cependant de son argument un faux-fuyant à tout ce qui importe aux amateurs de musique, aux musiciens et même à la plupart des historiens de la musique. En effet, nul ne nie l'intérêt d'une étude initiale des conditions historiques dans lesquelles une oeuvre musicale a été créée, mais la difficulté a toujours été d'appliquer ces connaissances à la musique même et à son interprétation ancienne et, peut-être, moderne. Il y a du vrai dans l'acerbe remarque de Richard Taruskin, de l'Université de Californie à Berkeley, selon laquelle, à la lumière de l'exposé de Tomlinson, « une interprétation authentique semblerait être une interprétation assortie de bon nombre de notes sur le programme ».

Taruskin écrit avec brio et beaucoup de vigueur, mais ses arguments les plus percutants sont souvent réservés à des opinions que personne ne défend vraiment. Ainsi, il affirme : « Il est simplement absurde de supposer que l'emploi d'instruments anciens garantit un résultat à l'ancienne. » Exact. Taruskin sait toutefois soulever des problèmes rebattus avec un enthousiasme communicatif et certains d'entre eux semblent parfois avoir une lueur d'originalité.

Sa grande thèse, déjà présentée dans des articles antérieurs, est que le mouvement de la Musique ancienne n'est en rien une véritable croisade historique, mais seulement une variété du modernisme, une tentative pour rendre la musique du passé conforme à l'esthétique austère que nous associons à Stravinski et ses successeurs et pour la faire paraître étonnamment différente afin de provoquer le choc de l'originalité qu'exige l'idéal moderniste. C'est très juste pour certains aspects du mouvement en faveur de la Musique ancienne, et Taruskin le démontre de façon très persuasive. Comme il le dit : « De même qu'aux siècles passés, au XXe siècle, les changements de style d'exécution ont toujours été de pair avec des changements du style de composition et d'autres changements plus généraux de la conception esthétique et philosophique de l'époque. »

Mais quand il ajoute que « dans tout présent, il y a toujours une multiplicité de styles dont certains sont plus apparentés au passé et d'autres au futur », cela semble vrai, mais trop facile. Et il n'est d'aucune aide de grouper les styles en réactionnaires et progressistes comme il tend à le faire : ils ont tous des liens avec le passé et l'avenir. L'opinion qu'a Taruskin du modernisme est trop étroite et marquée par son hostilité à l'égard de nombreux aspects de l'art contemporain. En musique, le modernisme n'est pas limité au néo-classicisme pur et dur de Stravinski, mais a aussi, avec Schönberg et Berg une facette néo-romantique que l'on retrouve dans les oeuvres d'Elliott Carter, de Karlheinz Stockhausen, et aussi dans une bonne partie des compositions de Pierre Boulez. Par bien des côtés, Fürtwangler, que Taruskin rejette parmi les fantômes du passé, était non moins « apparenté au futur » que Toscanini ne l'a été et que John Eliot Gardiner ne l'est aujourd'hui. En outre, Taruskin est d'une curieuse mauvaise grâce : il ne veut pas admettre que notre plus grande connaissance de l'interprétation et des instruments du passé peut avoir un effet bénéfique et d'autres résultats que d'engendrer un sens de supériorité injustifié.

Le rapport entre la Musique ancienne et le passé est vu dans une optique plus complexe par Robert Morgan, de l'Université de Yale. Les révolutions successives du style qu'a imposé le modernisme au cours du XXe siècle, de Schönberg et Stravinski à Karlheinz Stockhausen et Pierre Boulez ont donné non seulement au grand public, mais aussi à de nombreux musiciens professionnels, l'impression que le fil apparemment continu de la tradition qui va de Bach au présent est désormais rompu. Même les succès les plus indiscutés du modernisme ne sont pas encore profondément enracinés dans notre conscience musicale : il n'y a que quinze ans de cela, j'ai vu des abonnés au Philharmonique sortir bruyamment en protestant pendant les ravissantes mélodies de Post-card, d'Alban Berg. Ceux qui acceptent Stockhausen ou Philip Glass pensent généralement qu'ils n'ont pas de langage commun avec Mozart. Les oeuvres des XVIIIe et XIXe siècles sont devenues des pièces de musée que nous continuons d'aimer mais qui, pour nous, ne jouent plus un rôle actif dans la création de musique nouvelle. Comme l'observe Morgan : « Tout ceci laisse penser que le passé s'éloigne doucement de nous. Il ne nous appartient plus de l'interpréter comme nous le désirons, mais seulement de le reconstruire aussi fidèlement que possible. »

Pour Morgan comme pour Taruskin, l'exactitude historique est à la fois un produit du modernisme et une réaction à celui-ci : c'est un moyen de rendre le passé différent, de le rendre en même temps ancien et nouveau.

L'exactitude historique dans l'exécution est très importante pour Howard Mayer Brown, de l'Université de Chicago, qui retrace les grandes lignes de l'histoire des tentatives faites pour y parvenir. Son style est feutré, pour n'offenser personne, mais il aborde son sujet avec beaucoup de subtilité et de piquant. La nature de son scepticisme est bien illustrée par le titre de sa contribution : Préciosité ou Libération ? Il maintient avec drôlerie l'équilibre entre ces deux tendances du mouvement pour le renouveau de la Musique ancienne.

Brown est le seul auteur du recueil à percevoir la distinction fondamentale entre la musique qui exige une reconstitution du style d'exécution original, avec les instruments originaux, et celle qui se prête à la réinterprétation dans des styles et des sons différents.

« La vérité -- bien qu'il puisse sembler discutable de le dire maintenant -- est qu'il est plus acceptable de jouer Bach sur des instruments modernes que Rameau, car on peut soutenir que les sonorités authentiques et les techniques instrumentales anciennes sont moins importantes pour le premier que pour le second et que la nature essentielle de la musique de Bach peut donc très bien émerger d'une interprétation qui traduit l'original en termes modernes. Bref, on peut tout à fait défendre ce qui pourrait être décrit comme une approche libérale fumeuse de la question du répertoire. »

Il est rafraîchissant de s'écarter d'une vue monolithique de la musique, de se rappeler que la nature essentielle de la musique d'un compositeur donné n'est pas la même que celle d'un autre et que les possibilités de réalisation phonique seront plus variées chez l'un, et moins chez un autre. L'inconvénient de cette approche flexible, c'est qu'elle rend la vie difficile aux musiciens : il est bien plus commode de supposer qu'il n'y a qu'un son idéal pour chaque oeuvre musicale -- qu'il s'agisse du son que le compositeur a imaginé en écrivant ou de celui qu'allaient produire, ainsi qu'il le savait, les instruments et la pratique de son temps -- et que l'objectif de l'interprète responsable doit être de renoncer au plaisir de l'imagination et de faire de son mieux pour produire ce son idéal.

