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Installations sonores ?
Peter Szendy
Résonance n° 12, septembre 1997
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1997
Édito
Le son s'installe, dit-on : dans les salles de concerts, certes, mais aussi
dans de nombreux autres lieux.
Dans l'installation, l'artiste joue l'espace et laisse au spectateur-auditeur le
choix de sa propre temporalité. A cela, l'Ircam ne peut rester insensible: d'une part, parce que ces installations
questionnent notre perception de la musique et, d'autre part, parce qu'il n'y a
pas d'installation sans technologie musicale. Dans l'installation, le son
provient toujours d'un support technique, même rudimentaire, qu'il soit
enregistré sur une bande sans fin ou qu'il soit stocké sous la
forme d'un fichier informatique interagissant avec les mouvements du
spectateur. Hier, l'Ircam participait à des installations
multimédias comme Le Messager ou Le Tunnel sous l'Atlantique ;
aujourd'hui, c'est avec Opera Bianca et les 100 Objets pour représenter
le monde de Peter Greenaway que nous poursuivons ce qui est, avant tout, un
projet artistique.
On en voit (presque) tous les jours, dans des lieux aussi divers qu'un
musée, une place publique, un théâtre. Certaines sont
muettes, d'autres " parlent " ; certaines bougent, d'autres sont immobiles...
Sommes-nous sûrs de bien savoir ce qu'est une installation sonore ?
Avec Opera bianca, de Gilles Touyard, Brice Pauset et Michel Houellebecq en
septembre, puis avec la collaboration de Jean-Baptiste Barrière à
l'" opéra " de Peter Greenaway en décembre, l'Ircam inscrit au
programme de sa saison deux oeuvres portant ce titre d'" installation ". En
nous y attardant, mais en flânant aussi autour de quelques autres
morceaux choisis, tentons d'esquisser les frontières mobiles d'un "
genre ".
Malgré les apparences, " installation " (le mot) tient difficilement en
place. Le Robert en donne comme premier usage : " * 1° Relig. Établir solennellement dans sa dignité. Installer un pape, un
évêque. " Et il renvoie, pour l'étymologie, au latin
médiéval installare, " mettre dans sa stalle ".
Qu'est-ce donc qu'une stalle ? Toujours selon le Robert : " * 1° Chacun des sièges de bois à dossier élevé qui
garnissent les deux côtés du choeur d'une église,
réservés aux membres du clergé. " Quant à
l'étymologie, elle passe par l'ancien français estal, pour faire
signe vers l'" étal ", vers la " table où l'on expose les
marchandises ".
" Installation ", ce mot dirait ainsi tout autant l'établissement
solennel d'une autorité (religieuse) que l'étalage apparemment
sans loi autre que celle du hasard (ou du marché). Sans doute est-il
vain d'en rechercher le premier usage attesté pour décrire une
oeuvre plastique. Et sans doute est-il illusoire de vouloir exhiber une
définition rigoureuse d'un terme qui semble pouvoir s'étendre
(presque) sans limites à toute oeuvre contemporaine
déposée quelque part.
Une [quasi-]définition
Les auteurs de Installation Art, le premier livre sur l'art de l'installation
en général1, avancent
prudemment, dans leur préface, que le terme est " relativement nouveau "
et que le projet même de faire " l'histoire de l'installation " peut
paraître " curieux ". Pourtant, affirment-ils, une telle histoire peut
être tentée, à condition qu'elle soit plus qu'un inventaire
de " formes semblables " - les assemblages, les happenings, le land art... -,
ce qui en ferait tout simplement " une histoire de l'art moderne, ni plus ni
moins ". Il n'y aurait guère plus d'une décennie que le mot
serait " vraiment " utilisé pour décrire (voici une
quasi-définition quelque peu embarrassée) " une sorte de pratique
artistique rejetant la concentration sur un objet au profit d'une
considération des relations entre un certain nombre
d'éléments ou de l'interaction entre les choses et leurs
contextes... ".
