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InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Expliciter clairement un concept tel que l'authenticité en usage à la fois chez les interprètes, les compositeurs et les historiens relève dune gageure intellectuelle difficile à maîtriser. Charles Rosen en est parfaitement et définitivement conscient. Sa théorie de lauthenticité, quil module avec beaucoup de parcimonie, sappuie sur une lecture élégante du recueil collectif organisé par Nicholas Kenyon : Authenticity and Early Music. Charles Rosen prend un plaisir non dissimulé à relever les propositions de chaque auteur et à dégager les contradictions qui surgissent dès lors que la question de ou sur lauthenticité est posée. Le point névralgique demeure le répertoire de musique ancienne à qui il règle gentiment ses comptes. Après ce préambule, larticle se poursuit avec maestria, dévoilant le bien-fondé de lanalyse de Charles Rosen.Aujourd'hui, la plupart des amateurs de musique penseraient sûrement que ce n'est pas en prenant un concerto pour clavecin de Jean-Sébastien Bach et en l'arrangeant pour choeur à quatre voix, orgue et orchestre que l'on respecterait les intentions du compositeur ou même la partition. C'est pourtant ce que Bach lui-même fit avec son Concerto en ré mineur pour clavecin -- qui était d'ailleurs, dans sa version originale, un concerto pour violon relativement plus simple. L'idéal de l'exécution d'une oeuvre telle qu'elle l'aurait été du vivant du compositeur, voire par le compositeur, fait naître des idées inattendues dont la précédente est, certes, un cas extrême, mais nullement rare.
La volonté de faire revivre les instruments anciens et la manière de jouer d'autrefois n'est pas véritablement moderne, puisqu'elle avait déjà été exprimée au cours de la première moitié du XIXe siècle. Et au début de notre siècle, Arnold Dolmetsch et Wanda Landowska sont devenus renommés avec leur concours de clavecin. Il n'y a pourtant que vingt ans que le mouvement en faveur de la Musique ancienne s'est transformé en une véritable croisade, sortant de la sphère de la musique médiévale et baroque pour investir la fin du XVIIIe et le XIXe siècle. Bien que ce mouvement s'intéresse désormais à Mozart, Beethoven, Chopin, et même à Brahms et Debussy, l'appellation Musique ancienne demeure un nom approprié, car l'objectif consiste à les faire paraître plus anciens que nous ne les imaginions.
Il est indéniable que ces nouveaux croisés ont réussi dans leur entreprise, et leur nouvelle orthodoxie a d'ailleurs gagné beaucoup de terrain. Du temps de notre innocence, nous voulions une exécution techniquement parfaite, efficace, belle, émouvante et même, pour les idéalistes, fidèle à l'oeuvre ou aux intentions du compositeur. Désormais, la fidélité ne suffit plus : l'exécution doit aussi être authentique.
Ce nouveau cri de guerre, l'authenticité, est un objectif à la fois plus simple et plus noble que la fidélité. Il est véritablement moderne en ce qu'il transcende les intentions du compositeur ou, tout au moins, les évite. Le vieil idéal de fidélité voulait que l'interprète essaie de découvrir les intentions du compositeur et de les rendre avec le moins de distorsion possible. Dans une interprétation fidèle, la personnalité de l'exécutant et son besoin de s'exprimer sont essentiellement un moyen de proposer l'oeuvre au public ; le style de l'interprète doit être fantasque, volontaire, lyrique ou dramatique en fonction de l'oeuvre. Mais la fidélité n'est pas sans danger, car l'interprète ne s'identifie que trop volontiers au compositeur, se persuadant aisément du fait que le compositeur aurait approuvé telle ou telle coupe, apprécié cette accentuation et placé ce point de relâchement du tempo exactement à cet endroit. La fidélité exigeait pourtant des interprètes une véritable fusion avec le style du compositeur.
L'authenticité, elle, supprime cette approche intuitive et incertaine. Il ne s'agit plus de savoir ce que voulait le compositeur, mais seulement ce qu'il obtenait. Ses intentions n'entrent pas en ligne de compte. (Certains interprètes qui adhèrent au mouvement de la Musique ancienne veulent maintenant revenir à l'étude des intentions, mais en se concentrant toujours concrètement sur ce que l'on entendait.) Nous n'essayons plus de deviner ce que Bach aurait aimé, mais voulons au contraire savoir comme on le jouait de son temps, dans quel style, avec quels instruments, et de combien d'entre eux se composait son orchestre. Cela remplace la recherche d'une fusion avec le compositeur et met au premier plan l'étude des conditions d'exécution, et non celle du texte.
Le succès remporté par les combattants de l'authenticité est bien mérité, surtout si l'on pense au mépris que témoignaient, il y a seulement une génération, la plupart des musiciens et critiques professionnels à l'égard de ceux qui voulaient faire revivre les instruments anciens et les anciennes interprétations ; l'intolérance actuelle vis-à-vis des instruments modernes est une réaction naturelle. Mais il est inévitable qu'une nouvelle orthodoxie suscite des doutes et inspire des hérésies. Ce qui importe désormais, ce n'est plus l'hostilité à l'égard du mouvement de promotion de la Musique ancienne, mais les dissensions en son sein. Les choses ne sont pas aussi simples qu'elles semblaient l'être aux premiers jours du mouvement et les certitudes d'il y a quelques décennies ont disparu. Nous ne sommes plus aussi sûrs que Scarlatti ait écrit ses cinq cents et quelques sonates pour le clavecin et non pour le piano ; et nul ne peut dire si oui ou non, les rythmes de Bach doivent être exécutés dans le style français, avec un balancement irrégulier. La bataille fait rage quant au tempo de Mozart et de Beethoven et à l'ornementation improvisée dans les opéras et la musique instrumentale. Enfin et surtout, au fur et à mesure que nous en avons appris sur la grande variété des modes d'interprétation qui ont coexisté tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, il est devenu de moins en moins évident de définir ce qu'est le retour au style d'exécution pratiqué du vivant d'un compositeur, et donc de savoir ce que serait une interprétation authentique.
Un recueil d'essais intitulé Authenticity and Early Music, habilement compilés par Nicholas Kenyon, aborde quelques-uns des problèmes soulevés par ce mouvement de promotion de la Musique ancienne et en évoque rapidement quelques autres. Will Crutchfield, du New York Times, parle du rôle de l'interprète et de la nécessité d'abandonner la conviction et la liberté personnelles au profit du strict respect de règles d'exécution ancienne toutes simples. Philip Brett, de l'Université de Californie à Berkeley, traite du problème de ce qu'est la préparation d'un texte authentique. Il montre de façon tout à fait probante comment même la modernisation la plus neutre et en apparence la plus inoffensive de formes anciennes de notation musicale peut modifier nos conceptions de la musique et influencer son interprétation. La simple reproduction de la notation ancienne ne suffit pas pour parvenir à l'authenticité ; le seul fait d'imprimer une partition peut entraîner une méprise si l'oeuvre, telle que nous la possédons, ne devait être jouée qu'un petit nombre de fois par un groupe particulier de chanteurs et de musiciens, et ce dans des circonstances bien spéciales.
Ces circonstances sont abordées par Gary Tomlinson, de l'Université de Pennsylvanie, dans un essai sur la pièce mythologique Orfeo, d'Angelo Poliziano, probablement écrite à Mantoue en 1480. Pour Tomlinson, la « signification authentique » repose sur la reconstruction de l'histoire et de l'environnement de l'oeuvre. Il admet une « certaine malice polémique » dans le choix de son exemple, puisque la musique d'Orféo n'est pas parvenue jusqu'à nous et n'a peut-être jamais été écrite, mais seulement improvisée par le chanteur Ugolini, qui jouait Orphée. Tomlinson parle brillamment de l'influence probable du platonisme sur Ugolini et de ses opinions très particulières sur la musique, la magie et la frénésie poétique. Mais il ne spécule aucunement sur l'incidence que ces idées ont pu avoir sur la musique improvisée par Ugolini ni sur la façon de jouer, ce en quoi il n'a peut-être pas tort.