Ce qui passe largement inaperçu ou sous silence dans ces essais, c'est que la base du mouvement en faveur de la Musique ancienne -- esthétique et commercial -- c'est l'enregistrement. Seul Nicholas Kenyon semble remarquer, entre parenthèses, dans son introduction, qu'il y a là quelque chose d'intéressant : « Il y a certainement du piquant dans le fait, qui en dit long sur toute cette histoire d'"authenticité", que la plupart de ses produits prennent la forme extrêmement peu authentique d'enregistrements sans public qui rendent le même son chaque fois qu'on les passe. »

« La plupart de ses produits » ? Curieuse expression ! Le récent succès de la Musique ancienne a effectivement été stimulé, au départ, par l'industrie de l'enregistrement et, aujourd'hui encore, ce mouvement est largement soutenu par celle-ci.

La Musique ancienne a pris son essor quand elle a envahi le répertoire symphonique de Mozart et de Beethoven dans l'idée de le jouer avec les instruments originaux, tels qu'ils étaient avant que le manche des violons n'ait été rallongé pour augmenter la tension des cordes et que la puissance des instruments à vent n'ait été considérablement accrue. Le problème, c'est qu'il y a une vingtaine d'années de cela, peu de musiciens savaient jouer de ces instruments anciens, qui ont tendance à se désaccorder beaucoup plus vite que les modernes et à émettre toutes sortes de grognements, grincements et couacs entre des mains inexpérimentées. Le seul recours possible était la bande magnétique, qui pouvait être découpée en fragments de trente secondes afin que l'orchestre puisse se réaccorder à peu près toutes les 30 secondes et que les bruits les plus désagréables soient éliminés.

De nombreux musiciens sont désormais devenus des spécialistes de ces instruments anciens et ont même appris à les maintenir accordés plus longtemps, même s'ils ne tiennent pas tout à fait aussi bien que les instruments modernes. De toute façon, il a toujours été difficile de s'accorder et il ne faut pas croire que cela ne posait de problème à personne au XVIIIe siècle et avant. « Au début des concerts, écrivit Saint-Evrémond en 1684, nous observons la précision des accords ; rien ne nous échappe de toute la variété de ceux qui forment la douceur de l'harmonie ; mais au bout d'un moment, les instruments font un tintamarre ; la musique n'est plus, pour nos oreilles, qu'un bruit confus, qui ne permet plus de distinguer quoi que ce soit. » Même si les sons produits en public par les orchestres d'instruments anciens (ou des répliques de ceux-ci) sont maintenant plus convaincants, l'intérêt commercial de la Musique ancienne est largement limité aux disques.

La raison en est partiellement acoustique et partiellement économique. En effet, les instruments du XVIIIe siècle (à l'exception, bien entendu, des orgues) étaient essentiellement faits pour des salles qui pouvaient contenir quelques centaines de personnes. Dans les salles modernes typiques, d'une capacité de mille cinq cents à trois mille personnes, ils ont l'air d'émettre des sons inaudibles et grêles, et leurs nuances les plus subtiles se perdent dans l'espace. Bien entendu, on peut les amplifier, mais cela les modifie radicalement et, en pratique, homogénéise les nuances de ton. Si l'on amplifie le son d'un clavecin, par exemple, les nuances de registration sont gommées et des sonorités différentes commencent à paraître identiques. La modernisation de la fabrication d'instruments a d'ailleurs été largement inspirée par le développement des concerts publics et l'utilisation croissante de plus grandes salles.

L'enregistrement ne prend pratiquement pas en compte le volume sonore : les niveaux maximaux (et aussi minimaux) restent approximativement les mêmes pour tous les enregistrements, qu'il s'agisse d'un orchestre avec choeur de mille chanteurs ou d'un solo de flûte. Chaque fois qu'une station de radio passe l'enregistrement d'un morceau pour clavecin seul après celui d'une symphonie, je me précipite pour changer les réglages, parce que l'explosion de son du clavecin n'est pas seulement aussi forte que la symphonie, mais bien plus forte. En effet, la plage qui va des points les plus faibles aux plus forts est bien plus réduite avec un clavecin qu'avec un orchestre, et les ingénieurs du son règlent généralement leurs niveaux aussi haut que le permet leur système de reproduction, puisque cela donne la plus grande fidélité possible. Avec des microphones bien placés, trois violons peuvent sembler quatre fois plus nombreux et l'industrie de l'enregistrement permet à la Musique ancienne de rivaliser en puissance et en volume avec des orchestres plus traditionnels.

En public, en revanche, les orchestres historiques ne peuvent faire concurrence aux formations classiques que si les musiciens sont en nombre suffisant. On sait bien que Haendel réunissait quarante hautbois, autant de bassons et les autres instruments en conséquence, mais c'était évidemment pour des occasions spéciales et en plein air. Pourtant, lors d'un concert en salle, Mozart se plut à faire jouer sa Symphonie en ut majeur, K. 338, avec quarante violons, huit hautbois, huit bassons, douze contrebasses, etc. Ce qui grèverait irrémédiablement le budget de toute association de promotion de la Musique ancienne.

L'autre solution -- qui consiste à jouer dans des salles plus petites -- n'est pas viable économiquement, tout au moins pas sans subventions. Si, il y a un demi-siècle, un pianiste ou un quatuor à cordes pouvait gagner sa vie en jouant devant un public de cinq cents personnes, cette époque est désormais révolue. Les frais de déplacement et de publicité ont augmenté au-delà de toute hausse acceptable des prix des billets. Il faut payer plus de huit cents dollars, à New York, pour faire traverser la rue à un piano de concert pour l'amener de Steinway Hall à Carnegie Hall. Les orchestres symphoniques en place et les opéras ont des sources de financement régulières et, bien souvent, ils bénéficient par tradition de subventions de l'Etat. Les associations de promotion de la Musique ancienne, elles, sont encore plus ou moins en situation de hors-la-loi : elles dépendent de l'aide des compagnies de disques pour faire leur trou dans le grand marché du commerce de la musique classique.

Avec le succès de ses enregistrements, la Musique ancienne est devenue moins radicalement différente -- en toute objectivité, d'ailleurs, puisque la plus grande spécialisation, depuis quelques années, en matière d'utilisation d'instruments anciens, couplée au fait que grâce aux ingénieurs du son, un groupe de musique de chambre peut être pris pour un gros orchestre symphonique, a nettement rapproché l'interprétation de la Musique ancienne du son traditionnel. En fait, plus un orchestre de Musique ancienne se professionnalise, plus ce qu'il joue ressemble à de la musique traditionnelle ; en outre, les chefs d'orchestre de Musique ancienne les plus couronnés de succès -- Nikolaus Harnoncourt, Christopher Hogwood, Roger Norrington et John Eliot Gardiner -- ont pris de plus en plus d'engagements auprès de groupes symphoniques. Il faut désormais écouter bien attentivement un enregistrement d'un concerto grosso de Haendel ou d'une symphonie de Mozart pour savoir s'il s'agit d'une exécution sur des instruments anciens ou par un orchestre symphonique classique qui a emprunté certaines idées de l'exécution à l'ancienne au mouvement de la Musique ancienne. (En ce qui concerne l'influence bénéfique de la croisade pour l'authenticité sur l'exécution dans son ensemble, il n'y a aucun doute.) Mais dans les grandes salles, le public (qui ressemble, par là, à celui des concerts rock) doit souvent se fier à son souvenir de l'enregistrement.