Un artiste comme Ilya Kabakov (le Centre Georges-Pompidou lui a
récemment consacré une grande rétrospective) écrit,
quant à lui : " Au fond, j'ignore ce qu'est une installation... 2 " Singulière extension que celle d'un
genre à ce point indéfinissable, mais dont on peut
néanmoins affirmer qu'il " inaugure une nouvelle période dans
l'histoire de l'art ". En effet, dans la " généalogie " de ces "
trois grandes périodes " que furent l'icône, la fresque et le
tableau, l'installation, pour Kabakov, " trouvera sa place en suppléant
le tableau, en l'absorbant ". Pour s'installer parmi les genres et leurs
généalogies, l'installation devrait donc en quelque sorte les
inclure tous, avec cette " capacité " qu'elle aurait " d'attirer et
d'assimiler, outre les formes plastiques (dessins, tableaux, objets), d'autres
genres (littérature, musique, show), bref, de devenir ce Gesamtkunstwerk
(oeuvre totale) dont on rêvait au début du siècle ".
Music box
Que se passe-t-il si l'on accole à ce mot - instable - d'" installation
" un adjectif qui lui est de fait souvent attaché : " sonore " ?
Ouvrons cette fois le Littré. On y trouve, pour " stalle ", un sens que
le Robert ne mentionne plus : " * 2°. Dans un théâtre,
sièges séparés et numérotés. Louer une
stalle. Stalle d'orchestre, de galerie, d'amphithéâtre. *
Billet de stalle. Vendre sa stalle. " Il y aurait donc, logé au coeur du
mot " installation " et de son histoire (du moins dans la langue
française), un mouvement vers le théâtre et la s(t)alle de
concert. Pourtant, l'étymologie ne saurait effacer le caractère
éminemment paradoxal de la locution " installation sonore ".
Bien sûr, en un sens (trop) évident, toute installation peut
être sonore (" installation sonore " a quelque chose de redondant,
surtout dans la perspective d'une " installation totale "). L'intronisation ou
l'étalage peuvent donc faire du bruit ou s'accompagner de sons. C'est
même précisément ce faire en tant que faire du bruit qu'un
Robert Morris tente de retenir dans The Box with the Sound of its Own Making ("
La Boîte avec le son de sa propre fabrication ", 1961). En logeant au
coeur même de l'objet l'enregistrement de son histoire sonore, Morris
fait sourdre du cube creux qu'il vient d'assembler le murmure d'un
désajointement : l'objet est en avance sur lui-même ;
au-delà de son apparence (solide, ferme, fermée), il se disloque
dans son être. Ce qui ne colle pas, ce qui donc décolle la
boîte d'elle-même, c'est que le son est d'un autre temps.
Admirable boîte à musique ! Si elle n'est pas encore une
installation sonore (on la qualifierait plutôt d'assemblage), cette
dislocation qui la travaille tend à la faire exploser pour, selon une
certaine (quasi-)définition, " rejet[er] la concentration sur un objet
au profit d'une considération des relations entre un certain nombre
d'éléments ". Travaillée par ce son qui la
désajointe, la boîte à musique morrissienne tendrait
déjà vers l'installation. Si bien qu'elle contiendrait non
seulement sa " propre " histoire, mais encore ces maux qui, nous y venons,
guettent toute installation sonore. Ils n'attendent que l'ouverture de la
boîte pour se répandre.
A bruit secret
Quels sont ces maux ? Ils se ramassent dans une impossibilité : le son
ne s'expose pas en tant que tel. En ce sens, la boîte de Morris fait
écho, si l'on peut dire, à cette oeuvre de Duchamp
intitulée A bruit secret (1916). Dès lors que le son
lui-même ne saurait s'exposer, ce que les installations sonores donnent
à voir, ce sont : les supports fixant le son, les mécanismes
produisant le son, les phénomènes physiques liés à
la propagation du son. Ainsi, Sarkis qui, dans une " sculpture de la fin des
siècles " conçue pour l'exposition " L'Œil musicien "
à Charleroi, dispose sur plusieurs milliers de briques " toute l'oeuvre
de Webern en bande magnétique en silence ". Ainsi, Christian Marclay
qui, à la Shedhalle de Zurich en 1989, couvre le sol de disques vinyl
vierges (une fois foulés, ils pourront être rejoués).
Ainsi, Takis qui, le faisant attendre, expose dans toute sa pureté le
moment du choc percussif ébranlant le corps résonnant. Ainsi,
Bill Viola qui, dans ses Hallway Nodes, exploite l'effet
hétérodyne sur des fréquences très graves pour
donner à sentir (autant qu'à entendre) les points nodaux
formés dans un couloir.
