IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

Parcours

Anne Sédès

Les Cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Marc-André Dalbavie 1, avril 1993
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1993


Reconstituer le parcours d'un jeune compositeur est ardu. En effet, sa production instrumentale et expérimentale, qui s'inscrit dans la modernité par ses interactions entre timbre, écriture et technologies, couvre une durée d'à peine dix ans.
Nous avons choisi de retrouver, au fil des oeuvres, les éléments constitutifs du langage de Marc-André Dalbavie et leurs évolutions.
Après avoir situé le compositeur dans le contexte de la musique française, nous démontrerons comment, des Paradis mécaniques jusqu'à Seuils, partant des présupposés du modèle spectral, il s'est orienté vers une dialectique entre l'objet et le processus, entre la mémoire et le temps. Puis, l'environnement informatique et l'outillage technologique, qui furent nécessaires pour la mise en oeuvre de son projet compositionnel, seront évoqués. Nous nous attacherons, enfin, au traitement de la voix sur lequel Marc-André Dalbavie fonde son cycle Logos. Cycle où semble se dessiner un nouveau modèle de synthèse instrumentale assez prometteur pour laisser supposer qu'il fournira la base au style du compositeur.

Situation, filiation, parcours

Dans le paysage musical français, le boum spectral du milieu des années 70 a entraîné l'émergence de deux tendances chez les compositeurs de la génération suivante ; d'une part ceux qui, sous l'influence prédominante de Tristan Murail et de Gérard Grisey, prendront pour base l'acquis spectral comme développement de leur langage personnel, tels Marc-André Dalbavie, Philippe Hurel ou Philippe Durville... ; d'autre part, ceux qui, attachés à la tradition boulezienne, poursuivront leur chemin au-delà du sérialisme[1]. Mais la proximité des préoccupations quant au matériau, au timbre et à la perception liait souvent les deux courants.
Bénéficiaire d'une solide formation académique au Conservatoire de Paris, où il suivra les enseignements de Michel Philippot pour la composition, de Betsy Jolas pour l'analyse, de Guy Reibel pour l'électroacoustique et de Marius Constant[2]pour l'orchestration, Marc-André Dalbavie s'intéressera très tôt au mouvement spectral, suivant d'abord en privé l'enseignement de Tristan Murail, puis la classe d'informatique musicale que ce dernier anime à l'Ircam.
Est-il besoin de rappeler les liens entre la musique spectrale et les technologies électroacoustiques, puis numériques[3] ? Marc-André Dalbavie, jugeant nécessaire le recours à l'ordinateur, entre en 1985 au département de «Recherche musicale» de l'Ircam[4] à l'issue de sa formation en informatique.
Dans ce cadre, abordant à la fois la synthèse par modulation de fréquence et la composition, ou plutôt la composition assistée par ordinateur (CAO), le compositeur entreprend la réalisation de Diadèmes, pour alto transformé, ensemble instrumental et dispositif électronique. La pièce sera créée en juin 1986 par l'Ensemble Itinéraire et immédiatement intégrée au répertoire contemporain international. Marc-André Dalbavie y travaille la superposition de processus, ainsi que «les liens génétiques reliant le matériau à la forme[5]».
De ses premières oeuvres de jeunesse, Dalbavie n'a retenu que le Poème no. 1 (1981) pour quinze instrumentistes, marquant ses années de conservatoire, ainsi que Les Paradis mécaniques (1983), première expérience d'intégration des procédés d'écriture spectrale (accords-timbres, processus par interpolation, référence aux modèles électroacoustiques...), dans laquelle on trouve déjà les caractéristiques de ses oeuvres ultérieures (l'emploi de procédés répétitifs, l'aspect dualiste du discours). Précédant tout juste Diadèmes, Les Miroirs transparents (1985), pour orchestre, traitaient spécialement des dimensions temporelles liant le matériau à la forme. Interludes (1987), suite pour violon solo, donne au compositeur l'occasion de développer une technique de découpage de processus grâce à la CAO et de marquer une pause instrumentale. Suit le cycle Logos, projet de cinq pièces mêlant l'orchestre, la voix et l'électronique et comprenant, à ce jour, Impressions-mouvements (1989), qui sera ensuite repris et renommé Instances (1991), et Seuils, créé à l'Ircam en mai 1992.

