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InterVUE avec Peter Greenaway

Peter Szendy

Résonance n° 12, septembre 1997
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Édito

Un cinéaste dans les colonnes de Résonance ? La chose ne s'était jamais produite - et elle mérite que l'on s'y attarde.
Certes, ces dernières années, l'Ircam a pu encourager l'association de la musique et du film. Mais sous la forme de rencontres entre un mort et un vivant : Martin Matalon écrivant la musique du Metropolis de Fritz Lang ou du Chien andalou de Luis Buñuel, par exemple. S'il y a là " collaboration ", c'est dans un sens étrange et détourné. Peut-être celui dont parlait Bob Wilson dans l'entretien qu'il nous accordait en janvier dernier : " Le travail "avec" Wagner, affirmait-il, c'est également une forme de "collaboration". "
Musique contemporaine et cinéma pourraient-ils " collaborer " autrement ? La musique pourrait-elle être contemporaine de son cinéma ? Toute réponse passerait sans doute par cette autre question : pour se rencontrer, jusqu'où la musique et le cinéma accepteraient-ils de se voir décentrés l'un par l'autre ?
Si, pour l'Entr'acte de René Clair, Satie composait une musique répétitive et modulaire (une " musique d'ameublement "), le film n'était lui-même, justement, qu'un entracte au sein d'un ballet. Il se retrouvait sur scène. Autrement dit - et tout un pan du travail de Greenaway (ses " expositions " et ses " opéras " notamment) pointe dans cette direction -, le cinéma ne doit-il pas sortir des salles pour accueillir une musique " contemporaine " qui puisse se réinventer à son contact ?

Le Festival de Salzbourg a d'accueilli, en août, la création de la dernière oeuvre de Peter Greenaway, 100 objets pour représenter le monde (100 Objects to Represent The World). Pour cet " opéra d'accessoires " (prop opera), qui sera repris du 6 au 14 décembre à MC 93 de Bobigny, le cinéaste s'est adressé à l'Ircam (la musique a été réalisée par Jean-Baptiste Barrière). Entretien-éclair pour un autoportrait avec John Cage et Sol LeWitt (Diderot y est aussi)...

" The VUE ", c'est le nom de votre bureau londonien, qui nous a aidés à organiser cet entretien ; c'est aussi, en anglais, l'acronyme du Violent Unknown Event (Violent Événement Inconnu) qui traverse votre film de 1980, The Falls ; c'est enfin un autre mot pour vision...

Il y a également, associée à cet acronyme ainsi qu'au film, une référence musicale pertinente. J'étais - et je suis toujours - un grand admirateur de John Cage (Cage est aussi, du reste, un bon acronyme à faire jouer). Il y a bien des années, je suis tombé sur un enregistrement d'Indeterminacy (produit, je crois, en 1943). Cage y avait réuni nombre de récits, dont certains ne comportaient que quelques phrases, tandis que d'autres se déployaient sur plusieurs paragraphes, voire sur une page entière. Il avait lu ou interprété chacun des 92 récits en employant une échelle temporelle particulière. En effet, que l'objet soit long ou court, il devait être lu en soixante secondes. Si bien qu'un récit réduit à une seule phrase devait être infiniment étiré pour occuper les soixante secondes, tandis que les textes les plus longs devenaient totalement confus du fait de leur contraction. Dans les deux cas, cette restitution pointilleuse du texte le fixait au sein d'une structure si serrée, si inévitable, qu'elle en détruisait à chaque fois l'intention générale. C'était une manière élégante d'être antinarratif - une manière que j'ai pu utiliser dans un combat contre le récit au cinéma. C'était aussi, et toujours avec élégance, transférer le son dans l'espace, l'espace dans le son.

Dans mon film The Falls, j'étais intéressé par l'idée que l'histoire du monde puisse être l'histoire de chacun de ses habitants. Une ambition ironiquement démesurée, certes ; mais, puisque Cage avait choisi de se représenter par un choix d'histoires, je voulais, quant à moi, représenter les ravages d'un désastre général (désastre que, par commodité, j'avais baptisé the VUE) au moyen des biographies des victimes. Celles-ci étant choisies dans la liste alphabétique de toutes les victimes du désastre, ouverte apparemment au hasard sur la section des gens dont le nom de famille commençait par les lettres FALL. Ce qui, bien sûr, se révélait être un synonyme approprié de l'automne (autumn aussi bien que fall, en anglais), dans un film traitant de la chute de l'homme (the Fall of Man), de la chute des anges (the Fall of the Angels) et des 92 façons dont le monde pourrait finir par un échec de la civilisation (a fall of civilisation).

