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Vers un nouvel humanisme

Ivanka Stoianova

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Ivan Fedele, 9, juin 1996
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Issu d'un milieu modeste du sud de l'Italie, Ivan Fedele arrive avec sa famille à Milan à l'âge de six ans et commence à apprendre le piano. Quatre ans plus tard, il entre au conservatoire Giuseppe Verdi de Milan, dans la classe du pianiste Bruno Canino, interprète passionné de musique contemporaine, qui lui donne une éducation musicale complète, le goût pour l'interprétation et une stimulation très forte pour la création. L'enseignement de Canino est le contraire de la pédagogie académique qui laisse pour «plus tard» l'étude des oeuvres contemporaines. A treize ans, Fedele joue les Variations op. 27 d'Anton Webern aux côtés de celles de Mozart, il forme déjà sa vision «an-historique» de la création musicale et sa conception non linéaire de l'histoire de la musique.

«J'ai toujours été subjugué par le charisme de Bruno Canino qui a su me transmettre sa passion pour la musique contemporaine. Grâce à lui, elle n'était pas pour moi une conquête, j'ai grandi avec elle. J'allais toujours à ses concerts, accompagné par mon père, et j'assistais aux créations, souvent controversées, des compositeurs contemporains. Parmi les moments les plus marquants pour moi : la Passion selon Sade de Sylvano Bussotti, avec Canino et la fabuleuse Cathy Berberian. A cet âge, une des raisons les plus importantes pour lesquelles la musique contemporaine me passionnait tellement, c'était la force "révolutionnaire" que je lui trouvais : sa capacité d'aller contre toutes les conventions. Enfant, j'étais déjà très attentif aux réactions des auditeurs et je considérais que, si le public était mécontent et contestait, la pièce était certainement très intéressante [1].»

Les premiers essais compositionnels de Fedele, qui datent des années 60, sont marqués par les recherches de l'avant-garde. L'aléa dirigé ou le hasard contrôlé - selon le modèle de la Troisième Sonate pour piano de Pierre Boulez - permettent en fait de concilier dans une même démarche formelle deux expériences essentielles : celle de l'interprète-pianiste et celle du compositeur-auteur. Un peu «par volonté», un peu «par hasard», il joue avec la vocation du compositeur mêlée à celle du pianiste en offrant ses premières pièces à ses amis pour les jouer. Destinées au piano, elles cherchent à intégrer le hasard en proposant plusieurs parcours d'exploration de la partition. Et, selon l'esprit de liberté et d'engagement socio-politique de l'époque, Fedele ne garde rien de ses premières oeuvres, ne les «capitalise» pas en vue d'un futur de compositeur, car elles font partie d'une pratique sociale musicienne quotidienne.

Après l'obtention de son diplôme de piano au conservatoire à l'âge de dix-neuf ans, il se consacre sérieusement à la composition. Mais il se heurte à son père, docteur en mathématiques et physique souhaitant une carrière scientifique pour son fils, et quitte le milieu familial. En deux ans, il prépare le concours de fin de septième année selon le cursus de composition au conservatoire, grâce à son talent et à ses fortes motivations, mais aussi grâce au talent pédagogique de son maître, le compositeur Renato Dionisi. L'enseignement de Dionisi est parfaitement adapté à la formation préalable et au tempérament de Fedele. Il lui permet de brûler les étapes et d'acquérir une technique compositionnelle solide sur la base d'une étude approfondie des musiques du passé : de la technique contrapuntique de Gesualdo da Venosa, de la seconda prattica de Monteverdi, du contrepoint de Bach, de la technique de variation chez Mozart, etc.

Après deux années de travail très dur et très enrichissant avec Renato Dionisi, Ivan Fedele entre dans la classe de composition au Conservatoire de Milan pour suivre le cursus normal des trois dernières années d'études. Mais, toujours guidé par son goût pour le nouveau et sa nécessité profonde de recherche, le jeune homme s'inscrit dans la classe de musique électronique d'Angelo Paccagnini. Le travail en studio électronique, rendu possible grâce à une convention entre le célèbre Studio di fonologia, créé au début des années 60 par Bruno Maderna, Luciano Berio et Marino Zuccheri, et le Conservatoire de Milan, permettra à Fedele, malgré l'état déjà obsolète des outils électroniques, de mûrir des projets compositionnels plus consistants.

Vers la fin du cursus et pour obtenir le diplôme de composition au conservatoire, Ivan Fedele entre dans la classe du compositeur Azio Corghi. L'art d'orchestrateur remarquable de Corghi, l'exploration des possibilités techniques des cordes dans sa pièce Arcs en ciel (1973) pour deux violons et alto, ainsi que sa recherche vocale et dramaturgique dans l'opéra Gargantua (1984), marquent considérablement le travail de l'étudiant.

Après l'expérience de pianiste-interprète au répertoire ouvert à toute orientation, après l'expérience pratique du laboratoire de la musique électronique, Fedele transpose son intérêt pour l'art de l'interprétation et pour la technologie dans le contexte des recherches instrumentales et vocales-instrumentales de l'avant-garde. De cette époque datent son premier quatuor à cordes - Primo QuartettoPer accordar») (1980)-et sa première grande oeuvre destinée à la scène - Oltre Narciso (1982) - cantate profane pour une action scénique sur livret de l'auteur.

Dans le quatuor, Fedele explore, à la suite de son maître Azio Corghi, des techniques instrumentales inspirées par les classiques, tout en cherchant à intégrer des modalités nouvelles de jeu, qui rapprochent souvent le son instrumental du son électronique. Les cinq parties de cette oeuvre développent des figures musicales à partir des gestes instrumentaux et résolvent, chacune à sa façon, un problème formel spécifique.

«L'enseignement d'Azio Corghi a été très important. Je pense que son système d'apprentissage de la musique constitue une sorte de maïeutique qui repose sur un intérêt profond pour l'être humain et sa démarche artistique : le professeur n'est pas là pour enseigner seulement des techniques, des systèmes, des mécanismes d'artisanat compositionnel, mais pour chercher en chacun son individualité, pour lui révéler sa propre vérité. Avec Corghi, j'étais engagé dans un travail intégral - humain et compositionnel - très profond.»

