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Les Maîtres chanteurs
L'enseignement de la composition

Peter Szendy

Résonance n° 10, mai 1996
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1996


On connaît par Wagner les guildes de musiciens, organisées comme des guildes d'artisans, au sein desquelles on passait du statut d'apprenti à celui de compagnon et, enfin, à celui de maître. Dans l'Allemagne baroque, l'éducation du jeune musicien est régie par un système complexe de règles, qui en déterminent la progression. David le dit à Walther, au premier acte des Maîtres chanteurs : « Messire, la cadence du maître parmi les chanteurs ne s'acquiert pas en un jour. Le plus grand maître de Nuremberg m'en apprend l'art : Hans Sachs ! Déjà toute une année qu'il m'apprend à progresser comme écolier. » On ne devient donc pas maître chanteur du jour au lendemain. Il faut se plier aux règles, même si elles tolèrent des exceptions...

Pas trop tôt, pas encore. C'est un problème de satiété, presque de régime. Tel est l'apprentissage de Bach, décrit par un célèbre musicologue1 : « Le jeune Sébastien absorbait tout ce qu'on lui enseignait comme une éponge absorbe l'eau. Sa soif de connaissances nouvelles était insatiable et elle devait durer toute sa vie. »

Le jeune Sébastien est poreux, spongieux, perméable à tous les fluides. Après la mort de ses parents, il est recueilli par son frère aîné Johann Christoph, lui-même organiste dans la petite ville d'Ohrdruf. Tout en lui apprenant à jouer des instruments à clavier, Johann Christoph initie Johann Sebastian à l'art de la composition. Et, à ce sujet, l'éminent musicologue a une anecdote qu'il trouve touchante : « Sébastien s'était emparé d'un volume de musique écrite par de grands compositeurs pour clavier et que son frère lui avait refusé comme étant trop avancé pour lui ; faute de chandelles, il le copia avec beaucoup de peine à la clarté de la lune, s'endommageant ainsi sérieusement la vue. »

Voici donc la figure du mauvais aîné. Devant « un appétit musical si dévorant », le frère aurait dû s'incliner, c'est-à-dire se retirer ou s'effacer, laisser advenir. Or non seulement il n'en fit rien, mais, nous dit-on, ce fut « un choc affreux » quand Johann Christoph confisqua le manuscrit laborieusement transcrit. Le célèbre musicologue ne voit dans cette histoire qu'un « brusque accès de jalousie » de la part du frère aîné : Sébastien, dit-il, a en effet des « dons supérieurs ». Mais ce que la touchante histoire pourrait aussi nous conter en sous-main, c'est une certaine fable du génie musical.

Cette fable a (au moins) deux versants. D'une part, rien ne devrait entraver la poussée organique de l'originalité : « Ainsi, dira Schoenberg, l'homme de génie n'apprend-il que de lui-même, alors que l'homme de talent apprend des autres. » Mais d'autre part, pour ne pas céder à cet appétit dévorant qui lui serait néfaste, le génie devrait être contenu, soumis à un régime didactique qui l'empêche de brûler les étapes ; il devrait, pour son bien, faire l'objet d'une sorte d'ingénierie de l'ingestion, d'une gestion contrôlée de ses nourritures spirituelles. Car, à s'exposer trop tôt à ce qui est trop avancé, il risque de se perdre. Surtout si, comme dans la fable, il ne fait que copier mécaniquement, à la clarté nocturne de la lune, ce que, visiblement, il ne comprend pas encore. Dans la pénombre, dans cette sorte de tâtonnement machinal, il s'expose à l'aveuglement.