Lorsque nous écoutons un disque, c'est généralement dans l'espoir d'entendre l'effet acoustique produit dans une grande salle de concert ; inversement, aux concerts de Musique ancienne, nous espérons retrouver l'effet que nous nous rappelons avoir perçu en écoutant le disque à la maison. C'est particulièrement vrai avec les pianos de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Dans un récent article publié dans ce journal (18 mai 1989) sur les concertos pour piano de Mozart, Joseph Kerman a longuement traité des enregistrements de Malcolm Bilson sur un piano du XVIIIe mais il n'a rien dit de ce que donnent ces concertos en public. Les qualités musicales de Bilson restent les mêmes, qu'il joue en public ou dans un studio d'enregistrement ; mais quand on joue sur des instruments de la fin du XVIIIe siècle (ou des répliques de ceux-ci), il est bien plus facile de faire ressortir le piano sur disque qu'en concert et d'éviter qu'il ne soit éclipsé par les autres instruments.

Le problème de l'équilibre entre le piano et l'orchestre se posait déjà au XVIIIe siècle. Les violons et les autres instruments à cordes étaient réduits à un par pupitre chaque fois qu'ils accompagnaient le piano. C'était là une pratique traditionnelle dérivée du concerto grosso baroque, dans lequel un petit groupe d'instruments solo était opposé à un orchestre 1. La véritable solution au problème de l'équilibre entre le piano et l'orchestre a été la fabrication de pianos plus gros et d'une plus grande intensité sonore.

Aucun autre instrument n'a changé aussi radicalement entre 1780 et 1850, et à partir de 1790, toute une variété d'instruments a fleuri sous le nom de pianoforte, fortepiano, ou Hammerflügel. Ils étaient plus limités dans le registre des graves et avaient un affaiblissement plus rapide que les instruments modernes, mais la différence entre un piano viennois et un piano anglais des années 1790 était bien plus grande que celle entre un Steinway et un Bösendorfer d'aujourd'hui, pour citer deux des instruments les plus couramment employés en concert. Du temps de Mozart, Beethoven et Liszt, la facture des pianos n'a cessé d'évoluer, en réaction à leur utilisation dans de plus grandes salles de concert et surtout aux exigences de la musique. Ils sont non seulement devenus plus gros et plus sonores, mais leurs claviers ont aussi gagné des graves et des aigus.

C'est une erreur courante que de croire qu'un compositeur n'écrit que pour l'instrument dont il dispose, et cette erreur a été à la base du dogme pur et dur de la Musique ancienne. D'une certaine façon, les compositeurs utilisaient les notes aiguës et graves supplémentaires avant même de les avoir, car leur existence est impliquée par la musique. Ainsi, il y a une fausse note irritante ou au contraire excitante dans le premier mouvement du premier Concerto pour piano de Beethoven, en fa naturel là où la mélodie demande de toute évidence un fa dièse. Mais ce fa dièse n'existait pas sur les pianos à l'époque où Beethoven a composé ce concerto ; il existait, en revanche, quelques années plus tard, quand il a écrit la plus intéressante de ses cadences pour cet instrument et utilisé ce nouveau registre. Nous savons que Beethoven lui-même aurait joué un fa dièse, de même qu'il annonça son intention de réviser ses oeuvres précédentes afin de tirer parti des possibilités nouvelles qui s'offraient. Pour la nouvelle esthétique de l'authenticité, ses intentions ont une importance négligeable : employer un instrument contemporain de l'oeuvre signifierait non seulement jouer une note manifestement fausse, mais même renoncer à la meilleure cadence.

Avec le son lourd des pianos de concert modernes dans les graves, il est très difficile, voire impossible, de rendre la sonorité légère et détachée qu'exigent bien des passages de Mozart et de Beethoven. Par ailleurs, l'affaiblissement rapide du son des anciens pianos ne leur aurait pas permis de tenir les longues notes mélodiques de Beethoven et Schubert, ce que même les instruments modernes font difficilement 2. Et nous ne disposons pas encore de l'instrument qui permettra de se conformer aux instructions de Beethoven, dans l'Opus 90, lorsqu'il demande un crescendo et un diminuendo successifs sur une même note soutenue.

Le bon sens voudrait que les instruments les mieux adaptés, quoique encore imparfaits, soient ceux dont la facture a été inspirée par la musique et non ceux que le compositeur a été obligé d'employer. Mais le désir d'authenticité est mû plus par l'idéalisme que par le bon sens. J'ai même entendu un pianiste qui, sur un Steinway moderne, jouait le fa naturel, quoique clairement faux, parce que c'est ce que Beethoven a écrit. Mieux vaut une fausse note authentique qu'une note juste mais non authentique. A l'époque de Beethoven, son public pouvait facilement voir que le fa naturel était la dernière note du clavier et, plein de bienveillance, fournir en imagination le dièse nécessaire. Si on peut la voir, la fausse note a alors quelque chose d'émouvant, mais c'est évidemment impossible dans le cas d'un enregistrement. Un des grands avantages de l'utilisation d'un ancien piano, c'est que le public peut apprécier le parti qu'Haydn, Mozart et Beethoven tiraient des limites inférieure et supérieure du clavier pour produire des passages d'une très grande puissance. L'aspect visuel de l'exécution sur des instruments anciens peut sembler trivial, mais l'effet dramatique obtenu en frappant la note la plus élevée ou la plus basse du clavier était une partie essentielle de la structure musicale ; or il ne peut être obtenu ni sur un instrument moderne ni par enregistrement d'un instrument ancien.

L'alliance forcée de la Musique ancienne et de l'industrie du disque n'est pas si insolite que cela, car elles ont une affinité naturelle. En effet, l'enregistrement fixe le son d'une exécution unique et permet de la reproduire, tandis que la Musique ancienne essaie de retrouver le son original d'une oeuvre musicale et de le reproduire. Tous deux sont d'admirables entreprises entachées de ce qui peut sembler être de petits défauts. Mais quand ils se combinent, ces défauts ont un effet pernicieux, qui est doublement dangereux parce que largement inconscient : dans les deux cas, une oeuvre de musique est réduite à son aspect purement phonique, abstraite de toutes ses fonctions sociales, de toute interaction avec le reste de la culture ; tout ceci avec l'innocente conviction que rien d'essentiel n'est perdu au cours de cette opération d'abstraction et sans grande idée de la profondeur de la modification opérée sur la nature de la musique.

Faire de son mieux pour savoir comment un compositeur imaginait le son de sa musique et pour l'obtenir en la jouant, voilà un programme tout à fait simple et raisonnable ! Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il en attire plus d'un. Ce qui l'est, en revanche, c'est que presque personne n'y ait pensé plus tôt.

Certes, on s'est demandé comment un compositeur jouait ses propres oeuvres : Czerny et Schindler ont raconté, avec plus ou moins d'exactitude, comment Beethoven jouait et transmettait ses idées du style et de l'exécution. Mais aucun des deux n'a jamais suggéré que nous en revenions aux instruments dont disposait Beethoven quand il a écrit ses oeuvres -- de même que vers la fin de sa vie, Beethoven aurait trouvé incompréhensible que l'on recommandât de revenir aux pianos de 1790 pour jouer ses premières sonates plutôt que d'utiliser les instruments plus puissants qui ont existé après 1815. L'intensité sonore des pianos avait changé, mais aussi et surtout la qualité de leur sonorité.