Les deux pièces écrites en vue du diplôme de composition au Conservatoire de Milan - Primo Quartetto et Chiari (1981) pour orchestre - apporteront le premier succès international : elles obtiennent le prix Gaudeamus en 1981. La recherche de Fedele dans Primo Quartetto et Chiari renoue avec la pratique instrumentale issue de la tradition occidentale, mais filtrée par les acquisitions de l'avant-garde et l'expérience électronique. L'enrichissement de la matière du son va de pair avec une recherche formelle importante. Le travail harmonique - contrapuntique, les processus directionnels, mobilisant tous les paramètres de la matière sonore, la génération de figures mélodiques à partir d'un mouvement perpétuel, puis le modelage de leurs fonctions formatrices dans Primo Quartetto, ainsi que l'interaction du principe chargé d'histoire des variations et du principe de fragmentation issu de l'expérience cubiste, mais marquée aussi par l'écriture «à panneaux» de Franco Donatoni dans Chiari, témoignent d'une préoccupation formelle extrêmement forte. Après avoir défendu l'aléa contrôlé, le compositeur ressent de plus en plus le besoin de donner forme à la matière musicale, la nécessité d'inventer des procédures formelles générant des oeuvres cohérentes et des gestes formels facilement audibles.

«Avec le prix Gaudeamus, j'ai connu un début international formidable. Ce qui m'a énormément frappé, c'était l'expérience humaine tout à fait extraordinaire d'une grande générosité : le chef d'orchestre Ernest Bour avait appris par coeur la partition de Chiari. J'étais très ému par le témoignage d'une si grande humanité de la part du très grand musicien qui, malgré toutes ses facilités, avait donné de son temps et de son énergie pour apprendre la partition d'un jeune compositeur. De la même façon, l'expérience récente avec Pierre Boulez, qui a dirigé Duo en résonance à la Scala [2], m'a profondément touché. J'ai eu l'occasion de jeter un coup d'oeil sur sa partition et j'ai été très impressionné par la quantité considérable d'annotations, par le sérieux de son travail préalable, malgré sa capacité exceptionnelle de lecture.»

La formation d'Ivan Fedele passe aussi nécessairement par le contact, direct ou indirect, avec les compositeurs italiens qui marquent l'histoire de la musique du XXe siècle. Au cours des années 70, il est fortement attiré par le travail de Luigi Dallapiccola, avec sa capacité extraordinaire d'humaniser un système compositionnel rigide. Ayant étudié, pratiqué et analysé la technique dodécaphonique, le compositeur Fedele n'a jamais essayé d'écrire de la musique sérielle. Son rapport un peu conflictuel avec le sérialisme, imposé au cours des années 60-70 comme la loi avant-gardiste, se traduit dans le refus d'écrire en suivant les préceptes du postsérialisme.

Fedele est beaucoup plus intéressé par les modalités d'humanisation du système rigide, tel qu'il a été pratiqué par Alban Berg dans le contexte postromantique ou par Dallapiccola dans les conditions de l'avant-gardisme militant. Le sérialisme en tant que technique mise au service d'une expression personnelle chez Dallapiccola devient, pour Fedele, le modèle de son propre comportement dans le contexte d'une assimilation rapide des nouvelles technologies. Et son attitude vis-à-vis de la recherche scientifique au service de la musique - y compris lors de l'expérience récente avec Richiamo (1993-1994), pièce pour cuivres, percussions et électronique produite et créée à l'Ircam - reste toujours calquée selon le modèle de Dallapiccola et le sérialisme : un rapport de musicien humanisant la technologie, un rapport de musicien compositeur et non de scientifique chercheur.

La relation avec Franco Donatoni semble être beaucoup plus directe. En 1981-1982, Fedele fréquente ses cours à l'Accademia Santa Cecilia à Rome, mais il connaissait déjà, grâce à l'analyse approfondie des oeuvres, la période négative de Donatoni, ses technique de l'aléatoire, son «artisanat furieux» des mécanismes et des procédures automatiques. L'écriture figurative linéaire de Donatoni contribue à l'élaboration, chez Fedele, d'une technique figurative soumise toujours aux gestes formels directionnels.

Parmi les pièces de référence, pour Fedele, de la musique italienne contemporaine figure en bonne place le chef-d'oeuvre de Donatoni, Le Ruisseau sur l'escalier (1980), pour 19 instrumentistes et violoncelle solo : pour sa poésie raffinée qui deviendra une des caractéristiques essentielles de la musique de Fedele ; mais aussi pour la maîtrise de l'écriture figurative constituant des composantes formelles relativement indépendantes, mais issues d'un même processus de dérivation continue du matériau ; pour la force de l'invention permettant l'élaboration de caractères distincts par la superposition contrastée, l'échange timbral, la fragmentation ou l'imitation des éléments ; pour l'alchimie compositionnelle utilisant avec aisance l'exposition, l'opposition, le montage, mais aussi l'élaboration directionnelle continue à partir des mêmes éléments constitutifs.

La recherche instrumentale de Fedele au cours des années 80-90 dissimule à peine sa dette avouée vis-à-vis des découvertes timbrales de Salvatore Sciarrino : concernant la figure musicale, le geste instrumental ou l'idée du timbre. Fasciné par la richesse des techniques instrumentales renouvelées avec leurs conséquences timbrales insoupçonnables dans les oeuvres de Sciarrino, que Fedele suit avec intérêt depuis leur découverte lors des concerts de Bruno Canino et Antonio Ballista au cours des années 60-70 [3], puis à travers les superbes Capricci (1976) pour violon ou la recherche vocale - instrumentale dans l'opéra radiophonique Lohengrin (1982-1984), pour soliste, instruments et voix d'après Jules Laforgue, le jeune compositeur multiplie sa recherche compositionnelle à l'intérieur du son, dans le domaine du timbre instrumental influencé par l'idée du son électronique.