Le retrait du maître

Pourtant, Bach (Sébastien) continuera de copier. Bach copiera ou transcrira (entre autres) Frescobaldi, Couperin, Vivaldi... Et cette perméabilité aux influences (le caractère spongieux du jeune Sébastien) se renversera en une figure symétrique : l'éponge rend ce qu'elle a absorbé, il suffit de presser pour que Bach soit ce ruisseau à la source duquel il est toujours possible de venir puiser. De fait, Bach enseignera à son tour. Et il rédigera d'innombrables recommandations pour ses élèves, où il dit toujours en substance : « j'atteste », par exemple que « le porteur de la présente donnera satisfaction » dans tel ou tel emploi de musicien ; et il ajoute volontiers que les capacités de l'élève « sont à même de fournir à elles seules la meilleure des attestations ».

À elles seules. Ce que Bach atteste, c'est en quelque sorte que son attestation est inutile, que l'élève répond désormais de lui-même. L'apprentissage est terminé, le maître de chapelle se retire, mais il doit encore apposer son seing à son propre retrait. Et tel serait, dans sa généralité la plus formelle, le paradoxe de l'enseignement : d'une part, le bon pédagogue devrait s'effacer, laisser advenir quelque chose comme un développement organique ; mais d'autre part, pour qu'il y ait pédagogie, il faut que ce développement soit meilleur, pour ainsi dire plus organique, et cela dans la mesure où il est soutenu, guidé, voire (d'une certaine manière) empêché ou retardé.

Quelques erreurs du petit homme

En somme, l'élève doit donc être corrigé, mais pas trop. C'est sans doute ce que dit aussi Leopold Mozart, comme malgré lui, dans une lettre adressée à Lorenz Hagenauer, commerçant de Salzbourg. En l'absence de la famille Mozart, Hagenauer était chargé de diffuser les Sonates opus 1 et 2, composées par Wolfgang à l'âge de huit ans et aussitôt imprimées. Or Leopold regrette que « quelques erreurs survenues pendant la gravure soient demeurées même après la correction ». Il n'a pas eu le temps de faire faire une seconde épreuve, et c'est la raison pour laquelle, dit-il, « il y a dans le tout dernier trio trois quintes qui sont restées dans la partie de violon, que mon petit homme avait écrites et que j'avais corrigées ». Les quintes parallèles sont une maladresse, voire une erreur, une méconnaissance des règles de l'art, et Leopold les avait donc corrigées. « D'un autre côté, écrit-il pourtant, c'est la preuve que notre Wolfgangerl les a bien composées lui-même, ce que, presque certainement, tout le monde ne croira pas » Pour un peu, Leopold serait presque heureux que son « petit homme » commette des erreurs. Car celles-ci, plus encore que l'opus perfectum, attestent la réussite de son enseignement. Pour mieux signer le premier opus de son oeuvre vivante (son virtuose de fils), Leopold devrait donc s'effacer, laisser
les imperfections témoigner pour elles-mêmes. Mais pas trop.

Schoenberg et son école

« Mes maîtres, disait Schoenberg l'autodidacte, ont été en premier lieu Bach et Mozart2 ». Et non seulement Schoenberg, en tant que compositeur, dit avoir beaucoup appris de Bach, mais il affirme encore sa « haute estime pour Bach en tant que professeur ».

Enseigner, pour Schoenberg, ce n'est surtout pas transmettre des certitudes. L'avant-propos du Traité d'harmonie commence par cette phrase : « Ce livre est né de ce que m'apprirent mes élèves. » Et Schoenberg se rappelle avec une sorte de satisfaction : « Nous ne nous en sommes donc pas trop mal sortis, les élèves et moi. Leur aurais-je seulement dit ce que je sais, ils n'auraient alors su que cela et rien de plus. » Il faut savoir ne pas savoir, et enseigner, ce serait donc apprendre à chercher : « C'est seulement pour chercher que l'on cherche, et si le but est naturellement de trouver, il peut aussi devenir très vite le terme de toute aspiration. »