Cela fait cependant de son argument un faux-fuyant à tout ce qui importe aux amateurs de musique, aux musiciens et même à la plupart des historiens de la musique. En effet, nul ne nie l'intérêt d'une étude initiale des conditions historiques dans lesquelles une oeuvre musicale a été créée, mais la difficulté a toujours été d'appliquer ces connaissances à la musique même et à son interprétation ancienne et, peut-être, moderne. Il y a du vrai dans l'acerbe remarque de Richard Taruskin, de l'Université de Californie à Berkeley, selon laquelle, à la lumière de l'exposé de Tomlinson, « une interprétation authentique semblerait être une interprétation assortie de bon nombre de notes sur le programme ».
Taruskin écrit avec brio et beaucoup de vigueur, mais ses arguments les plus percutants sont souvent réservés à des opinions que personne ne défend vraiment. Ainsi, il affirme : « Il est simplement absurde de supposer que l'emploi d'instruments anciens garantit un résultat à l'ancienne. » Exact. Taruskin sait toutefois soulever des problèmes rebattus avec un enthousiasme communicatif et certains d'entre eux semblent parfois avoir une lueur d'originalité.
Sa grande thèse, déjà présentée dans des articles antérieurs,
est que le mouvement de la Musique ancienne n'est en rien
une véritable croisade historique, mais seulement une
variété du modernisme, une tentative pour rendre la
musique du passé conforme à l'esthétique austère que nous
associons à Stravinski et ses successeurs et pour la faire
paraître étonnamment différente afin de provoquer le choc
de l'originalité qu'exige l'idéal moderniste. C'est très juste
pour certains aspects du mouvement en faveur de la
Musique ancienne, et Taruskin le démontre de façon très
persuasive. Comme il le dit : « De même qu'aux siècles
passés, au XXe siècle, les changements de style d'exécution
ont toujours été de pair avec des changements du style de
composition et d'autres changements plus généraux de la
conception esthétique et philosophique de l'époque. »
Mais quand il ajoute que « dans tout présent, il y a toujours
une multiplicité de styles dont certains sont plus apparentés
au passé et d'autres au futur », cela semble vrai, mais trop
facile. Et il n'est d'aucune aide de grouper les styles en
réactionnaires et progressistes comme il tend à le faire : ils
ont tous des liens avec le passé et l'avenir. L'opinion qu'a
Taruskin du modernisme est trop étroite et marquée par son
hostilité à l'égard de nombreux aspects de l'art
contemporain. En musique, le modernisme n'est pas limité
au néo-classicisme pur et dur de Stravinski, mais a aussi,
avec Schönberg et Berg
une facette néo-romantique que l'on
retrouve dans les oeuvres d'Elliott Carter, de
Karlheinz Stockhausen, et aussi dans une bonne partie des
compositions de Pierre Boulez. Par bien des côtés,
Fürtwangler, que Taruskin rejette parmi les fantômes du
passé, était non moins « apparenté au futur » que Toscanini
ne l'a été et que John Eliot Gardiner ne l'est aujourd'hui. En
outre, Taruskin est d'une curieuse mauvaise grâce : il ne
veut pas admettre que notre plus grande connaissance de
l'interprétation et des instruments du passé peut avoir un
effet bénéfique et d'autres résultats que d'engendrer un sens
de supériorité injustifié.
Le rapport entre la Musique ancienne et le passé est vu dans
une optique plus complexe par Robert Morgan, de
l'Université de Yale. Les révolutions successives du style
qu'a imposé le modernisme au cours du XXe siècle, de
Schönberg et Stravinski
à Karlheinz Stockhausen et
Pierre
Boulez ont donné non seulement au grand public, mais aussi
à de nombreux musiciens professionnels, l'impression que le
fil apparemment continu de la tradition qui va de Bach au
présent est désormais rompu. Même les succès les plus
indiscutés du modernisme ne sont pas encore profondément
enracinés dans notre conscience musicale : il n'y a que
quinze ans de cela, j'ai vu des abonnés au Philharmonique
sortir bruyamment en protestant pendant les ravissantes
mélodies de Post-card, d'Alban Berg. Ceux qui acceptent
Stockhausen ou Philip Glass
pensent généralement qu'ils n'ont pas de langage commun avec Mozart. Les oeuvres des
XVIIIe et XIXe siècles sont devenues des pièces de musée
que nous continuons d'aimer mais qui, pour nous, ne jouent
plus un rôle actif dans la création de musique nouvelle.
Comme l'observe Morgan : « Tout ceci laisse penser que le
passé s'éloigne doucement de nous. Il ne nous appartient
plus de l'interpréter comme nous
le désirons, mais seulement de le reconstruire aussi
fidèlement que possible. »
Pour Morgan comme pour Taruskin, l'exactitude historique
est à la fois un produit du modernisme et une réaction à
celui-ci : c'est un moyen de rendre le passé différent, de le
rendre en même temps ancien et nouveau.
L'exactitude historique dans l'exécution est très importante
pour Howard Mayer Brown, de l'Université de Chicago, qui
retrace les grandes lignes de l'histoire des tentatives faites
pour y parvenir. Son style est feutré, pour n'offenser
personne, mais il aborde son sujet avec beaucoup de
subtilité et de piquant. La nature de son scepticisme est bien
illustrée par le titre de sa contribution : Préciosité ou
Libération ? Il maintient avec drôlerie l'équilibre entre ces
deux tendances du mouvement pour le renouveau de la
Musique ancienne.
Brown est le seul auteur du recueil à percevoir la distinction
fondamentale entre la musique qui exige une reconstitution
du style d'exécution original, avec les instruments originaux,
et celle qui se prête à la réinterprétation dans des styles et
des sons différents.
« La vérité -- bien qu'il puisse sembler discutable de le dire
maintenant -- est qu'il est plus acceptable de jouer Bach sur
des instruments modernes que Rameau, car on peut soutenir
que les sonorités authentiques et les techniques
instrumentales anciennes sont moins importantes pour le
premier que pour le second et que la nature essentielle de la
musique de Bach peut donc très bien émerger d'une
interprétation qui traduit l'original en termes modernes.
Bref, on peut tout à fait défendre ce qui pourrait être décrit
comme une approche libérale fumeuse de la question du
répertoire. »
Il est rafraîchissant de s'écarter d'une vue monolithique de la
musique, de se rappeler que la nature essentielle de la
musique d'un compositeur donné n'est pas la même que
celle d'un autre et que les possibilités de réalisation
phonique seront plus variées chez l'un, et moins chez un
autre. L'inconvénient de cette approche flexible, c'est qu'elle
rend la vie difficile aux musiciens : il est bien plus
commode de supposer qu'il n'y a qu'un son idéal pour
chaque oeuvre musicale -- qu'il s'agisse du son que le
compositeur a imaginé en écrivant ou de celui qu'allaient
produire, ainsi qu'il le savait, les instruments et la pratique
de son temps -- et que l'objectif de l'interprète responsable
doit être de renoncer au plaisir de l'imagination et de faire
de son mieux pour produire ce son idéal.
Ce qui passe largement inaperçu ou sous silence dans ces
essais, c'est que la base du mouvement en faveur de la
Musique ancienne -- esthétique et commercial -- c'est
l'enregistrement. Seul Nicholas Kenyon semble remarquer,
entre parenthèses, dans son introduction, qu'il y a là quelque
chose d'intéressant : « Il y a certainement du piquant dans le
fait, qui en dit long sur toute cette histoire d'"authenticité",
que la plupart de ses produits prennent la forme
extrêmement peu authentique d'enregistrements sans public
qui rendent le même son chaque fois qu'on les passe. »
« La plupart de ses produits » ? Curieuse expression ! Le
récent succès de la Musique ancienne a effectivement été
stimulé, au départ, par l'industrie de l'enregistrement et,
aujourd'hui encore, ce mouvement est largement soutenu par
celle-ci.
La Musique ancienne a pris son essor quand elle a envahi le
répertoire symphonique de Mozart et de Beethoven dans
l'idée de le jouer avec les instruments originaux, tels qu'ils
étaient avant que le manche des violons n'ait été rallongé
pour augmenter la tension des cordes et que la puissance des
instruments à vent n'ait été considérablement accrue. Le
problème, c'est qu'il y a une vingtaine d'années de cela, peu
de musiciens savaient jouer de ces instruments anciens, qui
ont tendance à se désaccorder beaucoup plus vite que les
modernes et à émettre toutes sortes de grognements,
grincements et couacs entre des mains inexpérimentées. Le
seul recours possible était la bande magnétique, qui pouvait
être découpée en fragments de trente secondes afin que
l'orchestre puisse se réaccorder à peu près toutes les 30
secondes et que les bruits les plus désagréables soient
éliminés.
