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Geste critique et parole critique, l'authenticité

Denys Zacharopoulos

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Authenticité et art contemporain : l'article de Denys Zacharopoulos accentue l'ambiguïté entre authenticité d'une oeuvre et authenticité de l'oeuvre. Alors qu'en musique, cette problématique tient lieu de rélexion invariante, le plus souvent manifeste dans l'interprétation, dans l'art contemporain, elle soulève aujourd'hui des interrogations contigües à la création. Denys Zacharopoulos n'entre pas dans le débat contemporain. A la critique événementielle, il oppose une vision personnelle, résultat d'une connaissance exhaustive des oeuvres, et d'une pensée résolument esthétique.
Oeuvre authentique, artiste authentique, c'est ce que toute critique d'art peut dire en tout et pour tout -- sa chance historique et sa conviction ultime. Si la notion d'authenticité, plutôt que de découler d'une raison, conclut ainsi son jugement critique, elle semble s'en extraire, conservant peu de choses de son appareil analytique. Dans le cas où cette raison critique existerait de fait, l'authenticité relève ses critères et ses concepts à un jugement de droit. Fait déclaratif ou énoncé plus que concept, l'authenticité engage une responsabilité critique ou se confond à la licence de sa poéticité.

Dans son acception usuelle, la notion d'authenticité est coextensive de l'échelle de valeurs artistiques et esthétiques. Elle relève de chacune d'elles, degré après degré, avec une égale intensité, se donnant, dans sa réitération, comme nécessaire. Des oeuvres, dans leur constitution matérielle, de leur statut notarial jusqu'aux conditions morales les plus spéculatives de leur existence, l'authenticité traverse toute sorte de procédures, relevant existence de fait en existence de droit, pour atteindre l'être même de l'artiste. Elle revêt, à tour de rôle, les catégories de l'absolu, de l'unique, du vrai, du pur, de l'originaire, de l'original, du spécifique, de la maîtrise, de la souveraineté, du bien, de la justice, de la justesse, de la pertinence, de l'historicité, etc. Elle les réunit dans une généralité si vaste et si complexe qu'elle en devient particulière. En un sens, elle reconnaît ce que l'art ne cesse de faire -- la spécificité avec laquelle il revêt une existence particulière du général. Le jugement de l'authenticité tient lieu ainsi de métonymie de l'oeuvre. Il procède par contiguïté, en dépit de son point de touche avec une oeuvre, avec l'art, avec l'artiste, qui est -- doit-être -- à chaque fois la touche du maître ou la marque de sa maîtrise.

Le rapport entre l'authenticité et ce qu'elle atteste est quasiment redondant : ce qui est l'est vraiment ainsi, dit-il, tenant lieu de diapason à l'intérieur d'un accord parfait des catégories. L'authenticité détermine le rapport entre la modalité générale de l'oeuvre et la réunion de toutes ces modalités, locales ou régionales. Ce faisant, elle s'extrait et ne fait plus partie du rapport qu'elle détermine, puisqu'elle cesse de se donner en tant que modalité. Elle se transforme -- se transfigure -- en existence qualitative, en être plein, d'où l'isomorphisme obligé entre oeuvre authentique et artiste authentique : l'un vaut l'autre, comme une infinie réversibilité. Le cercle se ferme. Le compte s'arrondit. Son jugement est final, l'ultime mot de la critique.

Il va sans dire que le jugement final de la critique n'est pas -- ne peut pas être -- un jugement critique. La finalité de la critique n'est pas la critique. Au moment précis où la critique énonce un jugement d'authenticité, elle se supprime automatiquement. Elle se réduit à un énoncé déclaratif qui renvoie de l'existence à l'oeuvre et de l'oeuvre à l'artiste. Elle fait d'une oeuvre d'art une oeuvre originale, d'une attribution une propriété, d'une existence un être. Est alors authentique dans ou d'une oeuvre son irréductibilité à autre chose (voire un jugement). Il est ce qui de l'oeuvre résiste à toute modalité, à tout traitement qu'on puisse lui réserver. Cela vaut tant pour une partition de musique interprétée que pour une oeuvre plastique exposée, puisque le jugement d'authenticité ne consiste pas seulement à considérer une existence possible, virtuelle, mais à saisir dans l'oeuvre son existence réelle, actuelle, active.

Dans les arts plastiques contemporains, l'existence réelle, actuelle et active de l'oeuvre est un fait aussi présent et déterminant que dans les oeuvres musicales. Les oeuvres ont le plus souvent rapport au lieu, au temps, à l'espace ou à d'autres modalités de présence. Ce rapport de contiguïté avec le réel n'est pas extérieur à l'oeuvre. Il lui est même irréductible. C'est dans, et à partir de ce rapport que la question de l'authenticité devient un jugement de l'authenticité de l'oeuvre, que l'existence de fait appelle une existence de droit de l'oeuvre, qu'un état de choses devient une existence et une existence un être. Est alors authentique dans une oeuvre ce qui, d'une époque à une autre, d'un point de vue à un autre, d'une lecture à une autre, d'une expérience à une autre résiste, interroge, continue à poser problème, à être ainsi et autrement, à constituer un être propre que ni le style de son apparition, ni son statut matériel, ni sa constitution signifiante, ni sa fonction sociale, ni sa structure historique ne parviennent à absorber entièrement.

La critique d'art peut alors, à un moment de son exercice, être confrontée à la notion d'authenticité autrement que comme à une simple question philologique. Face à l'existence réelle, actuelle et active de l'oeuvre qu'elle reconnaît, elle se supprime, au profit de cette oeuvre qui lui offre son unique stupeur et son unique certitude, face à l'événement et devant l'histoire. Ce qui est saisi en tant que l'authenticité de l'oeuvre s'extrait de l'étendue culturelle, s'enlève à l'exercice du goût, échappe à une quelconque psychologie, réfute tout témoignage, s'abstrait à toute subjectivité, se détourne de toute personnalité, pour se donner comme un geste instaurateur. L'oeuvre authentique est l'oeuvre qui à la dimension esthétique oppose le geste artistique, le geste instaurateur d'un art, voire même de l'art. Ce geste porte simultanément et l'artiste et l'oeuvre, irréductible dans sa complexité, assurant l'existence particulière du général en tant qu'être privilégié de l'art.

Ce geste artistique reste étranger à une constitution dualiste du monde. Ni extensif ni intensif, il ignore la division entre objet et sujet. S'il lui arrive d'être à la fois et en même temps et intensif et extensif, et objet et sujet, cela ne se produit pas comme les deux temps d'une dialectique platonicienne, et encore moins comme le troisième temps d'une valse hégélienne qui s'attarde sur l'espace d'une contradiction ou sur son Aufhebung. Parce que le geste artistique est fait de cette même inconcevabilité emblématique du réel. Il est historique en ce qu'il fait date, mais résiste à l'histoire comme l'événement. Comme lui, il n'est pas discursif. Il génère des discours, mais il n'appartient ni à l'ordre du discours lui-même ni à son origine. Insaisissable bien que saisissant, le geste artistique en tant que marque de l'authenticité ne signifie pas obligatoirement une rupture. Il introduit plutôt une étrange discontinuité, un hiatus irreprésentable malgré le fait qu'il opère à l'intérieur et de la représentation et de ses systèmes.

Le geste artistique, en tant qu'authenticité de l'oeuvre, transcende son existence objectuelle. La souveraineté du concept et la maîtrise de la réalisation sont cet identique devenir de la transformation définitive du travail, du geste sur la chose appropriée, dont l'existence irréductible, et non la simple pacticité, constitue l'authenticité de l'oeuvre. Qu'elle relève d'un monde des idées ou d'un monde des choses, l'authenticité n'est réductible à aucun des deux. Elle investit activement cet entre-deux qu'est l'oeuvre, à la fois idée matérielle et chose idéelle, chair de l'idée et matière formée, dont l'existence propre est l'être authentique de l'oeuvre, irréductible tant à l'objet qu'au sujet qui lui donnent un corps et un esprit. Parce que l'oeuvre authentique a lieu, advient, occure, au-delà du corps et en deçà de l'esprit, dans et avec cet entre-deux de leur réversibilité qu'elle saisit dans l'idiotie du réel, dans l'inconcevabilité de l'événement, ce qui est simple et pluriel à la fois. Ce geste est une saisie constructive d'un énoncé vide et plein d'un coup et qui ne dit ni le vrai ni le faux, mais l'existence authentique de son irréductible complexité, densité, diaphanéité. De la plus simple unité du réel, de l'inconcevable et irreprésentable moment de son événement, le geste artistique, à l'encontre du phénomène esthétique, ne saisit pas la contingence événementielle, mais la nécessité existentielle de l'oeuvre. Celle-là est son authenticité.

Dans un monde sécularisé, fragmenté et disparate, où les a priori ne constituent que de bonnes hypothèses de travail mais aucune forme ou idée nécessaire, les éléments de l'art, les choses du réel, les signes des langages, les représentations du savoir, les affects et les événements se confondent irréversiblement dans cette même indifférence, dans cette même idiotie du monde où le geste artistique s'extrait comme pour marquer dans sa saisie ce qui est propre à cet entre-deux, ou, comme dirait Henri Michaux, entre-nous, ou, au dire de Maurice Blanchot, il y a.

Paradoxalement, ce qui est propre à cet entre-deux de l'oeuvre que le geste artistique saisit est ce qu'il y a d'impropre à toute autre chose, ce qui reste d'irréductible dans cette saisie mille fois répétée, et par l'artiste et par l'oeuvre et par toute modalité de présence qui donne l'un et l'autre dans un il y a qui n'est ni l'un ni l'autre, mais leur authenticité.

Ce qui est alors impropre à toute autre chose qu'à ce il y a de l'oeuvre et du geste qui le saisit est cette discontinuité que la saisie introduit et que le geste donne. Cette discontinuité existe dans le temps et dans l'espace mais n'est pas encore tout à fait un lieu, dans le sens classique du terme, parce qu'il y a à la fois personne et plusieurs personnes sur ce presque lieu, sur ce qui est en même temps une disposition de lieu et une structure du lieu, mais pas le lieu même. Cette discontinuité, ce hiatus inconcevable et irreprésentable qui s'ouvre au milieu des concepts et des systèmes de représentations est à la mesure de l'oeuvre, de sa saisie, de son geste spécifiquement artistique, de son existence authentique. Face à ce hiatus, à cette étrange discontinuité, le jugement critique se réduit et se saisit en une simple parole proférée qui n'est ni disposition, ni structure du lieu (critique), ni le lieu même (de la critique), mais son ex-position et son ex-propriation. A ce moment, l'artiste (non pas comme auteur mais comme personne formée aux pratiques de l'art), l'interprète (non pas comme reproducteur mais comme une personne produisant les modalités d'existence actuelle des oeuvres) et le critique (non pas comme commentateur mais comme une personne disposée à reconnaître la saisie réelle de l'oeuvre sur l'existence virtuelle de ses savoirs) sont une et unique personne : personne et une multiplicité de personnes à la fois. Ils forment ensemble ce nombre indéterminable de personnes, ce quantum ontologique, cette densité existentielle, cette diaphanéité de l'être qui saisit l'écart et l'entre-deux entre l'oeuvre et l'artiste (cette fois-ci dans le sens de l'auteur) qu'est l'authenticité, leur infinie réversibilité, leur être pluriel et son existence unique, leur disposition complexe et sa structure simple.

Que l'oeuvre contemporaine d'un art à l'autre soit partitions de signes ou partitions de choses, il y a un même geste qui les saisit et les restitue dans leur existence actuelle, active, réelle. Ce geste a lieu mais n'a pas de lieu. Il va au-delà du corps et reste en deçà de l'esprit. Incorporel mais pas immatériel, comme cet entre-deux qu'il occupe non pas dans une position mais à partir de sa disposition et d'après son exposition, insaisissable et saisissant en même temps et dans un même espace où il advient en tant que continuité, en tant qu'indicible que l'authenticité arrête comme jugement final et comme oeuvre première. Cette oeuvre est première non pas en restant de fait dans un état de virtualité ; elle est de fait réelle, actuelle et active dans sa saisie et de droit, virtuelle dans sa pluralité, dans sa générosité et sa généricité.

Authenticité en grec, d'où le mot est issu, a affaire, grosso modo, avec la souveraineté et la maîtrise sur les personnes et sur les choses. Dans son rapport avec l'art, ce mot atteste la souveraineté de l'oeuvre et la maîtrise du geste sur ce qui dans l'oeuvre est de l'ordre des personnes et des choses. Dans l'ordre des jugements critiques, la souveraineté de l'oeuvre et la maîtrise du geste en tant qu'authenticité ont affaire avec sur ce qui d'une oeuvre est contigu d'un ordre du discours et d'un ordre des mots. Si dans le premier cas la réversibilité de la souveraineté et de la maîtrise du geste se donne dans l'intensité d'un entre-deux, dans le second, elle s'extrait de l'ordre des jugements pour se projeter vers la disparité et la discontinuité d'un de part et d'autre où toute symétrie force nécessairement à un nivellement idéologique. L'authenticité devient alors cette parole ultime qui arrête le discours à cette infinie partie qui peut tenir lieu du tout de l'oeuvre, sa souveraineté, en même temps que le geste saisit cette partition de mots et de choses dans une densité réelle qui donne le tout de l'oeuvre, sa maîtrise. Avec l'une et l'autre, l'espace et le lieu, le temps et l'Histoire nous sont donnés comme ce qui nous résiste avec ce qui résiste à eux, l'oeuvre et le geste qui l'instaure.

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