Czerny a raconté non seulement comment Beethoven jouait ses oeuvres à lui, mais aussi comment il jouait le Clavecin bien tempéré de Bach. Il ne pensait pas que Beethoven jouât ses sonates et concertos d'une façon plus authentique, mais avec plus d'autorité -- avant tout parce qu'il jouait mieux, de même qu'il estimait que Beethoven jouait Bach mieux que les autres.

Cette apparente indifférence au son véritable d'un morceau ancien (ou tout au moins à certains aspects du son original) allait de pair, lors de sa première exécution, avec l'étude de détails particuliers du style original, et cette double caractéristique fait partie intégrante de la musique occidentale depuis le XVIIIe siècle. Elle est même plus profondément enracinée dans cette tradition que ne le suggère Robert Morgan quand il affirme que c'est la vieille idée d'un langage musical vivant et ininterrompu depuis le passé jusqu'au présent qui nous a permis de traduire le son du passé dans les nouveaux sons des instruments contemporains. Elle est aussi née de l'idée fondamentale que la composition musicale est partiellement détachée de la réalisation phonique.

Quand Bach a transcrit son Concerto pour clavecin en mineur pour choeur et orgue, il n'a essayé ni de préserver certaines des qualités sonores originales ni de donner à cette oeuvre un caractère plus adapté au choeur ou à l'orgue. Il s'est contenté de réécrire un ensemble abstrait de tons et de rythmes en l'adaptant à un son différent. Certes, il a supprimé les ornements au clavier de la ligne mélodique du mouvement lent, mais on considérait justement que l'ornementation faisait partie non de la composition, mais de la réalisation du son des notes, et elle était souvent laissée entièrement au gré de l'interprète. (Si les choeurs de Bach étaient exécutés avec un seul chanteur par voix, comme l'a instamment demandé Joshua Rifkin, une partie de l'ornementation aurait pu être rétablie.) En fait, Bach irritait ses contemporains en écrivant les ornementations, ce qui limitait l'appel à l'imagination des interprètes.

Quand Mozart a arrangé sa Sérénade pour instruments à vent en ut mineur K. 384a pour quintette à cordes (K. 516b), il a seulement cherché à permettre à cinq instruments à cordes d'exécuter les notes originalement destinées à huit instruments à vent. Les considérations relatives au son véritable n'ont pas beaucoup pesé dans cet arrangement. De même, lorsque Beethoven a arrangé son Concerto pour violon en concerto pour piano et orchestre (ce qui présentait un intérêt financier pour lui mais, exception faite de la cadence, aucun intérêt musical pour qui que ce soit), il a transposé la partie du violon pour la main droite du pianiste, la gauche se bornant à assurer le soutien harmonique. L'idée de rendre cette oeuvre pianistique ne l'a pas effleuré et il n'a pas non plus essayé de trouver un moyen d'obtenir au piano une sonorité de violon.

Cela ne signifie pas que les compositeurs se moquaient du son de leur musique, mais que composition et réalisation étaient deux choses différentes, et que si la composition était plus ou moins fixe, en revanche, la réalisation était plus ou moins ouverte. La Symphonie en sol mineur de Mozart, K. 550, existe en deux versions, dont une sans clarinettes, ça n'en est pas moins la même composition. Il est certain que Mozart préférait la version avec clarinettes, puisqu'il les a utilisées ailleurs quand il a pu. A l'origine, le Concerto pour clarinettes avait été écrit pour cor de basset et la structure de la partie solo était tout à fait détaillée -- sa retranscription pour clarinettes n'a entraîné aucune recomposition. Il est donc clair que pour Mozart comme pour Beethoven, composer ne voulait pas dire fixer d'avance tous les aspects du son.

Mais au milieu du XIXe, les choses ont radicalement changé. Ainsi quand, en 1838, Liszt a arrangé les Caprices de Paganini pour piano, il a non seulement repensé la musique pour qu'elle ait l'air merveilleusement faite pour le piano, mais il a aussi réécrit les Caprices pour que le piano sonne comme un violon et pour reproduire des effets comme le spiccato et le pizzicato au clavier. D'autres compositeurs (Scarlatti, Haendel et J. -S. Bach, par exemple) avaient déjà imité le cor, la trompette, les timbales et la guitare au clavier, mais seulement dans des oeuvres originales : leurs transcriptions d'autres instruments ne cherchaient jamais à évoquer le son original. Liszt, lui, dans ses transcriptions des symphonies de Beethoven, fit preuve d'une incroyable ingéniosité en matière d'imitation des instruments d'origine au piano. Toute sa vie, il a également réécrit sa propre musique : si les deux versions de la Symphonie en sol mineur de Mozart sont le même morceau dans deux sonorités différentes, on ne peut en dire autant des multiples versions de Liszt, il y a presque autant de différence entre ses deux versions pour piano du Sonnet de Pétrarque 104 qu'entre des oeuvres distinctes. Pour Liszt, la réalisation -- autrement dit, le son réel -- devenait une facette plus essentielle de la composition.

Entre le XVIIIe siècle et maintenant, bon nombre des aspects de la réalisation qui étaient laissés au gré des interprètes (guidés par le mode d'exécution relativement souple, mais jamais complètement libre, de leur époque) ont été peu à peu intégrés à la composition. Ainsi, dans le cas de l'oeuvre de Beethoven, les formes d'ornementation traditionnelles -- trilles, notes d'agrément -- ont été incorporées dans la structure musicale de base ; elles font désormais partie des motifs de l'oeuvre, et l'interprète n'a rien à y ajouter (on sait que Beethoven faisait une scène si un interprète osait ajouter quelques trilles).

Mais même ce qui pouvait paraître passer pour des aspects triviaux de la réalisation a pu paraître essentiel, ultérieurement, à la composition musicale du XIXe siècle. Quand Brahms a transcrit pour piano la Chaconne pour violon seul de Bach, il l'a écrite pour la main gauche seule, en partie comme un exercice pour les doigts et en partie, ainsi qu'il l'a avoué, parce que quand il la jouait, cela lui donnait l'impression d'être violoniste, puisque tous les tons étaient déterminés par sa main gauche. Le son d'un instrument est devenu un élément essentiel de la composition, mais l'expérience physique de l'exécution aussi. Dans le Caprice en sol mineur de Paganini transcrit par Liszt, la mélodie principale démarre elle aussi, et pour la même raison, avec la main gauche seule. De même que les défenseurs de la Musique ancienne, Brahms et Liszt ont essayé de préserver une partie de l'expérience originale de l'oeuvre qui aurait précédemment été considérée comme marginale. En fait, Brahms est le véritable précurseur du mouvement de promotion de la Musique ancienne : quand il a édité les oeuvres de Couperin, il a absolument voulu utiliser toutes les anciennes clés, dont la lecture était très difficile pour les musiciens de l'époque, et seul le refus de son coéditeur, Chrysander, l'en a empêché. Brahms voulait que le texte ait l'air archaïque, ce qui est pratiquement synonyme de produire un son archaïque.