Timbre et processus : la mémoire et le temps

Prenons Les Paradis mécaniques, pour quatre bois, sextuor de cuivres et piano, car cette pièce condense l'essentiel des éléments de langage de Marc-André Dalbavie. L'introduction n'est pas sans analogie avec celle de Gondwana de Murail, oeuvre phare pour le jeune Dalbavie [6]: un accord-timbre de type spectral monopolisant l'ensemble instrumental est progressivement désintégré à chacune de ses instances, pour donner lieu à une suite de processus sonores qui, bien que s'inspirant directement des procédés spectraux pour une musique liminale, transitoire et différentielle[7], caractérisent déjà le style du compositeur.
On note en effet l'usage d'objets sonores liminaux, seuils pour notre perception synthétique entre le timbre et l'harmonie ; ces accords-timbres, globalement inspirés de modèles acoustiques, sont utilisés ici surtout pour leur qualité perceptuelle tout à fait prégnante, en tant que points de repère dans le discours musical, en tant que Gestalt. La synthèse instrumentale pure, ou macrosynthèse[8]consistant à reproduire, ou plutôt à approximer un timbre à l'orchestre à partir d'un modèle instrumental ou électronique, en donnant à chaque instrument la hauteur non tempérée d'un partiel et son enveloppe dynamique (amplitude/temps), est cependant légèrement dérivée, le compositeur ne s'attachant pour chaque composante de ses accords qu'au paramètre de hauteur, à peine à celui des durées et assignant globalement une seule valeur d'intensité (ff ou fff selon la dynamique des instruments) allant décroissant dans le temps. Dalbavie retient donc en premier lieu l'aspect harmonique et fusionnel du modèle acoustique spectral, s'en inspirant plutôt que le reproduisant : les intensités, voire les durées ne sont utilisées que pour servir la prégnance de l'objet et comme paramètres pour l'écriture du timbre.
Prenant au mot la constatation de Grisey largement inspirée d'une idée de Stockhausen[9], énonçant l'identité entre timbre et processus (un timbre est un processus contracté, tandis qu'un processus est un timbre étalé, la différence entre les deux étant seulement une différence de vitesse de perception;[10], Dalbavie manipule le processus en tant que mat& eacute;riau sonore et musical, comme un modèle acoustique hors temps, mis en jeu sous le contrôle de l'écriture. Amorcée par Ligeti, voire par Debussy[11], la notion de processus a été largement employée par les compositeurs spectraux en tant que technique permettant la transition d'un état différentiel à un autre dans un continuum sonore clairement directionnel, illustrant par exemple le déplacement d'un spectre du grave à l'aigu, intégrant dans le mouvement des procédés de tension-détente (de l'inharmonicité vers l'harmonicité, de l'apériodicité vers la périodicité, de la raréfaction vers la saturation, etc.), donc s'offrant à la perception, éliminant par ailleurs toute forme de développement à partir d'une thématique qui n'aurait plus lieu d'être .[12] Dalbavie utilise exclusivement des processus par interpolations, technique consistant à aller d'un objet A vers un objet B, suivant différentes méthodes de calcul : linéaire, statistique[13], selon un nombre de stades de transformation déterminé. Ce type de procédés le poussera nécessairement à utiliser les méthodes de la CAO.
Calculées par la machine[14], les interpolations entre couples d'objets portant sur la hauteur, le rythme ou les morphologies mélodiques et dynamiques, combinées au sein d'un même processus, doivent cependant être intégrées par l'écriture ; pour ce faire, le compositeur a dû trouver un moyen assez souple afin de contrôler le débit d'un discours fondé sur ladirectionnalité et le transitoire, le tout à destination de l'auditeur ; d'où le recours à des techniques répé ;titives pour mettre en temps les différents stades d'interpolations entre deux états, entre deux instances, l'interpolation étant elle-même un procédé répétitif. On trouvera sans hésitation l'origine du répétitif chez Dalbavie dans l'usage de modèles temporels issus de l'électroacoustique (simulation de délai, d'écho, de ré-injection, de réverbération infinie, «modèles technomorphes», dirait Peter Niklas Wilson à propos de l'esthétique de l'école spectrale[15]. Les Paradis mécaniques présentent plusieurs cas de figures de ce genre de procédés, l'écriture rythmique de Seuils est en grande partie fondée sur différents types d'échos s'interpolant. Avant de maîtriser les modèles technomorphes de ses maîtres spectraux, l'élève aura cependant déjà intégré à sa technique, à son matériau musical, aussi bien la rythmique de Stravinsky que celle des répétitifs