Les relations du langage compositionnel de Fedele avec ceux de ses grands prédécesseurs tels Luigi Nono et Luciano Berio semblent être beaucoup moins directes, mais non moins importantes. Nono, que Fedele a la chance de connaître et de côtoyer pendant quelques jours au cours de l'année 1982 à Venise, le fascine surtout par la sincérité de sa démarche de compositeur et par la capacité qu'il aura d'évoluer, de changer, d'inventer tout au long de sa vie. Au contraire, Berio l'influence directement par le fort impact de ses oeuvres et indirectement par son raisonnement formel, déduit d'une analyse approfondie de ses oeuvres : la conception du langage musical fondé sur des distinctions fonctionnelles nettes, les directionnalités formelles audibles, l'art séducteur de susciter et de décevoir des inerties de la perception, la capacité extraordinaire de synthèse permettant la réinvention, sur la base de siècles d'héritage musical, de procédés formels comme ceux de la transcription dans les Chemins orchestraux avec solistes à partir des Sequenze, pièces pour instruments seuls.

«Je ne pense pas que la musique de Nono ait influencé véritablement ma recherche. C'est surtout sur le plan humain que la rencontre m'a beaucoup marqué. Il me semblait être très serein, un peu hiératique. Et il devenait un modèle pour moi. Je me disais : "Regarde, pour lui aussi la musique est quelque chose d'intensément vécu et de très conflictuel, mais il garde toujours une certaine distance mystérieuse par rapport à cela." Je voulais arriver à être comme lui...

«Berio, c'est le plus grand ! J'adore sa capacité d'être à l'aise dans toutes les époques de l'histoire de la musique. Il peut toucher n'importe quel matériau et, en véritable magicien alchimiste, le transformer en or pur. Berio a écrit des oeuvres remarquables, des réussites compositionnelles rares. Parfois, il atteint seulement les cordes du plaisir. Et j'approuve, car je ne pense pas que la musique contemporaine doive être assimilée à une expérience philosophique ou ésotérique. Il a su récupérer des aspects de l'artisanat musical à travers les âges et redonner vie à des archétypes compositionnels occidentaux. En ce sens il y a chez lui une immense profondeur du langage. C'est vraiment un grand maître

Fedele appartient à la génération de compositeurs pour laquelle l'apprentissage des technologies au service de la musique fait déjà partie de la formation de base. L'expérience au Studio di fonologia de Milan en 1974-1975, en tant que partie intégrante du cursus de composition au conservatoire, signifie pour Fedele, suite à sa formation antérieure, recherche formelle avant tout : expérimentation avec la matière nouvelle en vue de la formalisation des idées musicales et de la réalisation de projets formels consistants. C'est au cours des années 90, déjà à l'Ircam [4] et au contact direct avec la musique française et les recherches des compositeurs du courant spectral, que Fedele arrive à la conception du timbre et de la composition de l'harmonie - timbre, mais toujours avec une préoccupation d'ordre formel. Fedele est fortement attiré par l'attitude spectrale assurant nécessairement la cohérence de l'oeuvre : utiliser un son isolé en tant que métaphore de la composition ; concevoir le son en tant qu'origine de la pièce et la forme globale en tant que macrostructure reconductible au son originel.

La musique spectrale oriente la recherche formelle de Fedele vers la fonction formatrice du timbre : il commence à chercher des raisons compositionnelles non seulement dans les constructions abstraitement formelles, mais aussi dans la structure timbrale de ses accords de base, sans pour autant utiliser ni le matériau des «spectraux» - les spectres de sons définis à partir d'analyses précises - ni leur stratégie formelle consistant surtout à élaborer de grandes évolutions d'accords ou d'harmonies - timbres. Une fois de plus «par volonté» et «par hasard», Fedele filtre la stimulation venue de la recherche spectrale par sa propre expérience et dans une démarche de synthèse. Son approche du son n'est pas strictement scientifique, mais plutôt musicale ; quant aux projets formels, il préfère de loin les processus formels plus riches qui n'ignorent pas la figure ni la polyphonisation et qui sont plus articulés du point de vue du langage musical.

L'attitude de Fedele vis-à-vis des technologies actuelles est toujours, dans toutes les conditions, celle du musicien cherchant à réaliser le son le plus adéquat au son imaginé. Toute acquisition technologique se justifie dans la mesure où elle peut faciliter et accélérer le travail de l'artisanat compositionnel, rendre audibles les phases successives au cours de la recherche compositionnelle et contribuer à un résultat sonore esthétiquement convaincant. Dans son travail de recherche, Fedele est fortement attiré par les possibilités d'aide à la composition du logiciel Patchwork, permettant une accélération considérable des opérations habituelles de l'artisanat compositionnel. Mais aussi par celles offertes par l'informatique actuelle d'entendre, presque tout de suite en direct, le résultat sonore à la recherche d'un son imaginé.

Pour Fedele, l'expérience technologique devient beaucoup plus attrayante dès qu'elle permet de rapprocher le travail du compositeur à la pratique de l'interprétation. Toute construction mentale préalable et tout projet formel abstrait doivent se soumettre à un contrôle sélectif et à un choix opérés et vérifiés par l'expérience physique, psychoacoustique et esthétique du compositeur. Les possibilités d'écoute immédiate offertes par l'informatique actuelle et celles d'analyse précise permettant la composition d'une harmonie - timbre riche, apte à générer des processus sonores consistants, sont parmi les aspects essentiels de la technologie actuelle au service de la musique.

Avec ou sans outil électronique, la composition est nécessairement, pour Fedele, une recherche formelle aboutissant à des oeuvres cohérentes. Il est bien connu que, depuis l'effondrement de la tonalité et du fonctionnalisme harmonique et formel, la construction de la grande forme de l'oeuvre musicale dans la tradition occidentale constitue un problème : le Schoenberg du Blaue Reiter assigne au texte le rôle prépondérant dans l'élaboration formelle ; différents compositeurs du XXe siècle cherchent à intégrer les débris des schémas classiques aux nouveaux contextes ; les ouvrages théoriques capitaux des années 60 - Penser la musique aujourd'hui, de Pierre Boulez, et Musiques formelles, de Iannis Xenakis - n'accordent aucune place, si ce n'est minime, aux problèmes macroformels. Les travaux théoriques de la recherche musicale/ scientifique actuelle attribuent beaucoup plus d'importance aux procédés techniques d'analyse ou de synthèse du son qu'aux aspects macroformels de l'oeuvre musicale.