Pour rendre hommage à Cage, j'ai emprunté la stratégie qu'il a développé dans Indeterminacy. Mais je l'ai empruntée de manière incorrecte. Sur les deux faces du disque vinyl original, Cage avait rassemblé 90 histoires, et non les 92 que j'avais dénombrées. Tout mon système [non seulement pour The Falls, mais aussi pour un film plus ancien intitulé A Walk Through H] était fondé sur une erreur arithmétique. Quand j'ai rencontré Cage [pour l'un des quatre documentaires de la série Four American Composers, en 1983], il a ri pendant plusieurs minutes : ses procédés aléatoires avaient proliféré au-delà de sa propre volonté.

Si, en effet, l'on considère The Falls comme un film sur les différentes manières dont le monde pourrait finir, on peut penser que 92 est un nombre approprié, puisqu'il s'agit du numéro atomique de l'uranium. Puisque j'avais vécu toute ma vie sous la menace d'une annihilation par l'uranium, 92 était un nombre significatif. Dans la perspective des années soixante, c'est bien la manière dont le monde aurait dû finir.

Comme vous le suggérez, l'acronyme VUE joue avec la vue (view). Il y a un parallèle avec The Stairs, une série d'expositions que nous organisons dans le monde entier sur le thème du vocabulaire cinématographique : stairs [les escaliers] et stares [les regards] sont compatibles en anglais, mais stare est plus dur, plus délibéré que view ; on passe également du passif à l'actif.

100 est aussi un chiffre qui revient souvent dans votre travail, que ce soit dans One to Hundred (un court métrage de 1978), dans le célèbre Drowning by Numbers (de 1988), ou encore dans vos dessins et oeuvres graphiques (100 Allégories pour représenter le monde, 100 moulins à vent...). Vous venez d'expliquer pourquoi 92 ; pourquoi 100 ?

C'est une stratégie beaucoup plus simple et certainement moins anecdotique. Nous approchons de l'an 2000. Nous pensons naturellement en termes de siècles et de millénaires. Nous conférons une identité au XVIe siècle, au XVIIe, au XVIIIe... et, puisque la décimalisation connaît aujourd'hui une extension planétaire, il y a là une manière de compter privilégiée. Les structures arithmétiques occidentales sont familières à tous, elles sont comprises à Pékin, à Tokyo ou à Las Vegas - Las Vegas étant particulièrement pertinent pour les nombres (ainsi que pour les systèmes aléatoires de Cage).

100 sonne tellement mieux que 99 ou 101. C'est un nombre dont les facteurs ont une certaine perfection, une sorte de module symétrique pour tous les comptes à venir. 100 est aussi très beau à voir quand on l'écrit : un trait isolé suivi de deux cercles. C'est pourquoi je crois qu'il s'agit d'un bon choix pour un exercice d'inventaire à l'approche du second millénaire. Bien qu'en définitive ce soit seulement une formule, une construction. Je ne suis pas un numérologiste, je ne crois pas à la méthodologie de la kabbale, même si elle m'intrigue. Je ne pense pas les nombres en termes mystiques. Nous sommes sur le point de célébrer le deux millième anniversaire de la naissance du Christ, mais des théologiens réputés vous diront que le Christ est né en 6 ap. J.-C ! Celle-là aussi, Cage pourrait en rire longtemps, à gorge déployée.

Dans votre " commentaire " de Drowning by Numbers[1] (également agencé en cent parties), vous avez écrit : " Compter représente la forme de narration la plus simple et la plus primitive - 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 - un récit avec un début, un milieu, une fin, et un sens de la progression - parvenant à deux chiffres - un but réalisé, un dénouement atteint. "