américains ou de certaines musiques extra-européennes. Dynamisme, pulsation, pulsion, synchronie, amnésie, autant de virtualités scandées par la répétition, par ce que Grisey appellerait une rythmique oscillatoire[16] qui, aux prises avec la directionnalité des processus, sert avec brio la transparence de la ligne formelle, dans une succession continue de plans sonores dont les caractères bien définis se retrouveront très clairement au fil des oeuvres ultérieures. Diadèmes, avec l'emploi de l'alto solo transformé et de la mixité (peut-être à cause du vide laissé par son absence dans Les Miroirs transparents), et dans les pièces pour voix, avec plus ou moins de succès. Au stade des Paradis mécaniques, on pourrait penser que le trop jeune compositeur ne possède pas encore les moyens pour diriger le discours à partir de la seule mise en forme du son. En fait, Marc-André Dalbavie ne saura se contenter des outils que ses aînés lui offrent. Bien qu'en contradiction avec l'expérience spectrale, l'opposition dialectique comme moteur du discours musical le préoccupe encore et pour longtemps.
Laissant pour un temps l'approche dualiste et afin de s'attaquer de front au problème de la forme, à travers Les Miroirs transparents, Dalbavie revient en quelque sorte au projet griseyen. Il généralise encore cette idée d'identité entre le timbre et le processus, que seule la vitesse d'écoute diffère, en appliquant les proportions du premier accord de la pièce à toutes les dimensions temporelles de celle-ci, périodes, parties, afin d'obtenir un immense ralentissement sonore, dans l'espoir d'assurer l'unité entre le matériau et la forme[17]. L'emploi d'interpolations temporellement contrôlées par des procédés répétitifs reste encore quasiment monodique dans la transformation d'objets verticalisés, le résultat sonore facilement catégoriable par plages renvoyant aux différentes techniques de réalisation du compositeur déjà exposées dans Les Paradis mécaniques, ici amplifiées par l'orchestre. L'expérimentation de la formalisation sera poussée dans Diadèmes, avec le recours purement conceptuel à une proportion d'or, que l'on retrouve aussi bien dans la plus petite valeur rythmique apériodique que dans la durée des parties.
Diadèmes marque une étape. La structure harmonique mixte (emploi de synthétiseurs FM, traitement de l'alto en temps réel, amplification des violons) et l'usage d'un instrument soliste y nécessitaient une approche à nouveau concertante, donc dialectique, impliquant le dépassement du jeu monodique entre l'objet et le processus, à moins de fondre l'alto et les synthétiseurs dans la masse spectrale[18]. Le compositeur a alors recours à la polyphonie, ou plutôt à la superposition et à la hiérarchisation de processus, solution lui permettant enfin, par des procédés d'opposition et de synchronisation des différentes couches sonores entre elles, de saturer un discours musical, «...où s'affrontent des forces dynamiques contraires[19]», fondé sur des grilles de perception de type attention-tension-saturation-détente[20] beaucoup plus subtiles que dans les pièces précédentes, afin de rendre le jeu avec la mémoire plus complexe et de donner plus de champ au contrôle du temps musical[21].
Le choix du dispositif électronique a été établi en fonction des possibilités de jeu en temps réel données par les claviers Midi;[22] et de la finesse de contrôle de la synthèse par modulation de fréquence (synthèse FM) mise au point par John Chowning et adaptée par Yamaha sur la série des synthétiseurs DX/TX. Dalbavie utilise ici ce modèle de synthèse comme liant entre l'instrumental et l'électronique : d'une part, en utilisant des sons instrumentaux synthétisés tels ceux du vibraphone et de la marimba, et en les interpolant entre eux, pour mieux servir l'ambiguïté de la fusion orchestrale ; d'autre part, en alliant le matériau sonore issu de la modulation de fréquence à l'écriture, donnant comme fondement à la génération de l'ensemble de la synthèse les fréquences correspondant aux hauteurs les plus graves de la contrebasse et de l'alto, soit comme porteuse, soit comme modulante, afin de générer au gré des indices de modulation un tissu d'interactions harmoniques entre les deux mondes, dans le but d'assurer encore la liaison génétique - disons la cohérence - entre le matériau et la forme, les trois mouvements de Diadèmes étant d'ailleurs parfaitement liés à ce traitement de la mixité : le premier mouvement dominé par l'instrumental, transitant vers un mouvement central façonné par le modèle électronique, aboutissant à la fusion des deux mondes dans le troisième mouvement.