Dans le contexte de la recherche compositionnelle actuelle, Ivan Fedele - et ses oeuvres en sont la preuve irréfutable - fait figure de nouveau classique. Opposé à tout esprit néo- et contrairement au néoclassique qui reprend, dans un nouveau contexte et avec une nouvelle matière, des schémas formels établis historiquement, le nouveau classique cherche à élaborer, avec un esprit de synthèse comparable à celui des classiques, une nouvelle stratégie formelle symphonique : en tenant compte des aspects formels les plus importants du symphonisme classique et romantique, mais encore de toutes les innovations dans le domaine de l'écriture musicale, avec aussi les moyens électroniques nouveaux, au cours du XXe siècle.

Contrairement aux orientations formalistes ou avant-gardistes de notre siècle affirmant l'incapacité de la musique à exprimer et à communiquer, la musique de Fedele pose d'emblée la nécessité de transmettre un message facilement audible. Langage auto-référentiel, la musique extériorise pour lui, par les artifices de l'artisanat, de la technique et des structures, une intuition musicienne synthétique, un savoir profond difficilement verbalisable, «nomadisant» entre le rationnel et l'émotionnel et toujours en accord avec le fonctionnement des archétypes dans les comportements humains. Et, tout comme les compositeurs de la tradition classique, Fedele définit l'oeuvre musicale en tant que réseau fermé de relations internes, en tant que structure équilibrée dans le temps, en tant qu'oeuvre - processus architectural et prémédité, fondé le plus souvent sur l'opposition de caractéristiques sonores nettement différenciées. On pense inévitablement au contraste thématique formateur et aux deux très célèbres principes de la dialectique beethovénienne qui définissent les recherches formelles de deux siècles de musique occidentale.

La conception de la musique et de l'art de composer pour Fedele repose toujours sur l'opposition binaire et sur la relation dialectique des opposés aboutissant à la synthèse résultante.

«Les modalités principales selon lesquelles je pense et je compose la musique sont diamétralement opposées : l'une, spéculative, mentale ; l'autre, matérielle, sensuelle. Cette oscillation continue entre un pôle physique et un pôle métaphysique ou entre une attitude contemplative et une attitude vitaliste est le sens même de ma poétique. Ce n'est pas pour me hasarder dans des comparaisons qui pourraient paraître blasphématoires, mais je me sens très proche de la condition de Schumann, même si le dualisme de Florestan et d'Eusebio est d'une nature un peu différente. Maestro Raro, l'autre personnage schumannien, pourrait représenter dans mon cas le moment de synthèse entre les deux pôles ; ou la technique compositionnelle entendue comme un instrument permettant d'ordonner et d'organiser l'émotion et la pensée

Pour Fedele, l'art de composer suppose au moins deux talents : l'imagination du son en tant que matière première de l'oeuvre et le sens de la forme mettant en évidence la capacité de s'exprimer à travers un langage personnel. Le travail du compositeur comporte l'interaction de deux principes : celui de l'organisation et celui de la liberté. Son mode de composer, guidé toujours par la force vitale de l'intuition, prévoit nécessairement une structure métrique qui, en règle générale, a une direction, mais aussi la possibilité d'être libre dans l'élaboration des textures sonores.

Le travail de Fedele repose souvent sur le rapport dialectique entre deux logiques compositionnelles : celle de l'ars combinandi et celle de l'ars componendi. La première correspond à l'art de la combinatoire et appartient plutôt à des traditions extra-européennes. Elle est définie par le fait que des figures répétées reviennent à distance au cours d'un processus statique de mouvement «sur place», selon des cycles (ou des orbites) de longueurs différentes, en constituant des panneaux formels homéostatiques. L'ars componendi en revanche, lié à l'art du développement directionnel, appartient à la tradition occidentale. Fondée sur des cellules thématiques qui sont habituellement l'impulsion initiale déclenchant des processus dynamiques directionnels, cette démarche compositionnelle dessine des gestes formels téléologiques fondés sur le contraste ou sur la transformation continue de la matière sonore.

Ainsi, dans sa pièce pour orchestre, Epos (1989), Fedele élabore en fresque symphonique quelques trouvailles compositionnelles concernant les procédés formels dans les oeuvres antérieures pour ensembles de chambre, comme Chord (1986) pour dix musiciens, Primo Quartetto, Bias (1988) pour hautbois et guitare, Allegoria dell' indaco (1988) pour onze musiciens et Chiari pour orchestre. Tout en enchaînant sans coupure sept parties distinctes, l'oeuvre repose sur l'opposition binaire, l'interaction dialectique et la fusion résultante (dans la partie conclusive Maestoso e risonante) de deux caractéristiques fondamentales, «deux principes» contrastants :

L'interaction continuelle de ces deux caractéristiques fondamentales efface les césures entre les sept parties distinctes : Epos n'est pas un cycle de sept pièces de caractère, mais une élaboration symphonique transformationnelle et téléologique, menant vers la fusion finale résultante dans Maestoso e risonante.

Le même principe d'opposition binaire active régit souvent la pensée compositionnelle, sous des formes différentes, au niveau de la microstructure. Il s'agit toujours d'une distinction nette des fonctions formatrices et d'une dialectique entre le principal et le secondaire. Comme dans Donax (1992) pour flûte seule, où l'élaboration de la grande forme repose précisément sur l'interaction flexible entre matériaux principaux et secondaires. Le rôle des matériaux secondaires au départ (des ribattuti glissati, figures de notes répétées rapidement avec portamento, ou des sforzati, tongue-ram qui deviendront par la suite beaucoup plus nombreux) est comparable à celui de la ponctuation des phrases dans la langue parlée : ils permettent le découpage du processus sonore, la délimitation de sections formelles distinctes et, de ce fait, contribuent pour l'auditeur à l'intelligibilité de la forme et du sens musical. En cours de route, les figures secondaires, décoratives, commencent à assumer progressivement une fonction thématique importante, soutenues par l'émergence progressive de nouvelles figures secondaires. Les procédés d'alternance des matériaux opposés, d'apparition ou de dissolution progressives, d'échange, d'amplification ou d'affaiblissement de fonction - tous ces jeux des contraires -, organisent la forme musicale soumise à la directionnalité linéaire d'ordre discursif, mais agie par le mouvement des perspectives d'ordre spatial.