En somme, la composition, pour autant qu'elle soit autre chose qu'un recueil de « tours de main », ne s'enseignerait pas en tant que telle : « Je crois, écrit Schoenberg, que l'un de mes mérites est de n'avoir jamais encouragé mes élèves à composer. J'ai plutôt traité la plupart des centaines d'élèves que j'ai eus d'une façon qui leur montrait le peu d'illusion que je me faisais sur leurs capacités de créateurs. » À la limite, la pédagogie ne devrait pas conduire jusqu'à la création, car, ce faisant, elle risquerait toujours de ravaler celle-ci au rang d'un artisanat, d'un métier, d'un catalogue de secrets
de fabrication. Luigi Dallapiccola s'étonnait aussi, dans un texte publié en 1949, que l'on puisse enseigner la composition : « Il est clair, écrivait-il, que si un cours s'appelle "cours de composition", sa fonction devrait être de produire des compositeurs. Or, pour autant que je sache, les universités n'ont pas de chaires destinées à la production de poètes »

Le « premier devoir » du maître, écrit Schoenberg dans l'avant-propos du Traité d'harmonie, est de « précipiter l'élève dans une certaine agitation ». Et il ajoute : « Le mouvement ainsi propagé à partir du maître peut aussi lui revenir. » En effet, au moment de remercier ceux de ses élèves qui l'ont aidé dans les corrections de l'ouvrage, Schoenberg affirme ou prédit : « On reparlera bientôt de quelques-uns d'entre eux. Et c'est peut-être par là encore que ce mouvement ainsi propagé par moi, un jour, me reviendra. » Signé Schoenberg, Vienne, juillet 1911.

Ça revient, ça doit revenir au maître. Car la signature de Schoenberg n'échappe pas à la loi de ce que nous appelions plus haut le retrait. Rendant hommage à son élève en 1930, Schoenberg soulignera bien sûr que « l'indispensable force de caractère, c'est Berg lui-même qui en eut le mérite » ; mais tout en saluant ainsi d'une main, et comme à distance, ce qui appartient en propre à Berg « lui-même », Schoenberg n'hésite pas à émarger, à écrire de l'autre main : « Berg m'a donné la plus éclatante confirmation de mes talents de professeur. »

Schoenberg selon Donatoni

Le compositeur italien Franco Donatoni est un pédagogue recherché, même si certains lui reprochent d'être à l'origine d'un véritable académisme contemporain. Il serait sans doute trop aisé de conclure, à partir de la musique de quelques épigones, à un vice dans la pédagogie du maître. Du reste, si problème pédagogique il y a, Donatoni jette lui-même les fondements de son analyse. Et il le fait à partir de Schoenberg, dans un texte intitulé Arnold le nourrisseur.
Donatoni rappelle la méfiance dont Schoenberg a toujours témoigné à l'égard des analyses. Il cite cette lettre célèbre de Schoenberg, où l'on peut lire que les analyses ne conduisent qu'à « savoir comment c'est fait », alors qu'il s'agirait de « reconnaître ce que c'est ». Et pourtant, dit Donatoni, Schoenberg consacre des centaines de pages à l'attention de l'apprenti-compositeur, « il élabore pour d'autres ses observations sur l'expérience compositionnelle ».
Avec Schoenberg, Donatoni dénonce « les notions toutes faites, prêtes à l'usage ». Il condamne la « superstition formelle » qui trouve dans l'analyse « la clef magique révélant les jardins interdits des formes ». Et dès lors, écrit-il, « la nourriture que nous offre Schoenberg est de la plus haute qualité, mais elle n'est pas pour autant facile à digérer ». Car les exemples « bruts » des textes didactiques schoenberguiens ne cherchent pas à dissimuler leur absence de musicalité et leur indifférence stylistique. C'est même précisément en cela que celui que Donatoni nomme le « Didacte Autodidacte » révèle sa souveraineté. Car l'influence du maître sur le jeune compositeur devrait revenir à « le libérer du besoin de certitudes particulières » : elle devrait être une influence « fluide », « dissolvante ». Sans musicalité. Sans style. Sans signature.