De nombreux musiciens sont désormais devenus des
spécialistes de ces instruments anciens et ont même appris à
les maintenir accordés plus longtemps, même s'ils ne
tiennent pas tout à fait aussi bien que les instruments
modernes. De toute façon, il a toujours été difficile de
s'accorder et il ne faut pas croire que cela ne posait de
problème à personne au XVIIIe siècle et avant. « Au début
des concerts, écrivit Saint-Evrémond en 1684, nous
observons la précision des accords ; rien ne nous échappe de
toute la variété de ceux qui forment la douceur de
l'harmonie ; mais au bout d'un moment, les instruments font
un tintamarre ; la musique n'est plus, pour nos oreilles,
qu'un bruit confus, qui ne permet plus de distinguer quoi
que ce soit. » Même si les sons produits en public par les
orchestres d'instruments anciens (ou des répliques de
ceux-ci) sont maintenant plus convaincants, l'intérêt
commercial de la Musique ancienne est largement limité
aux disques.
La raison en est partiellement acoustique et partiellement
économique. En effet, les instruments du XVIIIe siècle (à
l'exception, bien entendu, des orgues) étaient
essentiellement faits pour des salles qui pouvaient contenir
quelques centaines de personnes. Dans les salles modernes
typiques, d'une capacité de mille cinq cents à trois mille
personnes, ils ont l'air d'émettre des sons inaudibles et
grêles, et leurs nuances les plus subtiles se perdent dans
l'espace. Bien entendu, on peut les amplifier, mais cela les
modifie radicalement et, en pratique, homogénéise les
nuances de ton. Si l'on amplifie le son d'un clavecin, par
exemple, les nuances de registration sont gommées et des
sonorités différentes commencent à paraître identiques. La
modernisation de la fabrication d'instruments a d'ailleurs été
largement inspirée par le développement des concerts
publics et l'utilisation croissante de plus grandes salles.
L'enregistrement ne prend pratiquement pas en compte le
volume sonore : les niveaux maximaux (et aussi minimaux)
restent approximativement
les mêmes pour tous les enregistrements, qu'il s'agisse d'un
orchestre avec choeur de mille chanteurs ou d'un solo de
flûte. Chaque fois qu'une station de radio passe
l'enregistrement d'un morceau pour clavecin seul après celui
d'une symphonie, je me précipite pour changer les réglages,
parce que l'explosion de son du clavecin n'est pas seulement
aussi forte que la symphonie, mais bien plus forte. En effet,
la plage qui va des points les plus faibles aux plus forts est
bien plus réduite avec un clavecin qu'avec un orchestre, et
les ingénieurs du son règlent généralement leurs niveaux
aussi haut que le permet leur système de reproduction,
puisque cela donne la plus grande fidélité possible. Avec
des microphones bien placés, trois violons peuvent sembler
quatre fois plus nombreux et l'industrie de l'enregistrement
permet à la Musique ancienne de rivaliser en puissance et en
volume avec des orchestres plus traditionnels.
En public, en revanche, les orchestres historiques ne
peuvent faire concurrence aux formations classiques que si
les musiciens sont en nombre suffisant. On sait bien que
Haendel réunissait quarante hautbois, autant de bassons et
les autres instruments en conséquence, mais c'était
évidemment pour des occasions spéciales et en plein air.
Pourtant, lors d'un concert en salle, Mozart se plut à faire
jouer sa Symphonie en ut majeur, K. 338, avec quarante
violons, huit hautbois, huit bassons, douze contrebasses, etc.
Ce qui grèverait irrémédiablement le budget de toute
association de promotion de la Musique ancienne.
L'autre solution -- qui consiste à jouer dans des salles plus
petites -- n'est pas viable économiquement, tout au moins
pas sans subventions. Si, il y a un demi-siècle, un pianiste
ou un quatuor à cordes pouvait gagner sa vie en jouant
devant un public de cinq cents personnes, cette époque est
désormais révolue. Les frais de déplacement et de publicité
ont augmenté au-delà de toute hausse acceptable des prix
des billets. Il faut payer plus de huit cents dollars, à New
York, pour faire traverser la rue à un piano de concert pour
l'amener de Steinway Hall à Carnegie Hall. Les orchestres
symphoniques en place et les opéras ont des sources de
financement régulières et, bien souvent, ils bénéficient par
tradition de subventions de l'Etat. Les associations de
promotion de la Musique ancienne, elles, sont encore plus
ou moins en situation de hors-la-loi : elles dépendent de
l'aide des compagnies de disques pour faire leur trou dans le
grand marché du commerce de la musique classique.
Avec le succès de ses enregistrements, la Musique ancienne
est devenue moins radicalement différente -- en toute
objectivité, d'ailleurs, puisque la plus grande spécialisation,
depuis quelques années, en matière d'utilisation
d'instruments anciens, couplée au fait que grâce aux
ingénieurs du son, un groupe de musique de chambre peut
être pris pour un gros orchestre symphonique, a nettement
rapproché l'interprétation de la Musique ancienne du son
traditionnel. En fait, plus un orchestre de Musique ancienne
se professionnalise, plus ce qu'il joue ressemble à de la
musique traditionnelle ; en outre, les chefs d'orchestre de
Musique ancienne les plus
couronnés de succès -- Nikolaus Harnoncourt, Christopher
Hogwood, Roger Norrington et John Eliot Gardiner -- ont
pris de plus en plus d'engagements auprès de groupes
symphoniques. Il faut désormais écouter bien attentivement
un enregistrement d'un concerto grosso de Haendel ou d'une
symphonie de Mozart pour savoir s'il s'agit d'une exécution
sur des instruments anciens ou par un orchestre
symphonique classique qui a emprunté certaines idées de
l'exécution à l'ancienne au mouvement de la Musique
ancienne. (En ce qui concerne l'influence bénéfique de la
croisade pour l'authenticité sur l'exécution dans son
ensemble, il n'y a aucun doute.) Mais dans les grandes
salles, le public (qui ressemble, par là, à celui des concerts
rock) doit souvent se fier à son souvenir de l'enregistrement.
Lorsque nous écoutons un disque, c'est généralement dans
l'espoir d'entendre l'effet acoustique produit dans une grande
salle de concert ; inversement, aux concerts de Musique
ancienne, nous espérons retrouver l'effet que nous nous
rappelons avoir perçu en écoutant le disque à la maison.
C'est particulièrement vrai avec les pianos de la fin du
XVIIIe et du début du XIXe siècles. Dans un récent article
publié dans ce journal (18 mai 1989) sur les concertos pour
piano de Mozart, Joseph Kerman a longuement traité des
enregistrements de Malcolm Bilson sur un piano du XVIIIe
mais il n'a rien dit de ce que donnent ces concertos en
public. Les qualités musicales de Bilson restent les mêmes,
qu'il joue en public ou dans un studio d'enregistrement ;
mais quand on joue sur des instruments de la fin du XVIIIe
siècle (ou des répliques de ceux-ci), il est bien plus facile de
faire ressortir le piano sur disque qu'en concert et d'éviter
qu'il ne soit éclipsé par les autres instruments.
Le problème de l'équilibre entre le piano et l'orchestre se
posait déjà au XVIIIe siècle. Les violons et les autres
instruments à cordes étaient réduits à un par pupitre chaque
fois qu'ils accompagnaient le piano. C'était là une pratique
traditionnelle dérivée du concerto grosso baroque, dans
lequel un petit groupe d'instruments solo était opposé à un
orchestre 1. La véritable solution au problème de l'équilibre
entre le piano et l'orchestre a été la fabrication de pianos
plus gros et d'une plus grande intensité sonore.
Aucun autre instrument n'a changé aussi radicalement entre
1780 et 1850, et à partir de 1790, toute une variété
d'instruments a fleuri sous le nom de pianoforte, fortepiano,
ou Hammerflügel. Ils étaient plus limités dans le registre des
graves et avaient un affaiblissement plus rapide que les
instruments modernes, mais la différence entre un piano
viennois et un piano anglais des années 1790 était bien plus
grande que celle entre un Steinway et un Bösendorfer
d'aujourd'hui, pour citer deux des instruments les plus
couramment employés en concert. Du temps de Mozart,
Beethoven et Liszt, la facture des pianos n'a cessé d'évoluer,
en réaction à leur utilisation dans de plus grandes salles de
concert et surtout aux exigences de la musique. Ils sont non
seulement devenus plus gros et plus sonores, mais leurs
claviers ont aussi gagné des graves et des aigus.