La concentration des défenseurs de la Musique ancienne sur le son que le compositeur a probablement entendu plutôt que sur le son que, d'après ses dires, il aurait aimé entendre, est un gigantesque pas en avant, mais c'est en même temps un pas en arrière presque aussi grand. C'est un progrès énorme en ce sens que chaque compositeur écrit en grande partie en pensant à l'exécution qu'il obtiendra, même s'il n'aime pas du tout le mode d'exécution de son époque, ni les interprètes et les instruments à sa disposition. On ne peut comprendre la notation de la musique qu'en se référant à la façon dont elle était jouée ; et les connaissances qui ont été acquises, depuis deux décennies, en matière de musique ancienne et d'utilisation des instruments du passé pour lesquels elle était écrite, ont été une aubaine tant pour les musiciens que pour les chercheurs.

Mais le mouvement en faveur de l'authenticité est aussi une régression en ce sens que beaucoup de compositeurs écrivent en partie en espérant une exécution idéale, qui transcenderait les moyens de misère et la pratique dégénérée avec lesquels ils doivent transiger. De nouvelles façons d'écrire engendrent de nouvelles façons de jouer, et les compositeurs ne se rendent souvent pas compte du fait que la musique qu'ils viennent de jeter sur le papier exige un nouveau style d'exécution. Si l'on pouvait réentendre Mozart jouant son propre Concerto en mineur, K. 466, et Beethoven interprétant cette même oeuvre (on sait qu'il l'a jouée et qu'il a écrit pour elle un ensemble de cadences étonnamment innovatrices), laquelle de ces deux interprétations nous semblerait dévoiler le mieux le caractère et l'originalité de ce concerto ?

Pourtant, certains des plus éminents praticiens de la Musique ancienne ont ouvertement adopté une politique qui consiste à oublier toute évolution de l'exécution après Bach ou Haydn, voire qui ils jouent. Walter Benjamin avait raison de voir l'origine de ce genre de point de vue historique dans la mélancolie et l'amertume, car il résulte d'un rejet du monde contemporain. Pour bien des partisans de la Musique ancienne, l'aliénation a été triple rejet de la musique d'avant-garde, de l'interprétation traditionnelle des classiques et des conditions de la vie de musiciens professionnels 3. Pas plus tard qu'en 1950, un grand nombre des partisans les plus radicaux de l'authenticité étaient des musiciens amateurs pour qui la Musique ancienne faisait partie d'un style de vie qui incluait jouer de la flûte à bec, manger des produits naturels et faire ses propres vêtements. Maintenant, ce mouvement est devenu tout à fait professionnel et profitable, mais il n'a pas totalement abandonné les préjugés contre le monde moderne qui le caractérisaient.

Une bonne partie de ces préjugés étaient, et sont encore, justifiables. En effet, les aspects traditionnels de toutes les interprétations classiques de la musique de Bach à Debussy -- l'insistance habituelle sur la production d'un son beau ou expressif, par exemple, même quand ce type de beauté ou d'expressivité ne convient pas forcément à la musique qui est jouée -- peuvent devenir repoussants et doublement choquants lorsque les interprètes sont des musiciens accomplis. Quand on réalise à quel point même la plus belle interprétation est mécanique, et non spontanée, il suffit d'une sensibilité modérément raffinée ou altérée pour se rendre compte qu'il n'y a pas une grande différence entre des artistes aussi opposés que Toscanini et Furtwängler. L'impulsion qui a sous-tendu la Musique ancienne, à l'origine, était un désir de renouveau complet. Néanmoins, ceux qui refusent d'accepter que Bach, par exemple, a été tantôt bien interprété et tantôt mal interprété au fil du temps, et de voir que son oeuvre portait son avenir en germe, se coupent tristement de la vraie vie de la musique. La recherche de l'authenticité doit souvent, par force, se contenter de la compréhension d'une musique qu'en avaient les contemporains de son compositeur, ce qui revient parfois à perpétuer des conceptions erronées que deux siècles de musique ont rendues désuètes.

Ce qu'il y a de triste, dans l'authenticité, c'est que son intérêt théorique et idéaliste pour le son musical tel qu'il était isole la musique et son exécution de la vie dont elles faisaient, ou font, partie. Même la conception que se font du son original d'une oeuvre de nombreux praticiens de la Musique ancienne est erronée. Ainsi, quand on a su que de leur temps, les Symphonies de Haydn et Mozart étaient dirigées par un pianiste qui jouait le tissu harmonique pour maintenir ensemble les instruments de l'orchestre, il est sorti une série d'enregistrements dans lesquels on entendait un piano ou un clavecin importun en arrière-plan, ce qui allait quelquefois jusqu'à gâcher les moments délicatement austères et sobres du contrepoint à deux voix de Haydn. (Tout prouve qu'au XVIIIe le piano ou clavecin orchestral était entendu essentiellement par l'orchestre ; il était pratiquement inaudible par le public et fut abandonné, pour cause d'inutilité, dès que l'on trouva un meilleur moyen de battre la mesure.)

En revanche, à ma connaissance, personne n'a fait revivre la pratique française du XVIIIe siècle qui consistait, dans les opéras, à maintenir la synchronisation entre l'orchestre et les chanteurs en frappant de grands coups au sol avec une perche. Certes, on regrettait déjà, à cette époque, que cela détournât l'attention dans les passages doux, et cela ne faisait pas vraiment partie de la musique, mais c'était certainement un élément de l'expérience auditive qui était moins fortuit que le grondement du métro sous Carnegie Hall ou le gémissement d'un avion lors des concerts en plein air. Un bon coup au début de chaque mesure devait ajouter de la clarté, voire créer une légère excitation rythmique.

Ce qui est plus grave, c'est le refus de tenir compte de l'incidence des circonstances sociales sur les styles d'exécution, et même les instruments ; il ne s'agit pas de la taille de la salle, mais du caractère du public, de ses intérêts et de ses raisons d'être là. Commençons par le degré zéro de la question, c'est-à-dire l'absence de public, autrement dit, la musique qui n'est pas destinée à des spectacles publics ou semi-publics. Cela inclut deux des plus grands chefs-d'oeuvre du XVIIIe siècle, le Clavecin bien tempéré et l'Art de la fugue de Bach, qui étaient des oeuvres éducatives.

Il convient d'établir une distinction fondamentale, dans la production de Bach, entre les oeuvres publiques et privées -- ou, mieux, entre la musique destinée à être jouée pour soi-même et un ou deux élèves ou amis et celle qui était destinée à être jouée pour d'autres gens. Les Toccatas et Fugues pour orgue sont publiques, puisqu'elles étaient faites pour être jouées à l'église ; ce sont, chez Bach, les oeuvres qui s'approchent le plus des compositions pour les salles de concert modernes, car leur fonction liturgique n'en était qu'un aspect secondaire. Leur interprétation en public n'a jamais été un problème. Avec l'Art de la fugue ou le Clavecin bien tempéré, en revanche, c'est autre chose : ces deux oeuvres étaient destinées à être jouées en privé à deux mains sur un clavier -- celui que l'on avait chez soi, clavecin, clavicorde, petit orgue portatif ou un des tout premiers pianos. (Bach s'est intéressé aux premiers pianos et en a même vendus.)

