Interludes sera le prétexte pour échapper au
matériau
sonore comme modèle tout autant qu'à la forme comme
métaprocessus[27]. Commande de la Bach Academia,
dédiée à Pierre Boulez, la pièce se présente
comme une suite de cinq mouvements devant être joués
intégralement dans la mesure du possible, mais pouvant aussi donner lieu
à des exécutions partielles dont le compositeur donne les sept
combinaisons permises. Clin d'oeil à Pli selon pli de Boulez ?
Pour le moins un hommage. Cette ouverture formelle n'est rendue possible que
par la technique de découpage de processus ici employée,
particulièrement grâce à l'enveloppe temporelle de chaque
mouvement qui lui est liée (les mouvements I, II et V vont globalement
du lent au rapide, le III du lent au rapide, puis au lent, le IV est rapide).
Toujours attaché aux procédés de tension-détente
élaborés
dans Diadèmes, mais ici confronté à un instrument
solo
dont il a choisi de tirer la tension de la virtuosité potentielle (au
point d'en oublier complètement l'écriture microtonale
spectrale), Dalbavie a calculé par ordinateur une suite de processus
balayant tous les modes de jeux, voire tous les clichés classiques du
violon, processus qu'il a ensuite découpés, agencés,
cachés, réinjectés, ré-interpolés entre eux
au fil des mouvements ; autant de techniques qui réapparaîtront
à plus grande échelle dans ses pièces ultérieures.
Peut-on dans cette pièce discerner l'objet, le processus et le
thématisme ? «Le matériau musical n'est plus l'objet de
départ, mais le mouvement que l'on imprime à l'objet : le
processus généré par cet objet[28].» Le processus devient Gestalt, objet sonore en
mouvement dans le temps, la forme n'est qu'une succession d'enveloppes
permutables résultant d'éléments thématiques
interporlés, de l'interpolation d'interpolations.
«Le passage de l'objet au modèle, puis du modèle au formel
se caractérise par l'attitude qui tend à privilégier
l'écriture et sa dynamique par rapport à la contemplation
statique du matériau sonore[29].»
Réévaluant ses modèles, Dalbavie acquiert une certaine
liberté formelle, ainsi que, sans doute, l'idée qu'un instrument
mélodique chantant
pourrait servir la Gestalt tout aussi bien qu'un accord-timbre joué
fortissimo. D'où peut-être l'origine du cycle Logos, fondé
sur la voix.
Dans Instances, mais surtout dans Seuils, la technique d'interpolation
est
généralisée à toutes les dimensions du discours, du
local au global, de la plus petite articulation à la structure
générale ; le discours musical procède d'une dialectique
entre l'objet sonore et le processus, entre la Gestalt et la forme,
entre la
mémoire et le temps. Les notions de prégnance de l'objet sonore
et de sa résistance à la transformation par processus y
rejoignent le thématisme, aboutissement de l'intégration par le
compositeur des procédés expérimentés à
travers les pièces précédemment citées,
procédés intégrés à un paradigme du
matériau musical en constante expansion.
Avant d'aller plus loin, un intermède technologique nous paraît
nécessaire.
Nécessités technologiques
Interludes couronne en amont de l'écriture l'achèvement de
l'usage de la CAO, inauguré par Dalbavie sur un micro-ordinateur
personnel pour Les Miroirs transparents. Dans le cadre de
l'équipe de
recherche musicale de l'Ircam, cette expérience l'aura amené, aux
côtés d'autres jeunes compositeurs tels Magnus Lindberg ou Kaija
Saariaho, puis de chercheurs comme Jacques Duthen et Pierre-François
Baisnée, à développer un environnement d'aide à la
composition à travers les programmes Esquisses puis Patchwork, sur
micro-ordinateur Macintosh à partir du langage LeLisp. Outre cet
environnement, le compositeur utilisera régulièrement le
programme Iana, écrit par Gérard Assayag à partir de
l'algorithme de Ernst Terhardt, permettant d'obtenir les hauteurs et les
amplitudes relatives à chaque partiel d'un son
échantillonné, ainsi que leur valeur perceptuelle. Tous les
objets, parcours formels et autres processus par interpolation mis en jeu dans
Interludes auront été calculés par ces outils,
avant d'être passés par le filtre de l'écriture.
Bien que clamant la nécessité du son électronique[30], Dalbavie reste d'abord très prudent quant à son
emploi. Il
commence dans Diadèmes par intégrer un dispositif
léger
à l'orchestre, usant de modèles instrumentaux facilement
identifiables et réalisables par la synthèse FM,
interpolés entre eux, et dont les rapports porteuse/modulante alimentent
le tissu des liens génétiques du point de vue tant harmonique que
formel. Dans Instances, le synthétiseur DX7 a pour seule fonction
d'amplifier certains formants de la voix, de soutenir des attaques d'accords
et, donc, de se fondre dans la masse orchestrale, comme n'importe quel autre
instrument.