La différenciation thématique et les oppositions binaires, ternaires ou autres sont une des caractéristiques constantes des oeuvres de Fedele : que ce soit les trois variations éclatées dans Chiari - Veloce al possibile, Moderato et Lento - ou les sept sections différentes - Deciso, Calmo, Ad Agio, Lontano, Vivo, Presto, Maestoso e risonante - dans Epos ou l'opposition mouvante d'éléments, de figures ou d'aspects orchestraux, principaux ou secondaires, qui occupent successivement et continuellement le devant ou l'arrière de «la scène sonore» dans l'espace musical tridimensionnel du Concerto pour piano et orchestre (1993). La différenciation nettement audible des caractéristiques musicales et leur interaction à distance à l'intérieur de la pièce, conçue toujours en tant que réseau fermé de relations, définissent la cohérence de la structure formelle de l'oeuvre/totalité : cohérence plus ou moins explicite, mais toujours présente et consciemment ou inconsciemment perçue par l'auditeur.

«Au cours des années "révolutionnaires" de l'avant-garde, l'intuition a toujours été considérée comme à éviter. Je ne peux accepter qu'elle puisse être cataloguée comme réactionnaire. C'est une façon de connaître, une forme de connaissance, un calcul très rapide fait inconsciemment, où toutes les facultés, expériences et connexions culturelles entrent en jeu. Pour moi, c'est quelque chose de formidable, difficile à expliquer, mais typiquement humain. Même si l'on dit que la capacité de réfléchir distingue l' homme de l'animal, je dirais que l'intuition est plus humaine que la rationalisation. En tout cas, elle m'est extrêmement importante

Composées toujours avec la préoccupation de l'auditeur, les pièces de Fedele cherchent à rendre audible, tout en tenant compte des limites de la mémoire à l'écoute de textures musicales complexes, le cheminement directionnel, orienté et téléologique de la matière musicale. Fidèle à la grande tradition narrative de l'oeuvre comme totalité, il invente une multitude de directionnalités organisatrices mobilisant toutes les dimensions de l'espace musical de l'oeuvre. Et si la tradition classique jouait exclusivement avec la mémoire de l'auditeur en lui distribuant dans l'axe temporel de l'oeuvre des jalons d'orientation permettant la saisie de celle-ci dans sa totalité (c'est, précisément, le phénomène que l'on observe dans l'apparition à distance des interventions-ponctuations formelles du groupe harpe, piano et marimbaphone dans Chiari), Fedele multiplie les dimensions en inventant différents types de directionnalités :

Les versions toujours différentes des directionnalités chez Fedele - les crescendi ou decrescendi formels, de texture, de densitéd'ordre spatial ou d'ordre quantitatif ou thématique architectonique - décrivent toujours des gestes formels narratifs facilement audibles. C'est leur composition habile, tenant compte des différences fondamentales existant entre le temps compositionnel, le temps de l'interprétation et le temps de l'écoute qui rend possible l'intelligibilité des oeuvres de Fedele lors de l'écoute.

La structuration de l'espace musical fait partie intégrante du raisonnement formel chez Fedele : en tant qu'aspect essentiel dans l'élaboration de la dimension linéaire du discours musical, en tant que «résonance» ou plutôt «espace acoustique» qui correspond à l'extension d'un matériau de base linéaire sur la totalité des parties instrumentales et électroniques impliquées ou en tant que diffusion stéréophonique complexe, directement liée au contenu musical des figures et à la directionnalité des gestes formels.

Déjà Epos, la première pièce pour orchestre de Fedele, est une tentative d'élaboration très détaillée d'un espace musical pluridimensionnel où la profondeur de la matière sonore devient aussi dimension importante pour des directionnalités formatrices. Dans le Concerto pour piano et orchestre, contrairement à la tradition symphonique narrative du concerto où la téléologie formelle est nécessairement fondée sur l'interaction dans le temps - sur les reprises linéaires - des caractéristiques sonores solo et tutti, Fedele cherche l'exploration pluridimensionnelle - en hauteur, en profondeur, en diagonal, linéaire - des virtualités inscrites dans la matière sonore de base. Toute répétition littérale et toute reprise redondante sont soigneusement exclues. L'orchestre ne reflète pas, ne redonne et ne reprend jamais de caractéristiques musicales déjà exposées, mais élabore, étale, déploie, spatialise : agit comme un kaléidoscope sonore ou comme une machine virtuelle qui introduit un maximum de différences, tout en gardant le rapport de dérivabilité ou de conditionnement, facteurs de cohérence. La relation entre le piano et les parties orchestrales est donc non pas de reflet, de miroir, de reproduction ou de reprise, mais d'exploration, d'analyse et de synthèse, d'amplification et de multiplication des spectres sonores, de transformations et d'interpénétrations, de résonances et de réverbérations auxquelles le compositeur donne vie en élaborant des parties instrumentales détaillées.

C'est un fait, les phénomènes de la résonance, de l'écho et de la réverbération mettent en évidence de façon explicite la nature spatiale du son, de la musique évoluant dans le temps. L'effet de la résonance, la répétition à distance, avec ou sans modifications, les procédés de la polyphonie imitationnelle ou de la «variation continuelle [5]» jouant avec les différences tout en maintenant l'identité figurale des éléments constitutifs ouverts sont parmi les procédés principaux d'élaboration spatiotemporelle de la matière musicale.