Mozart, qui arrangea certaines fugues de ces deux oeuvres éducatives pour trio et quatuor à cordes afin de les faire connaître, vers 1780, à l'occasion de spectacles semi-publics, affirma que les fugues doivent toujours être jouées lentement ou modérément vite, sous peine de ne pas entendre les entrées du thème dans les différentes voix. C'est là une préoccupation qui ne serait pas venue à l'esprit de Bach et qui montre à quel point le passage de la musique privée à la musique publique a entraîné des modifications radicales de l'exécution trente ans seulement après la mort du compositeur. Dans les fugues de Bach pour orgue destinées au public, les entrées du thème s'entendent facilement et sont marquées par un effet dramatique, alors que dans ses oeuvres privées, le thème est souvent caché, déguisé, sa première note étant liée à la dernière note de la phrase précédente. L'interprète de ces fugues éducatives n'avait pas à mettre le thème en relief : il l'entendait, puisqu'il savait où il était et le sentait dans ses doigts. Et s'il permettait à un élève ou un ami de l'écouter jouer cette oeuvre tous deux lisaient la partition, ce qui fait qu'il n'était pas nécessaire, pour l'interprète, de mettre en lumière ou d'accentuer les différentes apparitions du thème.

Le jour où le Clavecin bien tempéré fut joué pour un groupe de gens, petit ou grand, cette intelligibilité élémentaire disparut. Les premières présentations publiques ou semi-publiques du Clavecin bien tempéré dont j'aie entendu parler ont eu lieu après 1780 ; il était joué soit par un ensemble à cordes, soit au piano. Il devint alors impératif de permettre au public de percevoir ce qui se passait au cours de la fugue, de lui donner une idée du développement des voix individuelles et de lui faire situer le thème. De ce point de vue, l'esthétique du mouvement pour la Musique ancienne ne peut pas nous aider, car ce que le compositeur désirait ou espérait obtenir n'est d'aucune aide, à moins que l'on n'ait aucun scrupule à laisser le public dans l'obscurité.

Désormais, la bonne question est la suivante : quel instrument révélera le mieux au public la conception originelle de Bach ? Il est clair que le piano se prête mieux à une légère mise en relief des détails que le clavecin ou l'orgue (n'oublions pas que du temps de Bach, on aurait rarement changé de registre ou utilisé plus d'un clavier pour jouer ces fugues privées), et le clavicorde, qui peut produire des nuances dynamiques, est trop doux pour les grandes fugues, même enregistrées (à moins de tourner le bouton pour obtenir un volume sonore non authentique).

Il est vrai que lorsqu'ils jouent ces fugues autrefois privées, les clavecinistes d'aujourd'hui exercent leur ingéniosité pour faire ressortir les entrées du thème. Dans une attaque contre Edward Cone, qui avait affirmé que ni le clavecin ni l'orgue ne pouvaient produire une « accentuation appliquée », Taruskin fait remarquer que « les clavecinistes et les organistes [...] ont sué sang et eau pour réussir à réfuter [cette thèse] ». C'est que le sang et l'eau sont bien nécessaires : chaque fois que j'ai entendu le Clavecin bien tempéré au clavecin, l'interprète a dû faire une série d'acrobaties stylistiques pour rendre cette musique véritablement publique. Sait-on si une fugue a jamais été jouée de la sorte au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, ou y a-t-il la moindre raison de le croire ? Mais interpréter cette musique en public comme si elle était encore privée est non seulement suicidaire, mais aussi psychologiquement impossible (la formation actuelle des musiciens professionnels est orientée vers la présentation publique dans de grandes salles).

Pourtant, la plupart d'entre nous avons entendu des pianistes qui adoptaient le fameux style d'exécution des fugues faisant ressortir la mélodie au détriment de tout le reste -- la façon classique de jouer Bach au piano, qui est encore encouragée dans tous les conservatoires. Or dans une fugue, ce n'est pas le thème qui est fascinant, mais sa combinaison avec les autres voix pour produire une sonorité homogène. L'idéal reste de jouer ces fugues au clavecin pour soi-même, de voir les voix séparées sur la partition et de les entendre se fondre en un tout harmonieux. En public, la meilleure interprétation que j'aie jamais entendue a été, au piano, celle du Prélude et Fugue en ut mineur du Livre II du Clavecin bien tempéré par Solomon ; c'était dans l'immensité de la salle Pleyel, à Paris ; l'effet de transparence donnait l'impression que Solomon ne mettait rien en relief, alors qu'il déplaçait délicatement notre attention d'une voix à une autre, ce qui donnait un résultat profondément émouvant.

Non seulement personne ne joue jamais cette musique privée telle qu'elle l'aurait été du temps du compositeur, même le plus ardent partisan de l'authenticité, mais c'est aussi un idéal qui n'est ni réalisable ni souhaitable. Et quand nous en venons à la musique semi-privée de Mozart, Beethoven et Schubert, écrite pour être jouée devant de petites assemblées, bien souvent dans des demeures privées, cet idéal d'authenticité est encore plus perfide, car on est moins conscient des déformations que l'on opère. On se rend également compte que l'authenticité telle que la voit Tomlinson, c'est-à-dire comme une reconstruction du moment historique où l'oeuvre musicale a été créée, donne des résultats d'une ambiguïté totale, tant sur le plan de l'exécution que de la compréhension de la musique.

Peut-être plus que toute autre ville, Vienne a eu une tradition musicale semi-privée très active, en vertu de laquelle une vingtaine ou une trentaine d'amis ou invités se réunissaient régulièrement. C'est ainsi que la majorité des oeuvres de chambre, des sonates pour piano et des mélodies ont été portées à la connaissance des gens. Les sonates pour piano de Beethoven, par exemple, ne sont pas des oeuvres totalement publiques : seules deux d'entre elles, sur trente-deux, ont été jouées en concert public à Vienne de son vivant, alors que tous ses quatuors à cordes l'ont été. Si la mythologie actuelle veut que le quatuor à cordes, de nature intimiste, ait été écrit pour le plaisir des interprètes et d'une poignée de connaisseurs, il est encore plus clair que les sonates pour piano de Beethoven et Schubert ont été écrites en vue de représentations semi-privées.

La force de cette tradition est largement négligée de nos jours, et nous évaluons mal l'influence qu'elle a eu sur les oeuvres créées dans cet esprit. Cela n'a pas grande importance dans le cas de Beethoven, qui était un brillant et célèbre pianiste de concert. Il avait une très grande expérience de la représentation publique, avec ses symphonies et ses concertos ; et plusieurs de ses sonates (la Waldstein, pour piano, et la Kreutzer, pour violon et piano) sont clairement des morceaux de concert. La plupart de ses sonates sont jouables sans problème dans les salles de concert modernes, mais on peut cependant se rendre compte, pour beaucoup d'entre elles, qu'elles n'étaient pas destinées à un grand public : ainsi, le soudain retour en douceur d'un tempo strict, dans les toutes dernières secondes de l'Opus 90, est tout à fait poétique, mais peut paraître presque trop sobre, et les pianistes résistent rarement à la tentation d'allonger la note finale, normalement très brève, afin de faire plus d'effet.