Ce n'est qu'avec Seuils que le compositeur entreprend réellement
un
travail de fond sur le son électronique, avec l'assistance de Jan
Vandenheede, intégrant en aval de l'écriture des outils de
synthèse, de traitement et de spatialisation du son. A mi-chemin entre
la synthèse fonctionnelle de type additif, ou FM, et la synthèse
par modèle physique[31], Chant, programme de
synthèse formantique par modèle d'excitation /résonance,
comprenant un vocodeur de phase et piloté par Formes, a
été initialement conçu pour la synthèse de la voix,
afin de restituer les caractéristiques de l'appareil vocal[32]. Pour Seuils, les sons calculés dans cet environnement
sont stockés sur deux disques durs pour être appelés, lors
de l'exécution, par un instrumentiste, grâce à la technique
du direct-to-disk, éliminant dorénavant l'emploi de la
bande magnétique et ses contraintes en concert. Un dispositif de
spatialisation quadriphonique réalisé par Jan Vandenheede avec le
logiciel Max, reprenant un algorithme de spatialisation de John Chowning,
permet d'amplifier par le mouvement l'énergie d'un son simple et de
donner prise à l'écriture sur la dimension spatiale. Dalbavie
exploite l'ensemble de cet environnement afin d'obtenir la plus grande
efficacité de prégnance de l'objet destiné à la
mémoire, objet sonore électronique se démarquant de
l'ensemble en rayonnant son énergie dans l'écriture
instrumentale, via la CAO, autant que dans l'espace de la salle.
On ne pourra s'empêcher de faire la comparaison entre Philippe Manoury et
Marc-André Dalbavie, tant les deux s'opposent dans leur approche
respective des nouvelles technologies. Tandis que l'un trouve l'inspiration de
son écriture dans l'évolution même des technologies mises
à sa disposition, notamment à travers la mixité[33], l'autre n'utilise celles-ci qu'accessoirement, principalement
comme aide
à l'écriture, rêvant l'intégration idéale
d'un environnement technologique au service de son projet compositionnel, et
donc pour le moment toujours en situation d'attente.
Du traitement de la voix : genèse d'un Logos ?
Bien que son intuition l'ait poussé dès Impressions-Mouvements
vers l'emploi de la voix en tant que «phénomène
identitaire-Gestalt par excellence[34]»,
Marc-André Dalbavie a d'abord éprouvé quelques
difficultés à réaliser l'intégration de la
réalité vocale
à son monde compositionnel. La pièce était à
l'origine prévue pour récitant, soprano, choeur et dispositif
électronique (donc comprenant les quatre cas de figures de l'emploi de
la voix : parlée, chantée solo, chorale et éventuellement
traitée ou modélisée par l'électronique), à
partir d'extraits du Déluge, un roman de J.M.G. Le Clézio,
qui
devait être à la source d'un polyptyque en cinq tableaux.
«Si la musique à certains moments privilégie le texte,
elle poursuit néanmoins parallèlement son propre cheminement;
ainsi, deux mondes autonomes portés par des flux contraires qui,
inéluctablement, à des instants précis, se trouveraient en
phase, synchronisés, puisant dans leurs courses divergentes
l'énergie qui les soutient[35].» Le
fonctionnement de la pièce reposait donc encore sur une forme de
dialectique entre texte et musique. Impressions-Mouvements a
péché précisément par manque d'intégration
du texte, voire de la
voix à la musique. Revue, corrigée et renommée par le
compositeur, avec l'aide d'un nouvel auteur, Guy Lelong, la partie
récitant a été supprimée, la soprano a
réintégré le choeur dont seules quelques bribes de texte,
seuils sémantiques[36], émanent par
instances. Annonçant Seuils, Instances,
ex-Impressions-Mouvements, introduit dorénavant le cycle
Logos, qui prévoit cinq pièces, de la formation
orchestrale à la voix seule.
L'intégration de la voix et de la parole est cette fois à la base
de Seuils, le sens du texte des plus restreints commentant le projet musical,
jusqu'à paraphraser la musique.