L'idée de la résonance définit la recherche de Fedele dans Etudes boréales (1990) pour piano : dans ces cinq pièces brèves, le compositeur cherche à approfondir la conception de la résonance non seulement en tant que phénomène acoustique visant une recherche d'ordre timbral, mais encore en tant que paradigme de l'affirmation de l'identité d'un événement sonore. L'idée de la résonance - non sans influence de la musique spectrale - inspire aussi les particularités du son et les particularités formelles de Duo en résonance (1991) pour deux cors et ensemble. La résonance à l'intérieur du duo se manifeste en tant qu'interaction continuelle des figures jouées par les deux solistes en constituant un seul grand cor stéréophonique.

Profilo in eco, pour flûte et ensemble (Profil en écho, 1994-1995), le titre de la pièce de Fedele résume une de ses habituelles démarches récentes : la coprésence d'un profil des figures qui délimite un «espace sémantique» (Ivan Fedele) ou plutôt discursif, avec une directionnalité formelle audible, et d'une extension multi-directionnelle de cette matière de base qui effectue une «dramatisation» active de l'espace acoustique offert à l'exploration de l'auditeur. Un peu à la manière des Chemins de Luciano Berio pour instrument soliste et ensemble à partir de ses Sequenze pour instruments seuls, l'ensemble dans Profilo in eco apparaît comme un résonateur d'ambiance continuellement stimulée par les figures de la flûte provenant de la pièce pour flûte seule Donax. Ces figures monodiques sont comme projetées dans une caisse de résonance ou comme dans un kaléidoscope timbral à imagination illimitée, qui les transforme pour les restituer sous des aspects nouveaux. Un procédé similaire est utilisé dans le deuxième mouvement, lyrique, du Concerto pour alto et orchestre où l'orchestre assume la fonction d'un environnement de résonance qui sélectionne et spatialise pour déployer différemment les figures de base.

L'inscription de la dimension spatiale à l'intérieur de la partition écrite-un peu dans la lignée de Varèse-va de pair chez Fedele avec la composition d'un espace de réalisation étroitement lié à la spécificité de la matière sonore. Effectivement, l'idée de l'espace en tant que lieu géométriquement défini, fonctionnel et nécessaire à la partition, devient un aspect essentiel des oeuvres récentes. Dans le quintette à vent Flamen (étymologie latine du mot «souffle») (1994), les cinq instrumentistes sont placés à distance l'un par rapport à l'autre et sur des podiums de hauteurs différentes, en décrivant sur l'espace scénique une sorte d'arc : avec le cor surélevé au milieu, la flûte et le hautbois à gauche et le basson et la clarinette à droite. Dans Richiamo, les sept cuivres et les deux percussions sont disposés symétriquement sur la scène, de même que les six haut-parleurs autour de la salle. Duo en résonance, Flamen et Richiamo témoignent d'une recherche permanente de «dramatisation» de l'espace lors de l'exécution : à la géométrie particulière dans la distribution des instrumentistes sur le podium, aux effets de résonance et réverbération virtuelles, aux parcours directionnels des figures inscrits dans la partition et développant les principes de la Klangfarbenmelodie s'ajoute la dramaturgie spatiale dans la diffusion de la partie électronique. Les parcours sophistiqués de la musique diffusée par les haut-parleurs-comme dans Richiamo-participent, au même titre que les instruments acoustiques, au modelage de l'espace sonore en mouvement lors de l'interprétation.

«La musique définit ses propres caractères lexicaux, syntaxiques et structurels dans le temps de sa réalisation, soit à travers la contemporanéité des niveaux ontologique et phénoménologique. Les référents du langage musical lui sont internes, ce sont les sons mêmes. Ce qui fait qu'il est si différent des autres langages parlés et écrits (avec lesquels il a par ailleurs nombre d'analogies), dans la mesure où ces derniers se réfèrent à une entité qui leur est "externe", comme la nature, le monde sensible, le rationnel...

«Ces référents "internes" constituent la caractéristique majeure de la musique et la qualifient comme "métalangage". C'est pourquoi la musique semble réaliser ce qui pour les autres idiomes est une utopie : la communication répétée de "sens" indépendamment de toute connexion conventionnelle entre signifiant et signifié [6]

L'idée permanente d'organisation formelle chez Fedele-celle de la directionnalité qui concerne tous les aspects de la matière musicale : l'harmonie, le rythme, le timbre, l'espace, etc. -est étroitement liée à la conception du langage musical porteur de message à communiquer et à la conception de l'oeuvre en tant que structure narrative, directionnelle, téléologique. Un peu à la manière des classiques, Fedele construit ses formes sur la base de fonctions formelles nettement définies. Mais, contrairement à la stratégie formelle classique qui aboutit à des schémas stables à partir d'une distribution linéaire, discursive des fonctions formelles, la structure morphologique chez Fedele s'invente librement-telle l'exploration multidirectionnelle d'une ville-sur la base de principes formels stables qui concernent non seulement la dimension linéaire mais aussi toutes les dimensions de la matière sonore d'aujourd'hui. La définition nette des polarités (comme la polarité dynamique, émotive et la polarité statique, contemplative dans Epos), la distinction formatrice entre principal et secondaire (par exemple, entre les parties principales et les commentaires provenant de Richiamo), la mobilité des fonctions formelles (dans Donax ou Chord) sont parmi les procédés stables de la morphogenèse chez Fedele.

L'individuation des caractéristiques sonores, l'opposition et l'interaction des figures, l'articulation et la ponctuation du processus sonore visent la clarté du discours musical et l'intelligibilité de l'oeuvre aussi au niveau de la microstructure. L'émergence des figures individualisées en cours de route, à distance dans le temps, différemment mais toujours de façon à être reconnues comme «les mêmes», selon des cycles ou «des orbites» de longueurs différentes, permet de découper le flux sonore, d'y introduire des jalons d'orientation pour l'écoute et, de ce fait, d'inventer des structures syntaxiques intelligibles, facteurs de cohérence formelle (c'est le rôle des cadences du groupe harpe, piano et vibraphone dans Chiari ou celui des figures répétitives dans Donax, par exemple ; ou encore le rôle des trilles et des figures répétitives dans le dernier mouvement de Primo Quartetto). Les relations internes complexes à l'intérieur de l'oeuvre - ou, autrement dit, les «échos» formels, les résonances à distance dans le temps - constituent en fait la caractéristique essentielle de la musique en tant que «méta-langage» (Ivan Fedele), ou plutôt en tant que langage au-delà de la relation signifiant-signifié, donc au-delà de la seule signification langagière. Effectivement, la musique réussit une utopie : celle de la communication des sens en dehors de la signification.