C'est une erreur courante que de croire qu'un compositeur
n'écrit que pour l'instrument dont il dispose, et cette erreur a
été à la base du dogme pur et dur de la Musique ancienne.
D'une certaine façon, les compositeurs utilisaient les notes
aiguës et graves supplémentaires avant même de les avoir,
car leur existence est impliquée par la musique. Ainsi, il y a
une fausse note irritante ou au contraire excitante dans le
premier mouvement du premier Concerto pour piano de
Beethoven, en fa naturel là où la mélodie demande de toute
évidence un fa dièse. Mais ce fa dièse n'existait pas sur les
pianos à l'époque où Beethoven a composé ce concerto ; il
existait, en revanche, quelques années plus tard, quand il a
écrit la plus intéressante de ses cadences pour cet instrument
et utilisé ce nouveau registre. Nous savons que Beethoven
lui-même aurait joué un fa dièse, de même qu'il annonça son
intention de réviser ses oeuvres précédentes afin de tirer
parti des possibilités nouvelles qui s'offraient. Pour la
nouvelle esthétique de l'authenticité, ses intentions ont une
importance négligeable : employer un instrument
contemporain de l'oeuvre signifierait non seulement jouer
une note manifestement fausse, mais même renoncer à la
meilleure cadence.
Avec le son lourd des pianos de concert modernes dans les
graves, il est très difficile, voire impossible, de rendre la
sonorité légère et détachée qu'exigent bien des passages de
Mozart et de Beethoven. Par ailleurs, l'affaiblissement
rapide du son des anciens pianos ne leur aurait pas permis
de tenir les longues notes mélodiques de Beethoven et
Schubert, ce que même les instruments modernes font
difficilement 2. Et nous ne disposons pas encore de
l'instrument qui permettra de se conformer aux instructions
de Beethoven, dans l'Opus 90, lorsqu'il demande un
crescendo et un diminuendo successifs sur une même note
soutenue.
Le bon sens voudrait que les instruments les mieux adaptés,
quoique encore imparfaits, soient ceux dont la facture a été
inspirée par la musique et non ceux que le compositeur a été
obligé d'employer. Mais le désir d'authenticité est mû plus
par l'idéalisme que par le bon sens. J'ai même entendu un
pianiste qui, sur un Steinway moderne, jouait le fa naturel,
quoique clairement faux, parce que c'est ce que Beethoven a
écrit. Mieux vaut une fausse note authentique qu'une note
juste mais non authentique. A l'époque de Beethoven, son
public pouvait facilement voir que le fa naturel était la
dernière note du clavier et, plein de bienveillance, fournir en
imagination le dièse nécessaire. Si on peut la voir, la fausse
note a alors quelque chose d'émouvant, mais c'est
évidemment impossible dans le cas d'un enregistrement. Un
des grands avantages de l'utilisation d'un ancien piano, c'est
que le public peut apprécier le parti qu'Haydn, Mozart et
Beethoven tiraient des limites inférieure et supérieure du
clavier pour produire des passages d'une très grande
puissance. L'aspect visuel de l'exécution sur des instruments
anciens peut sembler trivial, mais l'effet dramatique obtenu
en frappant la note la plus élevée ou la plus basse du clavier
était une partie essentielle de la structure musicale ; or il ne
peut être obtenu ni sur un instrument moderne ni par
enregistrement d'un instrument ancien.
L'alliance forcée de la Musique ancienne et de l'industrie du
disque n'est pas si insolite que cela, car elles ont une affinité
naturelle. En effet, l'enregistrement fixe le son d'une exécution
unique et permet de la reproduire, tandis que la Musique
ancienne essaie de retrouver le son original d'une oeuvre
musicale et de le reproduire. Tous deux sont d'admirables
entreprises entachées de ce qui peut sembler être de petits
défauts. Mais quand ils se combinent, ces défauts ont un effet
pernicieux, qui est doublement dangereux parce que largement
inconscient : dans les deux cas, une oeuvre de musique est
réduite à son aspect purement phonique, abstraite de toutes ses
fonctions sociales, de toute interaction avec le reste de la
culture ; tout ceci avec l'innocente conviction que rien
d'essentiel n'est perdu au cours de cette opération d'abstraction
et sans grande idée de la profondeur de la modification opérée
sur la nature de la musique.
Faire de son mieux pour savoir comment un compositeur
imaginait le son de sa musique et pour l'obtenir en la jouant,
voilà un programme tout à fait simple et raisonnable ! Il n'y a
rien d'étonnant à ce qu'il en attire plus d'un. Ce qui l'est, en
revanche, c'est que presque personne n'y ait pensé plus tôt.
Certes, on s'est demandé comment un compositeur jouait ses
propres oeuvres : Czerny et Schindler ont raconté, avec plus ou
moins d'exactitude, comment Beethoven jouait et transmettait
ses idées du style et de l'exécution. Mais aucun des deux n'a
jamais suggéré que nous en revenions aux instruments dont
disposait Beethoven quand il a écrit ses oeuvres -- de même que
vers la fin de sa vie, Beethoven aurait trouvé incompréhensible
que l'on recommandât de revenir aux pianos de 1790 pour jouer
ses premières sonates plutôt que d'utiliser les instruments plus
puissants qui ont existé après 1815. L'intensité sonore des
pianos avait changé, mais aussi et surtout la qualité de leur
sonorité.
Czerny a raconté non seulement comment Beethoven jouait ses
oeuvres à lui, mais aussi comment il jouait le Clavecin bien
tempéré de Bach. Il ne pensait pas que Beethoven jouât ses
sonates et concertos d'une façon plus authentique, mais avec
plus d'autorité -- avant tout parce qu'il jouait mieux, de même
qu'il estimait que Beethoven jouait Bach mieux que les autres.
Cette apparente indifférence au son véritable d'un morceau
ancien (ou tout au moins à certains aspects du son original)
allait de pair, lors de sa première exécution, avec l'étude de
détails particuliers du style original, et cette double
caractéristique fait partie intégrante de la musique occidentale
depuis le XVIIIe siècle. Elle est même plus profondément
enracinée dans cette tradition que ne le suggère Robert Morgan
quand il affirme que c'est la vieille idée d'un langage musical
vivant et ininterrompu depuis le passé jusqu'au présent qui nous
a permis de traduire le son du passé dans les nouveaux sons des
instruments contemporains. Elle est aussi née de l'idée
fondamentale que la composition musicale est partiellement
détachée de la réalisation phonique.
Quand Bach a transcrit son Concerto pour clavecin en ré
mineur pour choeur et orgue, il n'a essayé ni de préserver
certaines des qualités sonores originales ni de donner à cette
oeuvre un caractère plus adapté au choeur ou à l'orgue. Il
s'est contenté de réécrire un ensemble abstrait de tons et de
rythmes en l'adaptant à un son différent. Certes, il a
supprimé les ornements au clavier de la ligne mélodique du
mouvement lent, mais on considérait justement que
l'ornementation faisait partie non de la composition, mais de
la réalisation du son des notes, et elle était souvent laissée
entièrement au gré de l'interprète. (Si les choeurs de Bach
étaient exécutés avec un seul chanteur par voix, comme l'a
instamment demandé Joshua Rifkin, une partie de
l'ornementation aurait pu être rétablie.) En fait, Bach irritait
ses contemporains en écrivant les ornementations, ce qui
limitait l'appel à l'imagination des interprètes.
Quand Mozart a arrangé sa Sérénade pour instruments à
vent en ut mineur K. 384a pour quintette à cordes (K. 516b),
il a seulement cherché à permettre à cinq instruments à
cordes d'exécuter les notes originalement destinées à huit
instruments à vent. Les considérations relatives au son
véritable n'ont pas beaucoup pesé dans cet arrangement. De
même, lorsque Beethoven a arrangé son Concerto pour
violon en concerto pour piano et orchestre (ce qui présentait
un intérêt financier pour lui mais, exception faite de la
cadence, aucun intérêt musical pour qui que ce soit), il a
transposé la partie du violon pour la main droite du pianiste,
la gauche se bornant à assurer le soutien harmonique. L'idée
de rendre cette oeuvre pianistique ne l'a pas effleuré et il n'a
pas non plus essayé de trouver un moyen d'obtenir au piano
une sonorité de violon.
