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Entretien avec François Raffinot

Peter Szendy

Résonance n° 14, octobre 1998
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En clôture du nouveau festival proposé par l'Ircam (Agora 98), on a pu voir Remix, une chorégraphie de François Raffinot sur des musiques de György Ligeti et Heiner Goebbels. En février 1999, la Cité de la musique accueillera danseurs et musiciens de l'Ensemble Intercontemporain pour Rift, où Philippe Hurel et Ligeti (encore) verront leurs partitions revisitées par l'invention chorégraphique. Entre ces deux spectacles -- en attendant d'autres rencontres entre musique et danse contemporaines --, l'occasion était toute trouvée d'entrer dans le studio du chorégraphe et de se laisser guider dans un vaste parcours, qui a commencé autour de la danse baroque...

On a souvent parlé, à propos de votre travail, d'une « esthétique contemporaine du baroque »

La danse baroque, ou la danse ancienne, au sens large du terme, a été une découverte qui m'a amené à créer des liens avec toutes les recherches contemporaines actuelles. J'étais parti de l'actualité de la danse, avec bien des questions d'ordre esthétique. Non seulement sur la démarche de tel ou tel chorégraphe, mais aussi sur celle d'un compositeur comme Luciano Berio, par exemple, notamment dans les ponts qu'il jetait entre la musique d'un Monteverdi et une modernité musicale dans laquelle j'étais immergé.

En danse, ce type de culture était totalement occulté, en grande partie par la Révolution française et la coupure qu'elle a instaurée dans la tradition chorégraphique. Il s'agissait donc, pour moi, d'entreprendre un travail de spéculation et de recherche à partir des traces archivées dans les notations de l'Académie de danse (on ne parle de chorégraphie, donc d'écriture, que depuis 1700). D'où j'ai tiré un certain nombre de conclusions. Sur l'abstraction : les danses de cour ne racontent rien. Sur les règles de génération, de variation et de développement, qui étaient souvent les mêmes qu'en musique. Et, enfin, sur la manière dont pouvaient être conjuguées les exigences de rigueur, de souplesse et de liberté : on avait affaire à un vocabulaire restreint et exhaustif -- des cellules de pas bien connues, des matrices --, si bien que les interprètes étaient largement responsables du visage définitif d'une chorégraphie. Il y avait là autant de points communs avec la danse contemporaine, qui m'ont engagé dans cette aventure : une sorte de mariage entre l'ancien et le moderne.

Dans ce parcours « à rebours » de l'histoire de la danse, vous avez dû croiser le moment de l'« émancipation » de la musique face à la chorégraphie, et vice-versa ?

La musique a, la première, acquis son indépendance par rapport à la danse. Et, d'une certaine manière, elle s'est développée dans ses lieux de résistance, face à la chorégraphie. On trouve ainsi dans Beethoven des partis pris esthétiques qui n'auront leur équivalent en danse qu'un siècle plus tard.

Par ailleurs, en France, la Révolution a beaucoup ralenti les choses en matière de chorégraphie. D'une part, les danseurs ont largement fui à l'étranger. Et, d'autre part, tout ce qui relevait, disons, de la danse savante, a été amalgamé à la cour et rejeté. Rares ont été les chorégraphes indépendants qui ont trouvé une vraie force de créativité.

Il aura aussi fallu que la danse s'affranchisse de l'opéra, ce qui n'était pas une mince affaire ! Jean-Ferry Rebel est l'un des premiers compositeurs à suivre ce désir, notamment avec Les Éléments : c'est avec lui que les « symphonies chorégraphiques » ont vu le jour.

Un des traits de l'esthétique baroque de la danse, je crois, était aussi le goût du pot-pourri. Voyez-vous, là aussi, des « ponts » avec aujourd'hui, avec vos propres créations ?

Ce qu'il y a d'intéressant dans le pot-pourri, c'est le caractère assez étrange -- alerte, aussi -- qui résulte du mélange, du passage sans transition d'un caractère à l'autre. On en a de très beaux exemples chez Lully, chez Marin Marais, ainsi que chez Rebel, par exemple dans les Caractères de la danse (1715). Mais on pourrait dire que Shakespeare est aussi un grand écrivain du pot-pourri, capable de passer du comique le plus troupier au tragique le plus noir. De fait, pour moi, il s'agit en quelque sorte de risquer de mettre en péril l'unité, pour en retrouver d'autres formes, à partir de matériaux hétérogènes.

Dans votre spectacle intitulé Rift, qui sera repris à la Cité de la musique en février 1999, la danse mêle ainsi des éléments issus de contextes divers.