«La technique seule ne suffit pas. Actuellement, beaucoup de compositeurs écrivent très bien, mais ils manipulent des objets de la nature morte et proposent des pièces intéressantes qui appartiennent désormais à une sorte d'académisme contemporain : il y a des sons, des phrases, des processus reconnaissables et tout à fait contemporains, mais avec de la nature morte. C'est un travail de technique, de proportions, de connaissances d'instrumentation ou d'électronique, mais le travail en profondeur sur le temps, sur le rôle de la mémoire, sur l'intuition, sur la valeur et son appréciation... reste à faire. Il y a actuellement trop de progrès de type scientiste et on a peur d'avouer qu'on produit des choses appartenant à un monde qui se suffit. Il est vrai, la musique est un langage autoréférentiel. Mais il faut le prendre en charge en tant que tel. C'est un fait, aucun langage ne peut véritablement expliquer de façon convaincante les raisons de la musique. Mais elle nous donne par elle-même les références pour s'expliquer

Pour que ses oeuvres atteignent à l'écoute une intelligibilité maximale, Fedele n'hésite pas à utiliser, tout en les transformant, des principes formels chargés d'histoire ni à recourir aux modèles les plus significatifs du passé, aux archétypes les plus adéquats pour ses projets compositionnels.

Des formes anciennes comme les variations, les formes symétriques ou le concerto instrumental se trouvent considérablement modifiées et adaptées aux nouveaux contextes. Ainsi, Chiari «spatialise» les procédés des variations, en introduisant l'idée de la fragmentation inspirée par l'expérience cubiste. Fortement attiré à l'époque par l'oeuvre de Georges Braque, Fedele cherche la transmutation de la présentation fragmentale venant des arts plastiques dans le domaine de la musique, tout en soumettant l'élaboration des trois caractéristiques fondamentales de son oeuvre (Veloce al possibile, 2/4 ; Moderato, 3/4 et Lento, 4/4) au courant discontinu, car entrecoupé, fragmenté, d'un déroulement directionnel, téléologique.

Dans Chord pour ensemble, le retour toujours différent d'une situation harmonique, malgré le travail polyphonique complexe et la technique des boucles permettant le retour des figures selon différentes périodicités, est inspiré par les procédés des variations sur basse obstinée proche de la chaconne.

Une version particulière de la technique des variations s'observe dans Carme (1992-1993) pour orchestre, un projet ouvert comportant actuellement quatre parties, mais conçu comme une expérience à continuer par l'ajout de nouvelles pièces, de nouvelles variations à partir d'une même forme préétablie. Le titre signifie poésie, chant, chant lyrique et renvoie à la tradition de la composition poétique «d'une inspiration lyrique vibrante et solennelle», mais aussi à l'idée d'une présence graphique de la poésie : le carme figurato ou figurale, chez les poètes hellénistiques et romains, cherche à transmettre-à travers la disposition des lettres et des figures visuelles du poème sur la page-une idée précise.

A la recherche de structures formelles équilibrées et stables, Fedele utilise aussi les formes symétriques [7] en les soumettant le plus souvent au courant de ses directionnalités organisatrices. Ainsi, dans Imaginary Islands, la forme générative-aux niveaux de la micro- et de la macrostructure-repose sur un geste symétrique de crescendo et decrescendo formels allant d'une texture raréfiée (il s'agit de la raréfaction d'un ou plusieurs paramètres) vers la zone culminante avec une densité maximale de la texture, pour revenir à l'état initial vers la fin. Dans Imaginary Skylines (1990-1991) pour flûte et harpe, le compositeur utilise un renversement continuel des rôles : au début, la partie de la harpe à contenu figural dense est accompagnée par des interventions ponctuelles de la flûte. La situation est inversée en fin de parcours. La forme globale se soumet à un schéma symétrique chargé d'histoire, mais suggéré ici aussi par la versification des poésies japonaises haiku et tanka.

La forme classique du concerto instrumental trouve aussi chez Fedele des versions nouvelles. Tout en maintenant le principe fondamental d'opposition entre solo et tutti dans une vaste forme symphonique fondée sur les contrastes, le compositeur enrichit ses procédés formels en introduisant ses déviations libres dans l'exploration des «paysages sonores», ou ses dramaturgies spatiales mobilisant l'espace figural inscrit dans la partition et l'espace acoustique de la salle de concerts.

Ainsi, le Concerto pour piano et orchestre est fortement marqué par l'expérience de la musique électronique et l'assimilation des procédés des musiques spectrales. Tout en maintenant la filiation venant de la tradition symphonique du concerto instrumental classique et romantique - ici quatre sections principales distinctes (à la place des trois mouvements classiques) et Cadenza soliste dans le troisième quart de la forme dans sa totalité (un peu comme dans le premier mouvement Allegro du concerto classique) -, le concerto de Fedele serait à définir comme un vaste poème symphonique avec piano soliste qui invente les principes formels d'un nouveau symphonisme contemporain.

Le Concerto pour alto et orchestre conjugue aussi les deux principes essentiels pour Fedele : le principe d'organisation et le principe de liberté. Le rapport entre le soliste et l'orchestre n'est pas du type classique où les thèmes rebondissent du solo au tutti et inversement dans une relation dialectique étroite, mais celui de l'opposition des contraires sans leur intégration : dans la première partie, l'alto joue des figures homogènes et évolue sur le «paysage» orchestral très riche et en mouvement ; dans la troisième partie, en revanche, la partie soliste très détaillée, à caractère très vif et électrique, a capriccio, s'oppose à l'écriture très homogène, fondée sur la superposition serrée de figures répétitives dans la partie de l'orchestre.

Dans la recherche de Fedele, les formes anciennes - les variations, les transcriptions, les formes symétriques, le concerto instrumental, etc. -se soumettent parfaitement à sa démarche de synthèse : les principes formels, toujours renouvelés, sont des clusters d'expériences formelles correspondant à des archétypes solidement ancrés et efficaces pour l'intelligibilité de ses oeuvres.