Cela ne signifie pas que les compositeurs se moquaient du
son de leur musique, mais que composition et réalisation
étaient deux choses différentes, et que si la composition
était plus ou moins fixe, en revanche, la réalisation était plus
ou moins ouverte. La Symphonie en sol mineur de Mozart,
K. 550, existe en deux versions, dont une sans clarinettes, ça
n'en est pas moins la même composition. Il est certain que
Mozart préférait la version avec clarinettes, puisqu'il les a
utilisées ailleurs quand il a pu. A l'origine, le Concerto pour
clarinettes avait été écrit pour cor de basset et la structure de
la partie solo était tout à fait détaillée -- sa retranscription
pour clarinettes n'a entraîné aucune recomposition. Il est
donc clair que pour Mozart comme pour Beethoven,
composer ne voulait pas dire fixer d'avance tous les aspects
du son.
Mais au milieu du XIXe, les choses ont radicalement
changé. Ainsi quand, en 1838, Liszt a arrangé les Caprices
de Paganini pour piano, il a non seulement repensé la
musique pour qu'elle ait l'air merveilleusement faite pour le
piano, mais il a aussi réécrit les Caprices pour que le piano
sonne comme un violon et pour reproduire des effets
comme le spiccato et le pizzicato au clavier. D'autres
compositeurs (Scarlatti, Haendel et J. -S. Bach, par
exemple) avaient déjà imité le cor, la trompette, les timbales
et la guitare au clavier, mais seulement dans des oeuvres
originales : leurs transcriptions
d'autres instruments ne cherchaient jamais à évoquer le son
original. Liszt, lui, dans ses transcriptions des symphonies
de Beethoven, fit preuve d'une incroyable ingéniosité en
matière d'imitation des instruments d'origine au piano.
Toute sa vie, il a également réécrit sa propre musique : si les
deux versions de la Symphonie en sol mineur de Mozart
sont le même morceau dans deux sonorités différentes, on
ne peut en dire autant des multiples versions de Liszt, il y a
presque autant de différence entre ses deux versions pour
piano du Sonnet de Pétrarque 104 qu'entre des oeuvres
distinctes. Pour Liszt, la réalisation -- autrement dit, le son
réel -- devenait une facette plus essentielle de la
composition.
Entre le XVIIIe siècle et maintenant, bon nombre des
aspects de la réalisation qui étaient laissés au gré des
interprètes (guidés par le mode d'exécution relativement
souple, mais jamais complètement libre, de leur époque) ont
été peu à peu intégrés à la composition. Ainsi, dans le cas de
l'oeuvre de Beethoven, les formes d'ornementation
traditionnelles -- trilles, notes d'agrément -- ont été
incorporées dans la structure musicale de base ; elles font
désormais partie des motifs de l'oeuvre, et l'interprète n'a
rien à y ajouter (on sait que Beethoven faisait une scène si
un interprète osait ajouter quelques trilles).
Mais même ce qui pouvait paraître passer pour des aspects
triviaux de la réalisation a pu paraître essentiel,
ultérieurement, à la composition musicale du XIXe siècle.
Quand Brahms a transcrit pour piano la Chaconne pour
violon seul de Bach, il l'a écrite pour la main gauche seule,
en partie comme un exercice pour les doigts et en partie,
ainsi qu'il l'a avoué, parce que quand il la jouait, cela lui
donnait l'impression d'être violoniste, puisque tous les tons
étaient déterminés par sa main gauche. Le son d'un
instrument est devenu un élément essentiel de la
composition, mais l'expérience physique de l'exécution
aussi. Dans le Caprice en sol mineur de Paganini transcrit
par Liszt, la mélodie principale démarre elle aussi, et pour la
même raison, avec la main gauche seule. De même que les
défenseurs de la Musique ancienne, Brahms et Liszt ont
essayé de préserver une partie de l'expérience originale de
l'oeuvre qui aurait précédemment été considérée comme
marginale. En fait, Brahms est le véritable précurseur du
mouvement de promotion de la Musique ancienne : quand il
a édité les oeuvres de Couperin, il a absolument voulu
utiliser toutes les anciennes clés, dont la lecture était très
difficile pour les musiciens de l'époque, et seul le refus de
son coéditeur, Chrysander, l'en a empêché. Brahms voulait
que le texte ait l'air archaïque, ce qui est pratiquement
synonyme de produire un son archaïque.
La concentration des défenseurs de la Musique ancienne sur
le son que le compositeur a probablement entendu plutôt
que sur le son que, d'après ses dires, il aurait aimé entendre,
est un gigantesque pas en avant, mais c'est en même temps
un pas en arrière presque aussi grand. C'est un progrès
énorme en ce sens que chaque compositeur écrit en grande
partie en pensant à l'exécution qu'il obtiendra, même s'il
n'aime pas du tout le mode d'exécution de son époque, ni les
interprètes et les instruments à sa
disposition. On ne peut comprendre la notation de la
musique qu'en se référant à la façon dont elle était jouée ; et
les connaissances qui ont été acquises, depuis deux
décennies, en matière de musique ancienne et d'utilisation
des instruments du passé pour lesquels elle était écrite, ont
été une aubaine tant pour les musiciens que pour les
chercheurs.
Mais le mouvement en faveur de l'authenticité est aussi une
régression en ce sens que beaucoup de compositeurs
écrivent en partie en espérant une exécution idéale, qui
transcenderait les moyens de misère et la pratique dégénérée
avec lesquels ils doivent transiger. De nouvelles façons
d'écrire engendrent de nouvelles façons de jouer, et les
compositeurs ne se rendent souvent pas compte du fait que
la musique qu'ils viennent de jeter sur le papier exige un
nouveau style d'exécution. Si l'on pouvait réentendre Mozart
jouant son propre Concerto en ré mineur, K. 466, et
Beethoven interprétant cette même oeuvre (on sait qu'il l'a
jouée et qu'il a écrit pour elle un ensemble de cadences
étonnamment innovatrices), laquelle de ces deux
interprétations nous semblerait dévoiler le mieux le
caractère et l'originalité de ce concerto ?
Pourtant, certains des plus éminents praticiens de la
Musique ancienne ont ouvertement adopté une politique qui
consiste à oublier toute évolution de l'exécution après Bach
ou Haydn, voire qui ils jouent. Walter Benjamin avait raison
de voir l'origine de ce genre de point de vue historique dans
la mélancolie et l'amertume, car il résulte d'un rejet du
monde contemporain. Pour bien des partisans de la Musique
ancienne, l'aliénation a été triple rejet de la musique
d'avant-garde, de l'interprétation traditionnelle des
classiques et des conditions de la vie de musiciens
professionnels 3. Pas plus tard qu'en 1950, un grand nombre
des partisans les plus radicaux de l'authenticité étaient des
musiciens amateurs pour qui la Musique ancienne faisait
partie d'un style de vie qui incluait jouer de la flûte à bec,
manger des produits naturels et faire ses propres vêtements.
Maintenant, ce mouvement est devenu tout à fait
professionnel et profitable, mais il n'a pas totalement
abandonné les préjugés contre le monde moderne qui le
caractérisaient.
Une bonne partie de ces préjugés étaient, et sont encore,
justifiables. En effet, les aspects traditionnels de toutes les
interprétations classiques de la musique de Bach à Debussy
-- l'insistance habituelle sur la production d'un son beau ou
expressif, par exemple, même quand ce type de beauté ou
d'expressivité ne convient pas forcément à la musique qui
est jouée -- peuvent devenir repoussants et doublement
choquants lorsque les interprètes sont des musiciens
accomplis. Quand on réalise à quel point même la plus belle
interprétation est mécanique, et non spontanée, il suffit
d'une sensibilité modérément raffinée ou altérée pour se
rendre compte qu'il n'y a pas une grande différence entre des
artistes aussi opposés que Toscanini et Furtwängler.
L'impulsion qui a sous-tendu la Musique ancienne, à
l'origine, était un désir de renouveau complet. Néanmoins,
ceux qui refusent d'accepter que Bach, par exemple, a été
tantôt bien interprété et tantôt
mal interprété au fil du temps, et de voir que son oeuvre
portait son avenir en germe, se coupent tristement de la
vraie vie de la musique. La recherche de l'authenticité doit
souvent, par force, se contenter de la compréhension d'une
musique qu'en avaient les contemporains de son
compositeur, ce qui revient parfois à perpétuer des
conceptions erronées que deux siècles de musique ont
rendues désuètes.