«Les liens génétiques reliant le matériau à la forme ont été au centre de cette recherche, moins pour tenter d'établir des structures abstraites que pour découvrir des relations profondes et fortes entre ces deux pôles du langage musical[23].» Au stade de Diadèmes, après avoir intégré à son matériau musical l'objet sonore et le processus par interpolation hérité des spectraux, processus dorénavant doté d'un potentiel dialectique, Dalbavie se doit de résoudre le contrôle de la forme, ne sachant pas encore très bien se situer, entre ceux qui «... affirment que le matériau impose sa propre forme ... [et ceux qui] recherchent à [le] neutraliser afin de pouvoir uniquement se préoccuper de problèmes formels (....) on ne peut pas concevoir la musique d'aujourd'hui sans tenir compte des matériaux issus des technologies nouvelles (son synthétique, traitement numérique, son nouveau) (...) Mais, par ailleurs, il est fondamental de prendre une certaine distance avec le matériau sonore[24].» Distance vis-à-vis du matériau sonore, vis-à-vis du modèle, retour du dialectique, le thématisme pointe à nouveau son profil. «Il est difficile encore de pouvoir parfaitement définir la frontière où une morphologie sonore (résultante d'un processus) devient un motif thématique[25].» On remarquera par exemple la présence d'éléments thématiques telles les batteries, d'abord générées par processus aux bois dans le premier mouvement, puis réapparaissant aux divers instruments au fil de la pièce. «Une morphologie peut-elle être thématique ? Quels sont les paramètres possédan t des potentiels thématiques[26] ?» Autant d'interrogations qui devront attendre Seuils pour une esquisse de résolution. Interludes sera le prétexte pour échapper au matériau sonore comme modèle tout autant qu'à la forme comme métaprocessus[27]. Commande de la Bach Academia, dédiée à Pierre Boulez, la pièce se présente comme une suite de cinq mouvements devant être joués intégralement dans la mesure du possible, mais pouvant aussi donner lieu à des exécutions partielles dont le compositeur donne les sept combinaisons permises. Clin d'oeil à Pli selon pli de Boulez ? Pour le moins un hommage. Cette ouverture formelle n'est rendue possible que par la technique de découpage de processus ici employée, particulièrement grâce à l'enveloppe temporelle de chaque mouvement qui lui est liée (les mouvements I, II et V vont globalement du lent au rapide, le III du lent au rapide, puis au lent, le IV est rapide). Toujours attaché aux procédés de tension-détente élaborés dans Diadèmes, mais ici confronté à un instrument solo dont il a choisi de tirer la tension de la virtuosité potentielle (au point d'en oublier complètement l'écriture microtonale spectrale), Dalbavie a calculé par ordinateur une suite de processus balayant tous les modes de jeux, voire tous les clichés classiques du violon, processus qu'il a ensuite découpés, agencés, cachés, réinjectés, ré-interpolés entre eux au fil des mouvements ; autant de techniques qui réapparaîtront à plus grande échelle dans ses pièces ultérieures. Peut-on dans cette pièce discerner l'objet, le processus et le thématisme ? «Le matériau musical n'est plus l'objet de départ, mais le mouvement que l'on imprime à l'objet : le processus généré par cet objet[28].» Le processus devient Gestalt, objet sonore en mouvement dans le temps, la forme n'est qu'une succession d'enveloppes permutables résultant d'éléments thématiques interporlés, de l'interpolation d'interpolations. «Le passage de l'objet au modèle, puis du modèle au formel se caractérise par l'attitude qui tend à privilégier l'écriture et sa dynamique par rapport à la contemplation statique du matériau sonore[29].» Réévaluant ses modèles, Dalbavie acquiert une certaine liberté formelle, ainsi que, sans doute, l'idée qu'un instrument mélodique chantant pourrait servir la Gestalt tout aussi bien qu'un accord-timbre joué fortissimo. D'où peut-être l'origine du cycle Logos, fondé sur la voix.
Dans Instances, mais surtout dans Seuils, la technique d'interpolation est généralisée à toutes les dimensions du discours, du local au global, de la plus petite articulation à la structure générale ; le discours musical procède d'une dialectique entre l'objet sonore et le processus, entre la Gestalt et la forme, entre la mémoire et le temps. Les notions de prégnance de l'objet sonore et de sa résistance à la transformation par processus y rejoignent le thématisme, aboutissement de l'intégration par le compositeur des procédés expérimentés à travers les pièces précédemment citées, procédés intégrés à un paradigme du matériau musical en constante expansion.
Avant d'aller plus loin, un intermède technologique nous paraît nécessaire.