Peut-être y aurait-il une forme de narration plus intéressante avec " 10 9 8 7 6 5 4 3 2 1 ". Bien que ma principale occupation ait toujours été (et sera sans doute toujours) le cinéma, j'en suis venu à penser qu'il s'agit d'un médium narratif pauvre. C'est pourquoi j'examine et j'explore constamment ce que le cinéma peut faire, à mon sens, de plus intéressant, plutôt que de s'assujettir ou s'asservir au récit. Mais si l'on rejette la narration après cent ans d'un cinéma qui s'est développé dans l'horizon du récit, on a besoin d'autres stratégies, d'autres taxinomies ou structures dans lesquelles le matériau puisse trouver sa tenue. Je les cherche hors du cinéma, en allant voir ce qui fut découvert essentiellement au XXe siècle, en littérature bien sûr, mais aussi, puisque je suis intéressé par un cinéma très visuel, en peinture. Il m'arrive ainsi de chercher chez Jasper Johns, Sol LeWitt ou Mondrian, par exemple, des manières d'organiser l'espace en termes d'idées mathématiques, d'intervalles numériquement ordonnés, de proportions, d'équilibre ou de séquences chiffrées...

Drowning by Numbers utilise une structure narrative mythologique, réduite et très simple : l'histoire de trois femmes face à l'amour, ou plutôt face au manque d'amour (il y a bien sûr quantité de mythes anciens sur le même sujet, ainsi que les contes de Perrault et de Grimm...). Mais Drowning by Numbers s'organise également par une numération simple et implacable. Je voudrais évacuer la narration en douceur, pour peut-être revenir à ce point de départ que furent certains de mes films comme Vertical Features Remake (1978). Je m'intéresse bien sûr à la notion de séquence et je reconnais volontiers que, comme la musique, le cinéma est un médium temporel. Mais je suis jaloux de la capacité de la musique à être non narrative. C'est aussi, peut-être, l'une des raisons de mon moindre intérêt pour la musique du XIXe siècle : comme un certain cinéma qui reste largement fondé sur la littérature du XIXe siècle, c'est une musique trop narrative. Si l'on veut raconter des histoires, il faut se faire écrivain, et non cinéaste.

Puisque, pour votre prop opera intitulé 100 objets pour représenter le monde, vous avez gardé au moins le mot " opéra ", diriez-vous que l'opéra en général doive être narratif ? Et si non, pourquoi garder ce mot ? Enfin, le mot " opéra " n'est-il pas contradictoire, d'une certaine manière, avec cet autre mot qui décrit le " genre " de cette oeuvre pour Salzbourg, à savoir " installation " ?

Oui et non. On peut générer des choses passionnantes en rassemblant ce qui semble contradictoire. Il faut pouvoir jongler avec plusieurs balles. Prop opera [littéralement, un " opéra d'accessoires "], c'est aussi une manière de jouer ironiquement avec l'adjonction du R : du pop opera au prop opera. Mais vous avez raison de poser ces questions, même si vous savez bien que je les pose aussi.

Je crois que mon intérêt pour les oeuvres d'art à la fois temporelles et non narratives me pousse vers l'opéra, précisément du fait que l'opéra est un médium narratif pauvre : l'opéra s'appuie, pour fonctionner, sur d'autres caractéristiques plus importantes. Le plus souvent, traditionnellement, l'intrigue ou l'histoire d'un opéra sont maladroites, sans substance, complexes jusqu'à l'absurde ou simplement farfelues. Mais je ne crois pas que les amateurs d'opéra soient attirés par les capacités du genre à raconter une histoire. J'aimerais utiliser les conventions et les caractéristiques du vocabulaire filmique en les associant au langage du théâtre musical, du nouvel opéra. Et mon intérêt croissant pour la conception d'expositions, pour les installations et pour les activités environnementales me pousse à les inclure aussi, certes pour elles-mêmes, mais aussi pour réinvestir tout ce que je suis en mesure d'apprendre dans une réinvention du cinéma.

Pour toutes sortes de raisons, mon cinéma a toujours attaché de l'importance à la musique. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu quelque chose comme un cinéma silencieux. Depuis le tout début, il y a eu de multiples expériences pour combiner la musique et l'image en mouvement. Mais la plupart de ces tentatives, à mes yeux, sont pauvres. Elles sont fondamentalement de l'ordre de l'illustration. L'image vient en premier, le son ensuite. Avec le compositeur britannique Michael Nyman, nous avions sérieusement essayé de fonder une collaboration musique-image sur les bases [peut-être apocryphes] de ce qui s'était produit entre Prokofiev et Eisenstein, dans des films comme Alexandre Nevsky. Nous avons tenté de trouver un équilibre au sein duquel le compositeur et le réalisateur seraient des partenaires égaux. Malheureusement, les intérêts immédiats du cinéma poussent trop de compositeurs à accepter un rôle secondaire de service après-vente, un rôle de fabricants de musique, esclaves du chronomètre et des images préfabriquées.