Cette installation sonore de Bill Viola date de 1973. " En 1973,
écrit-il 3, j'ai rencontré le
musicien David Tudor, et j'ai participé à son projet Rainforest,
qui fut interprété dans nombre de concerts et d'installations au
cours des années 70. " Rainforest a connu plusieurs versions, et, de
l'une à l'autre, c'est l'instrument de musique qui devient installation.
Une première version de 1968, composée pour Merce Cunningham,
reliait en effet des transducteurs audio à de minuscules objets, ceux-ci
devenant donc des résonateurs pour les signaux sonores, les dotant d'une
" voix " (c'est le mot de Tudor) spécifique. Or, dans Rainforest IV, ces
objets ont grandi, au point d'avoir " leur propre présence dans l'espace
", si bien que Tudor peut décrire cette quatrième version comme "
une oeuvre environnementale " : du plafond pendent des tonneaux, bouteilles de
gaz et autres tuyaux d'arrosage.
Matérialité du son
Ce que Viola dit avoir appris de Tudor, c'est " la compréhension du son
comme une chose matérielle ". Cette volonté de
matérialiser le son est le premier d'une série d'au moins trois
traits sans doute caractéristiques des installations sonores en
général. (" Matérialité " serait peut-être,
du reste, un bon terme générique pour inclure le souci des
supports, des mécanismes producteurs et des phénomènes
physiques de propagation du son.) Autre trait que l'on peut voir surgir de
manière exemplaire dans les premiers projets de Viola :
l'intégration de l'environnement et du public au sein du dispositif de
l'oeuvre (l'ouvrant dès lors à un certain aléa). Ainsi
l'installation (de 1973 encore) In the Footsteps of Those Who Have Marched
Before, dans laquelle, au moyen de quatre microphones de contact, les pas des
visiteurs sont retransmis et mixés avec l'enregistrement d'une
démarche martelée et résonnante : " Ce qui revient,
écrit Viola, à une décision de synchronisation - les gens
étant ou bien synchrones, ou bien asynchrones par rapport à la
bande. "
Avec ce deuxième trait, toutefois, la frontière devient poreuse
entre l'installation et le happening, voire tout simplement entre
l'installation et une conception quelque peu étendue du concert. C'est
d'ailleurs précisément à cette limite que travaille David
Tudor dans Rainforest. Idem (mais la collection des exemples est encore une
fois infinie) pour Iannis Kounellis qui " installe ", devant un tableau
où sont reproduites des phrases musicales, des musiciens en chair et en
os, bien vivants et en train de jouer quelque chose. Dès lors, pour
distinguer rigoureusement l'installation sonore et le concert teinté de
happening, on serait conduit à faire intervenir un troisième
trait distinctif : la permanence. Mais il reste que l'installation sonore doit
aussi pouvoir, en droit, être distinguée d'une sculpture sonore
(au sens où Duchamp envisageait des " sons durant et partant de
différents points " pour former " une sculpture sonore qui dure 4 ").
Exposition-installation
L'installation comme pratique spécifique est sans doute issue de
l'intégration du contexte de l'exposition (l'accrochage, la
déambulation du public...) dans la conception même de l'oeuvre. Et
de même, certaines installations sonores, en jouant de leur
frontière poreuse avec le happening, donnent à voir et à
entendre les conditions mêmes du concert. Pensons à Nam June Paik
déclarant, à propos de sa Symphony for 20 Rooms : " J'expose la
musique. " Ou encore à Stockhausen qui, lorsqu'il élabore son
projet pour l'exposition universelle d'Osaka en 1970, envisage que la "
pratique du concert " soit " relayée par une forme qui correspondrait
à la visite des galeries de peinture ".
Il ne s'agit pas, pour autant, d'identifier exposition et installation.
L'exposition aurait pour principe la série (en droit) infinie,
c'est-à-dire la collection, tandis que l'installation, au contraire,
comporterait un principe de clôture, même si celle-ci est
débordée par l'accueil au sein de l'oeuvre des variations
aléatoires du contexte.