La classe de Messiaen

Pour celui qui, comme Iannis Xenakis, arrive à Paris après la guerre, les possibilités d'étudier la composition sont peu nombreuses - et pour le moins contrastées. Xenakis se présente d'abord, en 1948, chez Arthur Honegger. L'accueil est protocolaire (des « octaves et quintes parallèles ») et Xenakis n'insiste pas longtemps.
Il sera mieux reçu, en revanche, par Nadia Boulanger, qui s'intéressera à ses oeuvres mais qui le trouvera trop âgé. En tant que pédagogue, Nadia Boulanger jouissait depuis longtemps d'une renommée internationale. Dès les années 20, nombre de musiciens américains la sollicitent, tel Aaron Copland qui vient lui demander des leçons (non sans quelques hésitations, il est vrai, car comme il le dira lui-même, « aucun compositeur n'avait jamais eu un professeur femme »). En 1928, c'est Maurice Ravel qui lui recommande un autre musicien déjà célèbre - George Gershwin - qu'elle n'acceptera toutefois pas vraiment, pensant ne rien pouvoir lui apporter. Il semble en effet que, pour Nadia Boulanger, des musiciens comme Gershwin ou Xenakis soient à la fois trop et trop peu formés : ils cherchent à compléter par des « moyens » quelque chose qui est déjà un idiome, un style.

Un style (et c'est tout le paradoxe) que l'on devrait déjà porter en soi, mais n'acquérir qu'au bout du compte, pas trop vite, pas trop tôt. On comprend donc que Messiaen s'excuse presque de sa réaction, lorsque Xenakis, pensant reprendre à la base l'étude de l'harmonie et du contrepoint, finit par se présenter à sa classe en 1951 : « Là, dira Messiaen bien des années plus tard, j'ai fait une chose horrible, extraordinaire, que je ne ferais pas avec d'autres [...]. Je lui ai dit : "Non. Vous avez déjà trente ans, vous avez la chance d'être Grec, d'avoir fait des mathématiques, d'avoir fait de l'architecture. Profitez de ces choses-là, et faites-les dans votre musique." Je crois finalement que c'est ce qu'il a fait. »

Messiaen, comme le Hans Sachs de la fable, aura donc renoncé aux règles et permis l'anticipation. Messiaen, c'est en effet, dit-on, la porte ouverte, l'hospitalité, l'« oecuménisme » musical tant vanté de sa classe. Nombreux sont les témoignages de ses élèves allant dans ce sens3. George Benjamin : « Au contraire de Schoenberg, Messiaen ne se montrait jamais sévère. » Michaël Lévinas : « À de rares exceptions près, je ne l'ai jamais vu critiquer une partition. L'élève s'entendait dire qu'il était plus extraordinaire que Boulez Il estimait que, si nous n'étions pas assez doués pour nous critiquer nous-mêmes en tant que compositeurs, le professeur ne servait à rien. »

Messiaenisme

Boulez a lui aussi rendu hommage à cet enseignement que l'on pourrait dire messiaenique. Car il portait la signature unique du maître (ce que Boulez appelle « la toute-puissance de l'exemple »), tout en l'effaçant sans cesse, c'est-à-dire en s'ouvrant sans cesse à la surprise de l'avenir, de l'autre, de l'avenir de l'autre. Boulez le dit ainsi : ce maître est « prêt à accepter l'ingratitude et l'injustice », il accepte « de ne pas savoir où l'on s'engage » ; bref, il admet et accueille d'avance toutes les réactions, si elles doivent « détacher momentanément le disciple pour l'attacher à tout jamais dans l'originalité de la personnalité définie et indépendante ». En somme, ce qu'il y a d'attachant chez un tel maître, c'est qu'il sait détacher le disciple pour mieux l'attacher à lui-même. Mais Boulez, au moment où il rend hommage au maître, ne trace-t-il pas les limites de son hospitalité infinie ? Car tout est ici affaire de fonds, de réserve foncière, d'économie du don : « Comment être généreux si l'on n'a rien à dispenser, à disperser ? Ce dilemme, Messiaen a su le résoudre avec une obstination enviable : il s'est enrichi en nous enrichissant. » Le paradoxe du retrait semble rattraper le plus généreux, le plus hospitalier, le plus « oecuménique » des maîtres : au bout du compte, ce qu'il a dispensé finit par lui revenir. Et lui revenir d'autant plus sûrement qu'il en avait accueilli d'avance les effets.