Le travail sur la matière vocale est bien sûr directement
lié à l'emploi du programme Chant. Dorénavant,
l'interaction entre le timbre et l'écriture, entre le matériau
sonore vocal et sa mise en forme, va virtuellement bien au-delà du
modèle spectral pour une écriture liminale, entre le timbre et
l'harmonie[37]. La macro-synthèse spectrale tenait
du modèle additif, avec son cortège d'approximations,
généralité désincarnée issue de la
théorie acoustique classique (analyse de Fourier)[38], consistant à construire un son en reconstituant les
fréquences et les enveloppes dynamiques de chacun de ses partiels ; elle
ne pouvait être que transitoire, par changement continu des valeurs des
variables d'un modèle général (hauteur, intensité,
durée de chaque partiel), et différentielle, s'appuyant sur la
perception. La synthèse par modèle d'excitation/résonance,
comme la synthèse par modèle physique, fait prévaloir la
particularité de l'objet modélisé avec ses dimensions
dynamiques et énergétiques, du timbre instantifié, saisi
comme modèle, comme globalité, comme Gestalt. Elle implique une
approche à nouveau thématique entre l'objet
modélisé et ses variantes, donc une dialectique, ce vers quoi
converge l'oeuvre de Dalbavie, en attendant une théorie de la
référence à élaborer[39]. Elle
offre en tout cas de nouvelles perspectives d'écriture
synthétique, pour une musique synthétisant tout le
matériau sonore et musical, voire le spectaculaire dans un seul et
même procès d'intégration, dans un seul et même flux,
ce à quoi rêvent actuellement Guy Lelong et Marc-André
Dalbavie qui, s'associant à Patrice Hamel pour la scène,
travaillent d'ores et déjà à un projet de spectacle
multimédia, qui passerait de l'opéra au ballet, avec une mise en
scène déployant un espace en constante transition.
«... La voix est ouverte vers une nouvelle musique qui, si elle contient
en elle un certain hédonisme (comme peut en contenir la musique de
Debussy) tout en rétablissant certains principes
élémentaires, absorbe le bouleversement technologique
contemporain[40].» Pour le moment, le compositeur
gère encore à travers Seuils une dialectique entre l'objet et le
processus, avec une variable de prégnance de l'objet
mémorisé proportionnelle à son degré de
résistance au processus transitoire, entre la structuration de la
mémoire et le temps psychologique, faisant appel à ses techniques
procédurales habituelles (processus transitoires par interpolations,
répétitivité), intégrant en passant la nouvelle
simplicité, le post-modernisme (il suffit d'écouter pour cela
certains profils mélodiques de la soprano dans Seuils, quand ce ne sont
pas des hommages entendus à Pli selon pli de Pierre Boulez), pour une
forme résultante morcelée.
Verra-t-on naître au fil des pièces que produira Logos la
genèse d'un nouveau langage, comparable pour la génération
de
Dalbavie à ce que fut l'émergence spectrale pour ses
aînés, et fondé sur une macrosynthèse
intrinsèquement mixte, intégrant l'ensemble du musical,
directement inspirée du modèle physique du son instrumental, donc
vocal, ré-engendrant pour la perception l'équivalent du
thématisme et de la variation, la notion d'énergie et de flux se
substituant progressivement à la dialectique et au discours ? Pour le
moins, on appréciera la «force du timbre et la liberté de
l'écriture[41]», la virtuosité du style
d'un compositeur qui, tout en revendiquant l'hédonisme de son
époque, n'a pas craint d'aborder les problèmes théoriques
de son temps.
NOTES
[1]
A ce propos, cf. F. Nicolas : «Traversée du
sérialisme», in Les Conférences du Perroquet no.16,
éd. Le Perroquet BP-84, Paris, avril 1988.
[2]
Seul professeur dont il déclare avoir été
marqué. (Communication personnelle.)
[3]
«Depuis quelques années, l'électronique nous permet
une écoute microphonique du son... [...] D'autre part, l'ordinateur nous
permet d'aborder des champs de timbres inouïs jusqu'à ce jour et
d'en analyser très finement la composition.» G. Grisey :
«Structuration des timbres dans la musique instrumentale», in Le
Timbre, métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. BarriÈre,
éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.
[4]
Département qu'il quitte en 1991, pour une résidence à
Berlin, invité par le Deutscher Akademischer Austauschdienst.
[5]
M.-A. Dalbavie : «De l'écriture au timbre», in Actes
du symposium «Systèmes personnels et informatique
musicale», Ircam, Paris, 1987.
[6]
M.-A. Dalbavie : «Notes sur Gondwana», in Entretemps no.8,
Paris, 1989.
[7]
G. Grisey : «La musique : le devenir des sons», in
Darmstädter Beiträge no.19, éd. Schott, Mayence, 1982.
[8]
G. Grisey. Voir note [3].
[9]
K. Stockhausen : «Wie die Zeit vergeht», traduction
française in Analyse musicale no. 6, Paris, 1987.