Schubert, en revanche, n'était qu'un médiocre pianiste, et peu de ses oeuvres ont été jouées en public de son temps ; il était vraiment dans son élément avec un petit groupe d'amis qui venaient écouter ses chants et sa musique de chambre. En des occasions relativement informelles, l'attention peut être aussi vive qu'en concert public, mais elle est attirée et maintenue différemment : des nuances subtiles sont plus frappantes, une uniformité presque hypnotique de la texture est plus efficace, et les grands moments peuvent surgir par surprise, sans être préparés aussi longtemps à l'avance. Les aspects du style de Schubert qui sont particulièrement bien adaptés à ce cadre semi-privé ont été indiqués dans un intéressant article publié l'année dernière dans ces pages et signé du distingué pianiste Alfred Brendel, ainsi que dans sa controverse ultérieure avec Walter Frisch, de l'Université de Columbia, sur les indications schubertiennes de répétition des longues expositions de ses sonates 4.

Brendel, dont le point de vue est partiellement déterminé par son projet de jouer les trois dernières sonates de Schubert au même programme, cite la remarque d'Antonin Dvorak au sujet de la longueur des symphonies de Schubert : « Si les réexpositions sont omises, ce que j'approuve pleinement et qui n'est généralement pas fait, elles ne sont pas trop longues. » Brendel ajoute que lors d'un concert, Brahms supprima la réexposition dans la Deuxième Symphonie ; il expliquait alors : « Autrefois, quand cette oeuvre était nouvelle pour le public, cette répétition était nécessaire ; mais aujourd'hui, elle est si connue que je peux la supprimer. »

Dans les sonates, les symphonies et les quatuors, de Haydn à Beethoven, ce n'est pas pour que le public se familiarise avec l'oeuvre que les expositions étaient répétées, mais pour des raisons de proportions et d'équilibre harmonique : l'exposition établissait la tension harmonique de base de l'oeuvre, et elle était généralement bien moins complexe et bien moins chromatique que le développement qui suivait. A la fin de sa vie, Haydn avait fait des expériences d'omission des réexpositions, et Beethoven n'avait pas tardé à les poursuivre, mais Schubert, lui, était résolument conservateur : l'indication de réexposition n'est pas omise une seule fois.

Les remarques de Brahms et Dvorak ont été faites un demi-siècle après la mort de Schubert, alors que ce sens de la proportion avait largement disparu et était devenu une convention démodée ; mais du temps de Schubert, ce processus était à peine amorcé. Ce qui est plus intéressant pour nous, c'est que Brahms et Dvorak parlaient tous deux du genre public de la symphonie et envisageaient la question des réexpositions sous l'angle des réactions du public. La tolérance d'un petit groupe d'auditeurs privé est cependant bien plus grande que celle d'une foule. Un petit groupe d'amis supportera une longue oeuvre avec plus de stoïcisme et de courtoisie. Moriz Rosenthal a raconté qu'un jour à Vienne, après le dîner, Ferruccio Busoni s'est laissé convaincre de se mettre au piano ; il s'est alors assis devant l'instrument et a joué les cinq dernières sonates de Beethoven d'affilée. (« Le repas avait été très lourd », commenta Rosenthal.)

Dans sa lettre, Walter Frisch a protesté que les indications des réexpositions des deux dernières sonates contiennent des éléments étrangers à l'exposition et fait remarquer que le public de Brendel serait bien content de passer en sa compagnie la demi-heure que les réexpositions ajouteraient au programme. Brendel a répondu en condamnant les nouveaux éléments de la première fin de l'exposition de la Sonate en si bémol majeur : il s'est élevé contre « le nouveau rythme syncopé et saccadé » et contre le trille fortissimo, qui « ailleurs dans le mouvement [demeure] lointain et mystérieux », et il pense que « sa furieuse explosion dynamique prive la grandiose montée dynamique du développement de sa singularité ». Il est vrai que ces mesures sont violentes et contiennent les indications dynamiques les plus brutales de toute I'oeuvre. Elles éclatent à l'improviste, ce qui rend cette sonate difficile à jouer de façon convaincante dans une salle de récital moderne.

Le point de vue de Brendel ne peut être jugé que par rapport à ses idées sur la marque molto moderato du mouvement d'ouverture. En effet, selon lui, elle correspond à « un allegretto pas trop traînant », et il attaque la conception récente du molto moderato comme un passage très lent : « Alors que certains de nos aînés jouaient le premier mouvement de la Sonate en si bémol comme un alla breve presque nerveux, à 2/2, maintenant, dans des cas extrêmes, il est joué à la croche, en y ajoutant la réexposition pour faire bonne mesure. »

La plupart des musiciens avec lesquels j'ai discuté ont pensé, à tort ou à raison, que la cible visée par Brendel est Sviatoslav Richter. Et il est vrai que c'est un cas extrême : l'interprétation de Richter est bien connue pour son tempo du premier mouvement, qui le fait durer près d'une demi-heure. Comme on s'en rend compte en l'écoutant sur disque, le tempo est peut-être d'une lenteur contrariante, mais l'interprétation est un véritable tour de force, car l'attention des auditeurs ne se relâche pas un seul instant.

Mais il y a des choses que l'enregistrement ne dit pas : c'est qu'il est arrivé à Richter, quand il a joué cette oeuvre dans une grande salle, de fermer le piano -- non pas à moitié, comme pour accompagner un chanteur, mais complètement, en rabattant le couvercle sur les cordes et la table d'harmonie, pour la rendre nettement moins éclatante et en réduire considérablement l'intensité sonore. Il est clair que l'idée que Richter se fait de la musique a été tout aussi conditionnée que celle de Brendel par l'essor des concerts, mais qu'il a aussi été contaminé, dans une certaine mesure, par l'idéologie de la Musique ancienne, même s'il n'est pas resté prisonnier de ses limites et a essayé de reproduire un son ancien dans une salle moderne : il tente de créer à grande échelle l'illusion du cadre intimiste pour lequel la sonate de Schubert a été conçue et d'adapter cette atmosphère à un public de deux mille personnes ou plus.

La Sonate en si bémol majeur est souvent considérée comme la plus grande oeuvre de Schubert pour le piano, même si son premier mouvement a posé de gros problèmes. Donald Francis Tovey, qui l'adorait pratiquement d'un bout à l'autre, a dit de l'exposition qu'elle glisse « du sublime au pittoresque puis, après un passage gracieux, du pittoresque à une frivolité volubile ». La difficulté réside dans la recherche d'une adaptation de cette oeuvre aux exigences des concerts modernes, pour la faire passer. La plupart des pianistes optent pour un tempo relativement enlevé qui donne effectivement à la dernière partie de l'exposition un caractère gracieux et volubile, et ils abrègent le premier mouvement, soit en coupant les phrases répétitives, comme le faisait Harold Bauer, soit, à l'instar de Brendel, en omettant la réexposition.