Je suis assez mauvais spectateur quand il s'agit d'être en sympathie avec les utilisations illusionnistes de cette " suspension de l'incrédulité " (suspension of disbelief) sur laquelle se fondent le cinéma et le théâtre orthodoxes. Si vous prenez les deux sujets principaux du cinéma contemporain - la copulation et la mort - le jonglage dans nos esprits consiste à croire à l'illusion sans y croire, sachant qu'elle n'est pas vraie. Dans nombre de mes films, comme dans The Baby of Mâcon, il y va d'un voyage sur le fil du rasoir entre crédulité et incrédulité, en référant sans cesse la fiction à elle-même, en démontrant que l'illusion est bien ce qu'elle est - un artifice. Il est rare que, au théâtre, j'arrive à cette indispensable suspension de l'incrédulité. J'y arrive un peu plus facilement au cinéma, surtout si l'on ne me demande pas de croire à l'illusionnisme, si le langage cinématographique est délibérément autoréférentiel. Et j'y arrive à l'opéra, car il n'y a aucune exigence quant à la croyance : les conventions sont si fortes que vous n'avez rien à croire - ce qui, pour moi, est une libération. Je crois donc que, du fait de mon attitude soupçonneuse à l'égard de la suspension de l'incrédulité, du fait aussi de l'immense plaisir que j'ai à mettre de l'image sur de la musique, j'ai été très fortement attiré vers l'idée du théâtre musical. Mais post-Einstein on the Beach. Je n'ai rien, mais alors absolument rien à ajouter à Madame Butterfly !

Votre utilisation de la voix-off (du " commentaire ") est aussi, comme vous le disiez dans un entretien, " un moyen d'organiser et de structurer les images ", c'est un " ciment "[2]. Ce que vous rapprochiez d'une certaine tradition anglaise, " BBC "...

Par le passé (mais peut-être ces traditions perdurent-elles), pour la bonne ou la mauvaise cause, la BBC fut en effet une voix de la raison, une voix de l'autorité. La voix du pater familias, de la figure du père, ou plutôt de la mère, puisque nous disons toujours auntie BBC (littéralement : " tatie BBC "). C'est notre attitude ironique envers une institution qui, malgré toutes ses bonnes intentions et son caractère protecteur, reste volontiers renfermée et sévère. Nous n'avons pas de version féminine pour l'adjectif " avunculaire " - peut-être devrions-nous en inventer une. Je voulais emprunter les aspects autoritaires de cette voix, tout en étant critique et ironique quant à son autorité.

Dans votre prop opera, il me semble que telle est la voix parlée de Thrope (un " homme âgé de 30 à 45 ans ") : elle commente les divers objets sur un mode didactique, guidant Adam et Eve (des acteurs muets) à travers ce que vous appelez un " voyage éducatif ".

Thrope est une abréviation de misanthrope. Et la liste des 100 objets est assurément ma propre liste ironique, servie comme une liste d'intérêts, de priorités, de fascinations et d'obsessions. On pourrait dire qu'il y a là une forme de fiction autobiographique. Vous l'entendez : mon accent londonien me prédestine à parler un anglais " BBC ". Ce nouvel opéra d'objets (prop opera) est donc une liste ; du reste, les inventaires réducteurs et ironiques sont en quelque sorte devenus ma marque de fabrique cinématographique. J'aime tous les processus et toutes les activités éclectiques qui reviennent à collectionner, collationner ou cataloguer. Parmi mes héros, il y a Diderot et D'Alembert. Je doute toujours que quelqu'un parmi nous puisse faire beaucoup mieux. Nous sommes tous des sortes de greffiers.

Propos recueillis et traduits de l'anglais par Peter Szendy
[la transcription initiale a été reVUE et corrigée par Peter Greenaway]


Notes
[1]. Peter Greenaway, Fear of Drowning by Numbers, Règles du jeu, Editions Dis Voir, 1989, p. 24.
[2]. Dans Peter Greenaway, Editions Dis Voir, 1987, p. 95.

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