Si elle n'est pas une installation, en quel sens peut-on dire que l'exposition
" Design, miroir du siècle ", conçue par Sylvain Dubuisson pour
le Grand Palais, s'en rapproche ? Exposition apparemment sans parcours autre
que chronologique, le public errant entre des objets sonorisés (par
Louis Dandrel), écoutant leur plainte venue d'un autre âge. Or,
dans cet amas d'objets, François Seigneur,
l'architecte-scénographe, crée une dramatisation qui puise
largement dans le lexique cinématographique (" des objets "stars" pris
dans le feu des projecteurs ") ou théâtral (" on est de l'autre
côté du décor "). Et la " sonorisation
générale de l'exposition ", explique-t-il, participe à
cette " mise en scène ", notamment au moyen du " sas sourd " par lequel
doit passer le visiteur à l'entrée. Le devenir-spectacle de
l'exposition-installation est peut-être ce qui introduit une forme de
clôture dans le principe sériel (en droit) infini de la
collection. Et ce serait dès lors à la faveur d'une
narrativisation que se rapprocheraient l'une de l'autre l'exposition et
l'installation. Mais qu'en est-il exactement du son dans cette tendance ?
La voix des choses
Que la sonorisation réponde ou non à l'intention affichée
de restituer la " voix " d'objets devenus muets (dans " Design, miroir du
siècle ", c'étaient d'anciennes machines à coudre hors
d'usage), le son de l'objet n'est pas le son de l'objet. Et cela ne tient pas
à l'intention consciente du " sonorisateur " (que Louis Dandrel, "
designer sonore ", ou Robert Morris, sculpteur, recherchent l'adéquation
ou la disjonction n'a de ce point de vue aucune importance). La dislocation du
son et de l'objet est l'effet de l'exposition. Ni plus, ni moins. Et avant son
exposition, l'objet, s'il peut faire du bruit, n'a pas de son au sens où
il n'a pas un son qui lui soit propre : il n'a pas de voix.
Comme le rappelle Louis Dandrel 5, " le
révélateur du design sonore est [...] le cinéma ".
C'est-à-dire la nécessité de rendre un son aux choses, par
l'enregistrement : " Dans le concentré d'espace d'un écran, on
dut faire parler les choses. Et l'on découvrit que les vrais bruits ne
valaient rien. " Si donc les " vrais bruits " ne sont pas à la hauteur
des choses, c'est peut-être que, comme l'écrit Dandrel, " la
réalité quotidienne est hélas très en retard sur le
cinéma ". Non pas toutefois, comme il semble le suggérer, au sens
où elle pourrait rattraper une qualité technique née avec
le cinéma. C'est plutôt que, dans ladite " réalité
quotidienne ", la voix de la chose ne signifie pas la chose. La " voix des
choses " n'est pas celle des choses avant le cinéma. C'est-à-dire
avant l'exposition, si l'on admet avec Peter Greenaway que " tout cinéma
est une forme d'exposition ".
Le commissaire Greenaway
" Greenaway, lit-on dans le catalogue de l'exposition-installation " Flying
over Water " à Barcelone, a été le commissaire
d'expositions de peinture - les siennes et celles des autres - dans lesquelles
sont introduites les possibilités du vocabulaire
cinématographique. " En effet, cette " enquête sur Icare " et sur
le rêve de voler met en oeuvre des techniques telles que les changements
d'échelle et de rythme, ou encore le montage - si, avec Greenaway, on
définit le montage comme " l'acte de construire des idées
à partir d'images disparates aboutées de façon si proche
qu'elles semblent indivisibles ". Bref, l'exposition-installation est devenue
une sorte de " film tridimensionnel dans l'obscurité ", elle suscite
chez le visiteur-spectateur l'attente d'un " drame construit ", qui n'est pas
nécessairement " narratif " pour autant.
L'étonnant projet d'un prop opera (littéralement : un "
opéra d'accessoires "), intitulé 100 Objects to Represent the
World, est né d'une exposition que Greenaway avait conçue en 1992
à Vienne, sous le même titre. Exposition pensée comme une
sorte de cabinet de curiosités à vocation mémoriale,
contrepoint lointain et singulier à telle représentation
officielle des terriens que nous sommes : " En 1977, écrit Greenaway, le
Cap Kennedy a lancé dans l'espace deux navettes Voyager contenant du
matériau pour représenter la vie sur terre. " Or, proteste le
cinéaste avec ironie, nous (" vous et moi, en tant que
représentants de la planète Terre ") n'avons pas
été consultés. D'où l'idée, afin de
commencer à réparer le tort, de dresser une liste subjective de
cent objets pour représenter le monde. Après avoir donc
exposé-installé ces objets à Vienne, Greenaway les
présente cette fois, le 13 août 1997, à Salzbourg, avec "
les vocabulaires de la lumière, de la voix et de la musique ", bref,
dans un " opéra moderne ", un opéra " d'accessoires signifiants
".
Props
Mais qu'est-ce au juste qu'un " accessoire " ou un " objet ", dès lors
que, comme le souligne Greenaway, ils ne sont pas inanimés ? Dans
quelles conditions peut-on qualifier de props aussi bien le feu, Dieu et un
orchestre ? Certes, dans le lexique du théâtre, le mot prop, comme
abréviation de property, veut dire " accessoire ". C'est en ce sens que
Greenaway peut écrire : " L'accessoire inanimé ne devrait pas
être sous-estimé dans notre monde matérialiste...
Pouvez-vous imaginer un polar noir style Chicago sans un flingue, un
téléphone ou une voiture ? Toute boîte d'accessoires
élizabéthaine contenait à coup sûr un crâne,
une tête coupée, une épée et une cape... "
Mais prop, c'est aussi, par homonymie, le support, l'étai, l'appui. To
prop, c'est en effet appuyer contre, caler, maintenir. Pensons à telle
sculpture de Richard Serra en 1969, intitulée One-Ton Prop (House of
Cards), ce que l'on peut tenter de paraphraser tant bien que mal par : "
équilibre d'une tonne (château de cartes) ". Construit en appuyant
l'une contre l'autre quatre plaques de plomb de cinq cents livres chacune, cet
édifice, dont le titre promet l'écroulement à venir, ne
tient que par les points d'appui et d'équilibre des plaques (aux angles
supérieurs). Comme l'écrit justement Rosalind Krauss dans son
histoire de la sculpture au XXe siècle : " Au cube comme "idée"
déterminée a priori, [Serra] substitue le cube comme quelque
chose qui existe en se créant lui-même dans le temps... 6 " En désajointant ce cube qui, parmi
tant d'autres, ressemble à celui de Morris, en inclinant
légèrement ses faces tout en leur donnant du poids, Serra le fait
basculer dans le temps. Il y a, dans la dislocation (silencieuse cette fois) du
cube, une promesse minimale de récit. Mais une promesse seulement.
En revanche, avec le " modulateur espace-lumière " construit par
László Moholy-Nagy (il est souvent nommé en anglais Light
Prop), la promesse de narration jaillie de l'objet devenu château de
cartes est tenue. L'objet comme ensemble d'appuis et d'équilibres
(props), comme fragile somme de tensions, se met en branle, devient un
accessoire (prop) animé qui se déplace sur la scène d'un
ballet.
Représenter le monde
Revenons à notre prop opera. Comme dans un certain " miroir du
siècle ", les objets de Greenaway représentent. Qu'ils soient
animés ou inanimés. Et dans cet opéra-exposition (en
dehors des heures de spectacle, le dispositif scénique peut être
visité comme une " installation ", précise le cinéaste),
il s'agit aussi de donner voix aux objets. Ainsi, lorsque la voix de l'enfant
annonce l'objet ndeg. 74, à savoir les briques, lorsqu'apparaissent des
projections d'images du mur de Berlin ou de la muraille de Chine, Thrope, le
(misan)thrope guide d'Adam et Eve à travers leur " voyage
éducatif ", commente et glose : " Un Mur, pour montrer tous les murs...
" Et le script indique, à la rubrique sound : " Le son de briques
posées sur des briques... "
Or que se passe-t-il lorsque les objets de l'opéra sont, par exemple, le
crâne de Mozart, des haut-parleurs ou des microphones ? Si l'on peut
encore dire du crâne de Mozart (n° 19) qu'il renvoie à Mozart,
si son apparition peut convoquer une citation musicale mozartienne, si, enfin,
il y a là un symbole pour " la Musique, la Culture et l'Art "
(commentaire de Thrope), que peuvent bien " représenter " des
microphones ou des haut-parleurs ?