Dans son Concerto pour violon, Ligeti fait allusion à des modèles rythmiques asymétriques issus du folklore musical balkanique, ou encore aux polymétries complexes des musiques africaines. Dans la longue cadence du violon dans le cinquième mouvement, par exemple, j'ai répondu à cette sollicitation musicale d'éléments hétérogènes par un solo, pour une danseuse, que j'ai truffé de références à la Renaissance, notamment à la gaillarde : des sauts, des impacts au sol, tout un monnayage au niveau des jambes. Les danses populaires se dansaient toujours sans ornementation des bras.

Mais ce type de travail est aussi, pour moi, une manière de construire la chorégraphie à plusieurs. Quand j'arrive dans un studio avec un danseur, souvent, je lui apprends un panel de pas ; puis, nous cherchons chacun de notre côté des phrases à partir de ce vocabulaire ad hoc, et nous confrontons les résultats.

On m'a fait remarquer qu'il y avait là une contradiction avec l'attachement que j'ai pour la notation, l'écriture. Je ne le crois pas. C'est un état d'esprit qui fait le style d'une chorégraphie (je ne pourrais pas dire la même chose pour la littérature), comme on le voit si bien chez un Forsythe, qui travaille sur une base classique en la laissant dériver au gré des interprètes vers des imaginaires tout à fait différents.

J'ai été frappé par le titre d'un de vos spectacles : Sin arrimo y con arrimo (1995). Ce mot, arrimo, veut dire l'appui, n'est-ce pas ?

Oui, ce titre est venu d'un poème de saint Jean de la Croix. Quant à l'idée de l'appui et du sans-appui (sin ou con arrimo), elle était liée au projet chorégraphique : il s'agissait de prendre les toiles d'Agnès Lévy et de les mettre à l'horizontale d'abord, à la verticale ensuite. Dans Con arrimo, on dansait ainsi sur trois toiles, qui servaient de support pour l'écriture chorégraphique, avec un système de recouvrements successifs. Dans Sin arrimo, ces mêmes toiles étaient suspendues et disparaissaient les unes après les autres dans les cintres. Il y avait donc un système de renvoi entre les deux pièces, par- delà ces musiques radicalement opposées qu'étaient le deuxième quatuor à cordes de Pascal Dusapin (Time zones) et De Staat de Louis Andriessen, induisant chacune une chorégraphie singulière. C'est toujours un de mes soucis : arriver à montrer que des danses parfois opposées peuvent s'expliquer l'une l'autre, avoir des rapports d'intelligence...

Plus généralement, comment concevez-vous la collaboration avec des plasticiens ?

Mix, chorégraphie de François Raffinot
Mix, Chorégraphie de François Raffinot
Répétition au Théâtre des Bouffes du nord, 28 juin 1998 © Myr Muratet

Quand j'ai débuté dans la danse, j'ai longtemps été illustrateur, pour gagner ma vie. Je faisais des petits dessins, des bandes dessinées, des illustrations de livres de classe. Mais j'ai aussi appris beaucoup. Je pars souvent d'idées qui sont indissociablement plastiques et chorégraphiques. Si bien que les plasticiens qui ont travaillé avec moi se retrouvaient parfois dans un rôle un peu passif. Il y a eu beaucoup de malentendus, mais aussi quelques bonnes ententes : avec Majo Coppens, avec Agnès Lévy, avec Marie-Hélène Rebois, qui a fait les images de Scandal Point. Chez Cunningham, par exemple, les questions sont beaucoup plus simples, dans la mesure où il s'occupe de la danse, et les plasticiens travaillent de leur côté. Je n'ai jamais réussi à procéder ainsi, car d'emblée, dans l'idée, il y a pour moi une sorte d'écriture graphique de la scène... C'était tout particulièrement le cas dans Adieu [1994, sur Medeamaterial de Pascal Dusapin], j'ai dessiné des espaces carrés, circonscrits par une lumière qui décroît avec le nombre de danseurs, du quintet au solo.

Quand vous parlez de votre écriture, on entend aussi tout un lexique musical : couches rythmiques, canons de mouvements, phrases.

Je parle plutôt du phrasé. C'est très important, le phrasé dans la danse. C'est ce qui fait la ponctuation, les effets d'énergie, de crescendo et decrescendo, de puissance dans le mouvement. Si le chorégraphe n'a pas une notion de cadence aussi rigoureuse que celle du langage tonal, certaines marques du discours, toutefois, peuvent s'y apparenter : on retombe sur un pied, sur deux pieds, etc. On retourne à l'équilibre, à la stabilité la plus simple. Ainsi, dans Adieu, toutes les phrases finissent les pieds ensemble, en position verticale droite. C'est peut-être le spectacle le plus tonal que j'aie fait !

Par ailleurs, j'ai beaucoup travaillé sur les techniques surréalistes de cadavre exquis...

En terme de pas, de mouvements ?

Oui. Par exemple : concevoir une chorégraphie à deux, l'un inventant le haut, l'autre le bas du corps. Cela donne des danses très curieuses, une sorte de dysfonctionnement qui m'intéresse. C'est rare que, dans un corps qui bouge, on explore le malaise...

Dans Scandal Point (1996), vous avez également travaillé sur une voix -- et pas n'importe laquelle !

C'était en effet la voix de Salman Rushdie. L'inspiration est née d'une émission que j'ai vue à la télévision, sur le Parlement des écrivains à Strasbourg. Après un début très parisien et plutôt soporifique, Rushdie a débarqué avec ses gardes du corps. Et tout le monde lui a laissé la parole, pendant une demi-heure : chaque mot avait un poids incroyable, c'était cette voix qui venait d'on ne sait où, cette voix sans corps, d'un corps inatteignable et intouchable.

Je me suis dit : nous, danseurs, nous sommes à l'opposé, nous nous exprimons avec un corps qui ne parle pas. J'ai voulu prêter notre corps à Rushdie, lui réinventer un corps et, d'une certaine manière, nous réinventer un corps en dansant sur sa voix.

Dans la première version, il y avait également une musique des Rolling Stones, Sympathy for the Devil, citée dans les Versets sataniques. Mais nous ne sommes jamais arrivés au niveau de cruauté où je voulais conduire le spectacle. D'où l'idée de reprendre le travail sur des bases nouvelles, en collaborant étroitement avec un compositeur, pour retrouver une charge d'énergie plus forte, plus convaincante. Le projet devrait voir le jour pour le festival Agora 99 aux Bouffes du nord, avec une création d'Edmund Campion.

Ce serait, après Pascal Dusapin pour Adieu, votre première collaboration serrée et suivie avec un compositeur ?

Oui. Du reste, même avec Dusapin, je n'avais pris que des oeuvres existantes. La seule expérience que j'ai eue d'une production musicale ad hoc, c'était avec Henri Pousseur pour Passacailles, en 1987. Et je n'avais pas du tout le bagage suffisant, j'ai paniqué. La musique est arrivée assez tard : j'avais préparé des choses, rien ne marchait. Je n'ai pas su rebondir sur des propositions. Après cette expérience avec Pousseur, un peu malheureuse, je me suis dit : assurons un travail convaincant avec des partitions préexistantes. Depuis, je n'ai jamais passé de commandes.

C'est en effet une tout autre idée que de vouloir délibérément susciter une création musicale à la faveur de spectacles de danse. Je crois avoir acquis peu à peu une sorte de sécurité, j'ai l'impression de mieux maîtriser le travail que je fais -- ce qui me permet d'envisager plus sereinement, aujourd'hui, un travail concerté.

On se pose toujours la question du degré de détail ou d'attache avec la musique : comment la danse va-t-elle être « arrimée » à la partition ?

J'aime assez les rapports de proximité et de distance que la danse peut entretenir avec la musique. Il y a des moments où j'aime travailler de façon très serrée, où la trame rythmique de la danse épouse complètement celle de la musique, avec des repères assez fins. Et souvent, à l'intérieur d'un même spectacle, je travaille de façon beaucoup plus lâche. Il n'en reste pas moins que les articulations sont encore extrêmement chevillées.

Dans votre dernier spectacle, Remix, vous avez chorégraphié des musiques de György Ligeti et Heiner Goebbels. Quelles étaient ici vos préoccupations ?

Dans Remix, la première pièce -- sur les Études de Ligeti, pour piano --, le vocabulaire est largement issu des rapports homme-femme de mes pièces précédentes, jusqu'à cette ligne qui, visuellement, les sépare -- et qu'ils franchissent. Avec cette pièce, j'ai l'impression d'avoir clos, dans mon travail, toute une problématique de la frontière. Je crois que je n'y reviendrai plus. La deuxième partie du spectacle, Mix, sur des oeuvres de Heiner Goebbels, travaille précisément sur une façon d'éliminer les frontières, sur l'alternance entre le théâtre, le geste quotidien et la danse. C'est un désir de déterritorialiser les lieux de représentation, de trouver d'autres rapports au public, d'engager la parole, aussi, pour faire peut-être du danseur un corps musical encore plus développé. Toutes ces frontières que sont notamment le début et la fin d'une représentation, j'ai commencé déjà à les travailler dans Rift, pour la dernière version qui sera donnée à la Cité de la musique en février 1999 : il n'y a plus de coulisses, plus de début -- la danse commence déjà à l'entrée du public. Ni vraiment de fin, d'ailleurs, puisque les saluts sont pour ainsi dire intégrés à la dernière danse. D'une thématique des frontières, je suis passé à une thématique du décloisonnement, ou plus exactement de l'entre-deux, de l'espace et du temps entre les choses et les êtres.

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