Télégramme

Pour le compositeur américain Elliott Carter, toutes les décisions qu'un compositeur est amené à prendre « sont devenues si personnelles que fort peu de choses peuvent être communiquées sur le plan pédagogique ». Face à l'actuelle diversité des techniques compositionnelles (des « styles »), la seule chose que l'on pourrait peut-être enseigner, dit Carter, c'est la « notion générale » que la musique, quelle qu'elle soit, « doit avoir une continuité convaincante ». Peut-être. Car là encore, face aux « collages » et « pots-pourris » pour lesquels Carter a des mots amers, la pédagogie est menacée dans ses certitudes.

Ce diagnostic pessimiste va de pair avec une triple inquiétude : la pédagogie (re)deviendrait institutionnelle, elle serait formalisée, elle romprait avec la tradition de la proximité physique et du contact vivant avec le maître. Carter le dit en se souvenant d'une allocution de Ravi Shankar, qui évoquait, dans les années 30, « l'introduction de conservatoires de musique en Inde ». Par propos interposés, en style indirect, voici une sorte de télégramme ou de télécopie qu'il nous faudrait méditer aujourd'hui : « Jadis, un homme étudiait sous la conduite d'un gourou pendant une bonne dizaine d'années, voire plus ; mais avec l'ouverture d'écoles de musique et l'avènement d'un système de notation, tout s'était trouvé réduit à un ensemble de règles. Et il [Ravi Shankar] avait ajouté : "Vous savez, la musique n'est plus ce qu'elle était." »

Quand s'ouvrent des écoles, quand arrive une notation (entendez : une formalisation par règles), l'enseignement n'est plus ce qu'il était. Exit le maître de jadis - ainsi que les « secrets », dirait Schoenberg, qu'il pouvait transmettre « de vive voix ». Désormais, les moyens précèdent la fin. Ça va trop vite, tellement trop vite que certaines oeuvres semblent n'être plus que des illustrations techniques d'un commentaire qui les a précédées. Carter s'inquiète en effet de l'institutionnalisation du compositeur-enseignant dans les universités américaines : « Le compositeur américain, écrit-il, a tendance à être traité comme une marchandise dotée de valeurs tangibles », à savoir la réputation et surtout la facilité d'élocution. On retrouve ici le problème du support dans le discours enseignant. Le télégramme de Shankar le donnait à penser : la « vive voix » est meilleure que la notation.
Mais, d'autre part (et il n'y a là nulle contradiction), la parole peut à son tour devenir une marchandise, un objet doté d'une valeur d'échange. Et cette valeur ajoutée (car, pour Carter, la rhétorique n'appartient pas aux qualités essentielles du compositeur « en tant que tel ») provoque la dévaluation du travail proprement compositionnel : celui-ci devient d'une importance secondaire, à moins que le compositeur n'accepte de « déchiqueter ses propres oeuvres », de les expliquer en détail.