Nécessités technologiques

Interludes couronne en amont de l'écriture l'achèvement de l'usage de la CAO, inauguré par Dalbavie sur un micro-ordinateur personnel pour Les Miroirs transparents. Dans le cadre de l'équipe de recherche musicale de l'Ircam, cette expérience l'aura amené, aux côtés d'autres jeunes compositeurs tels Magnus Lindberg ou Kaija Saariaho, puis de chercheurs comme Jacques Duthen et Pierre-François Baisnée, à développer un environnement d'aide à la composition à travers les programmes Esquisses puis Patchwork, sur micro-ordinateur Macintosh à partir du langage LeLisp. Outre cet environnement, le compositeur utilisera régulièrement le programme Iana, écrit par Gérard Assayag à partir de l'algorithme de Ernst Terhardt, permettant d'obtenir les hauteurs et les amplitudes relatives à chaque partiel d'un son échantillonné, ainsi que leur valeur perceptuelle. Tous les objets, parcours formels et autres processus par interpolation mis en jeu dans Interludes auront été calculés par ces outils, avant d'être passés par le filtre de l'écriture.
Bien que clamant la nécessité du son électronique[30], Dalbavie reste d'abord très prudent quant à son emploi. Il commence dans Diadèmes par intégrer un dispositif léger à l'orchestre, usant de modèles instrumentaux facilement identifiables et réalisables par la synthèse FM, interpolés entre eux, et dont les rapports porteuse/modulante alimentent le tissu des liens génétiques du point de vue tant harmonique que formel. Dans Instances, le synthétiseur DX7 a pour seule fonction d'amplifier certains formants de la voix, de soutenir des attaques d'accords et, donc, de se fondre dans la masse orchestrale, comme n'importe quel autre instrument.
Ce n'est qu'avec Seuils que le compositeur entreprend réellement un travail de fond sur le son électronique, avec l'assistance de Jan Vandenheede, intégrant en aval de l'écriture des outils de synthèse, de traitement et de spatialisation du son. A mi-chemin entre la synthèse fonctionnelle de type additif, ou FM, et la synthèse par modèle physique[31], Chant, programme de synthèse formantique par modèle d'excitation /résonance, comprenant un vocodeur de phase et piloté par Formes, a été initialement conçu pour la synthèse de la voix, afin de restituer les caractéristiques de l'appareil vocal[32]. Pour Seuils, les sons calculés dans cet environnement sont stockés sur deux disques durs pour être appelés, lors de l'exécution, par un instrumentiste, grâce à la technique du direct-to-disk, éliminant dorénavant l'emploi de la bande magnétique et ses contraintes en concert. Un dispositif de spatialisation quadriphonique réalisé par Jan Vandenheede avec le logiciel Max, reprenant un algorithme de spatialisation de John Chowning, permet d'amplifier par le mouvement l'énergie d'un son simple et de donner prise à l'écriture sur la dimension spatiale. Dalbavie exploite l'ensemble de cet environnement afin d'obtenir la plus grande efficacité de prégnance de l'objet destiné à la mémoire, objet sonore électronique se démarquant de l'ensemble en rayonnant son énergie dans l'écriture instrumentale, via la CAO, autant que dans l'espace de la salle.