[10]
G. Grisey. Voir note [7].
[11]
M.-A. Dalbavie : «Pour sortir de l'avant-garde», in Le
Timbre, métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. Barrière,
éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.
[12]
Composer le devenir des sons selon Grisey «... ruine le concept de
matériau entendu comme une cellule ou une série dont l'oeuvre
serait le développement a posteriori (...). Le concept de
développement fait place à celui de processus», G. Grisey.
Voir note [7].
[13]
M.-A. Dalbavie. Voir note [5].
[14]
Pour Les Paradis mécaniques, le compositeur a dû se contenter
d'une calculette programmable...
[15]
P. N. Wilson : «Vers une écologie des sons», in
Entretemps no. 8, Paris, 1989.
[16]
G. Grisey : «Tempus ex machina», in Entretemps no. 8,
Paris, 1989.
[17]
Encore une utopie stockhausienne que partageraient les spectraux. P.N.
Wilson, 1989. Voir note [15].
[18]
«L'opposition entre instruments acoustiques et instruments
électroniques façonne déjà tout un monde sonore qui
influencera fortement la forme de la partition. De plus, le fait que
l'instrument soliste possède les deux particularités permet de
créer une surface d'équilibre et de transition entre ces deux
pôles. Tout ce potentiel trace déjà certaines limites et
certains possibles sur le plan formel», M.- A. Dalbavie, 1987. Voir note
[5].
[19]
M.-A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].
[20]
Y. Simon : Analyse : P. Manoury, «La Partition du ciel et de
l'enfer» ; M.- A. Dalbavie, «Diadèmes»,
mémoire de DEA (1990), disponible à la bibliothèque de
l'Ircam.
[21]
«C'est de la rencontre quelquefois dialectique entre plusieurs
parcours et de leur organisation temporelle (retour de certaines cellulles,
répétition de motifs, développement de certaines
morphologies gestuelles, etc.) que naît la forme. Cela implique
forcément l'acceptation de la tension que représente le
déroulement du temps musical par rapport au temps chronologique»,
M.-A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].
[22]
L'utilisation des outils de synthèse sur l'ordinateur 4X aurait
à l'époque impliqué la production d'une bande
magnétique, avec toutes les contraintes du temps
différé.
[23]
M.-A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].
[24]
Idem.
[25]
Idem.
[26]
Idem.
[27]
Idem.
[28]
M.-A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].
[29]
M.-A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].
[30]
«... l'enjeu actuel est la domination des nouveaux matériaux
issus de l'apport technologique. Ceux-ci constituent la matière sonore
principale de l'avenir musical, et déterminent donc l'urgence d'une
réflexion profonde sur le devenir du langage musical», M.-A.
Dalbavie, 1991. Voir note [11].
[31]
Les synthèses par modèles physiques, simulations causales du
son, sont faites par : «... simulations numériques à
partir des équations mécaniques des corps vibrants», C.
Cadoz : «Timbre et causalité», in Le Timbre,
métaphore pour la composition. Collectif, J.-B. Barrière,
éd. Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.
[32]
Chant a été conçu et développé à
l'Ircam par Yves Potard et Xavier Rodet à partir de 1981. Pour plus de
détails sur la synthèse formantique, lire
Y. Potard, P.- F. Baisnée et J.-B. Barière :
«Méthodologie de synthèse du timbre : l'exemple des
modèles de résonance», in Le Timbre : métaphore
pour la composition. Collectif, J.-B. Barrière, éd.
Ircam/Christian Bourgois, Paris, 1991.
[33]
A. Poirier : «Le même et le différent», in
InHarmoniques no. 7, éd. Ircam/ Séguier Paris, 1991.
[34]
Communication personnelle.
[35]
M.- A. Dalbavie, notes de programme d'Impressions-Mouvements, festival de
Metz, 1989.
[36]
«... Un "seuil" sémantique correspond à
l'émergence du sens au sein de la masse sonore», G. Lelong, notes
de programme de Seuils, Ircam/Centre Georges-Pompidou, 1992.
[37]
Pour une critique des modèles émanant des premiers stades de
l'informatique musicale, lire H. Dufourt : «Timbre et espace», in
Musique, pouvoir, écriture, éd. Christian Bourgois, Paris, 1991.
[38]
C. Cadoz, 1991. Voir note [31].
[39]
J.- B. Barrière : «L'informatique musicale comme approche
cognitive : simulation, timbre et processus formels», in La Musique et
les sciences cognitives, éd. P. Mardaga, Bruxelles, 1989.
[40]
M.- A. Dalbavie, 1991. Voir note [11].
[41]
M.- A. Dalbavie, 1987. Voir note [5].
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