Brian Ferneyhough

Brian Ferneyhough, qui fut lui-même l'élève de Klaus Huber, enseigne actuellement la composition à l'université de San Diego, en Californie. Interrogé récemment sur son expérience pédagogique4, il rappelait la différence importante entre les pratiques pédagogiques européenne et américaine : « En Europe, les compositeurs sont en général moins attachés aux étapes successives de la carrière académique. On a tendance à aborder l'enseignement formalisé plus tard, une fois que l'on a produit un certain corpus d'oeuvres ; et la fameuse question de savoir si la pédagogie doit ou non être liée au travail des styles (style-bound or style-free), cette question est discutable. »
Pour Ferneyhough, l'enseignement consisterait essentiellement « à refléter et à amplifier en retour vers l'étudiant une articulation cohérente de ce qu'il voulait faire au départ ». En ce sens, ce serait donc un rôle passif : « Ce que l'on peut enseigner de plus important, je crois, c'est une faculté d'autocritique cohérente, une faculté de poser les bonnes questions, à soi-même et aux matériaux que l'on met en oeuvre. La recherche et l'expérimentation qui ont lieu pendant le cours, outre le fait qu'elles concernent les spécificités de l'oeuvre dont il est question, ont ainsi une fonction d'exemplification au regard du développement à long terme. » Cette amplification extériorisante et exemplaire (on aimerait dire cette ex-amplification) va de pair avec une fonction nutritive et une sorte d'allégeance : « Je considère la période d'étude comme une période nourricière et protectrice (a period of nurturing and protection) ; d'ordinaire, j'exigeais de mes étudiants que, pendant deux ou trois ans, ils n'entreprennent aucune démarche en vue de leur "carrière" sans autorisation expresse de ma part (qu'il s'agisse de participer à des concours, de rechercher des commandes ou de faire leur autopromotion). Et cela non pas pour le plaisir de l'autorité, mais plutôt pour permettre le développement sans obstacles de ces forces intérieures qui seront au service du compositeur toute sa vie durant. »

À quatre mains (ou plus)

En définitive, la meilleure pédagogie serait donc « de vive voix » : la voix de son maître ne devrait jamais se fixer dans la matérialité d'une notation (de règles), s'imprimer sur une page ou dans la cire, devenir calculable ou reproductible, réifiée ou capitalisée, voire (on se prend à rêver) numérisée. Elle devrait rester en dehors, coupée de la circulation économique des valeurs, protégée contre la menace des techniques d'enregistrement et de télécommunication 5. Telle est, entre le maître et le disciple, la valeur absolue de la proximité à portée de voix. Mais celle-ci doit encore être protégée contre elle-même. Pour Klaus Huber (qui a longtemps enseigné à l'Académie de musique de Bâle, puis à la Musikhochschule de Fribourg-en-Brisgau), même si l'enseignement individuel reste « essentiel », l'étude de la composition ne doit pas être exclusivement dispensée « entre quatre yeux » : « Chaque élève doit avoir la possibilité de travailler, simultanément ou en alternance, avec deux professeurs au moins qui, il faut le souhaiter, lui apprendront des choses différentes sur un même travail. » Une pédagogie non plus « entre quatre yeux », donc, mais résolument à quatre mains... Voire plus. On reste sans voix, en effet, en lisant qu'il existe désormais un projet intitulé World Band Project, regroupant plusieurs centres d'enseignement de la musique qui organisent « des ateliers et des leçons de musique en direct sur Internet » : élèves et professeurs, écrit Denis Fortier6, « se trouvent parfois à plusieurs milliers de kilomètres les uns des autres »...

La pédagogie à l'Ircam

La pédagogie a fait partie du projet de l'Ircam dès les premières années. En 1976, alors que l'Institut n'était encore qu'un vaste chantier, il était annoncé qu'un « département pédagogique » entrerait en activité « deux ans après l'ouverture des bâtiments » : ce département étudierait « les moyens de formation à une nouvelle musique », et cela d'après les résultats des deux premières années de fonctionnement de l'Ircam.
Ainsi, lorsqu'en 1978 l'Ircam ouvrit ses portes au public, un certain retard était inscrit au coeur de la dimension pédagogique du projet : celle-ci ne devait s'affirmer pleinement que « deux ans après », c'est-à-dire a posteriori ; et de fait, ce cinquième « département » de l'Ircam, placé sous la direction de Michel Decoust jusqu'en 1980, n'avait aucun espace architectural qui lui soit dévolu.