On ne pourra s'empêcher de faire la comparaison entre Philippe Manoury et Marc-André Dalbavie, tant les deux s'opposent dans leur approche respective des nouvelles technologies. Tandis que l'un trouve l'inspiration de son écriture dans l'évolution même des technologies mises à sa disposition, notamment à travers la mixité[33], l'autre n'utilise celles-ci qu'accessoirement, principalement comme aide à l'écriture, rêvant l'intégration idéale d'un environnement technologique au service de son projet compositionnel, et donc pour le moment toujours en situation d'attente.

Du traitement de la voix : genèse d'un Logos ?

Bien que son intuition l'ait poussé dès Impressions-Mouvements vers l'emploi de la voix en tant que «phénomène identitaire-Gestalt par excellence[34]», Marc-André Dalbavie a d'abord éprouvé quelques difficultés à réaliser l'intégration de la réalité vocale à son monde compositionnel. La pièce était à l'origine prévue pour récitant, soprano, choeur et dispositif électronique (donc comprenant les quatre cas de figures de l'emploi de la voix : parlée, chantée solo, chorale et éventuellement traitée ou modélisée par l'électronique), à partir d'extraits du Déluge, un roman de J.M.G. Le Clézio, qui devait être à la source d'un polyptyque en cinq tableaux.
«Si la musique à certains moments privilégie le texte, elle poursuit néanmoins parallèlement son propre cheminement; ainsi, deux mondes autonomes portés par des flux contraires qui, inéluctablement, à des instants précis, se trouveraient en phase, synchronisés, puisant dans leurs courses divergentes l'énergie qui les soutient[35].» Le fonctionnement de la pièce reposait donc encore sur une forme de dialectique entre texte et musique. Impressions-Mouvements a péché précisément par manque d'intégration du texte, voire de la voix à la musique. Revue, corrigée et renommée par le compositeur, avec l'aide d'un nouvel auteur, Guy Lelong, la partie récitant a été supprimée, la soprano a réintégré le choeur dont seules quelques bribes de texte, seuils sémantiques[36], émanent par instances. Annonçant Seuils, Instances, ex-Impressions-Mouvements, introduit dorénavant le cycle Logos, qui prévoit cinq pièces, de la formation orchestrale à la voix seule.
L'intégration de la voix et de la parole est cette fois à la base de Seuils, le sens du texte des plus restreints commentant le projet musical, jusqu'à paraphraser la musique.
Le travail sur la matière vocale est bien sûr directement lié à l'emploi du programme Chant. Dorénavant, l'interaction entre le timbre et l'écriture, entre le matériau sonore vocal et sa mise en forme, va virtuellement bien au-delà du modèle spectral pour une écriture liminale, entre le timbre et l'harmonie[37]. La macro-synthèse spectrale tenait du modèle additif, avec son cortège d'approximations, généralité désincarnée issue de la théorie acoustique classique (analyse de Fourier)[38], consistant à construire un son en reconstituant les fréquences et les enveloppes dynamiques de chacun de ses partiels ; elle ne pouvait être que transitoire, par changement continu des valeurs des variables d'un modèle général (hauteur, intensité, durée de chaque partiel), et différentielle, s'appuyant sur la perception. La synthèse par modèle d'excitation/résonance, comme la synthèse par modèle physique, fait prévaloir la particularité de l'objet modélisé avec ses dimensions dynamiques et énergétiques, du timbre instantifié, saisi comme modèle, comme globalité, comme Gestalt. Elle implique une approche à nouveau thématique entre l'objet modélisé et ses variantes, donc une dialectique, ce vers quoi converge l'oeuvre de Dalbavie, en attendant une théorie de la référence à élaborer[39]. Elle offre en tout cas de nouvelles perspectives d'écriture synthétique, pour une musique synthétisant tout le matériau sonore et musical, voire le spectaculaire dans un seul et même procès d'intégration, dans un seul et même flux, ce à quoi rêvent actuellement Guy Lelong et Marc-André Dalbavie qui, s'associant à Patrice Hamel pour la scène, travaillent d'ores et déjà à un projet de spectacle multimédia, qui passerait de l'opéra au ballet, avec une mise en scène déployant un espace en constante transition.
«... La voix est ouverte vers une nouvelle musique qui, si elle contient en elle un certain hédonisme (comme peut en contenir la musique de Debussy) tout en rétablissant certains principes élémentaires, absorbe le bouleversement technologique contemporain[40].» Pour le moment, le compositeur gère encore à travers Seuils une dialectique entre l'objet et le processus, avec une variable de prégnance de l'objet mémorisé proportionnelle à son degré de résistance au processus transitoire, entre la structuration de la mémoire et le temps psychologique, faisant appel à ses techniques procédurales habituelles (processus transitoires par interpolations, répétitivité), intégrant en passant la nouvelle simplicité, le post-modernisme (il suffit d'écouter pour cela certains profils mélodiques de la soprano dans Seuils, quand ce ne sont pas des hommages entendus à Pli selon pli de Pierre Boulez), pour une forme résultante morcelée.
Verra-t-on naître au fil des pièces que produira Logos la genèse d'un nouveau langage, comparable pour la génération de
Dalbavie à ce que fut l'émergence spectrale pour ses aînés, et fondé sur une macrosynthèse intrinsèquement mixte, intégrant l'ensemble du musical, directement inspirée du modèle physique du son instrumental, donc vocal, ré-engendrant pour la perception l'équivalent du thématisme et de la variation, la notion d'énergie et de flux se substituant progressivement à la dialectique et au discours ? Pour le moins, on appréciera la «force du timbre et la liberté de l'écriture[41]», la virtuosité du style d'un compositeur qui, tout en revendiquant l'hédonisme de son époque, n'a pas craint d'aborder les problèmes théoriques de son temps.