C'est pourtant son ampleur sans pareille, dans le calme, voire la placidité, qui confère à ce passage son extrême lyrisme. C'est le seul mouvement de sonate jamais écrit qui maintienne aussi longtemps un tel lyrisme, et c'est à la fois son intensité et sa longueur qui le rendent difficile à jouer devant un public nombreux. Contrairement aux mouvements d'ouverture des deux autres sonates tardives de Schubert, celui-ci est dénué de démonstration technique, de virtuosité apparente. Les seules difficultés techniques consistent à soutenir le phrasé et à équilibrer les nuances subtiles réclamées par la structure : curieusement, plus de la moitié de l'exposition se joue dans les limites du pianissimo. Mais à la fin de l'exposition, il se produit une rupture et la musique éclate sans avertissement en forte et fortissimo ; la plus terrible de ces explosions est réservée à la première conclusion sujette à controverse.

A l'origine, ces mesures n'étaient pas une conclusion, mais faisaient partie de l'exposition qui, d'après la première version, doit être jouée deux fois. C'est la seconde exécution que Schubert a revue ; il a remplacé une transition pianissimo magique par un changement harmonique des plus osés, prenant le genre de liberté qui lui a valu les reproches des critiques tout au long de sa vie. L'explosion dynamique de la première conclusion et le scandale harmonique de la seconde se complètent et l'effet merveilleusement poétique du retour du thème initial inspiré après le trille tonitruant de la première conclusion a pour pendant le retour du thème d'ouverture après la fin du développement, le long trille apparaissant alors deux fois pianissimo.

La création de cette sonate a pu être influencée par le cadre intime auquel elle était destinée, et son ampleur tranquille, son absence de démonstration et sa soudaine violence sont plus faciles à rendre dans ces conditions, niais la sonate n'est cependant pas toute dans celles-ci. je ne sais si elle a jamais été jouée à Vienne avant d'être publiée dix ans après la mort de Schubert, mais cela aurait détruit la Gemütlichkeit à la Biedermeier des soirées musicales semi-privées, tout comme les chansons du Winterreise mettaient les amis de Schubert mal à l'aise. De nos jours, une exécution authentique est une absurdité. L'enregistrement sur un pianoforte du temps de Schubert n'ajouterait pas grand-chose à notre réception de l'oeuvre. On peut aussi soutenir que l'approche pratique et moderne de concertiste de Brendel déforme moins la musique que l'illusion théâtrale d'intimité que Richter veut donner dans une grande salle. De même que cette sonate aurait explosé hors du cadre du concert semi-privé, dans une salle de concert moderne, même si elle doit être jouée d'une façon que Schubert n'attrait jamais imaginé, le brio et l'effet dramatique traditionnellement liés au récital semblent désormais déplacés. De nos jours, toute exécution est une traduction ; mais une reconstruction du son original est la traduction la plus trompeuse qui soit parce qu'elle se veut l'original alors que le sens des sons anciens a irrévocablement changé.

Le style d'une représentation peut être affecté par des aspects pratiques qui, a priori, semblent n'avoir rien à voir dans l'affaire. Ainsi, sir Charles Mackerras m'a raconté qu'il est largement prouvé qu'au début du XIXe Siècle les trois premiers mouvements d'une symphonie de Mozart ou de Beethoven étaient le plus souvent joués un peu plus vite, et le dernier mouvement un peu plus lentement, qu'à l'heure actuelle. Cela se comprend facilement si l'on pense qu'à l'époque, le public applaudissait et acclamait les musiciens après chaque mouvement (les contraignant souvent à bisser le mouvement lent), et pas seulement à la fin de la symphonie, ce qui fait qu'ils n'avaient pas à en rajouter dans le finale pour avoir droit à leur part d'applaudissements. Pour qu'un rétablissement authentique des tempi originaux ait un sens, il faudrait que nous encouragions le public à se manifester entre les mouvements (en lui montrant un panneau « Applaudissez ! », peut-être ?) ; mais la tradition moderne qui consiste à laisser les acclamations pour la fin est un hommage justifié à l'unité et l'intégrité que nous percevons maintenant dans une symphonie en tant que tout. Un rétablissement irréfléchi des tempi originaux n'est pas un projet totalement rationnel, et si les enregistrements ne deviennent jamais non plus la mimésis d'une représentation, mais l'expérience musicale normale, nos concepts d'excitation et d'intensité musicales auront changé et modifieront encore une fois nos idées du tempo.

Il ne fait aucun doute que, selon moi, la philosophie fondamentale du mouvement de promotion de la Musique ancienne est indéfendable, surtout par sa volonté d'abstraire le son original de tout ce qui lui donnait une signification. Le son authentique n'est pas seulement insuffisant, comme la plupart des gens l'admettraient, et ce n'est pas non plus seulement une notion fréquemment illusoire, comme beaucoup de gens s'en rendent désormais compte ; c'est parfois un désastre total. Car le son est lié à la fonction : ainsi, le Concerto pour clavecin de Bach est devenu un concerto pour orgue, choeur et orchestre quand il a été joué pendant un service religieux.

Il reste vrai que le mouvement en faveur de la Musique ancienne a été et est encore formidablement bénéfique. En effet, il nous a fait voir à quel point les exigences de la vie de concertiste sont pesantes : elles nous obligent à jouer Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Brahms, Debussy et Boulez avec les mêmes instruments et le même genre de son, ce qui, d'un point de vue rationnel, est insensé, même si les solutions faciles des adeptes de la Musique ancienne sont tout aussi curieuses, quand elles ne sont pas plus pesantes. Ce mouvement a dévoilé l'uniformité réductrice de l'univers actuel des concerts, dans lequel nous trouvons le même phrasé pour Mozart et Beethoven, le même vibrato pour Mendelssohn et Tchaïkovski, le même emploi des pédales pour Beethoven et Chopin. Mais il a aussi produit des merveilles, du travail de Roger Norrington sur Beethoven à la reconception de Monteverdi par John Eliot Gardiner en passant par les interprétations des symphonies de Mozart et de Schubert par sir Charles Mackerras.

On pourrait dire que ces succès ont été obtenus en dépit de la philosophie, mais ce ne serait pas vrai. C'est en prenant au sérieux l'idéal indéfendable de l'authenticité que l'on a pu élargir nos connaissances et enrichir notre vie musicale.

Texte paru dans The New York Review, 19 juillet 1990.
Traduction de Jacqueline Henry.


Notes

  1. C'était une procédure bien plus courante que ne le croit Kerman. Il y a même quelques endroits ou Mozart fait contre mauvaise fortune bon coeur et profite de cette convention d'accompagnement par un seul instrument par pupitre pour écrire un duo pour le premier violon et le pianiste, notamment dans le merveilleux canon pour premier violon et piano seul, vers la fin du mouvement lent du. Concerto K. 271 en mi bémol (qu'il est absurde de jouer avec une demi-douzaine de violons). On trouve un autre passage tout aussi raffiné dans le mouvement lent du dernier Concerto pour piano, où tous les instruments de l'orchestre s'effacent pour laisser place à la flûte et au premier violon qui doublent seuls Ia mélodie à l'octave du piano.
  2. Cf. par exemple les mesures 28-29 du mouvement lent de la dernière sonate de Schubert.
  3. Cf. le brillant article de Lawrence Dreyfus, « Early Music Defended Against its Devotees », in Musical Quarterly 64 (1983).
  4. Alfred Brendel, « Schubert's Last Sonatas », The New York Review (2 février 1989) ; échange avec Walter Frisch (16 mars 1989).

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