Ce qu'il y a de triste, dans l'authenticité, c'est que son intérêt
théorique et idéaliste pour le son musical tel qu'il était isole
la musique et son exécution de la vie dont elles faisaient, ou
font, partie. Même la conception que se font du son original
d'une oeuvre de nombreux praticiens de la Musique
ancienne est erronée. Ainsi, quand on a su que de leur
temps, les Symphonies de Haydn et Mozart étaient dirigées
par un pianiste qui jouait le tissu harmonique pour maintenir
ensemble les instruments de l'orchestre, il est sorti une série
d'enregistrements dans lesquels on entendait un piano ou un
clavecin importun en arrière-plan, ce qui allait quelquefois
jusqu'à gâcher les moments délicatement austères et sobres
du contrepoint à deux voix de Haydn. (Tout prouve qu'au
XVIIIe le piano ou clavecin orchestral était entendu
essentiellement par l'orchestre ; il était pratiquement
inaudible par le public et fut abandonné, pour cause
d'inutilité, dès que l'on trouva un meilleur moyen de battre
la mesure.)
En revanche, à ma connaissance, personne n'a fait revivre la
pratique française du XVIIIe siècle qui consistait, dans les
opéras, à maintenir la synchronisation entre l'orchestre et les
chanteurs en frappant de grands coups au sol avec une
perche. Certes, on regrettait déjà, à cette époque, que cela
détournât l'attention dans les passages doux, et cela ne
faisait pas vraiment partie de la musique, mais c'était
certainement un élément de l'expérience auditive qui était
moins fortuit que le grondement du métro sous Carnegie
Hall ou le gémissement d'un avion lors des concerts en plein
air. Un bon coup au début de chaque mesure devait ajouter
de la clarté, voire créer une légère excitation rythmique.
Ce qui est plus grave, c'est le refus de tenir compte de
l'incidence des circonstances sociales sur les styles
d'exécution, et même les instruments ; il ne s'agit pas de la
taille de la salle, mais du caractère du public, de ses intérêts
et de ses raisons d'être là. Commençons par le degré zéro de
la question, c'est-à-dire l'absence de public, autrement dit, la
musique qui n'est pas destinée à des spectacles publics ou
semi-publics. Cela inclut deux des plus grands
chefs-d'oeuvre du XVIIIe siècle, le Clavecin bien tempéré et
l'Art de la fugue de Bach, qui étaient des oeuvres
éducatives.
Il convient d'établir une distinction fondamentale, dans la
production de Bach, entre les oeuvres publiques et privées --
ou, mieux, entre la musique destinée à être jouée pour
soi-même et un ou deux élèves ou amis et celle qui était
destinée à être jouée pour d'autres gens. Les Toccatas et
Fugues pour orgue sont publiques, puisqu'elles étaient faites
pour être jouées à l'église ; ce sont, chez Bach, les oeuvres
qui s'approchent le plus
des compositions pour les salles de concert modernes, car
leur fonction liturgique n'en était qu'un aspect secondaire.
Leur interprétation en public n'a jamais été un problème.
Avec l'Art de la fugue ou le Clavecin bien tempéré, en
revanche, c'est autre chose : ces deux oeuvres étaient
destinées à être jouées en privé à deux mains sur un clavier
-- celui que l'on avait chez soi, clavecin, clavicorde, petit
orgue portatif ou un des tout premiers pianos. (Bach s'est
intéressé aux premiers pianos et en a même vendus.)
Mozart, qui arrangea certaines fugues de ces deux oeuvres
éducatives pour trio et quatuor à cordes afin de les faire
connaître, vers 1780, à l'occasion de spectacles
semi-publics, affirma que les fugues doivent toujours être
jouées lentement ou modérément vite, sous peine de ne pas
entendre les entrées du thème dans les différentes voix.
C'est là une préoccupation qui ne serait pas venue à l'esprit
de Bach et qui montre à quel point le passage de la musique
privée à la musique publique a entraîné des modifications
radicales de l'exécution trente ans seulement après la mort
du compositeur. Dans les fugues de Bach pour orgue
destinées au public, les entrées du thème s'entendent
facilement et sont marquées par un effet dramatique, alors
que dans ses oeuvres privées, le thème est souvent caché,
déguisé, sa première note étant liée à la dernière note de la
phrase précédente. L'interprète de ces fugues éducatives
n'avait pas à mettre le thème en relief : il l'entendait,
puisqu'il savait où il était et le sentait dans ses doigts. Et s'il
permettait à un élève ou un ami de l'écouter jouer cette
oeuvre tous deux lisaient la partition, ce qui fait qu'il n'était
pas nécessaire, pour l'interprète, de mettre en lumière ou
d'accentuer les différentes apparitions du thème.
Le jour où le Clavecin bien tempéré fut joué pour un groupe
de gens, petit ou grand, cette intelligibilité élémentaire
disparut. Les premières présentations publiques ou
semi-publiques du Clavecin bien tempéré dont j'aie entendu
parler ont eu lieu après 1780 ; il était joué soit par un
ensemble à cordes, soit au piano. Il devint alors impératif de
permettre au public de percevoir ce qui se passait au cours
de la fugue, de lui donner une idée du développement des
voix individuelles et de lui faire situer le thème. De ce point
de vue, l'esthétique du mouvement pour la Musique
ancienne ne peut pas nous aider, car ce que le compositeur
désirait ou espérait obtenir n'est d'aucune aide, à moins que
l'on n'ait aucun scrupule à laisser le public dans l'obscurité.
Désormais, la bonne question est la suivante : quel
instrument révélera le mieux au public la conception
originelle de Bach ? Il est clair que le piano se prête mieux à
une légère mise en relief des détails que le clavecin ou
l'orgue (n'oublions pas que du temps de Bach, on aurait
rarement changé de registre ou utilisé plus d'un clavier pour
jouer ces fugues privées), et le clavicorde, qui peut produire
des nuances dynamiques, est trop doux pour les grandes
fugues, même enregistrées (à moins de tourner le bouton
pour obtenir un volume sonore non authentique).
Il est vrai que lorsqu'ils jouent ces fugues autrefois privées,
les clavecinistes d'aujourd'hui exercent leur ingéniosité pour
faire ressortir les entrées
du thème. Dans une attaque contre Edward Cone, qui avait
affirmé que ni le clavecin ni l'orgue ne pouvaient produire
une « accentuation appliquée », Taruskin fait remarquer que
« les clavecinistes et les organistes [...] ont sué sang et eau
pour réussir à réfuter [cette thèse] ». C'est que le sang et
l'eau sont bien nécessaires : chaque fois que j'ai entendu le
Clavecin bien tempéré au clavecin, l'interprète a dû faire une
série d'acrobaties stylistiques pour rendre cette musique
véritablement publique. Sait-on si une fugue a jamais été
jouée de la sorte au cours de la première moitié du XVIIIe
siècle, ou y a-t-il la moindre raison de le croire ? Mais
interpréter cette musique en public comme si elle était
encore privée est non seulement suicidaire, mais aussi
psychologiquement impossible (la formation actuelle des
musiciens professionnels est orientée vers la présentation
publique dans de grandes salles).
Pourtant, la plupart d'entre nous avons entendu des pianistes
qui adoptaient le fameux style d'exécution des fugues faisant
ressortir la mélodie au détriment de tout le reste -- la façon
classique de jouer Bach au piano, qui est encore encouragée
dans tous les conservatoires. Or dans une fugue, ce n'est pas
le thème qui est fascinant, mais sa combinaison avec les
autres voix pour produire une sonorité homogène. L'idéal
reste de jouer ces fugues au clavecin pour soi-même, de voir
les voix séparées sur la partition et de les entendre se fondre
en un tout harmonieux. En public, la meilleure
interprétation que j'aie jamais entendue a été, au piano, celle
du Prélude et Fugue en ut mineur du Livre II du Clavecin
bien tempéré par Solomon ; c'était dans l'immensité de la
salle Pleyel, à Paris ; l'effet de transparence donnait
l'impression que Solomon ne mettait rien en relief, alors
qu'il déplaçait délicatement notre attention d'une voix à une
autre, ce qui donnait un résultat profondément émouvant.