NOTES

[1] A ce propos, cf. F. Nicolas : «Traversée du sérialisme», in Les Conférences du Perroquet no.16, éd. Le Perroquet BP-84, Paris, avril 1988.

[2] Seul professeur dont il déclare avoir été marqué. (Communication personnelle.)

[3] «Depuis quelques années, l'électronique nous permet une écoute microphonique du son... [...] D'autre part, l'ordinateur nous permet d'aborder des champs de timbres inouïs jusqu'à ce jour et d'en analyser très finement la composition.» G. Grisey : «Structuration des timbres dans la musique instrumentale», in Le Timbre, métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. BarriÈre, éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.

[4] Département qu'il quitte en 1991, pour une résidence à Berlin, invité par le Deutscher Akademischer Austauschdienst.

[5] M.-A. Dalbavie : «De l'écriture au timbre», in Actes du symposium «Systèmes personnels et informatique musicale», Ircam, Paris, 1987.

[6] M.-A. Dalbavie : «Notes sur Gondwana», in Entretemps no.8, Paris, 1989.

[7] G. Grisey : «La musique : le devenir des sons», in Darmstädter Beiträge no.19, éd. Schott, Mayence, 1982.

[8] G. Grisey. Voir note [3].

[9] K. Stockhausen : «Wie die Zeit vergeht», traduction française in Analyse musicale no. 6, Paris, 1987.

[10] G. Grisey. Voir note [7].

[11] M.-A. Dalbavie : «Pour sortir de l'avant-garde», in Le Timbre, métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. Barrière, éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.

