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Salvatore Sciarrino
L'invitation au silence

Gianfranco Vinay

Résonance n° 15, juin 1999
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Harpocrate, divinité gréco-romaine (dont le nom égyptien est Horus), prescrit, la main sur la bouche, le silence à ses adeptes, dont l'un des plus fidèles est certainement Salvatore Sciarrino. Silence. Silence comme attente, comme espace de résonance intérieure de la musique, mais aussi comme silence hermétique, comme secret d'une alchimie sonore insondable : « ... là-dessus on doit se taire... » (Darüber muss man Schweigen) nous intime un fragment de Wittgenstein cité dans Un'immagine d'Arpocrate, une oeuvre de Sciarrino écrite il y a vingt ans. Portrait d'un compositeur hors normes.

« Et si tout le monde faisait un peu de silence ! » s'exclame Roberto Benigni à la fin de La voce della luna, de Fellini, dans le rôle de l'innocent qui tombe dans le puits chaque fois qu'il s'y penche pour écouter la voix de la Lune. Le silence de Sciarrino est aussi ce silence-là. Le silence indispensable à la perception des sons de la nature et des sons de la musique. Un silence devenu presque inaccessible dans une vie quotidienne de plus en plus bruyante et qui doit cependant être conquis comme modalité indispensable à la survie d'une musique délicate et exigeante. Un silence qui est à la fois physique et cosmologique, comme « le silence infini » évoqué dans par Leopardi dans L'infinito :

« Et percevant le bruit du vent
Qui passe à travers ces arbres
Ce silence infini, je le compare
À cette voix, et me souviens de l'éternel,
Des saisons qui sont mortes et de celle
Qui vit encor de sa rumeur. Ainsi
Dans cette immensité ma pensée sombre,
Et le naufrage m'est doux en cette mer. »

L'extase, le « doux naufrage » de la conscience humaine, ne peut survenir que lorsque la voix de la nature prime sur la raison, l'empêchant d'analyser (donc de « dé-lier ») les sensations, en effaçant les bornes entre réalité intérieure et réalité extérieure.

Au tout début d'Infinito nero, estasi di un atto (1998), l'écart entre deux événements sonores réguliers (coups de langue à la flûte et à la clarinette) et un troisième élément constamment déphasé (coups de langue au hautbois) crée une sorte de « clinamen » acoustique qui nous fait entrer lentement dans l'univers halluciné de sainte Marie-Madeleine de'Pazzi. Des extases mystiques de la sainte, soigneusement transcrites par les soeurs, Sciarrino a choisi quelques mots, quelques phrases prononcées très vite (rapidité des extases qui obligeait les religieuses à répéter plus lentement, mot à mot, ces monologues, avant de les transcrire). La reprise d'une comptine, vers la fin d'Infinito nero, souligne le passage vers la véritable extase de la sainte lorsqu'elle régresse au stade de l'enfance, à l'état de pureté parfaite.

Sainte Marie Madeleine de'Pazzi, comme Elsa dans le Lohengrin que Sciarrino a tiré de Laforgue, sont des femmes en transe, captant les sons et les voix qui les entourent et les habitent. Dépouillée de tout décor, une « action invisible », se passant à l'intérieur d'une conscience délirante, est représentée uniquement par des moyens musicaux et sonores. Dans Infinito nero, Sciarrino utilise sans cesse une figure vocale déjà introduite dans Perseo e Andromeda : un glissement microtonal à l'intérieur d'un intervalle de demi-ton ou de ton et qui, parcouru à bout de souffle par la mezzo-soprano, exprime les ratti de la sainte.

Une vie intérieure totalement irrationnelle est en fait représentée sous la forme d'un réalisme extrême. Sciarrino réinvente le genre du monodrame, mais, il le dépouille de toute redondance, le dessèche.

« Chanter avec le silence »

Cantare con silenzio, un des fréquents oxymores prononcés par la sainte au cours de ses extases et non inséré dans le texte d'Infinito nero, est le titre d'une pièce, encore en gestation, pour voix, flûte, percussions et live electronics, sur des textes de Michel Serres, Edgar Gunzig et Isabelle Stengers. La figure rhétorique, la « coincidentia oppositorum » du titre, suggère un espace sonore fortement contrasté : d'une part, des instruments à percussions mis en vibration par la flûte et traités par les live electronics ; d'autre part, des sons violents et agressifs (coups de revolver et pierres percutées).

Deux signes typiques de la dynamique musicale de Sciarrino : « crescendo dal nulla » et « diminuendo al nulla », crescendo et diminuendo à partir de ou vers le rien -- c'est de là que vient la respiration silencieuse de sa musique. D'un « rien » à l'autre, le même événément sonore -- un trémolo d'harmoniques à l'alto -- est repris à différentes hauteurs au début et à la fin d'Ai limiti della notte (1979). La frontière entre la nuit et le jour est évidemment une image propre à un art musical explorant les limites entre le son et le silence. Mais il faut toujours se souvenir que les titres des oeuvres de Sciarrino n'indiquent pas des « programmes ». Leur rôle est plutôt d'imprimer une marque subjective avant que l'oeuvre vive sa vie objective et autonome.

La poétique de Sciarrino refuse deux conceptions opposées : le descriptivisme et le formalisme.

Le descriptivisme, en tant qu'attitude régressive vers le passé ; le formalisme, en tant qu'attitude contemporaine néfaste, amenant à un détachement, à un isolement de l'art musical d'avec le contexte social et culturel. Selon Sciarrino, la musique (et l'art en général) doit garder un contact non seulement métaphorique, mais résolument physique avec la matière et la nature. Il n'est pas fortuit que le compositeur réside depuis longtemps à Città di Castello, la ville d'Alberto Burri, l'artiste italien le plus « matiériste » de la seconde moitié du siècle.

Au cours de la première partie d'Omaggio a Burri (1995), pour violon, flûte en sol et clarinette basse, les trois instruments (surtout les vents) se transforment en métronomes marquant le « tempo degli orologi » (le tempo des horloges : croche à 60). Dans la deuxième partie, les instruments à vent reprennent une attitude plus musicale, répétant sans cesse le même « gruppetto » qui à la toute fin, dépouillé de sa substance sonore, se réduit au simple cliquètement des clés. Dépouillement sonore, exhibition des mécanismes, ressort de montre détendu à l'échéance du temps donné..., Omaggio a Burri est un requiem à la mémoire d'un artiste qui, durant toute sa vie, a recherché les relations secrètes entre matière et forme artistique.

La grande sensibilité de Sciarrino aux arts plastiques dérive d'abord d'une attitude « synesthésique » qui l'amène à voir et à rechercher des similitudes et des relations profondes entre la musique et les autres domaines artistiques. Dans un très beau livre, Le figure della musica da Beethoven a oggi (1), il identifie plusieurs processus qui sont à la base de la signification humaine et dont les artistes (musiciens, peintres, architectes, photographes, cinéastes) se servent depuis longtemps. L'art comme forme privilégiée de connaissance, souvent, en avance sur les découvertes scientifiques et avec lesquelles la recherche artistique doit dialoguer ; la musique comme expression d'une sensibilité ancrée dans la réalité (corporelle, naturelle, culturelle, scientifique...) qui nous constitue, nous détermine et nous entoure : voici les principes fondamentaux d'un nouvel humanisme qui, dans la lignée « éthique » et « utopique » des deux derniers siècles (de Beethoven à Schoenberg, de Varèse à Nono), veut réintégrer l'art musical dans la civilisation contemporaine, tout en gardant son statut artistique « élevé », sa fonction cathartique. Paladin d'un engagement culturel de l'artiste, Sciarrino poursuit un idéal d'oeuvre « organique ». Afin d'exercer un contrôle précis sur la structure formelle, sur le projet global, le point de départ de la composition est toujours l'élaboration d'un diagramme plus ou moins coloré et que Sciarrino traduira en partition à un moment donné. Cette démarche est induite par la prise de conscience que, à la base de la forme musicale, il y a une organisation visuelle et architecturale de la structure sonore.

La vocation de Sciarrino pour le silence n'implique pas une forme discontinue ou fragmentée. Respiration silencieuse ne signifie pas apnée. Tout au contraire, ses oeuvres sont attisées par un souffle continu, qui atteint son paroxysme dans les Sonates pour piano ou dans les Capricci pour violon ; les quelques arrêts ou événements musicaux qui diffèrent des figures sonores principales servent juste à ponctuer, à dramatiser la forme, à donner un nouvel élan à l'inapaisable mouvement. C'est en écoutant, ou en lisant la partition de telles oeuvres que l'on peut comprendre l'attitude graphique de Sciarrino, sa maîtrise de la structure musicale à partir du dess(e)in traçant le parcours de sa composition.

La trajectoire de certaines figures fixe toujours la forme « en devenir » de ses oeuvres. Dans Codex purpureus (1983), pour trio à cordes, un glissando descendant extrêmement lent au violoncelle, d'abord continu, ensuite interrompu et repris, donne à la composition une courbe très particulière. Il est certain que cette courbe est plus visible sur un diagramme que sur une partition, où le fréquent passage à la ligne en rompt la continuité. Dans le diagramme, l'événement sonore coïncide avec sa projection spatiale, et c'est justement cette coïncidence qui a poussé Sciarrino à adopter ce système pour la composition de ses oeuvres.

Aujourd'hui, l'application du principe des « figures de la musique » (figure della musica) à l'histoire de la musique et des arts, mettant en relief la continuité historique et la correspondance entre le passé et le présent, assume une valeur pédagogique importante. Lorsque Sciarrino s'attèle à la transcription d'une musique plus ou moins ancienne, l'attitude qui prévaut est celle du respect de la rédaction originelle du texte musical. L'orchestration peut tenter de reconstituer le « son » de l'époque, comme il l'a fait pour la cantate Giovanna D'Arco de Rossini, élaborée à partir de la version pour piano et voix, ou bien elle peut inventer une sonorité nouvelle, comme dans Le voci sottovetro, pièces instrumentales et madrigaux de Gesualdo transcrits pour ensemble moderne.

Mais l'oeuvre de Sciarrino peut également revêtir des aspects ludiques ; Cadenzario (1991) est un collage de dix-huit cadences composées selon des critères philologiques pour des concertos de Mozart, coupées et enchâssées les unes dans les autres. Jeu amusant qui dure presque une demi-heure, mais jeu sérieux, comme tous les jeux pleins d'ironie. Dans Le figure della musica, Sciarrino cite cette oeuvre comme exemple de « forme à fenêtres », apparitions impromptues d'objets sonores ouvrant de nouvelles fenêtres au milieu d'objets perçus à l'avance. « Les coupures, commente Sciarrino, créent un effet certainement traumatique. Toute interruption brusque est traumatisante : la forme à fenêtres elle-même se fonde sur des petits traumatismes. Cependant, l'homme s'habitue à tout (2). »

Notes

  1. Les Figures de la musique, de Beethoven à aujourd'hui, Ricordi, 1998.
  2. Ibid., p. 112.

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