Non seulement personne ne joue jamais cette musique
privée telle qu'elle l'aurait été du temps du compositeur,
même le plus ardent partisan de l'authenticité, mais c'est
aussi un idéal qui n'est ni réalisable ni souhaitable. Et quand
nous en venons à la musique semi-privée de Mozart,
Beethoven et Schubert, écrite pour être jouée devant de
petites assemblées, bien souvent dans des demeures privées,
cet idéal d'authenticité est encore plus perfide, car on est
moins conscient des déformations que l'on opère. On se
rend également compte que l'authenticité telle que la voit
Tomlinson, c'est-à-dire comme une reconstruction du
moment historique où l'oeuvre musicale a été créée, donne
des résultats d'une ambiguïté totale, tant sur le plan de
l'exécution que de la compréhension de la musique.
Peut-être plus que toute autre ville, Vienne a eu une
tradition musicale semi-privée très active, en vertu de
laquelle une vingtaine ou une trentaine d'amis ou invités se
réunissaient régulièrement. C'est ainsi que la majorité des
oeuvres de chambre, des sonates pour piano et des mélodies
ont été portées à la connaissance des gens. Les sonates pour
piano de Beethoven, par exemple, ne sont pas des oeuvres
totalement publiques : seules deux d'entre elles, sur
trente-deux, ont été jouées en concert public à Vienne
de son vivant, alors que tous ses quatuors à cordes l'ont été.
Si la mythologie actuelle veut que le quatuor à cordes, de
nature intimiste, ait été écrit pour le plaisir des interprètes et
d'une poignée de connaisseurs, il est encore plus clair que
les sonates pour piano de Beethoven et Schubert ont été
écrites en vue de représentations semi-privées.
La force de cette tradition est largement négligée de nos
jours, et nous évaluons mal l'influence qu'elle a eu sur les
oeuvres créées dans cet esprit. Cela n'a pas grande
importance dans le cas de Beethoven, qui était un brillant et
célèbre pianiste de concert. Il avait une très grande
expérience de la représentation publique, avec ses
symphonies et ses concertos ; et plusieurs de ses sonates (la
Waldstein, pour piano, et la Kreutzer, pour violon et piano)
sont clairement des morceaux de concert. La plupart de ses
sonates sont jouables sans problème dans les salles de
concert modernes, mais on peut cependant se rendre
compte, pour beaucoup d'entre elles, qu'elles n'étaient pas
destinées à un grand public : ainsi, le soudain retour en
douceur d'un tempo strict, dans les toutes dernières secondes
de l'Opus 90, est tout à fait poétique, mais peut paraître
presque trop sobre, et les pianistes résistent rarement à la
tentation d'allonger la note finale, normalement très brève,
afin de faire plus d'effet.
Schubert, en revanche, n'était qu'un médiocre pianiste, et
peu de ses oeuvres ont été jouées en public de son temps ; il
était vraiment dans son élément avec un petit groupe d'amis
qui venaient écouter ses chants et sa musique de chambre.
En des occasions relativement informelles, l'attention peut
être aussi vive qu'en concert public, mais elle est attirée et
maintenue différemment : des nuances subtiles sont plus
frappantes, une uniformité presque hypnotique de la texture
est plus efficace, et les grands moments peuvent surgir par
surprise, sans être préparés aussi longtemps à l'avance. Les
aspects du style de Schubert qui sont particulièrement bien
adaptés à ce cadre semi-privé ont été indiqués dans un
intéressant article publié l'année dernière dans ces pages et
signé du distingué pianiste Alfred Brendel, ainsi que dans sa
controverse ultérieure avec Walter Frisch, de l'Université de
Columbia, sur les indications schubertiennes de répétition
des longues expositions de ses sonates 4.
Brendel, dont le point de vue est partiellement déterminé
par son projet de jouer les trois dernières sonates de
Schubert au même programme, cite la remarque d'Antonin
Dvorak au sujet de la longueur des symphonies de Schubert :
« Si les réexpositions sont omises, ce que j'approuve
pleinement et qui n'est généralement pas fait, elles ne sont
pas trop longues. » Brendel ajoute que lors d'un concert,
Brahms supprima la réexposition dans la Deuxième
Symphonie ; il expliquait alors : « Autrefois, quand cette
oeuvre était nouvelle pour le public, cette répétition était
nécessaire ; mais aujourd'hui, elle est si connue que je peux
la supprimer. »
Dans les sonates, les symphonies et les quatuors, de Haydn
à Beethoven, ce n'est pas pour que le public se familiarise
avec l'oeuvre que les
expositions étaient répétées, mais pour des raisons de
proportions et d'équilibre harmonique : l'exposition
établissait la tension harmonique de base de l'oeuvre, et elle
était généralement bien moins complexe et bien moins
chromatique que le développement qui suivait. A la fin de
sa vie, Haydn avait fait des expériences d'omission des
réexpositions, et Beethoven n'avait pas tardé à les
poursuivre, mais Schubert, lui, était résolument
conservateur : l'indication de réexposition n'est pas omise
une seule fois.
Les remarques de Brahms et Dvorak ont été faites un
demi-siècle après la mort de Schubert, alors que ce sens de
la proportion avait largement disparu et était devenu une
convention démodée ; mais du temps de Schubert, ce
processus était à peine amorcé. Ce qui est plus intéressant
pour nous, c'est que Brahms et Dvorak parlaient tous deux
du genre public de la symphonie et envisageaient la question
des réexpositions sous l'angle des réactions du public. La
tolérance d'un petit groupe d'auditeurs privé est cependant
bien plus grande que celle d'une foule. Un petit groupe
d'amis supportera une longue oeuvre avec plus de stoïcisme
et de courtoisie. Moriz Rosenthal a raconté qu'un jour à
Vienne, après le dîner, Ferruccio Busoni s'est laissé
convaincre de se mettre au piano ; il s'est alors assis devant
l'instrument et a joué les cinq dernières sonates de
Beethoven d'affilée. (« Le repas avait été très lourd »,
commenta Rosenthal.)
Dans sa lettre, Walter Frisch a protesté que les indications
des réexpositions des deux dernières sonates contiennent
des éléments étrangers à l'exposition et fait remarquer que le
public de Brendel serait bien content de passer en sa
compagnie la demi-heure que les réexpositions ajouteraient
au programme. Brendel a répondu en condamnant les
nouveaux éléments de la première fin de l'exposition de la
Sonate en si bémol majeur : il s'est élevé contre « le
nouveau rythme syncopé et saccadé » et contre le trille
fortissimo, qui « ailleurs dans le mouvement [demeure]
lointain et mystérieux », et il pense que « sa furieuse
explosion dynamique prive la grandiose montée dynamique
du développement de sa singularité ». Il est vrai que ces
mesures sont violentes et contiennent les indications
dynamiques les plus brutales de toute I'oeuvre. Elles éclatent
à l'improviste, ce qui rend cette sonate difficile à jouer de
façon convaincante dans une salle de récital moderne.
Le point de vue de Brendel ne peut être jugé que par rapport
à ses idées sur la marque molto moderato du mouvement
d'ouverture. En effet, selon lui, elle correspond à « un
allegretto pas trop traînant », et il attaque la conception
récente du molto moderato comme un passage très lent : « Alors
que certains de nos aînés jouaient le premier
mouvement de la Sonate en si bémol comme un
alla breve presque nerveux, à 2/2, maintenant, dans des cas extrêmes,
il est joué à la croche, en y ajoutant la réexposition pour
faire bonne mesure. »
La plupart des musiciens avec lesquels j'ai discuté ont
pensé, à tort ou à raison, que la cible visée par Brendel est
Sviatoslav Richter. Et il est vrai
que c'est un cas extrême : l'interprétation de Richter est bien
connue pour son tempo du premier mouvement, qui le fait
durer près d'une demi-heure. Comme on s'en rend compte
en l'écoutant sur disque, le tempo est peut-être d'une lenteur
contrariante, mais l'interprétation est un véritable tour de
force, car l'attention des auditeurs ne se relâche pas un seul
instant.
Mais il y a des choses que l'enregistrement ne dit pas : c'est
qu'il est arrivé à Richter, quand il a joué cette oeuvre dans
une grande salle, de fermer le piano -- non pas à moitié,
comme pour accompagner un chanteur, mais complètement,
en rabattant le couvercle sur les cordes et la table
d'harmonie, pour la rendre nettement moins éclatante et en
réduire considérablement l'intensité sonore. Il est clair que
l'idée que Richter se fait de la musique a été tout aussi
conditionnée que celle de Brendel par l'essor des concerts,
mais qu'il a aussi été contaminé, dans une certaine mesure,
par l'idéologie de la Musique ancienne, même s'il n'est pas
resté prisonnier de ses limites et a essayé de reproduire un
son ancien dans une salle moderne : il tente de créer à
grande échelle l'illusion du cadre intimiste pour lequel la
sonate de Schubert a été conçue et d'adapter cette
atmosphère à un public de deux mille personnes ou plus.
La Sonate en si bémol majeur est souvent considérée
comme la plus grande oeuvre de Schubert pour le piano,
même si son premier mouvement a posé de gros problèmes.
Donald Francis Tovey, qui l'adorait pratiquement d'un bout
à l'autre, a dit de l'exposition qu'elle glisse « du sublime au
pittoresque puis, après un passage gracieux, du pittoresque à
une frivolité volubile ». La difficulté réside dans la
recherche d'une adaptation de cette oeuvre aux exigences
des concerts modernes, pour la faire passer. La plupart des
pianistes optent pour un tempo relativement enlevé qui
donne effectivement à la dernière partie de l'exposition un
caractère gracieux et volubile, et ils abrègent le premier
mouvement, soit en coupant les phrases répétitives, comme
le faisait Harold Bauer, soit, à l'instar de Brendel, en
omettant la réexposition.
C'est pourtant son ampleur sans pareille, dans le calme,
voire la placidité, qui confère à ce passage son extrême
lyrisme. C'est le seul mouvement de sonate jamais écrit qui
maintienne aussi longtemps un tel lyrisme, et c'est à la fois
son intensité et sa longueur qui le rendent difficile à jouer
devant un public nombreux. Contrairement aux
mouvements d'ouverture des deux autres sonates tardives de
Schubert, celui-ci est dénué de démonstration technique, de
virtuosité apparente. Les seules difficultés techniques
consistent à soutenir le phrasé et à équilibrer les nuances
subtiles réclamées par la structure : curieusement, plus de la
moitié de l'exposition se joue dans les limites du pianissimo.
Mais à la fin de l'exposition, il se produit une rupture et la
musique éclate sans avertissement en forte et fortissimo ; la
plus terrible de ces explosions est réservée à la première
conclusion sujette à controverse.
A l'origine, ces mesures n'étaient pas une conclusion, mais
faisaient partie de l'exposition qui, d'après la première
version, doit être jouée deux
fois. C'est la seconde exécution que Schubert a revue ; il a
remplacé une transition pianissimo magique par un changement
harmonique des plus osés, prenant le genre de liberté qui lui a
valu les reproches des critiques tout au long de sa vie.
L'explosion dynamique de la première conclusion et le scandale
harmonique de la seconde se complètent et l'effet
merveilleusement poétique du retour du thème initial inspiré
après le trille tonitruant de la première conclusion a pour
pendant le retour du thème d'ouverture après la fin du
développement, le long trille apparaissant alors deux fois
pianissimo.
La création de cette sonate a pu être influencée par le cadre
intime auquel elle était destinée, et son ampleur tranquille, son
absence de démonstration et sa soudaine violence sont plus
faciles à rendre dans ces conditions, niais la sonate n'est
cependant pas toute dans celles-ci. je ne sais si elle a jamais été
jouée à Vienne avant d'être publiée dix ans après la mort de
Schubert, mais cela aurait détruit la Gemütlichkeit à la
Biedermeier des soirées musicales semi-privées, tout comme
les chansons du Winterreise mettaient les amis de Schubert mal
à l'aise. De nos jours, une exécution authentique est une
absurdité. L'enregistrement sur un pianoforte du temps de
Schubert n'ajouterait pas grand-chose à notre réception de
l'oeuvre. On peut aussi soutenir que l'approche pratique et
moderne de concertiste de Brendel déforme moins la musique
que l'illusion théâtrale d'intimité que Richter veut donner dans
une grande salle. De même que cette sonate aurait explosé hors
du cadre du concert semi-privé, dans une salle de concert
moderne, même si elle doit être jouée d'une façon que Schubert
n'attrait jamais imaginé, le brio et l'effet dramatique
traditionnellement liés au récital semblent désormais déplacés.
De nos jours, toute exécution est une traduction ; mais une
reconstruction du son original est la traduction la plus
trompeuse qui soit parce qu'elle se veut l'original alors que le
sens des sons anciens a irrévocablement changé.
Le style d'une représentation peut être affecté par des aspects
pratiques qui, a priori, semblent n'avoir rien à voir dans
l'affaire. Ainsi, sir Charles Mackerras m'a raconté qu'il est
largement prouvé qu'au début du XIXe Siècle les trois premiers
mouvements d'une symphonie de Mozart ou de Beethoven
étaient le plus souvent joués un peu plus vite, et le dernier
mouvement un peu plus lentement, qu'à l'heure actuelle. Cela se
comprend facilement si l'on pense qu'à l'époque, le public
applaudissait et acclamait les musiciens après chaque
mouvement (les contraignant souvent à bisser le mouvement
lent), et pas seulement à la fin de la symphonie, ce qui fait qu'ils
n'avaient pas à en rajouter dans le finale pour avoir droit à leur
part d'applaudissements. Pour qu'un rétablissement authentique
des tempi originaux ait un sens, il faudrait que nous
encouragions le public à se manifester entre les mouvements
(en lui montrant un panneau « Applaudissez ! », peut-être ?) ;
mais la tradition moderne qui consiste à laisser les acclamations
pour la fin est un hommage justifié à l'unité et l'intégrité que
nous percevons maintenant dans une symphonie en tant que
tout. Un rétablissement irréfléchi des tempi originaux n'est pas
un projet totalement
rationnel, et si les enregistrements ne deviennent jamais non
plus la mimésis d'une représentation, mais l'expérience
musicale normale, nos concepts d'excitation et d'intensité
musicales auront changé et modifieront encore une fois nos
idées du tempo.
Il ne fait aucun doute que, selon moi, la philosophie
fondamentale du mouvement de promotion de la Musique
ancienne est indéfendable, surtout par sa volonté d'abstraire
le son original de tout ce qui lui donnait une signification.
Le son authentique n'est pas seulement insuffisant, comme
la plupart des gens l'admettraient, et ce n'est pas non plus
seulement une notion fréquemment illusoire, comme
beaucoup de gens s'en rendent désormais compte ; c'est
parfois un désastre total. Car le son est lié à la fonction :
ainsi, le Concerto pour clavecin de Bach est devenu un
concerto pour orgue, choeur et orchestre quand il a été joué
pendant un service religieux.
Il reste vrai que le mouvement en faveur de la Musique
ancienne a été et est encore formidablement bénéfique. En
effet, il nous a fait voir à quel point les exigences de la vie
de concertiste sont pesantes : elles nous obligent à jouer
Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Brahms, Debussy et
Boulez avec les mêmes instruments et le même genre de
son, ce qui, d'un point de vue rationnel, est insensé, même si
les solutions faciles des adeptes de la Musique ancienne
sont tout aussi curieuses, quand elles ne sont pas plus
pesantes. Ce mouvement a dévoilé l'uniformité réductrice de
l'univers actuel des concerts, dans lequel nous trouvons le
même phrasé pour Mozart et Beethoven, le même vibrato
pour Mendelssohn et Tchaïkovski, le même emploi des
pédales pour Beethoven et Chopin. Mais il a aussi produit
des merveilles, du travail de Roger Norrington sur
Beethoven à la reconception de Monteverdi par John Eliot
Gardiner en passant par les interprétations des symphonies
de Mozart et de Schubert par sir Charles Mackerras.
On pourrait dire que ces succès ont été obtenus en dépit de
la philosophie, mais ce ne serait pas vrai. C'est en prenant au
sérieux l'idéal indéfendable de l'authenticité que l'on a pu
élargir nos connaissances et enrichir notre vie musicale.
Texte paru dans The New York Review, 19 juillet 1990. ____________________________ ____________________________
Traduction de Jacqueline Henry.
Notes
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