[12] Composer le devenir des sons selon Grisey «... ruine le concept de matériau entendu comme une cellule ou une série dont l'oeuvre serait le développement a posteriori (...). Le concept de développement fait place à celui de processus», G. Grisey. Voir note [7].

[13] M.-A. Dalbavie. Voir note [5].

[14] Pour Les Paradis mécaniques, le compositeur a dû se contenter d'une calculette programmable...

[15] P. N. Wilson : «Vers une écologie des sons», in Entretemps no. 8, Paris, 1989.

[16] G. Grisey : «Tempus ex machina», in Entretemps no. 8, Paris, 1989.

[17] Encore une utopie stockhausienne que partageraient les spectraux. P.N. Wilson, 1989. Voir note [15].

[18] «L'opposition entre instruments acoustiques et instruments électroniques façonne déjà tout un monde sonore qui influencera fortement la forme de la partition. De plus, le fait que l'instrument soliste possède les deux particularités permet de créer une surface d'équilibre et de transition entre ces deux pôles. Tout ce potentiel trace déjà certaines limites et certains possibles sur le plan formel», M.- A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].

[19] M.-A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].

[20] Y. Simon : Analyse : P. Manoury, «La Partition du ciel et de l'enfer» ; M.- A. Dalbavie, «Diadèmes», mémoire de DEA (1990), disponible à la bibliothèque de l'Ircam.

[21] «C'est de la rencontre quelquefois dialectique entre plusieurs parcours et de leur organisation temporelle (retour de certaines cellulles, répétition de motifs, développement de certaines morphologies gestuelles, etc.) que naît la forme. Cela implique forcément l'acceptation de la tension que représente le déroulement du temps musical par rapport au temps chronologique»,
M.-A. Dalbavie, 1987. Voir note
[5].

[22] L'utilisation des outils de synthèse sur l'ordinateur 4X aurait à l'époque impliqué la production d'une bande magnétique, avec toutes les contraintes du temps différé.

[23] M.-A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].

[24] Idem.

[25] Idem.

[26] Idem.

[27] Idem.

[28] M.-A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].

[29] M.-A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].

[30] «... l'enjeu actuel est la domination des nouveaux matériaux issus de l'apport technologique. Ceux-ci constituent la matière sonore principale de l'avenir musical, et déterminent donc l'urgence d'une réflexion profonde sur le devenir du langage musical», M.-A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].

[31] Les synthèses par modèles physiques, simulations causales du son, sont faites par : «... simulations numériques à partir des équations mécaniques des corps vibrants», C. Cadoz : «Timbre et causalité», in Le Timbre, métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. Barrière, éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.

[32] Chant a été conçu et développé à l'Ircam par Yves Potard et Xavier Rodet à partir de 1981. Pour plus de détails sur la synthèse formantique, lire
Y. Potard, P.- F. Baisnée et J.-B. Barière : «Méthodologie de synthèse du timbre : l'exemple des modèles de résonance», in Le Timbre : métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. Barrière, éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.

[33] A. Poirier : «Le même et le différent», in InHarmoniques no. 7, éd. Ircam/ Séguier Paris, 1991.

[34] Communication personnelle.

[35] M.- A. Dalbavie, notes de programme d'Impressions-Mouvements, festival de Metz, 1989.

[36] «... Un "seuil" sémantique correspond à l'émergence du sens au sein de la masse sonore», G. Lelong, notes de programme de Seuils, Ircam/Centre Georges-Pompidou, 1992.

[37] Pour une critique des modèles émanant des premiers stades de l'informatique musicale, lire H. Dufourt : «Timbre et espace», in Musique, pouvoir, écriture, éd. Christian Bourgois, Paris, 1991.

[38] C. Cadoz, 1991. Voir note [31].

[39] J.- B. Barrière : «L'informatique musicale comme approche cognitive : simulation, timbre et processus formels», in La Musique et les sciences cognitives, éd. P. Mardaga, Bruxelles, 1989.

[40] M.- A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].

[41] M.- A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .