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Résonance n° 13, mars 1998
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Le Britannique Jonathan Harvey (né en 1939) et le Français Gérard Grisey (né en 1946) sont les deux compositeurs invités à l'Académie d'été de l'Ircam. Deux personnalités pour le moins différentes, que réunit néanmoins un souci commun : celui de partir du son lui-même, de l'intérieur du son, pour déployer leurs univers musicaux. Fascinés l'un et l'autre par l'instabilité interne des êtres sonores, leur interrogation les conduit à trouver en eux les fondements d'une cosmogonie ou d'une spiritualité.Les oeuvres de Jonathan Harvey et de Gérard Grisey ont un point commun important : elles explorent toutes deux le modèle acoustique du son. Le premier a réussi de la sorte à créer -- parallèlement à une oeuvre instrumentale importante -- un répertoire électroacoustique ou mixte original. Le second a initié l'école dite spectrale, qui transfère à l'échelle de l'instrument les microphénomènes du son.
En poussant la comparaison entre ces deux compositeurs malgré tant de traits qui les séparent, on peut saisir ce moment où, face à une notion qui semblait aller de soi, surgit le doute : « Qu'est-ce que l'identité d'un son ? » -- telle serait la question qui, chez l'un comme chez l'autre, préluderait à une autre manière de composer le temps musical.
Spectres et musique spectraleTout son, tout timbre est fait d'un ensemble de microcomposantes : des sons purs qui forment son spectre acoustique. Grâce aux perfectionnements des techniques d'observation et de représentation du son, on peut non seulement obtenir aisément l'analyse spectrale d'un son quelconque, mais aussi observer le comportement dynamique de ses microcomposantes (de ses partiels) qui évoluent différemment dans le temps.C'est en 1979, dans la revue Conséquences, que Hugues Dufourt publie un article intitulé Musique spectrale. La musique qu'il nomme ainsi est celle qui intègre cette nécessité d'une « microanalyse du phénomène sonore ». Des compositeurs comme Dufourt lui-même, comme Michael Levinas, Tristan Murail ou Gérard Grisey, réunis au sein de l'Ensemble Itinéraire, travailleront dans ce sens. Comme l'écrit Grisey, avec la musique spectrale, « la forme musicale devient la révélation à l'échelle humaine, la projection d'un espace naturel microphonique sur un écran artificiel et imaginaire » : l'orchestre. En accueillant les microcomposantes du son et en les distribuant parmi ses pupitres pour en recomposer une image géante, l'orchestre révèle (mais aussi transforme) les spectres. Et l'orchestration de la musique spectrale recrée volontiers les effets des appareils électroniques et informatiques : modulation en anneau, filtrages, interpolations... P.Sz. |
Piero della Francesca et les Chants de l'AmourLes oeuvres vocales sont plutôt rares dans le répertoire de la musique spectrale. « Nous sommes musiciens, s'exclamait Gérard Grisey à Darmstadt en 1982, et notre modèle est le son et non la littérature ! » Peut-être le caractère essentiellement hétérogène des oeuvres vocales, peut-être l'irréductible extériorité du texte face à la musique pourraient-ils expliquer cette (relative) résistance.Le catalogue de Gérard Grisey ne comprend que deux oeuvres vocales à ce jour (trois si l'on compte Initiation, de 1971). Il s'agit des Chants de l'Amour (1982-1984, pour douze voix mixtes et une bande magnétique réalisée à l'Ircam) et de L'Icône paradoxale (1996, pour soprano, mezzo-soprano et grand orchestre). Elle permettent de mesurer le chemin parcouru face à la question de la voix et du texte « A l'origine des Chants de l'Amour, écrit Grisey, il n'y a aucun texte particulier mais bien plutôt un matériau phonétique » : les différentes voyelles de I love you, diverses consonnes, des noms d'amants célèbres, des bribes, des gémissements érotiques et, enfin, « Je t'aime » dans vingt- deux langues. Il s'agissait en effet de créer de « grandes polyphonies vocales enveloppées et soutenues par un son fondamental puissant », à savoir une voix synthétique réalisée grâce au programme chant de l'Ircam et comparable, quant à son rôle, à la tampura dans la musique indienne. Dans L'Icône paradoxale, outre le nom de Piero della Francesca, « le texte utilisé est celui, en italien, de son Perspectiva pingendi ». Les proportions qui sous-tendent la composition de la fresque génèrent des durées musicales, ceci afin de répondre à ses infinies lectures possibles par ce que Grisey appelle « les correspondances et la "mise en abîme" de temps radicalement différents (le temps des baleines, le temps des hommes, le temps des oiseaux) ». P.Sz.
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A la différence de Harvey, Grisey a plus théorisé sa technique, d'où sans doute le fait que, avec d'autres musiciens de l'Ensemble Itinéraire, il aura été associé à une « école », l'école dite « spectrale ». Grisey a recours à des modèles plus complexes que la simple constitution spectrale du son ; par exemple, il « compose » des attaques et des extinctions, des filtrages, des réverbérations ou des battements. On peut suivre la naissance progressive de cette écriture liminale dans Dérives (1973-1974, pour deux groupes orchestraux) ainsi que dans son vaste cycle Les Espaces Acoustiques (1974-1985), composé des pièces suivantes : Prologue (1976, pour alto seul), Périodes (1974, pour sept musiciens), Partiels (1975, pour seize ou dix huit musiciens), Modulations (1976-1977, pour trente-trois musiciens), Transitoires (1980-1981, pour grand orchestre), Epilogue (1985, pour grand orchestre et quatre cors solo).
Les cinq dernières minutes de Dérives sont fondées sur le spectre d'un mi bémol (référence au Prélude de L'Or du Rhin ?), selon ce procédé que Grisey décrit comme la « projection » de la « structure naturelle des sons » dans un espace « dilaté et artificiel » : celui de l'orchestre2. Dérives établit parfois une continuité entre différents états sonores, le passage progressif d'un état à un autre jetant le doute sur leur identité : l'essentiel est désormais la notion de processus (d'instabilité identitaire permanente, si l'on préfère).
Avec Modulations, l'écriture liminale s'affine davantage. Grisey s'y inspire des miroirs de spectre (c'est-à-dire des spectres renversés de haut en bas). Il s'intéresse aussi à ce qu'il nomme « une aura engendrée par les sons principaux » : des sons générateurs étant confiés à l'orgue électrique et aux cuivres, les autres instruments de l'orchestre se voient groupés et orchestrés de manière à créer une sensation de profondeur. Transitoires, comme son nom l'indique, se réfère à cet aspect du son qui a donné le plus de soucis aux acousticiens : l'attaque ou l'extinction. Deux sons avec une même composition spectrale peuvent en effet constituer des timbres totalement différents, l'essentiel résidant dans la manière dont naissent et disparaissent les composantes.
Enfin, dans le récent Vortex temporum (1995-1996, pour six musiciens), c'est une formule d'arpège, empruntée à Daphnis et Chloé de Ravel, qui est métamorphosée d'une manière dramatique, pour servir de modèle acoustique sur le plan du rythme et de la forme. Ainsi, le premier mouvement assimile cet arpège à une onde sinusoïdale (l'orchestre joue des doubles croches continues), puis à une onde carrée (rythmes pointés à l'orchestre) et enfin à une onde en dents de scie (solo de piano marqué par de grandes ruptures)3.
Par-delà la référence à Deleuze, s'ouvre ici un monde particulier. En effet, le doute jeté en permanence sur l'identité des êtres sonores par l'écriture liminale peut conduire à la recherche d'une identité plus vaste. Ce penchant est confirmé par la conception biomorphe du son qu'entretient Grisey : « Le son, avec sa naissance, sa vie et sa mort, ressemble à un être vivant », déclare le compositeur. Qui pose dès lors des questions analogues aux questions classiques de l'ontologie : « D'où vient le son ? Où va-t-il ? Quel est son chemin ? Quelles sont ses bifurcations ? Dans quelle direction s'éloigne-t-il, ici, là ? »
De retour en France, Grisey collabore avec l'observatoire de Meudon, qui lui fournit une liste de pulsars. Il écrit Le Noir de l'étoile, pour six percussionnistes, bande et deux pulsars obligés. Le premier, enregistré sur bande, est nommé « Véla ». Le second, baptisé « 0329+54 » par les astronomes, fut retransmis en direct pendant la création de l'oeuvre à Bruxelles, le 16 mars 1991, ce qui obligea à une surveillance particulièrement attentive de l'horaire du concert, les signaux du pulsar 0329+54 arrivant à 17h46 précises. Cette oeuvre, qu'on aimerait entendre plus souvent, oppose un démenti formel à Aristote, qui n'ajoutait aucun crédit à la foi des pythagoriciens en l'harmonie céleste
De Scena à l'opéraAvec Scena (1992, sorte de « concerto » pour violon et ensemble), Jonathan Harvey composait, selon ses propres dires, une scène « quasi opératique » : Lamentation, Evénement mystique, Evénement romantique, Rêve et Métamorphoses, tel est le parcours narratif inscrit dans la partition.L'année suivante (1993) voyait la création de Inquest of Love à l'English National Opera. Cette fois, notamment au début de l'acte II, lorsque John se réveille et vit « après s'être détaché de son corps physique », il s'agit d'explorer musicalement « l'intersection des deux mondes ». Ce qu'une pièce purement instrumentale comme Advaya (1994, pour violoncelle et électronique réalisée à l'Ircam) dit autrement. Par son titre déjà : Advaya, dans l'enseignement bouddhiste, signifie « qui n'est pas deux » ; puis par son exergue : « Nous transcendons la dualité de la division entre sujet et objet en ce sens que nous ressentons et nous nous rendons compte intuitivement que tous deux émanent des mêmes forces cosmiques » (Lama Govinda). P.Sz. |
« "L'expérience du timbre", écrit Harvey, est avant tout celle d'un changement d'identité, et elle résulte d'une confusion qui, fût-ce pour un instant, nous fait prendre un objet pour un autre. » Partant de cette expérience, le compositeur britannique nous demande de franchir le pas, de quitter notre moi restreint pour nous immerger dans un nouveau monde empreint de spiritualité : « Le sérialisme et la musique électronique -- avec sa capacité à entrer dans des sons de nature inconnue -- suggèrent tous deux un nouveau monde qui pourrait être nommé spirituel », affirme-t-il. Et il ajoute : « La fonction de l'art consiste à étendre notre conscience, de sorte que disparaisse le moi étroit, anxieux et individuel et que s'ouvre à la conscience un moi plus large, un moi absolu6. »
Avec Bhakti -- dont le titre signifie en sanscrit « dévotion à un dieu, comme un chemin vers le Salut » --, Harvey indique clairement la voie. Chacun des douze mouvements de la pièce possède en exergue un verset du Rig Veda, qu'il convient de lire avant d'écouter l'oeuvre. Pour le neuvième, qui en constitue le « centre spirituel », le verset nous dit : « Les quartiers du ciel vivent sur les océans qui s'écoulent d'elle dans toutes les directions. L'univers entier existe grâce à la syllabe immortelle qu'elle émet. » (Rig Veda, 1.164) Traduction musicale : la note sol qui génère l'essentiel des harmonies de Bhakti revient ici sous la forme d'un solo joué par la bande magnétique, exploitant toutes les possibilités de timbre. « Il s'agit là, commente Harvey, d'explorer le fonctionnement interne d'un son statique, d'un retour sur soi spirituel qui est au coeur de la notion de Bhakti. »
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