Réponse de Thrope : " Des microphones, pour montrer le son naturel, la
réceptivité auditive, l'oreille, les ondes aériennes, le
son artificiellement fabriqué, la radio, la communication, le pouvoir. "
Certes. Mais le microphone ou le haut-parleur ne sont pas des
représentants parmi d'autres. Au-delà de la réponse
convenue de Thrope, on pourrait dire que, à la suite de tant
d'installations sonores, ce qui s'exposerait ici, ce serait encore
l'inexposable du son lui-même. Ou plutôt, que ce qui est
donné à voir, c'est, pour paraphraser Lyotard sur Buren, la
condition de possibilité de l'opéra-installation-exposition.
Qu'en montrant un haut-parleur : 1. on représente le son ; 2. on
représente l'irreprésentable du son lui-même ; et 3. on
représente, par son support privilégié, la
représentation sonore elle-même.
(Pensons à une certaine Antithese, pour " sons électroniques et
publics ", composée par Mauricio Kagel en 1962 : " Les sons
électroniques émanent de la scène ; le public sur la bande
applaudit et rejette, siffle, excité, et commente à haute voix...
Le véritable auditeur de cette oeuvre est déjà largement
représenté par le faux... ")
Mise en abîme, dirait peut-être encore Thrope. Et il avancerait
d'autres exemples. Le livre de chevet que trouvent Adam et Eve en se glissant
dans le lit double, ce livre, indique le script, est " le catalogue de
l'installation " (n°6). Et l'on entend sans tarder le bruissement des pages
blanches, ainsi que le commentaire de Thrope : This is the book, que l'on peut
traduire par " ceci est le livre ", c'est-à-dire aussi la Bible
(l'opéra mime la Genèse), ou encore par " ceci est le livret ".
Enfin, après l'orchestre (n° 13), il y a les chaises (n° 14). "
Pour représenter un public ", dit Thrope, et le script prescrit en effet
le bruit de chaises que l'on tire, les toux des auditeurs qui s'assoient et les
sons d'un orchestre qui s'installe.
Mais s'agit-il simplement de mise en abîme, pourrait-on demander en
étant plus misanthrope que Thrope ? Avec la représentation de la
représentation, n'est-ce pas aussi la rassurante figure de l'oeuvre
s'incluant elle-même qui vole en éclats ? On comprendrait
pourquoi, dans cette circulation généralisée de renvois en
renvois (" un objet peut en représenter tant d'autres... ", dit Thrope
par litote), dans ce système de relais sans cesse relancés, le
principe de clôture de l'installation saute. Mais peut-être cette
explosion - dont nous entendrions alors un écho magistral - avait-elle
toujours déjà commencé.
[1]. Installation Art, Nicolas de Oliveira,
Nicola Oxley et Michael Petry (eds.), Thames and Hudson, 1994.
[2]. " L'installation totale "
(conférence donnée à l'Ecole des Beaux-Arts de Francfort),
traduction française dans Et tous ils changent le monde, catalogue de la
seconde biennale d'art contemporain, Lyon, 1993.
[3]. Bill Viola, " Statements ", dans Reasons
for Knocking at an Empty House. Writings 1973-1994, Thames and Hudson, 1995, p.
151.
[4]. Dans Duchamp du signe, Écrits,
Flammarion, 1975, p. 47.
[5]. " La voix des choses ", dans Design, miroir
du siècle, catalogue de l'exposition au Grand Palais, Flammarion,
1993.
[6]. Passages in Modern Sculpture, The Viking
Press, 1977, p. 269.
" L'OEuvre blanche "
" Sable, sale, seconde, séduction, seigneur, semaine... "
A la lettre S, la liste est encore longue de ces mots dont Brice Pauset a
patiemment relevé toutes les occurrences dans le texte de
l'écrivain Michel Houellebecq. Comme si, dans son Journal de travail, le
compositeur voulait dresser une cartographie exhaustive des phrases, pour y
greffer avec plus d'assurance des figures. Parfois dans la plus stricte
tradition du madrigalisme baroque, comme lorsque le mot " souvenir " est
figuré par une reprise textuelle de la mesure
précédente.
Opera bianca, c'est d'abord une " installation mobile et sonore " conçue
par le plasticien Gilles Touyard. Sept objets blancs aux volumes simples (on
dirait un bureau, un lit...). Livret de Michel Houellebecq et musique de Brice
Pauset, pour sons de synthèse, instruments et voix. Telle serait la
triple signature, classique, d'une oeuvre dite " de collaboration ".
Or la question qui ouvre cet opéra blanc (" Quel est le plus petit
élément d'une société humaine ? ") annonce bien la
couleur : non seulement la métaphore de la mécanique quantique
sera filée tout du long, mais elle informera aussi, jusqu'à un
certain point, les objets plastiques, le texte, la musique. Ainsi que leurs
influences réciproques.
Puisque, comme le dit le haute-contre, " nous supposons l'existence d'un
observateur ", eh bien, observons ! L'installation (qui peut aussi être
donnée en version de concert) vit au rythme des alternances jour-nuit.
Avec les phases diurnes, les objets sont pris " dans un figement quasi
minéral ". Cloués au sol (lui aussi blanc) par "
l'écrasante lumière qui les inonde ". On n'entend que des sons de
synthèse (par filtrages d'un bruit blanc). Dans les phases nocturnes, en
revanche, surgissent des fragments instrumentaux, vocaux ou mixtes. Il y en a
douze, dans un ordre toujours renouvelé. Et au cours de ces nuits, les
objets se révèlent mobiles, dessinant une " chorégraphie
aléatoire " et formant des taches en mouvement (leurs pigments
phosphorescents restituent sous forme de lumière les quanta
d'énergie emmagasinés pendant la phase diurne).
Mais nous ne sommes pas seuls à observer. Les objets, eux aussi,
s'observent, tout en observant des prescriptions issues de la musique qui,
elle-même, tient compte de leurs observations. Ainsi, divers
paramètres réglant la synthèse sonore (hauteur ou
durée de lecture d'un échantillon, par exemple) peuvent se mettre
à régir l'" instinct " des objets, leur degré d'attraction
mutuelle, selon des algorithmes décrivant le mouvement des boules de
billard. Ou encore leur angle de vue, la manière qu'ils ont de
s'éviter. Et réciproquement, la prise en compte des
coordonnées décrivant la position des objets influe sur les
timbres de synthèse, sur leur plus ou moins grande distance d'avec le
monde instrumental ou vocal.
Soundtrack
Peter Greenaway a confié la réalisation de ce qu'il appelle la "
bande-son " de son opéra à Jean-Baptiste Barrière. Mais le
travail de composition dans les studios de l'Ircam s'est vite
révélé tout autre chose qu'une illustration sonore.
La collaboration du cinéaste et du musicien commence avec l'exposition "
Flying over Water ", présentée à la Fondation Miró,
à Barcelone, au printemps 1997. " Beaucoup d'objets de l'exposition se
retrouvent dans l'opéra ", explique Jean-Baptiste Barrière. Mais,
au-delà de ces résurgences thématiques, les deux projets
sont radicalement différents : " Pour Barcelone, il s'agissait de
réaliser cinq ambiances sonores différentes, bien que
tuilées du fait de l'interpénétration des espaces. Le
spectacle, au contraire, est conçu selon une quasi-intrigue qui
l'apparente, de très loin, à l'opéra. "
Il revient donc cette fois à la musique " d'assurer une cohésion
". Une première strate, formée des sons concrets associés
aux objets, est doublée d'une seconde strate qui cherche à "
entrer dans le texte ", selon un procédé emprunté à
Steve Reich : " Avec des outils informatiques, on analyse certains
éléments de la diction du texte par la voix de l'enfant, afin
d'en tirer des figures mélodiques, rythmiques et dynamiques. L'enfant
nomme chaque objet de l'opéra. Et musicalement, d'un objet à
l'autre, on peut créer entre ces figures des interpolations, parfois
linéaires, parfois chaotiques. "
Si la démarche consiste à s'éloigner, strate après
strate, des références concrètes aux objets, puis à
abstraire du texte des éléments d'organisation formelle,
où est l'orchestre qui, dans le creuset traditionnel de la fosse, fond
tous ces éléments en une alchimie de musique pure ? Il est sur
scène, réduit à une batterie de percussions qui le... "
représentent ". Ce sont des hyperinstruments, si bien que, sous ses
baguettes (elles ressemblent de loin à celle d'un chef d'orchestre), le
percussionniste peut déployer un " espace de timbres ". Aussi vaste que
celui de ce " porteur des sonorités du monde " qu'est l'orchestre.
Orchestra, dit le Serpent, est une anagramme de carthorse : " cheval de trait
".
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