Trois axes

À partir de 1980 se dessinent peu à peu les trois grands axes de ce que sera la pédagogie à l'Ircam, placée successivement sous la responsabilité de David Wessel (jusqu'en 1986), de Steve Mac Adams (jusqu'en 1989) et de Jean-Baptiste Barrière.
Rebaptisées « stages d'informatique musicale », les sessions destinées aux compositeurs sont renforcées et rapprochées des autres activités d'assistance musicale à la production, notamment de celles des « tuteurs ». La formation dite « interne » comprend, quant à elle, des conférences d'experts et des séminaires destinés aux chercheurs de l'Ircam. Enfin, les manifestations dites « externes » (« Collège Ircam ») regroupent des séminaires de composition, des cycles de conférences scientifiques, des cours d'analyse musicale, un cours d'informatique musicale au Conservatoire national supérieur de musique de Paris (à partir de 1985), ainsi que diverses initiatives plus ponctuelles (colloques, symposiums).
En 1989, l'Ircam accueille une formation doctorale de musicologie spécifiquement orientée vers le xxe siècle. Le programme des cours est établi en collaboration avec le Centre d'information et de documentation « recherche musicale » du CNRS, l'École des hautes études en sciences sociales et l'université de Paris IV-Sorbonne. Pendant scientifique de la précédente, la formation doctorale Atiam (« Acoustique, traitement du signal et informatique appliqués à la musique ») verra le jour en 1993, en collaboration avec l'université de la Méditerranée, l'université de Paris VI, l'École normale supérieure, l'université du Maine, Télécom-Paris et l'Acroe.
La saison 1990-1991 voit la création du Cursus de composition et d'informatique musicale : plus complet que le stage, alliant cours théoriques et pratiques sur une année entière, il est destiné aux jeunes compositeurs retenus par le comité de lecture. Les projets musicaux développés par les étudiants sont présentés lors d'un concert-atelier, au cours de la saison suivante.
Enfin, l'Institut organise désormais chaque année une Académie d'été (dédiée à tous ceux - musiciens et scientifiques, professionnels et amateurs - qui souhaitent s'informer sur l'état des recherches et des pratiques en informatique musicale), des stages de week-end, ainsi que des rencontres régulières pour les utilisateurs de logiciels inscrits au Forum Ircam.
Si, dans les toutes premières années d'existence de l'Ircam, un certain retard a donc affecté l'affirmation d'une véritable vocation pédagogique, on pourrait presque dire que cette situation s'est peu à peu inversée. La diversité des formations proposées par l'Institut était pour ainsi dire en avance, de plus en plus en avance sur les espaces architecturaux susceptibles de l'accueillir. Ce décalage prendra fin au mois de juin 1996, avec l'inauguration des nouveaux bâtiments conçus par l'atelier d'architecture Canal.

Notes

  1. Karl Geiringer, Jean-Sébastien Bach, Edition du Seuil, 1970, p. 15 et sq.
  2. Les citations de Schoenberg sont tirées du Traité d'harmonie, de Style et idées et de Preliminary Exercices in Counterpoint.
  3. Cf. Jean Boivin, La Classe de Messiaen, Bourgois, 1995.
  4. Shattering the Vessels of Received Wisdom, propos recueillis par James Boros, Perspectives of New Music, vol. 28, n°2, 1990.
  5. Les citations précédentes sont extraites de : Entretiens avec Elliott Carter (Contrechamps, 1992) ; The Composer Is a University Commodity (dans The Writings of Elliott Carter).
  6. Le Monde, supplément Télévision, radio multimédia, 21-22 janvier 1996, p. 29.

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