«Etre compositeur aujourd'hui, c'est une tâche difficile car on est à la fois très inactuel par rapport aux exigences primordiales de nos sociétés et très actuel car nous travaillons, comme depuis toujours, pour redonner vie à la créativité et pour construire directement des relations sociales. Actuellement, il faut travailler pour stimuler les capacités d'imaginer, de rêver, de construire. Et à ce que la technologie nouvelle ne nous éloigne pas les uns des autres, mais au contraire serve la communication, l'échange, la créativité, l'enrichissement mutuel. Je suis pour une nouvelle Renaissance, la troisième après celles des Grecs et des Florentins. C'est pour cela que je parle toujours de musique écrite par les hommes et destinée aux hommes.

«Nous, artistes occidentaux, devrions assumer en première personne la responsabilité historique qui nous incombe en cette fin de siècle, si nous ne voulons pas être les derniers représentants d'une espèce en voie d'extinction. Il ne s'agit pas seulement de sauver "la civilisation de l'écriture" en tant que telle, mais dans la mesure où elle est l'expression d'une "civilisation de la liberté" beaucoup plus vaste et qui est le patrimoine de tous les hommes.

«Nous pouvons neutraliser le danger d'une "massification" de l'art en partant avant tout de notre propre travail. Un travail qui devra être dur et sans relâche pour l'affirmation d'un style personnel et dans lequel l'énergie créative s'affirme en tant qu'activité de sujets libres, certainement enracinés dans la vie sociale, mais nécessairement libérés des modes uniformisantes.

J'aspire vivement à cette "polyphonie des styles", qui me semble être aujourd'hui réduite à son minimum ; une polyphonie des styles comme démonstration d'une liberté d'expression récupérée et pleine [8].»

La démarche synthétique de Fedele-l'utilisation de principes formels ayant une longue histoire et l'invention des principes d'un nouveau symphonisme sur la base des acquisitions les plus récentes du langage musical - repose sur une conception non linéaire, mais verticale, en hauteur ou en profondeur, de l'histoire : une conception «géologique» où toutes les musiques sont contemporaines.

«L'utilisation de principes provenant des formes anciennes reproduit le fonctionnement des mythes à travers les âges. Il s'agit d'archétypes culturels qui restent toujours d'actualité et qui nous appartiennent car ils nous enseignent : à travers lesquels nous nous expliquons à nous-mêmes et nous nous expliquons ce qui se passe dans le monde. Les mythes, les musiques différentes au cours de l'histoire de l'humanité ajoutent de nouvelles strates à l'héritage culturel. Mais l'homme et l'humanité restent les mêmes, tout en changeant. Voilà la conception géologique de la musique ! Comme la vie, elle a deux aspects : être toujours la même tout en évoluant. Ce raisonnement peut annuler et en même temps prendre en considération la conception du temps. La verticalité appartient à l'espace : chacun est assis sur l'expérience stratifiée de milliers d'années. J'aime cette idée, car elle implique la création de quelque chose par l'homme et pour l'homme, de quelque chose de toujours contemporain qui appartient à l'humanité entière

Doté de capacités de synthèse remarquables, Fedele situe sa recherche compositionnelle au coeur même des problèmes essentiels de la création musicale : l'élaboration de principes compositionnels historiquement stables dans le contexte des acquisitions les plus récentes; l'intégration des aspects les plus vitaux de la tradition musicale aux innovations les plus avancées d'aujourd'hui. C'est cette capacité rare de discernement- à une époque où l'indiscernement est généralisé -qui définit la force séductrice de sa musique raffinée et poétique. C'est par cette puissance de l'invention destinée à l'auditeur, invention fermement ancrée dans la tradition classique et impérativement tournée vers l'avenir, que les oeuvres de Fedele nous entraînent généreusement dans les voyages explorateurs de sa musique cherchant à contribuer à «un réseau culturel qui ne soit ni marché ni académie, mais qui représente le point de départ d'un nouvel humanisme [9]».

Notes

  1. Cette citation, ainsi que les suivantes non annotées, sont issues d'interviews entre Ivan Fedele et Ivanka Stoianova, les 25 février 1994 et 22 décembre 1995. (Inédit.)

  2. Le 22 juin 1994, dans le cadre du festival Milano Musica.

  3. La Sonate pour deux pianos de Sciarrino a été créée en 1966 par Bruno Canino et Antonio Ballista ; Prélude (1969), De la nuit (1971) par Antonio Ballista.

  4. Fedele suit le stage d'été d'informatique musicale à l'Ircam en 1991, à Paris.

  5. «Fortlaufende Variation», disait déjà Theodor W. Adorno à propos de Gustav Mahler. On retrouve un principe similaire dans des contextes fort différents au cours du XXe siècle : dans le contexte atonal (cf. Erwartung d'Arnold Schoenberg) ou dans la «musique spatiale» d'Edgard Varèse (cf. Ecuatorial).

  6. Ivan Fedele, «Fragment d'un discours utopique», dans les Cahiers de l'Ircam, Recherche et musique n° 4 («Utopies»), Ircam-Centre Georges-Pompidou, 1993, p. 117.

  7. Les formes symétriques de la tradition classique et romantique reposent le plus souvent sur des schémas du type ABCDCBA ou ABACADACABA, fondés sur l'opposition statique de panneaux formels individualisés. Dans la musique récente, les structures symétriques ont aussi leur place : rappelons la forme symétrique du troisième mouvement, Adagio de La Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartók, la structure symétrique de ses Quatuors à cordes n° 4 et 5. Ou encore la symétrie dans la structure de la Troisième Sonate de Pierre Boulez et ses formants ; de Zyklus pour un percussionniste de Karlheinz Stockhausen ou de Circles de Luciano Berio sur des poèmes de E.E. Cummings, reposant sur l'inscription et l'exclusion progressive de la variabilité.

  8. Ivan Fedele,  Arte, stile, scrittura », dans Società di pensieri, Bologne, 1994.

  9. Idem.

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